L’indépendance comme réquisit du projet de société
Préambule
45 ans plus tard, la revue Parti
Pris nous parle encore. Avant la lente reconstruction de la gauche québécoise
et le déclin du souverainisme officiel, se trouve un mouvement de libération
populaire qui a pour nom « socialisme et indépendance ». Ce courant
tente d’articuler la question sociale (le projet de société) et la question
nationale (la création d’un État indépendant) d’une manière qui éclaire
particulièrement bien la conjoncture actuelle. Québec solidaire doit-il
s’allier à un autre parti politique, et faut-il voir l’indépendance comme un prérequis de l’Assemblée
constituante ? Voici des questions qui se trouvent formulées dans le
langage de l’époque, dont les expressions « socialisme »,
« décolonisation », « indépendantisme » et « lutte de
libération nationale » mériteraient de revenir dans le discours quotidien
des solidaires.
L’indépendance au
plus vite !
« Ce
n’est pas une coïncidence si notre premier éditorial de l’année 1967 porte sur
l’indépendance du Québec : à l’occasion du centenaire de la Confédération,
nous sentons le besoin impératif de reformuler notre rejet irréductible de
cette situation coloniale qui contient la nation québécoise dans l’aliénation,
le sous-développement et la dépossession. Nous n’en resterons cependant pas à
cette déclaration du rejet du colonialisme. Nous voulons l’indépendance du
Québec et dès lors nous voulons analyser la lutte pour l’indépendance, qui se
poursuit depuis plusieurs années, dans l’optique du socialisme décolonisateur,
et nous situer dans le débat de la question coloniale qui couve toujours au
sein de la gauche québécoise. Cette question hypothèque lourdement les chances
d’arriver à construire un grand parti des travailleurs du Québec qui
proposerait une véritable alternative au pouvoir bourgeois ou néobourgeois.
Toute
la gauche s’entend sur le but de la libération du Québec. Cependant,
« libération » signifie pour nous indépendance et socialisme, alors
que d’autres n’acceptent que la lutte pour le socialisme. Nous savons bien que
l’indépendance n’est qu’une étape dans la libération du Québec, mais nous
parfaitement bien aussi que le socialisme est impossible à réaliser ici sans
l’indépendance. Nous croyons que les socialistes qui ne font pas la lutte pour
l’indépendance immédiate du Québec font fausse route, que leur opposition est
stérile et que leur stratégie est inappropriée à la situation.
Le
problème politico-culturel conditionne toute notre lutte pour l’organisation
socialiste de la société québécoise. Il ne faut jamais proposer de tâches pour
la réaliser desquelles les conditions ne sont pas réunies. Or justement, le
socialisme ne peut être réalisé dans un Québec qui ne serait pas d’abord
indépendant ; les Québécois doivent d’abord pouvoir vouloir, c’est-à-dire
qu’ils doivent se mettre en situation d’agir, avant de songer à établir le
socialisme au Québec. En ce sens, il ne fait plus de doute pour nous que
l’indépendance est une nécessité prioritaire au Québec. C’est l’étape
décolonisatrice, pré-requis de toute prise de conscience ultérieure :
prise de conscience de l’exploitation des travailleurs, de l’aliénation
religieuse et culturelle, d’une schizophrénie collective, etc. Il est en effet
impossible que les travailleurs aient une conscience nette de l’opposition des
classes tant que la situation coloniale entretient la confusion entre
l’exploitation du travail par le capital et la domination des Canadiens anglais
sur les Québécois.
L’indépendance
et le socialisme sont indiscutablement indissociables : d’ailleurs
l’expérience de plusieurs d’entre nous le montre bien, qui ont été amenés au
socialisme par une prise de conscience de la colonisation, alors que d’autres
ont été amenés à l’indépendantisme par une prise de conscience sociale.
Indissociables, parce qu’on ne peut véritablement parler d’indépendance sans
parler de socialisme, et vice-versa. Cependant, cette indissociabilité ne veut
pas dire qu’il ne doit pas y avoir graduation
des buts pour atteindre à la libération réelle du Québec ; et
« graduer » est bien différent de « hiérarchiser ». Pour
nous ça signifie que l’indépendance est un préalable au socialisme, qu’elle est
une condition nécessaire, mais non suffisante, à la libération du Québec.
