Qu’est-ce que la social-démocratie libertaire?
Une hypothèse originale
Dans un texte intitulé Galaxie altermondialiste et émancipation au
XXIe siècle : l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire, le
sociologue et philosophe Philippe Corcuff tente de dépasser les clivages qui
séparent socialistes et anarchistes, réformistes et révolutionnaires.
S’inspirant de Pierre-Joseph Proudhon, Rosa Luxemburg, John Dewey, Pierre
Bourdieu et Marc Ferro, Corcuff souligne « la double nécessité de la fonction protectrice des institutions
(sociale-démocrate) et de la critique (libertaire) de la domination
institutionnelle ». Il essaie de penser une « équilibration
des contraires », appuyée sur les tensions irréductibles qui animent
l’action politique, comme dans le cas paradigmatique de la représentation
démocratique :
« Il y a une sorte d’antinomie inhérente au
politique qui tient au fait que les individus - et cela d’autant plus qu’ils
sont démunis - ne peuvent se constituer (ou être constitués) en tant que
groupes, c’est-à-dire en tant que force capable de se faire entendre et de
parler et d’être écoutée, qu’en se dépossédant au profit d’un porte-parole. Il
faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation
politique. » Pierre Bourdieu, La
délégation et le fétichisme politique, 1984
Corcuff nous invite à penser une nouvelle
forme d’anticapitalisme, qui évite les dogmatismes rassurants de la critique
radicale, souvent enfermée dans des dichotomies rigides comme l’autogestion et
l’État, la démocratie et la représentation, etc. Au lieu de postuler un refus
catégorique (changer le monde sans
prendre le pouvoir, dixit John Holloway), nous devrions explorer des voies
politiques intermédiaires et complexes. Dans
Les aventures de la dialectique (1955), Maurice Merleau-Ponty notait que
« les tares du capitalisme restent des tares, mais la critique qui les
dénonce doit être dégagée de tout compromis avec un absolu de la négation qui
prépare à terme de nouvelles oppressions ». C’est pourquoi l’opposition à
l’ordre établi ne peut se limiter à une opposition abstraite, une pure
négativité qui affirmerait une bonne volonté contre la « société marchande
totalitaire », en écartant d’emblée toute forme de médiation.
« L’anticapitalisme en cours d’émergence, à la différence
des « communismes » et « anarchismes » orthodoxes, ne
raisonne pas en termes absolus, mais s’oriente seulement en fonction de
l’horizon d’une société non-capitaliste. Or un horizon ce n’est pas le plan
d’une société idéale à réaliser, c’est une boussole utile pour enclencher une
dynamique de réformes radicales à partir de la société capitaliste elle-même
(comme la taxe Tobin, l’interdiction des licenciements boursiers, l’extension
d’une double logique des droits individuels et du bien commun par rapport à la
sphère du profit, la consolidation des services publics, l’instauration d’un
écart maximal des revenus avec la fixation d’un revenue minimum et d’un revenu
maximum autorisé, l’annulation de la dette des pays les plus pauvres, etc.). Et
cela au moyen d’une démarche expérimentale, pleine de questions et de
tâtonnements, se méfiant des certitudes. »
Difficultés théoriques
La social-démocratie libertaire semble
constituer une hypothèse de travail intéressante, mais est-elle quelque chose
de plus qu’un concept vide, un terme creux qui aurait de libertaire que le nom?
Ne nous retrouvons-nous pas dans un cul-de-sac théorique, à mi-chemin entre le
rejet des certitudes passées, et l’invention de nouvelles formes politiques
encore indéterminées? Comment opérer la « coïncidence des opposés »,
la réconciliation des contraires, sans sombrer dans un fourre-tout, un
syncrétisme postmoderne? Si nous prenons quelques éléments de théorie radicale
ici et là, comme dans un service de cafétéria libre-service, ne risquons-nous
pas d’arriver à un mélange incohérent, voire indigeste?
Pour éviter de sombrer dans le culte de
l’expérimentation et le syncrétisme conceptuel, nous devons opter pour une
théorie générale et compréhensive, qui sera en mesure d’éclairer les dynamiques
sociales et d’articuler les divers éléments pertinents pour l’action politique.
Le texte de Philippe Corcuff a le mérite de nommer
et d’esquisser les contours d’une
social-démocratie libertaire, mais il demeure flou et incertain quant aux fondements et aux formes particulières que pourraient prendre cette idée en germe.
