L'écologie de l'espace urbain
En lisant ce matin un article de journal intitulé "Revitaliser un quartier, une bière à la fois", le petit bar Alexandraplatz a attiré mon attention sur l'importance des tiers lieux, ces espaces mitoyens où les gens peuvent se rencontrer tout en développant un nouveau regard sur leur environnement urbain.
Alors que le premier lieu désigne la maison (espace résidentiel et privé), le second lieu renvoie à la sphère du travail, où nous passons trop souvent la majorité de notre temps. À côté de ces deux sphères principales, se trouvent les tiers lieux (third places), qui facilitent et suscitent des formes inusitées d'interactions, dans une ambiance décontractée et conviviale. Ces endroits particuliers, à l'abri de la logique "métro, boulot, dodo", créent des occasions de rencontres informelles entre différents individus et groupes sociaux, permettant ainsi de tisser des liens dans la communauté.
Si la plupart des sociétés foisonnent d'espaces intermédiaires de ce type, la logique de nos sociétés industrielles avancées a rendu criant le besoin de retrouver des endroits centrés sur la valeur d'usage, et non sur la valeur d'échange (commerciale). Les petits cafés et les librairies de livres usagés, les escaliers et les sous-sols d'église, le salon du barbier et le fleuriste du coin, le restaurant déli et le magasin général, tous ces petits lieux ordinaires et pourtant dynamiques, représentent pour Ray Oldenburg les ancres de la communauté. Ils permettent de renforcer le capital social, c'est-à-dire la confiance et la qualité des relations de voisinage, la cohésion sociale et l'engagement personnel dans la communauté.
Dans Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, le sociologue Robert Putnam distingue deux types de capital social : tandis que le bonding social capital renvoie aux réseaux sociaux qui unissent des groupes homogènes (comme les gang de rues, fanclubs et groupes d'affinités), le bridging social capital désigne les liens de confiance qui s'établissent entre groupes sociaux hétérogènes (comme les chorales, les piscines publiques). À ce titre, Putnam a remarqué le déclin massif des ligues de bowling (et d'autres organisations civiques et fraternelles), malgré le nombre croissant de joueurs de bowling. L'individualisation croissante, le consumérisme, l'étalement urbain et la commercialisation des espaces ont probablement contribué à ce repli généralisé sur la sphère privée, laissant un espace public atrophié. La perte des biens communs déchirant petit à petit les ponts entre groupes (bridging capital), augmente ainsi la tension et la méfiance, ce qui suscite un besoin accru de sécurité (surveillance, contrôle social, prisons) chez les individus atomisés.
Or, les tiers lieux sont essentiels pour maintenir la vigueur de la société civile, la démocratie, l'engagement civique et le sentiment d'appartenir à un endroit, ce que les anglais nomment a sense of place. Ils doivent donc être recherchés et préservés, car ils permettent non seulement le développement d'une identité, mais le croisement des identités et l'émergence d'une confiance d'autant plus nécessaire dans nos sociétés pluralistes, qui sont continuellement en voie de différenciation. Pour ce faire, les tiers lieux doivent demeurer accessibles, tant sur le plan physique, social que monétaire. Ils doivent être gratuits ou relativement abordables, accessibles à pied ou à vélo idéalement, et permettre une certaine perméabilité entre les habitués et les nouveaux, un équilibre délicat capable d'offrir un certain confort et attachement, tout en laissant place à l'autre et à l'inconnu.
Ainsi, loin de représenter un repli communautaire et identitaire, un fétichisme du familier et de l'authenticité, les tiers lieux suscitent l'émergence d'un véritable espace public, au sens habermasien du terme : un ensemble de personnes privées faisant un usage public de la raison. N'est-ce pas un hasard si l'espace public est apparu au XVIIIe siècle à travers les cafés, salons, revues littéraires, où les individus revendiquaient un espace d'autonomie pour penser et discuter librement de politique, à l'abri de l'État? Évidemment, l'espace public (politique) ne peut se réduire à ces petits lieux de réunion sociale, mais doit s'étendre à différentes sphères (parcs, assemblées de quartier, journaux, etc.) pour assurer l'assise d'une véritable démocratie délibérative.
Par ailleurs, les endroits comme le Alexandraplatz amènent un angle original sur le milieu bâti et le patrimoine urbain. Inséré dans un quartier industriel relativement dévitalisé, il ne vise pas à camoufler l'extérieur insécurisant au profit d'une ambiance intérieure factice, mais à rendre visible le dehors, à présenter le quartier comme décor intérieur. Il favorise donc la conscience du milieu, qui transforme un lieu de circulation qui n'existe pas pour lui-même (la rue, les murs, les immeubles poussiéreux), en un lieu qui trouve un sens en soi et pour soi. À l'opposé d'une muséification cherchant à préserver le passé de toute activité susceptible de dégrader le cadre bâti, ou d'une volonté capitaliste de revitalisation cherchant à transformer le vieux en condos de luxe, cette initiative souhaite (selon ses propriétaires), présenter "un vecteur de transformation urbaine par l'appropriation citoyenne d'espaces industriels", à l'image des biergartens allemands.