L’expérience des dernières années, et particulièrement le passage du Mouvement
de libération populaire (MLP) au Parti socialiste du Québec (PSQ), nous a
convaincus du bien-fondé de cette position. Il n’y a pas de stratégie commune
possible entre des socialistes indépendantistes et des socialistes
anti-indépendantistes à l’intérieur du même parti. L’argumentation qui a
conduit le MLP au PSQ et qui nous apparaissait alors d’une logique
incontestable, ne résiste pas à une analyse plus approfondie. Cette
argumentation disait en gros ceci : en réalisant l’indépendance nous ne
réalisons pas nécessairement le socialisme, alors que la réalisation du
socialisme amène nécessairement l’indépendance ; donc luttons pour le
socialisme et l’indépendance viendra par surcroît. On avait simplement oublié
que si l’indépendance n’amène pas nécessairement le socialisme, elle rend sa
réalisation possible ; on avait oublié aussi que s’il était bien vrai que
le socialisme amènerait nécessairement l’indépendance, ce socialisme n’était
pas possible sans l’indépendance. À moins bien sûr qu’on soit prêt à attendre
que toute l’Amérique devienne socialiste, mais alors plus besoin de révolution,
on n’a qu’à s’en remettre à l’évolution historique, qui va dans le sens du
socialisme. C’est toute la différence entre « révolution » et
« évolution ».
Nous
posons donc l’indépendance comme un préalable au socialisme. L’idéal serait que
ce soit un parti socialiste qui fasse l’indépendance, mais cette possibilité
est improbable dans l’immédiat et dans un proche avenir. Et parce que nous
avons un besoin pressant de l’indépendance, il faut que ce parti socialiste
accepte de joindre à un parti comme le RIN par exemple, pour faire
l’indépendance le plus à gauche possible, mais la faire au plus tôt. Au plus
tôt, parce que l’hypothèque nationale paralyse et continuera de paralyser
l’action efficace de la gauche tant qu’on ne l’aura pas résolue.
Lorsque
les Québécois auront assez pris conscience de leur situation de colonisés pour
faire l’indépendance, ils auront franchi le premier pas de la révolution, ils
seront dès lors en situation de saisir la nécessité du socialisme, c’est-à-dire
la mise en commun de leurs moyens, pour achever la libération. Alors et
seulement un parti socialiste pourra présenter une alternative véritable, une
alternative claire et saisissable par quiconque. C’est d’une clarification du
jeu politique que nous avons un pressant besoin, d’une mise en situation, et ça
s’appelle l’indépendance, l’étape décolonisatrice de la libération.
Présentement, les socialistes sont condamnés à une opposition courageuse et
ardue, mais stérile, parce qu’ils ne peuvent lutter immédiatement pour le
pouvoir des travailleurs. Ils ne peuvent lutter que médiatement, parce que
l’alternative qu’ils proposent n’est saisissable que dans une situation
d’indépendance. Et ceci ne veut pas dire que les socialistes doivent attendre
l’indépendance, mais bien qu’ils doivent la réaliser, lutter stratégiquement
pour sa réalisation sans délai.
Pratiquement,
cela exige qu’un parti socialiste soit indépendantiste et qu’il joigne ses
forces à un parti comme le RIN s’il ne peut réaliser l’indépendance lui-même à
courte échéance. Et cette exigence n’implique pas qu’un parti socialiste laisse
de côté la lutte pour le socialisme mais bien qu’il la relance dans la seule
ligne stratégiquement conforme à la situation, celle d’une décolonisation
préalable. Il ne fait aucun doute pour nous qu’une indépendance réalisée part
un parti comme le RIN servirait le développement d’un parti socialiste, parce
que ce dernier pourrait alors présenter une alternative immédiatement
saisissable et s’opposer efficacement à un pouvoir québécois qui
n’entreprendrait pas la réalisation du socialisme, deuxième étape de la
libération. De toute évidence, il n’est pas question de cesser la lutte pour le
socialisme, et encore moins de dissoudre le parti socialiste : quoi qu’il
arrive, il devra exister un mouvement socialiste structuré au Québec. Mais il
faut se poser de sérieuses questions sur l’opportunité de lutter au sein d’un
parti socialiste québécois qui ne veut pas intégrer l’indépendance à sa
stratégie, se cantonnant ainsi dans une opposition stérile.
[…]
Comme nous le disions plus haut, l’idéal serait de faire en même temps
l’indépendance et le socialisme. Des bouleversements politiques actuellement
imprévisibles peuvent rendre cet idéal réalisable, mais ce n’est pas le cas
dans la conjoncture présente. Alors ne répugnons pas du tout à l’idée d’un
parti socialiste qui joindrait ses forces au RIN pour faire l’indépendance, ni
à imaginer des socialistes militants dans un parti indépendantiste déjà
social-démocrate. Nous répugnons même bien moins à cette idée qu’à celle d’un
parti socialiste qui se refuse à voir dans l’indépendance une nécessité, aussi
bien politique que culturelle. »
Parti pris, vol. IV, no.5-6, 1967
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