La base conceptuelle sur laquelle nous
ferons reposer ce projet sera celle de la théorie complexe de l’État, élaborée
par le sociologue Claus Offe et l’anarchiste analytique Alan Carter (voir billet précédent). Plus précisément, nous analyserons différentes variantes de
ce schème, afin de montrer la relation
dynamique entre trois formes sociales distinctes, dont le néolibéralisme
autoritaire, la social-démocratie verte, et l’écosocialisme démocratique. La
logique économique, politique et sociale incarnée dans chaque cas ne représente
pas un modèle fixe, mais un système sous tension qui peut bousculer à tout
moment. Pour accepter la plausibilité
de la social-démocratie libertaire, il faut d’abord arriver à une formulation
précise des possibilités et des limites de l’État, en passant par une critique
de sa forme mûre : l’État-providence.
Une vision trompeuse de
l’État
Tout d’abord, la plupart des théories
politiques considèrent l’État comme étant simplement l’instrument de la société civile. Pour la conception pluraliste et
libérale, l’État sert à réconcilier les divers intérêts en compétition dans la
société, les groupes de pression, partis, syndicats et citoyens cherchant à
influencer ou exercer le pouvoir. Pour la conception marxiste, le système
représentatif ne fait que refléter la principale division présente au sein de
la société civile, soit l’antagonisme de classes opposant la bourgeoisie au
prolétariat. Autrement dit, la démocratie bourgeoise serait essentiellement
l’instrument de la classe dirigeante.
Les conceptions
libérales et marxistes supposent toutes deux que les gouvernants agissent comme
les serviteurs de la société civile, par opposition aux simples individus qui
seraient essentiellement animés par leur intérêt personnel (homo economicus). Tout se passe comme si
les êtres humains étaient divisés en deux espèces différentes : les
individus au service de l’intérêt général dans la sphère publique, et les
individus égoïstes dans la sphère privée. Nul ne prend sérieusement en compte
l’hypothèse selon laquelle les dirigeants seraient des êtres rationnels
maximisant leur utilité personnelle, ou cherchant à satisfaire les intérêts de
l’État qui devrait remplir des impératifs et des exigences propres. Paradoxalement,
nous regardons nos maîtres comme s’ils étaient nos serviteurs, et non
l’inverse!
Les libéraux
pourraient certes rétorquer que les dirigeants doivent minimalement rendre des
comptes aux électeurs afin de se faire réélire. Les élections seraient une
sorte de mécanisme de régulation périodique, obligeant les élus à répondre aux
intérêts divergents de la population. De leur côté, les marxistes pourraient
répliquer que les représentants politiques sont contraints par les diktats du
capital, de telle sorte que l’État ne serait qu’un appareil au service de la
domination économique d’une minorité possédante. Dans les deux cas, les
institutions politiques n’auraient aucune autonomie ni structure propre, elles
ne seraient que des outils neutres dont l’usage dépendrait de l’éthique des
gouvernants, ou des rapports de pouvoir présents dans la société.
Cette conception
instrumentale de l’État s’oppose à une vision fonctionnaliste ou structurale,
qui donne à cette entité un certain nombre de contraintes essentielles à son
fonctionnement interne. Des impératifs d’accumulation (pouvoir fiscal dépendant
de la croissance économique), de légitimation (obligations sociales donnant une
force persuasive à l’ordre dominant), de sécurité interne et externe (assurant
la paix sociale ou la protection contre les agressions), structurent le champ
des possibilités des acteurs étatiques, qu’ils soient bien intentionnés ou non.
Il ne s’agit pas d’accuser les politiciens d’être de vilains égoïstes corrompus
(individualisme méthodologique), ni de doter l’État d’une âme
supra-individuelle (holisme) ; il s’agit plutôt de concevoir les institutions
comme des systèmes basés sur des règles
qui leur permettent d’assurer leur existence dans le temps (conditions
nécessaires de persistance).
Critique
de l’État-providence
Une illustration
intéressante de cette perspective est offerte par le sociologue allemand Claus
Offe. Dans son célèbre article De
quelques contradictions de l’État-providence moderne (1984), il explique de
manière brève et éloquente les tensions fondamentales du système politique et
économique actuel. D’une part, l’économie capitaliste a fonctionnellement
besoin de l’État-providence, que ce soit pour assurer la stabilité économique (par la régulation et l’intervention dans le
cas de crises, comme celles de 1929 et 2008), ou pour assurer la légitimité sociale du système (par
l’augmentation du niveau de vie moyen et une certaine redistribution des
richesses). Cependant, la logique de l’État-providence, poussée à son terme,
mène à la disparition du marché capitaliste.