Le biergarten désigne le jardin ou la terrasse d'un restaurant où les usagers peuvent apporter leur propre nourriture, à condition de consommer de la bière sur place. Espace hybride, ni privé ni public, sa porosité laisse place au jeu des rencontres et discussions, laisse s'entre-pénétrer l'intimité et le public, favorisant ainsi une liberté socialisante, l'expression en miniature d'une société véritablement libre. C'est pourquoi le degré de liberté dont jouit une société ne se mesure pas au revenu de ses habitants, mais à l'expression spontanée de ceux-ci à l'intérieur de l'espace public, non identique au marché ou à l'État. Qui a déjà senti la liberté de se promener dans le parc Lafontaine, où jeunes, familles et personnes marginales, pique-niquent, jouent au Frisbee, boivent un peu de bière, lisent tranquillement ou jouent de la musique? Qui a déjà apprécié la joie des promenades aléatoires dans la ville, où ventes de trottoir, spectacles artistiques improvisés, itinérants et caravanes pour personnes en difficulté, klaxons, bicyclettes et planches à roulettes qui se côtoient non sans frictions, dans un drôle d'équilibre chaotique?
Ainsi, tout cet écosystème urbain, cet ensemble complexe d'interactions sensibles à la qualité de l'espace dans lequel elles sont insérées, permet d'envisager une nouvelle manière de penser le lien social, trop souvent oublié par la consommation d'espaces embourgeoisés. Malheureusement, les tiers lieux comme le Alexandraplatz ne résisteront probablement pas à la gentrification, maladie si pernicieuse de nos villes, qui suce le sang des espaces vivants, des artistes, petits entrepreneurs et habitants responsables de leur existence, pour asseoir la valeur d'échange en lieu et place de la valeur d'usage.
À lire et à visiter :
Ray Oldenburg, The Great Good Place: Cafes, Coffee Shops, Community Centers, Beauty Parlors, General Stores, Bars, Hangouts, and How They Get You Through the Day, Paragon House, New York, 1989
Robert D. Putnam, Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community, Simon & Schuster, New York, 2000
Jürgen Habermas, L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1997
Alors que le premier lieu désigne la maison (espace résidentiel et privé), le second lieu renvoie à la sphère du travail, où nous passons trop souvent la majorité de notre temps. À côté de ces deux sphères principales, se trouvent les tiers lieux (third places), qui facilitent et suscitent des formes inusitées d'interactions, dans une ambiance décontractée et conviviale. Ces endroits particuliers, à l'abri de la logique "métro, boulot, dodo", créent des occasions de rencontres informelles entre différents individus et groupes sociaux, permettant ainsi de tisser des liens dans la communauté.
Si la plupart des sociétés foisonnent d'espaces intermédiaires de ce type, la logique de nos sociétés industrielles avancées a rendu criant le besoin de retrouver des endroits centrés sur la valeur d'usage, et non sur la valeur d'échange (commerciale). Les petits cafés et les librairies de livres usagés, les escaliers et les sous-sols d'église, le salon du barbier et le fleuriste du coin, le restaurant déli et le magasin général, tous ces petits lieux ordinaires et pourtant dynamiques, représentent pour Ray Oldenburg les ancres de la communauté. Ils permettent de renforcer le capital social, c'est-à-dire la confiance et la qualité des relations de voisinage, la cohésion sociale et l'engagement personnel dans la communauté.
Dans Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, le sociologue Robert Putnam distingue deux types de capital social : tandis que le bonding social capital renvoie aux réseaux sociaux qui unissent des groupes homogènes (comme les gang de rues, fanclubs et groupes d'affinités), le bridging social capital désigne les liens de confiance qui s'établissent entre groupes sociaux hétérogènes (comme les chorales, les piscines publiques). À ce titre, Putnam a remarqué le déclin massif des ligues de bowling (et d'autres organisations civiques et fraternelles), malgré le nombre croissant de joueurs de bowling. L'individualisation croissante, le consumérisme, l'étalement urbain et la commercialisation des espaces ont probablement contribué à ce repli généralisé sur la sphère privée, laissant un espace public atrophié. La perte des biens communs déchirant petit à petit les ponts entre groupes (bridging capital), augmente ainsi la tension et la méfiance, ce qui suscite un besoin accru de sécurité (surveillance, contrôle social, prisons) chez les individus atomisés.
