Les deux visages de Janus : nationalisme identitaire et idéologie libertarienne
Le rôle des
intellectuels
Parfois, des idéologies opposées
comme le nationalisme conservateur et la philosophie libertarienne peuvent nouer
des relations beaucoup plus intimes qu’il n’y paraît à première vue. Comment une
pensée guidée par les idéaux d’identité collective, d’héritage moral et de
souveraineté peut-elle rejoindre une idéologie hyper-individualiste dont l’indépendance
représente le dernier des soucis ? En fait, les deux courants s’inscrivent
dans une critique conjointe et radicale de la Révolution tranquille, du
relativisme culturel et de la contre-culture de la « Nouvelle
gauche ». Le premier pôle vise à refonder la question nationale sur le
constat de l’échec du progressisme et du souverainisme, alors que le second cherche à établir une société de marché par la liquidation pure et simple de l’État-providence.
L’articulation exacte entre la
pensée conservatrice (nationalisme identitaire) et l’idéologie néolibérale
(libertarienne) est un phénomène extrêmement complexe à analyser. Nous appuyons
notre réflexion sur un texte perspicace et dense de Benoît
Coutu et Olivier Régol,
Réflexion
sur l’articulation « organique » du néolibéralisme et du
néoconservatisme : crise financière et capitalisme autoritaire. Dans cet article, les auteurs font référence à
la thèse de Wendy Brown qui essaie de penser cette dynamique à partir de la
dialectique entre la logique de marché dépolitisée et la moralisation dépolitisante.
« Sa thèse ne réduit pas le
néolibéralisme à « un ensemble de politiques de marché » puisqu’elle
l’appréhende plutôt comme une rationalité politique dépolitisée et
caractérisée par son amoralité (car pénétrée par la logique de gouvernance
du marché). D’un autre côté, elle va définir le néo-conservatisme (qui, selon
elle, émane du néolibéralisme) comme une rationalité politique, dépolitisante
puisque morale. Ce qui donne une forme « amorale-morale », i.e.
« économico-idéologique », de l’architecture de reproduction et de
régulation du social dans son ensemble. Dans cette perspective, le
néolibéralisme et le néoconservatisme sont avant tout des techniques de
« gouvernementalité », parallèles, mais complémentaires, d’où émerge
une nouvelle structure politique, dépolitisée, fondée sur la tension
irréductible entre amoralité et moralité. »
Pour expliquer plus simplement
l’articulation complexe entre ces deux visions complémentaires de la réalité
québécoise, nous pouvons analyser brièvement le rôle des
« intellectuels » qui portent, élaborent et diffusent ces discours
dans l’espace public: Mathieu Bock-Côté et Éric Duhaime. L’intellectuel dont il
est question ne doit pas être compris comme un grand penseur, un savant ou un
érudit, ce qui ne serait pas le cas pour le premier, et encore moins pour le
second. L’intellectuel doit plutôt renvoyer à la conception sociohistorique
d’Antonio Gramsci, qui délimite le concept de deux façons :
« La première consiste à
définir les intellectuels par la place et la fonction qu’ils occupent au sein
d’une structure sociale. Nous avons
donc ici une définition de type sociologique. Il ne donnera le nom d’organique à cette première spécification
de l’intellectuel. La seconde définition, de type historique, consiste à
déterminer les intellectuels par la place et la fonction qu’ils occupent au
sein d’un processus historique. Par
le qualificatif traditionnel, Gramsci
caractérise les intellectuels organiquement reliés à des classes disparues ou
en voie de disparition. »
Jean-Marc Piotte, La pensée politique de Gramsci, Lux,
Montréal, 2010, p.19
L’intellectuel ne se caractérise
pas d’abord par une activité mentale qui le distinguerait du travailleur
manuel. Il est avant tout le produit d’un groupe social, auquel il apporte une
conscience homogène de sa fonction dans le domaine économique, social,
politique et culturel. L’intellectuel peut être l’organisateur de la fonction économique de la classe à laquelle il
est relié, comme le « gestionnaire » qui s’occupe de la division
technique du travail, des ressources humaines, de la reddition de comptes
auprès des actionnaires, du marketing, etc. Il n’est donc pas forcément le
propriétaire ou le dirigeant de la classe possédante, mais le fonctionnaire du
capital.
D’autres intellectuels jouent un
rôle hégémonique au sein de la société
civile, que ce soit à travers des organisations culturelles (universités,
journaux, télévision, etc.), ou politiques (partis, think tanks, organisations
citoyennes, etc.). Cette fonction permet d’obtenir le consentement passif ou
actif des autres groupes sociaux par la diffusion de discours composés de
valeurs, croyances et affects de toutes sortes. Enfin, l’intellectuel n’est pas
totalement déterminé par sa classe sociale, bien que celle-ci délimite son
champ d’activité et permet de le situer. Ce type d’individu jouit d’une
autonomie relative, car il peut agir
sur ce cadre, le rendre plus cohérent, voire le transformer.