À l’inverse, les
ressources fiscales de l’État dépendent d’une économie de marché vigoureuse,
qu’il entrave néanmoins par sa logique interventionniste. L’impératif
d’accumulation (capitalisme) et l’impératif de légitimité (redistribution),
sont donc à la fois indissociables et mutuellement destructeurs. Dans les deux
cas, l’État-providence ou l’économie de marché ont besoin de leur complément, même
s’ils contribuent à le déstabiliser. Le système social-démocrate tend ainsi à
saper son propre fondement!
La critique
néolibérale consiste à dire que l’État-providence créerait des incitatifs
négatifs sur l’investissement et le travail, ce qui accélèrerait la baisse
tendancielle des taux de profit et minerait la productivité. Dans un contexte
de mondialisation économique, ceci favoriserait l’exode financier et la
délocalisation de nombreuses industries, fragilisant ainsi les bases syndicales
du mouvement ouvrier. La gauche pourrait certes rétorquer que les néolibéraux
exagèrent leur estimation de l’impact négatif de l’État-providence sur
l’économie de marché. Mais le problème reste que les investisseurs ont le
pouvoir de définir la réalité, de
telle sorte que ce qu’ils considèrent
comme étant un fardeau fiscal excessif, va dans
les faits diminuer leur propension à investir. Par exemple, on peut penser
aux puissantes agences de notation financière, qui ont augmenté
significativement, par une prophétie auto-réalisatrice, la dette d’États comme
la Grèce.
Claus Offe
considère néanmoins que les idéologues du laissez-faire, qui souhaitent le
capitalisme moins l’État-providence,
rêvent en couleurs ; une économie de marché sans système d’éducation publique,
infrastructures publiques et services de santé accessibles s’écroulerait sur
elle-même. « The contradiction is that while capitalism
cannot coexist with, neither can it
exist without, the welfare state. »
À gauche, plusieurs
socialistes considèrent en revanche que l’État-providence est inefficient, répressif,
et offre une vision idéologique qui tend davantage à stabiliser le capitalisme qu’à le dépasser. En effet, l’État ne redistribue pas d’abord la richesse
entre les entreprises et les travailleurs, mais entre les salariés eux-mêmes (provocant
ainsi les contribuables exaspérés). Ensuite, il n’élimine pas les causes de la souffrance (maladies et
stress liés au travail, chômage, désorganisation des villes par le marché
immobilier, obsolescence des habilités), mais ne fait que compenser celles-ci par un assistanat généralisé : assurance
santé, assurance-chômage, subventions pour s’acheter une maison, formation
continue, etc.
L’intervention de
l’État-providence se fait donc après-coup,
avec un grand gaspillage de ressources, au lieu d’agir de manière préventive
sur les causes du problème. Malheureusement, la régulation étatique peut
difficilement interférer avec les prérogatives des investisseurs, des managers
et du marché, son pouvoir légal étant de
facto très limité parce qu’il ne remet pas en cause la propriété privée. De
plus, le financement des services publics doit affronter les aléas du cycle
économique et la montée de la dette. Celle-ci est aggravée par la croissance
bureaucratique, qui consomme énormément de ressources. La « charge
sociale » de l’État s’accentue donc, avec une incapacité croissante à
répondre aux besoins de la population. Enfin, la vision sociale-démocrate
suppose une division trompeuse de la société, avec une sphère primaire de
production (économie marchande) et une sphère de redistribution (État), qui
occulte les liens de dépendance et les contradictions entre ces domaines.
C’est pourquoi
l’État-providence, avec tous ses mérites qu’il faut par ailleurs souligner, ne
représente pas un modèle idéal, mais
un compromis historique fort
instable. Celui-ci fut basé sur un certain type d’organisation du travail
(fordisme), une croissance économique forte (aggravant la crise écologique) et
d’autres facteurs sociaux, politiques et idéologiques qui sont aujourd’hui
remis en question. Le déclin de la social-démocratie persiste, et une logique
dangereuse est en train de s’installer pour combler le vide politique.