Or, les tiers lieux sont essentiels pour maintenir la vigueur de la société civile, la démocratie, l'engagement civique et le sentiment d'appartenir à un endroit, ce que les anglais nomment a sense of place. Ils doivent donc être recherchés et préservés, car ils permettent non seulement le développement d'une identité, mais le croisement des identités et l'émergence d'une confiance d'autant plus nécessaire dans nos sociétés pluralistes, qui sont continuellement en voie de différenciation. Pour ce faire, les tiers lieux doivent demeurer accessibles, tant sur le plan physique, social que monétaire. Ils doivent être gratuits ou relativement abordables, accessibles à pied ou à vélo idéalement, et permettre une certaine perméabilité entre les habitués et les nouveaux, un équilibre délicat capable d'offrir un certain confort et attachement, tout en laissant place à l'autre et à l'inconnu.
Ainsi, loin de représenter un repli communautaire et identitaire, un fétichisme du familier et de l'authenticité, les tiers lieux suscitent l'émergence d'un véritable espace public, au sens habermasien du terme : un ensemble de personnes privées faisant un usage public de la raison. N'est-ce pas un hasard si l'espace public est apparu au XVIIIe siècle à travers les cafés, salons, revues littéraires, où les individus revendiquaient un espace d'autonomie pour penser et discuter librement de politique, à l'abri de l'État? Évidemment, l'espace public (politique) ne peut se réduire à ces petits lieux de réunion sociale, mais doit s'étendre à différentes sphères (parcs, assemblées de quartier, journaux, etc.) pour assurer l'assise d'une véritable démocratie délibérative.
Par ailleurs, les endroits comme le Alexandraplatz amènent un angle original sur le milieu bâti et le patrimoine urbain. Inséré dans un quartier industriel relativement dévitalisé, il ne vise pas à camoufler l'extérieur insécurisant au profit d'une ambiance intérieure factice, mais à rendre visible le dehors, à présenter le quartier comme décor intérieur. Il favorise donc la conscience du milieu, qui transforme un lieu de circulation qui n'existe pas pour lui-même (la rue, les murs, les immeubles poussiéreux), en un lieu qui trouve un sens en soi et pour soi. À l'opposé d'une muséification cherchant à préserver le passé de toute activité susceptible de dégrader le cadre bâti, ou d'une volonté capitaliste de revitalisation cherchant à transformer le vieux en condos de luxe, cette initiative souhaite (selon ses propriétaires), présenter "un vecteur de transformation urbaine par l'appropriation citoyenne d'espaces industriels", à l'image des biergartens allemands.
Le biergarten désigne le jardin ou la terrasse d'un restaurant où les usagers peuvent apporter leur propre nourriture, à condition de consommer de la bière sur place. Espace hybride, ni privé ni public, sa porosité laisse place au jeu des rencontres et discussions, laisse s'entre-pénétrer l'intimité et le public, favorisant ainsi une liberté socialisante, l'expression en miniature d'une société véritablement libre. C'est pourquoi le degré de liberté dont jouit une société ne se mesure pas au revenu de ses habitants, mais à l'expression spontanée de ceux-ci à l'intérieur de l'espace public, non identique au marché ou à l'État. Qui a déjà senti la liberté de se promener dans le parc Lafontaine, où jeunes, familles et personnes marginales, pique-niquent, jouent au Frisbee, boivent un peu de bière, lisent tranquillement ou jouent de la musique? Qui a déjà apprécié la joie des promenades aléatoires dans la ville, où ventes de trottoir, spectacles artistiques improvisés, itinérants et caravanes pour personnes en difficulté, klaxons, bicyclettes et planches à roulettes qui se côtoient non sans frictions, dans un drôle d'équilibre chaotique?
Ainsi, tout cet écosystème urbain, cet ensemble complexe d'interactions sensibles à la qualité de l'espace dans lequel elles sont insérées, permet d'envisager une nouvelle manière de penser le lien social, trop souvent oublié par la consommation d'espaces embourgeoisés. Malheureusement, les tiers lieux comme le Alexandraplatz ne résisteront probablement pas à la gentrification, maladie si pernicieuse de nos villes, qui suce le sang des espaces vivants, des artistes, petits entrepreneurs et habitants responsables de leur existence, pour asseoir la valeur d'échange en lieu et place de la valeur d'usage.
À lire et à visiter :
Ray Oldenburg, The Great Good Place: Cafes, Coffee Shops, Community Centers, Beauty Parlors, General Stores, Bars, Hangouts, and How They Get You Through the Day, Paragon House, New York, 1989
Robert D. Putnam, Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community, Simon & Schuster, New York, 2000
Jürgen Habermas, L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1997
Nos moyens de transport est aussi l'un des responsables de l'individualité en milieu urbain. C'est un peu paradoxale, c,est-à-dire, que l'intérieur de la voiture est un espace des plus privée et ce véhicule «vit» dans l'espace publique. Ce moyen de transport est en soi la plus grande commercialisation de l'espace publique mais il n,est pas perçus comme telle parce qu'il est dit utile.
RépondreSupprimerEn effet, la question du rapport entre transports et privatisation mériterait un chapitre entier! Ça sera probablement mon prochain billet.
RépondreSupprimer