Vers une Nouvelle gauche municipale
Certaines idées sont dans l’air du temps.
Parfois, elles se matérialisent bien avant que vous n’ayez eu le temps de les
formuler clairement. Il en va ainsi pour la Candidatura Unitat Popular (Candidature d’unité populaire, CUP), parti catalan qui fait
en quelque sorte la synthèse de l’éco-socialisme et de l’anarcho-indépendantisme. En août 2012, j’avais rédigé le
brouillon d’un texte programmatique sur le municipalisme
solidaire, nouvelle théorie faisant la synthèse du socialisme municipal et
du municipalisme libertaire. Grosso modo, il s’agit d’instaurer une véritable
démocratie participative décentralisée par un réseau de candidat(e)s aux
élections municipales, palier gouvernemental largement négligé par la gauche québécoise.
Heureusement, ce tâtonnement spéculatif peut maintenant s’appuyer sur une
expérience réelle issue de la Catalogne, qui vit présentement une nouvelle
vague indépendantiste saisissante.
La CUP est une organisation politique
composée d’assemblées locales qui présentent des candidat(e)s aux élections
municipales des pays de langue catalane. Il s’agit d’un parti de gauche
indépendantiste, écologiste, féministe et altermondialiste, plus radical que
Québec solidaire sur deux aspects. La CUP est ouvertement anticapitaliste tout en
étant ancré dans une lutte de libération nationale ; elle remplace l’approche
modérée « solidaire et souverainiste » par celle de « Independència
i Socialisme ». Elle défend ainsi un nationalisme de gauche, basé sur les
principes d’égalité, d’auto-détermination, de souveraineté populaire et
d’anti-impérialisme. La CUP ne subordonne pas la question nationale à la
question sociale ou inversement, mais les articule étroitement dans une perspective
d’émancipation globale.
Ce parti de gauche radicale n’hésite pas
à débuter son programme par l’idée de « l’indépendance totale », définie
comme la souveraineté politique, économique, énergétique et alimentaire. La CUP ne
se limite pas promouvoir une Assemblée constituante pour déterminer les
institutions politiques communes, mais défend activement le projet
d’indépendance nationale des Pays catalans : « un projet de
libération nationale, sans abdication ni compromis ». Son idéal est celui
d’une République fondée sur une démocratie réelle, horizontale, participative,
directe, active et inclusive.
La dimension anti-impérialiste est
également présente, car la CUP rejette l’Union européenne, l’Euro, l’OTAN, la
Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international et la Banque
mondiale qui soutiennent le capitalisme et le néolibéralisme, au profit d’un « cadre de relations euro-méditerranéennes des
peuples libres » qui promeut le désarmement, la coopération et la
solidarité internationale. Le parti insiste sur la souveraineté économique et
le non-paiement de la « dette illégitime », surtout dans un contexte
où le chômage et la crise économique font rage, la Catalogne étant à la fois la
région la plus riche et la plus endettée d’Espagne.
Par ailleurs, la CUP se fait l’ardent
défenseur du catalan comme langue commune, préférentielle et officielle, tout
en promouvant le plurilinguisme (castillan, occitan, français) des différentes
communautés locales. Il faut noter qu’un récent projet de loi de Madrid propose
de faire reculer le catalan dans les écoles, ce qui a ravivé l’indignation
populaire et l’idée que l’indépendance est absolument nécessaire pour préserver
la langue et la culture de ce peuple, qui ne pouvait même pas parler sa propre
langue durant la dictature de Franco. Il est donc possible de marier un
nationalisme civique inclusif avec une défense forte de la culture nationale, tout
en luttant activement contre le sexisme, le racisme et en promouvant les droits
des LGBT.
Sur le plan socioéconomique, la CUP oppose
le modèle socialiste et écologique au capitalisme, afin de lutter contre la
privatisation des services publics et les plans d’austérité. Nationalisation et
autogestion des banques et secteurs stratégiques (eau, énergie, ressources
naturelles), redistribution du travail productif, réduction du temps de
travail, promotion d’un réseau de services publics universels et gratuits,
droit au logement et à la terre, opposition aux grands projets destructeurs
pour l’environnement, souveraineté alimentaire par l’agriculture biologique,
toutes ces propositions forment la « liste d’épicerie » de ce parti
politique. S’il ne se démarque pas par ses solutions qui se retrouvent dans le
répertoire commun des groupes altermondialistes et anticapitalistes, il se
démarque par sa manière de les mettre en œuvre.
10 principes d’action
politique
La CUP ne fait pas que promouvoir la
démocratie participative comme un « supplément » inoffensif au
gouvernement représentatif, mais la comprend comme une transformation radicale de
la culture politique. Sa volonté déclarée est de jouer le rôle d’un
« cheval de Troie » des classes populaires dans les conseils
municipaux et l’appareil d’État, par le biais de candidats directement branchés
sur les assemblées locales. Pour comprendre cette particularité, voici les 10 principes
d’organisation du parti :
1. Nos députés ne peuvent obtenir plus
d’un mandat.