L’impératif de légitimité (sociale) laisse progressivement place à l’impératif
d’accumulation, renforcé par une logique anti-démocratique ; nous sommes à
l’heure du capitalisme sauvage, digne du XIXe siècle.
Une
logique autoritaire
Pour schématiser le
système social, Alan Carter propose un modèle composé de relations et forces
politiques (État), et de relations et forces économiques (société civile).
Celles-ci forment une boucle de rétroaction, où les relations politiques
sélectionnent et stabilisent les relations économiques qui développent les
forces productives, qui favorisent à leur tour des forces politiques qui
renforcent le pouvoir des institutions politiques. Dans cette logique, l’État
joue un rôle prépondérant, mais tous les facteurs se supportent mutuellement
afin d’assurer la persistance de l’ordre dominant. En illustrant ces
composantes par des exemples actuels, nous pouvons observer les dérives du
libéralisme économique et politique, sous la forme du néolibéralisme
autoritaire.
Éléments
|
Exemple
|
Impératif
|
Relations
politiques
|
État centralisé, pseudo-représentatif
|
Hégémonie
|
Relations
économiques
|
Économie capitaliste
|
Accumulation
|
Forces
économiques
|
Technologies industrielles
|
Productivité
|
Forces politiques
|
Forces armées, militarisme
|
Sécurité
|
Selon John Dryzek
(2000), le libéralisme autoritaire désigne la maximisation du rôle du marché
dans l’organisation de la société, combinée à l’attaque des conditions
d’association publique, et donc des capacités délibératives de la société
civile. Dans les années 1980, Ronald Reagan et Margaret Tatcher ont tous deux
contribué à miner les syndicats, la liberté de presse, les droits des plus
démunis, et la neutralité politique de la police. Dans une certaine mesure, ces
néolibéraux ont réussi à renverser la tendance historique de l’inclusion de la
classe ouvrière dans l’État, en optant pour un État minimal, réduit à ses
fonctions régaliennes (sécurité nationale, défense de la propriété privée).
Bien que le
néolibéralisme apparaisse souvent comme un désengagement
de l’État en faveur d’un marché naturel et auto-organisé, il s’agit en fait
d’une transformation du rôle de
l’État, chargé d’alléger sa « charge sociale », instaurer des traités
de libre-échange, protéger la propriété intellectuelle, réprimer la dissidence
de la société civile, privatiser l’information, etc. Au Québec, cette forme
d’intervention active de l’État dans l’extension autoritaire de l’économie de
marché fut exemplifiée par le règne de Jean Charest et son Parti libéral. Au
Canada, le Parti conservateur de Stephen Harper fait office de régime
ultra-libéral anti-démocratique, combinant le détournement de l’État de droit par
des raisons d’État, une précarisation sociale pour assurer la domination du
marché (assurance-emploi et coupures de subventions), une utilisation massive
des industries lourdes et dangereuses pour l’environnement (sables bitumineux),
ainsi qu’un financement accru des forces militaires (achat de F-35,
nationalisme militaire, etc.)
Une
social-démocratie précaire
Les partisans du libéralisme politique (et non du
libre-marché), et du républicanisme
politique (à ne pas confondre avec les conservateurs), défendent fortement
le pluralisme, la tolérance, les libertés civiles, la citoyenneté et la défense
du bien commun. Ils s’opposeraient farouchement à cette dérive autoritaire, qui
entrainerait la double domination de l’État et du marché sur la société civile.
Ils veilleraient à ce que le système économique et politique soient au service
de la population, et non l’inverse. Or, cela suppose une conception
instrumentale de l’État, qui fait abstraction des impératifs d’accumulation, de
légitimité et de sécurité. Libéraux et républicains regardent les élites
politiques et économiques comme si elles étaient à leur service, plutôt que
l’inverse!
C’est
pourquoi les théories politiques dominantes, qui ne remettent en question ni le
gouvernement représentatif (faiblement démocratique), ni l’économie de marché
(menant à de profondes inégalités), se contentent de mitiger leurs effets en
prônant une vision social-démocrate ou social-libérale. Une économie mixte
(publique et privée), soucieuse du développement durable et de la bonne
gouvernance permettrait de limiter les tensions contradictoires du système social.
Cette vision inspirée de l’État-providence peut être schématisée comme
suit :
Éléments
|
Exemple
|
Impératif
|
Relations
politiques
|
État-providence
|
Légitimité sociale
|
Relations
économiques
|
Économie mixte
|
Accumulation durable
|
Forces
économiques
|
Modernisation écologique
|
Exploitation durable
|
Forces politiques
|
Coopération diplomatique
|
Diplomatie
|
Le capitalisme
modéré, à visage humain, le développement durable, l’État social, les
industries vertes, sont toutes des déclinaisons de ce modèle, qui devrait
idéalement s’équilibrer par une croissance économique stable, des ressources
naturelles abondantes, des institutions démocratiques efficientes, une paix
sociale assurée la redistribution des richesses et des relations
internationales sereines. Or, la réussite historique de la social-démocratie et
de l’État-providence sont justement basés sur des circonstances favorables, appartenant
à une époque révolue : une économie de marché florissante apportant une
abondance matérielle, un corporatisme permettant d’intégrer les exigences
syndicales et patronales, une nationalisation de secteurs clés, etc.
Malheureusement, la
souveraineté financière des États n’est plus assurée (à cause de la
mondialisation néolibérale, les paradis fiscaux, la division internationale du
travail), et l’épuisement des ressources énergétiques mène à l’exploitation
toujours plus coûteuse des hydrocarbures, accélérant ainsi les changements
climatiques qui accentuent les catastrophes naturelles et humaines :
réfugiés climatiques, crises alimentaires, etc. L’ensemble de ces effets
déstabilisateurs engendre une crise
systémique, à la fois économique, sociale et politique. Cette situation
globale constitue la principale contrainte externe
à l’État-providence, en plus des contraintes internes déjà mentionnées ci-haut. La social-démocratie, sur
laquelle est basé le modèle québécois, est dans de beaux draps!
L’écosocialisme
démocratique
La logique
écologique implique une refondation du système social, qui remplace la
centralisation étatique par une démocratie participative décentralisée, et
l’économie de marché par une démocratie économique (économie plurielle, favorisant
le secteur non-marchand). Ces relations économiques nécessitent des
technologies alternatives appropriées, qui favorisent à leur tour une
démilitarisation et des formes de résistance non-violentes.
Éléments
|
Exemple
|
Impératif
|
Relations
politiques
|
Démocratie participative
|
Participation
|
Relations économiques
|
Économie plurielle
|
Réciprocité
|
Forces
économiques
|
Technologies appropriées
|
Convivialité
|
Forces politiques
|
Démilitarisation, non-violence
|
Résistance
|
Sans nous attarder
sur la forme exacte de cette société future, nous devons envisager son
articulation avec les autres schèmes évoqués plus haut. La société libertaire
naîtra-t-elle du ventre de l’ancienne société, comme l’avaient espéré les
marxistes qui croyaient que le capitalisme allait accoucher du communisme?
Pourra-t-elle se construire au sein d’un monde où règnent les inégalités
politiques et économiques, ou l’abolition de l’État constitue-t-elle une
condition nécessaire d’émergence de la société conviviale? Toutes ces questions
concernent l’articulation dynamique des logiques néolibérales,
social-démocrates et écosocialistes.
Le
carrefour social-démocrate
Le principal
problème de la social-démocratie, qui repose ultimement sur les contradictions
de l’État-providence, est qu’elle fait de celui-ci un idéal, plutôt qu’un tremplin
vers un autre type de société. Le développement durable, de même que la
modernisation écologique des industries (ex : Allemagne et pays
scandinaves), sont des manifestations du libéralisme
vert, qui sert de discours officiel (vernis idéologique) pour masquer les
dérives d’un État-providence en décrépitude.
Depuis la chute des
pays soviétiques et la montée fulgurante du néolibéralisme, la gauche parlementaire
a intériorisé les contraintes marchandes et a définitivement coupé les ponts
avec le socialisme. Elle délaisse ainsi le social-étatisme pour se tourner vers
une « troisième voie », entre la social-démocratie et le
néolibéralisme : le social-libéralisme. La gauche devient efficace et se tourne définitivement
vers le centre ; c’est la voie privilégiée de Bill Clinton et Tony Blair, qui
tentèrent tant bien que mal de limiter les dégâts du libéralisme économique
sans trop lui nuire. Cette résignation est le signe des limites de la
social-démocratie libérale, qui
refuse de dépasser l’horizon du capitalisme et de l’État. Son incomplétude menace
à tout moment de la faire retomber dans la logique autoritaire et les marasmes
du néolibéralisme. Somme toute, la social-démocratie capitaliste représente un
cul-de-sac politique.