2. La rémunération maximale de nos députés
est de 1600€ par mois.
3. Soumettre nos activités parlementaires
à la consultation permanente des militants, mouvements sociaux et populaires.
4. Créer les mécanismes nécessaires pour
mettre en place des processus de prise de décision fondés sur la démocratie
directe, active, participative et inclusive au niveau parlementaire.
5. Ne pas emprunter d’argent pour financer
la campagne afin de rester indépendant des élites économiques et financières.
6. Défendre strictement le programme
politique et les décisions de l’organisation, en lien avec les organes de
contrôle parlementaire et les assemblées ouvertes aux mouvements sociaux.
7. Éviter la duplication des postes dans
les institutions ou la même organisation, afin d’éviter la concentration du
pouvoir.
8. Nos parlementaires doivent penser en
fonction du cadre national des Pays catalans et agir dans cette perspective.
9. Simplifier les structures
administratives à travers la dissolution de conseils provinciaux, et les
remplacer par les municipalités, les comtés et autres institutions
supra-municipales comme bases d’une politique de proximité.
10. Défendre les municipalités comme les
seules institutions qui restent à la portée du peuple, et promouvoir le
municipalisme comme outil de transformation sociale.
Cette stratégie
est similaire à celle du municipalisme libertaire, qui accepte de prendre le
pouvoir des villes à condition de le décentraliser aussitôt dans les mains de
la population, et de former un contre-pouvoir vis-à-vis l’appareil d’État. De
plus, la CUP préconise la création d’une Assemblée des conseillers municipaux, qui
ferait office de corps représentatif national. Nous ne sommes pas très loin de
l’idée d’une « confédération des municipalités libres » de Bookchin,
qui remplacerait la forme de l’État-nation moderne. En 2012, les candidat(e)s
d’Unité populaire ont néanmoins transgressé le mot d’ordre du fondateur de l’écologie
sociale en se présentant aux élections régionales. Résultat : la CUP a
maintenant 3 députés à la Generalitat
(Assemblée nationale catalane), en plus des 104 conseillers municipaux, 11
conseillers de comarque (comté), et 4 maires!
Une
leçon pour le Québec?
La gauche
québécoise est centrée sur l’État. La récente modernisation de la société par
le biais de l’État-providence y est probablement pour quelque chose, tout comme
le mouvement souverainiste qui essaie d’obtenir l’indépendance nationale depuis 50 ans. Est-il possible de poursuivre le projet de la Révolution
tranquille par d’autres voies, au lieu de mettre tous nos œufs dans le même
panier, celui des élections nationales ? La politique municipale est-elle trop délaissée, au point de laisser place à la corruption et au règne de petits maires autoritaires ? N'est-ce pas justement un terreau fertile et peu exploré par la gauche québécoise, un espace démocratique qui pourrait être réapproprié directement par les citoyen(ne)s ?
Toutefois, la stratégie municipaliste rencontre deux principales objections. D’une part, à quoi peut servir une défense de l’indépendance à l’échelle locale, alors que la souveraineté renvoie essentiellement au gouvernement du Québec? D’autre part, comment réaliser le socialisme au niveau municipal, alors que les principaux leviers politiques et économiques se trouvent d’abord à l’échelle nationale?
Toutefois, la stratégie municipaliste rencontre deux principales objections. D’une part, à quoi peut servir une défense de l’indépendance à l’échelle locale, alors que la souveraineté renvoie essentiellement au gouvernement du Québec? D’autre part, comment réaliser le socialisme au niveau municipal, alors que les principaux leviers politiques et économiques se trouvent d’abord à l’échelle nationale?
En premier
lieu, des référendums sur l’indépendance catalane ont été organisés entre 2009
et 2010 dans plus de 168 municipalités, sous la forme de consultations
populaires non-contraignantes et non-officielles. Le « Oui »
l’emporta largement avec un bon taux de participation et plus de 90% des votes.
Suite à ce succès, l’Association des municipalités pour l’indépendance (AMI)
vit le jour le 14 décembre 2011 dans la ville de Vic, sous l’impulsion du maire
Josep Maria Vila d’Abadal du parti nationaliste de centre-droit Convergència I
Unio (CiU). Cela n’a pas empêché les partis de gauche (CUP, ERC et ICV) d’appuyer
ce projet, alors que le Parti socialiste (PSC) s’est abstenu et le parti
conservateur (PP) a voté contre. Maintenant, plus de deux tiers des
municipalités font partie de l'AMI et agissent de concert pour défendre la Catalogne et le droit d’autodétermination
du peuple catalan.
De son côté, la CUP est présent dans plus de soixante villes, où l’action politique se déroule
tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des institutions. Malgré la portée limitée
du conseil municipal, le parti souhaite modifier la structure régionale
actuelle et construire un projet de pays fondé sur les municipalités et leurs
représentant(e)s. Il est l’un des principaux leaders du mouvement
indépendantiste catalan, que ce soit en mobilisant la population par la
multiplication des initiatives locales, ou en préparant la rupture avec
l’Espagne par le renforcement du pouvoir démocratique. C’est pourquoi il serait
intéressant d’implanter un réseau des municipalités pour l’indépendance du
Québec (RMIQ), tout en multipliant les partis de gauche locaux afin d’ancrer la
lutte pour la libération nationale dans une perspective d’émancipation sociale.
En deuxième
lieu, il est évident que le socialisme ne pourra pas se réaliser dans un seul
pays, et encore moins dans une seule ville! Malheureusement, certains partisans
du marxisme orthodoxe comme Jules Guesde ont largement contribué à discréditer
le mouvement du socialisme municipal, très actif en France vers la fin du XIXe
siècle et le début du XXe siècle. S’inspirant de la démocratie
locale républicaine et de la révolte des Communards, ce courant soutenait
l’appropriation collective des services urbains (logement social, santé et
services sociaux, transports, énergie), la fiscalité redistributive,
l’éducation populaire et le développement d’équipements culturels pour les
classes populaires. Coopératives, soutien aux chômeurs, bibliothèques, centres sportifs
gratuits, ateliers collectifs, toutes ces initiatives étaient dynamisées par les
socialistes municipaux qui agissaient de concert avec la vie associative et
citoyenne locale.
La
ville comme tremplin de l’émancipation sociale et nationale
Pour revenir au
Québec, la création d’un parti inspiré de la Candidatura Unitat Popular pourrait présenter des candidat(e)s de
gauche dans une foule de municipalités un peu partout sur le territoire. Cela
permettrait de dynamiser les luttes sociales et nationales à travers un vaste
réseau de groupes et d’assemblées locales, en poussant simultanément les idées
indépendantistes et écosocialistes par la mobilisation populaire, l’éducation
citoyenne, la réappropriation des équipements collectifs et la création de
nouveaux espaces publics. Ce parti ne ferait pas concurrence à Québec
solidaire, car il favoriserait une synergie à travers différents paliers de
gouvernement. Des ententes pourraient assurer la cohérence des programmes
politiques, tout en préservant l’autonomie des organisations qui n’ont pas la
même fonction, même s’ils partagent le même horizon d’émancipation.
Les militant(e)s
méfiant(e)s du parlementarisme et de la social-démocratie pourraient y trouver
un véhicule approprié, permettant d’instaurer une démocratie directe et
horizontale à grande échelle. Les « municipalistes libertaires »
devront seulement reconnaître que les villes ne retrouveront pas leur pouvoir
sous la domination de l’État canadien, et que la lutte pour la libération
nationale ne doit pas être laissée aux « nationalistes
traditionnels », mais investie par les mouvements sociaux afin d’assurer
une réelle émancipation. La renaissance du mouvement indépendantiste québécois
pourrait ainsi prendre au sérieux le manifeste « Nous sommes avenir » de la CLASSE, en ajoutant au nationalisme de gauche le rôle
central de la démocratie directe. La relecture de ce manifeste à la lumière des analyses précédentes permet de jeter les bases d'un nouveau mouvement adapté à la réalité de 2012 : « Socialisme,
indépendance et démocratie réelle »!
Je capote.
RépondreSupprimerà lire absolument, aux libertaires écologistes, le livre :
Vers une démocratie écologique
de Dominique Bourg et Kerry Whiteside.
Les auteurs y défendent une thèse originale selon laquelle la résolution de la crise écologique est impossible à travers le modèle politique qui régit nos sociétés. Une réforme politique majeure, soit une transition de la démocratie représentative à la démocratie directe et libertaire, s'imposerait donc.
L'idée est que le système représentatif rend l'individu seul juge de sa situation. Or, la crise écologique engendre des conséquences inappréciables par les individus, attendu que ces conséquences se jouent sur le long terme, et dans l'espace planétaire plutôt que local.
Grosse modo, une démocratie directe permettrait au peuple, à travers le débat politique, de reprendre contrôle de son avenir.
Pardonnez mon manque de précision sur les idées des auteurs - je viens tout juste d'entamer la lecture de cette petite merveille !
Bref, à lire absolument, pour imaginer un monde politiquement nouveau pour sauver notre humanité d'une crise écologique monstrueuse.
En effet, "Vers une démocratie écologique" de Bourg et Whiteside est une oeuvre incontournable de l'écologie politique française, que je n'ai pas encore eu la chance de lire. Ce livre plaide en faveur d'une rénovation profonde de nos institutions démocratiques, mais elle diffère avec le projet esquissé ici par le fait qu'elle appelle une participation accrue des ONGs, conférences de citoyens et d'autres méthodes "participatives" sans remettre en question le capitalisme. Il faudrait lire attentivement pour relever les points de convergence et de divergence entre les deux approches, mais il y a tout un travail de déconstruction de la démocratie représentative à faire dès maintenant!
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