À l’inverse, la
social-démocratie libertaire ne considère
pas le capitalisme comme l’alpha et l’oméga de sa logique ; elle prend plutôt
la forme idéale de capitalisme (social-démocratie) comme le commencement d’un processus
d’émancipation, qui doit dès maintenant dépasser les contradictions de
l’État-providence. Il ne s’agit pas d’une gauche négative, qui se contente
d’aménager le capitalisme pour le rendre plus vert et plus humain par la
bienveillance de l’État. C’est plutôt une gauche positive et postindustrielle,
qui se construit à partir d’une critique radicale du capitalisme et de l’État. Les
solidaires (socio-démocrates) ne doivent pas se contenter de réfuter le
discours des lucides (néolibéraux), mais doivent entreprendre dès maintenant un
dialogue avec les protagonistes d’une société alternative.
Une
démocratie radicale?
La
social-démocratie libertaire se veut à la fois une proposition théorique et une hypothèse
stratégique permettant d’orienter les réformes et les luttes dans la
perspective d’une révolution, entendue
au sens d’un changement de logique sociale (et non d’une transformation
brusque, renversant la totalité sociale). Son objectif est la construction
d’une société post-étatique et post-capitaliste, où le pouvoir économique et
politique ne serait pas centralisé. Bien que cette transformation vise le
dépassement de l’État, certains éléments (non-autoritaires) de celui-ci auraient
un rôle essentiel à jouer. Cette conception se rapproche de la position de Noam
Chomsky, qui tente de dépasser le sectarisme de certains anarchistes en
préconisant le renforcement de l’État social contre les assauts du
néolibéralisme.
« L’idéal
anarchiste, quelle qu’en soit la forme, a toujours tendu, par définition, vers
un démantèlement du pouvoir étatique. Je partage cet idéal. Pourtant, il entre
souvent en conflit direct avec mes objectifs immédiats, qui sont de défendre,
voire de renforcer certains aspects de l’autorité de l’État [...]. Aujourd’hui,
dans le cadre de nos sociétés, j’estime que la stratégie des anarchistes
sincères doit être de défendre certaines institutions
de l’État contre les assauts qu’elles subissent, tout en s’efforçant de les
contraindre à s’ouvrir à une participation populaire plus large et plus
effective. Cette démarche n’est pas minée de l’intérieur par une contradiction
apparente entre stratégie et idéal ; elle procède tout naturellement d’une
hiérarchisation pratique des idéaux et d’une évaluation, tout aussi pratique,
des moyens d’action ».
Noam Chomsky, Responsabilité des intellectuels, Agone, 1998, p.137
Dans un intéressant
article du blog flegmatique d’Anne Archet, celle-ci résume cette position de
manière ironique : « En plus de souligner la contradiction étrange du raisonnement
qui stipule que d’affronter l’État le renforce alors que de le renforcer
l’affaiblit, j’aurais pu ajouter que Chomsky est, en fin de compte, un démocrate radical. L’État et la
corporation lui conviennent dans la mesure où ces institutions sont gérées sur
un mode participatif. Ce qu’il appelle de tous ces vœux, c’est un
État-providence pacifiste et gentil gouverné par des conseils ouvriers qui
abolirait la corporation capitaliste pour la remplacer par des jolies
coopératives industrielles, ce qui permettrait de développer des technologies
libératrices pour augmenter la productivité et nourrir cette masse humaine en
constante expansion. Beau programme, mais je le répète, on est loin de
l’anarchie. » http://flegmatique.net/2010/04/24/cause-commune-toujours/
Nonobstant le fait
qu’Anne Archet soit une anarcho-individualiste anti-démocrate, elle résume
relativement bien le paradoxe de la social-démocratie libertaire, qui se veut
une démocratie radicale. Mais sa critique caricaturale, sous le mode du reductio ad absurdum, présente un raccourci
courant chez ceux qui réfléchissent sur un mode binaire et supportent mal la
remise en question de leurs principes. En fait, Chomsky ne défend pas la totalité de l’État, mais certaines institutions protectrices qui permettent d’éviter que
des inégalités sociales encore pires surgissent par le libre règne du marché.
Ensuite, il faut préciser ce qu’on entend par le fait « de renforcer
l’État par l’affrontement, et de l’affaiblir par son renforcement ».
Renforcer
ou affaiblir l’État?
Généralement, le
fait d’affronter un État autoritaire n’a pas comme effet de susciter le
dialogue, mais de renforcer les forces politiques (répression policière), voire
d’amener la limitation des libertés civiles par des impératifs sécuritaires et
la raison d’État (qui suspend l’État de droit). L’exemple du projet de loi 78
du gouvernement Charest en est un bon exemple. Il permet de montrer que
l’auto-limitation de l’État n’est qu’une forme temporaire, la force devenant
nécessaire lorsque sa légitimité est remise en question. Le néolibéralisme,
parce qu’anti-démocratique, renforce donc l’autorité de l’État (impératif de
sécurité interne), de manière à brimer l’auto-organisation de la société
civile. Les anarchistes ont donc raison de lutter contre cette domination politique
illégitime, et c’est pourquoi ils sont souvent actifs lorsque les crises sociales
font rage.
Mais cette
confrontation a pour effet de renforcer la
répression brutale, et non d’affaiblir
les forces politiques. Seule la légitimité
de l’État est affaiblie, car celui-ci montre son impuissance à gérer la
situation, à rétablir la paix sociale et à faire accepter à tous les termes de
son discours (son emprise hégémonique). La domination visible de l’État est
alors d’autant plus forte, et il est peu probable que celui-ci s’effondre comme
par magie. Un gouvernement particulier pourrait certes tomber et être remplacé
par un autre ; mais la majorité des citoyens n’iront pas jusqu’à remettre en
cause le principe même de l’État.
C’est pourquoi la possibilité d’une destruction de l’État ne pourrait se
réaliser que par une lutte armée et une expérience d’autogestion à grande
échelle, qui sont peu probables sans une crise majeure, comme une guerre civile
par exemple.
Par ailleurs,
lorsque l’État social est renforcé,
c’est-à-dire lorsque des services publics accessibles sont assurés et qu’une
certaine redistribution des richesses permettent de réduire des inégalités, les
fonctions régaliennes de l’État (défense la propriété privée, système
judiciaire, police, armée) deviennent moins visibles et nécessaires. Bien que
ces fonctions autoritaires restent en
puissance, la domination de l’État est moins aigüe, et une plus large partie
de la société peut ainsi entreprendre des expérimentations importantes. Par
exemple, peut-on imaginer ce qu’auraient été les occupations des Indignés si
les gouvernements (municipaux) n’avaient pas décidé de les réprimer? La
tragédie de telles expérimentations n’est pas qu’elles soient souvent mal
organisées, mais qu’elles se font souvent écraser avant d’avoir porter fruit.
Comme le dit Spinoza, la mort vient toujours du dehors.
On peut certes
souligner que l’État capitaliste est au service de la bourgeoisie, et qu’une
réappropriation collective des espaces publics n’aurait pas pu survenir dans une
société relativement égalitaire et tranquille. C’est bien la crise et une
volonté partagée d’autonomie qui ont créé la nécessité d’une telle
auto-organisation démocratique, et non l’État-providence qui veille à la bonne administration
de la société. Mais l’État social peut tout de même aider, supporter ou du
moins ne pas réprimer une telle
auto-organisation civique, même s’il n’en est pas le principal porteur. La
critique libertaire est particulièrement pertinente pour révéler la domination des institutions, mais elle devient exagérée
lorsqu’elle affirme que celles-ci sont toujours
nuisibles à l’autonomie.
Le
dépérissement programmé
Le but de la
social-démocratie libertaire est là : comment faire pour que l’État ne nuise pas à l’émancipation autonome des
individus et des communautés? De plus, comment peut-il aider la société civile à
se prendre en charge elle-même, par delà la double hétéronomie de la
professionnalisation politique et de la rationalité économique? Comment l’État peut-il contribuer au renforcement
des capacités d’action (empowerment) de ceux et celles qui sont plus à même de
transformer la société, et de se passer de gouvernement? Pour les
anarchistes orthodoxes, il suffirait que l’État cesse d’exister. Plus
précisément, il serait nécessaire qu’il soit aboli en même temps que la
propriété privée, par une gigantesque socialisation des moyens de production
dans les mains des travailleurs. La révolution ne pourrait procéder qu’en bloc,
sinon elle n’en serait pas une.
Mais
l’écosocialisme démocratique et anti-autoritaire suppose une logique plus
complexe, qui comprend l’instauration d’une démocratie participative, la mise
en place d’une économie plurielle à forte proportion non-marchande, des
technologies conviviales, et une culture non-violente qui
permet d’éviter le recours aux armes (qui alimente souvent la répression
politique). Cette logique écologique ne saurait émerger spontanément suite à une
grande révolution sociale, mais doit être élaborée dès maintenant, au sein de
la société actuelle. Il ne faut donc pas attendre une crise ultime où la
révolution pourrait surgir et faire éclore un ordre nouveau. En reprenant l’analogie d’Ottoh
Neurath, la société est un navire déjà en mer, qu’il faut immédiatement réparer
à partir des matériaux disponibles, sans pouvoir le reconstruire sur la terre
ferme. Cela ne veut pas dire qu’il faille tomber dans le réformisme ; nous devons opter pour des réformes radicales attachées à une réelle transformation de la
société.
À première vue, cette conception
peut sembler en contradiction avec la théorie de la primauté de l’État.
Celui-ci serait une fois de plus conçu comme un instrument de la société
civile, qui pourrait être utilisé pour assurer l’autogestion. Cependant, la
social-démocratie libertaire opère une critique de l’État-providence, en
montrant que ce modèle est limité par des impératifs fonctionnels, et ne
saurait représenter un idéal à atteindre. La social-démocratie est plutôt un
mouvement de transition incomplet,
qu’il faudrait arrimer à l’élaboration d’une société post-étatique et
post-capitaliste. L’État n’est pas naturellement un instrument au service de la
société, et c’est justement pour cette raison que nous devons combattre son autoritarisme et orienter
ses fonctions positives afin d’assurer l’émergence d’un ordre social qui rendrait un gouvernement central caduc. La social-démocratie libertaire ne vise
donc pas à détruire l’État en bloc, mais à l’utiliser de manière prudente pour
favoriser les chances d'élaboration d'une organisation sociale alternative.
Or, l’utilisation
« éclairée » des fonctions étatiques ne risque-t-elle pas de
dégénérer en autoritarisme, comme ce fut le cas dans les pays soviétique et
ailleurs? Pour contrer ce risque, une analyse de la logique de l’État
permettrait d’élaborer un plan de démantèlement interne, qui devra être combiné
par la pression externe d’une société civile en voie d’émancipation. Il
faudrait également remplacer la dictature du prolétariat (du Parti-État) par
une démocratie participative, discursive et directe, afin que les décisions
collectives ne soient pas concentrées dans les mains d’une élite politique. Le
rejet de la théorie marxiste de l’histoire permet d’éviter ce piège, car l’État
ne dépérira de lui-même à la suite d’une révolution sociale ; il faut contribuer
activement à sa disparition.
Cette stratégie s’oppose évidemment
à l’extra-parlementarisme absolu des anarchistes, qui veulent détruire l’État uniquement
de l’extérieur. Bien que la mort vienne toujours du dehors, elle peut être
préparée du dedans. L’apparition d’un nouvel ordre social autonome, combiné au
désarmement de l’État, est la substance de la social-démocratie libertaire. La
protection des services publics et du filet social, combinée à la
démocratisation de la république et à la radicalisation de la démocratie, constitue
une voie complexe mais certaine vers la transformation profonde de la société.
La gauche doit devenir consciente des limites de l’État-providence, et
envisager dès maintenant l’utilisation judicieuse et limitée de l’étatisme afin
d’assurer la décentralisation et la démocratisation des fonctions économiques,
sociales et politiques. Au lieu de promouvoir l'étatisation de la société, il faut dès maintenant veiller à la socialisation de l'État, c'est-à-dire sa démocratisation radicale.
L’État s’apparente à une centrale
nucléaire ; il serait douteux voire dangereux de la détruire, mais nous ne
pouvons pas la conserver éternellement, ni la déserter sans tâcher de la
désaffecter. Il faut dès maintenant envisager comment la société peut s’en
départir, de manière consciente et démocratique. Contrairement aux marxistes
qui croient que l’abolition du capital mènera à la disparition naturelle de
l’État, et aux anarchistes qui supposent que l’abolition de l’État engendrera
spontanément une société anti-capitaliste, le social-démocrate libertaire n’a
qu’un objectif : la construction
d’une société post-capitaliste fondée sur le dépérissement programmé de l’État.
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