Bock-Côté comme intellectuel
traditionnel
D’après Gramsci, les
intellectuels de type rural sont en grande partie « traditionnels »,
notamment parce qu’ils sont liés à des classes en voie de déclin. « Les
intellectuels de la petite-bourgeoisie rurale, c’est-à-dire les médecins,
avocats, notaires… constituaient au début du capitalisme les intellectuels
organiques de la bourgeoisie mercantiliste et manufacturière. Mais avec
l’avènement de l’industrie moderne, ils perdent leur primauté et sont remplacés
par des techniciens. Ils occuperont maintenant une position intermédiaire dans
la société, situés entre la masse paysanne dont ils pourraient devenir les
intellectuels organiques […] et la bourgeoisie industrielle qui cherchera à se
les attacher en leur octroyant des faveurs. » Ibid., p.50
Dans l’épilogue de son livre Fin de cycle (2012), Mathieu Bock-Côté
raconte son parcours et les origines familiales de son conservatisme en milieu
rural, montrant ainsi les raisons de sa nostalgie et sa double méfiance pour la
gauche multiculturelle et l’individualisme libéral qui accélèrent la dénationalisation
du peuple québécois. Par ailleurs, le nationalisme identitaire de Bock-Côté s’enracine
dans l’aube de la Révolution tranquille, à l’époque ambivalente du régime
duplessiste où la petite bourgeoisie prenait son envol dans un contexte qui
tentait de freiner le mouvement brusque de la modernisation, l’urbanisation
pluraliste et la transformation profonde de l’identité canadienne-française. De
plus, le discours nationaliste et conservateur de Bock-Côté semble recevoir un
certain écho au sein des masses non urbaines et la mentalité de région hostile
au cosmopolitisme montréalais. Qui plus est, le fait qu’il reçoive les faveurs
d’un géant médiatique comme Quebecor montre l’attrait de la grande bourgeoisie
québécoise pour ce type de pensée qu’elle peut largement diffuser par un
réseau de revues, journaux, émissions de radio, etc.
L’intellectuel traditionnel
présente de nombreuses caractéristiques : 1) il est relié à une classe du
mode de production antérieur (pré-Révolution
tranquille) ; 2) il est relié à des classes sociales disparues ou en voie
de disparition (paysans, classes moyennes anxieuses) ; 3) il sécrète une
idéologie par laquelle il se pose comme indépendant des classes sociales (ni
gauche, ni droite), et comme représentant d’une continuité historique
(nationalisme identitaire) ; 4) il masque son origine de classe et
mystifie par le fait même les masses sur lesquelles il exerce son hégémonie.
Mathieu Bock-Côté joue ainsi un rôle essentiel dans la reconfiguration de
l’espace public québécois. Il amène un nouveau type de discours capable
d’apporter une réponse à la question nationale par une relecture conservatrice
de l’histoire moderne du Québec.
L’ambivalence
libertarienne
De son côté, Éric Duhaime recoupe
le travail de son homologue Mathieu Bock-Côté, en s’attardant davantage au
ressentiment des travailleurs aliénés et mécontents de l’échec du modèle
québécois. Il insiste moins sur la question de l’identité collective et le
destin de la question nationale, mais attaque de front le
« gouvernemaman » sur fond d’antagonisme intergénérationnel (L’État contre les jeunes: comment les
babyboomers ont détourné le système, 2012), ainsi que « l’extrême-gauche »
(Québec solidaire) et les organisations ouvrières (Libérez-nous des syndicats!, 2013). Son objectif n’est pas autre
chose que la destruction de l’État-providence au profit d’une société de marché
composée exclusivement d’individus liés par des relations contractuelles. Paradoxalement,
le discours généralement progressiste de la philosophie libertarienne sur le
plan des valeurs ne semble pas au rendez-vous. La mise entre parenthèses de la
question nationale n’amène pas l’éloge de la pluralité, mais une crispation
identitaire basée sur le phénomène du bouc émissaire.
L’universitaire, artiste,
homosexuel, cosmopolite, immigrant, islamiste, cycliste, petit bourgeois,
gauchiste, résident sur le Plateau-Mont-Royal, tout ce champ sémantique
stéréotypé peut être résumé par les figures de Xavier Dolan et Amir Khadir
arborant le carré rouge. Ces boucs émissaires de la frustration populaire, de
la majorité silencieuse délaissée par le Système, sont relayés amplement par
les chroniqueurs populistes des médias de masse et radio-poubelles, dont Éric Duhaime. Ceux-ci canalisent
l’anxiété collective sur les menaces de l’islamisation de la société
québécoise, le terrorisme antioccident ou étudiant, l’explosion de la dette
publique et les assistés sociaux qui en demandent toujours plus aux
contribuables, qui continuent de se presser le citron.
Le top 10 des meilleurs moments radiophoniques de l'année 2012-2013 illustre parfaitement cette montée de l'extrême-droite, qui réunit la haine du présent, la xénophobie, le sexisme, l'homophobie, l'anti-intellectualisme, la banalisation de la violence et d'autres caractéristiques qui forment un terreau proto-fasciste. Tout ce fiel manifeste en réalité une volonté d’en finir avec une société dysfonctionnelle, par le biais de la réaffirmation de la force, l’importance de l’ordre social, la responsabilité et l’autorité afin d'éliminer la collectivisation qui favorise l’égalité et les parasites sociaux qui entravent la liberté.
Le top 10 des meilleurs moments radiophoniques de l'année 2012-2013 illustre parfaitement cette montée de l'extrême-droite, qui réunit la haine du présent, la xénophobie, le sexisme, l'homophobie, l'anti-intellectualisme, la banalisation de la violence et d'autres caractéristiques qui forment un terreau proto-fasciste. Tout ce fiel manifeste en réalité une volonté d’en finir avec une société dysfonctionnelle, par le biais de la réaffirmation de la force, l’importance de l’ordre social, la responsabilité et l’autorité afin d'éliminer la collectivisation qui favorise l’égalité et les parasites sociaux qui entravent la liberté.
L'ultra-libéralisme économique se
retourne donc en conservatisme social, bien qu’il s’agisse d’un néolibéralisme
autoritaire différent du conservatisme anglo-protestant à la Harper. Cette
vague réactionnaire, au sens d’une attitude généralisée qui s’oppose au progrès
social en prônant le rétablissement d’institutions antérieures, est la réponse
la plus radicale à la crise du modèle québécois, qui résume la double
contradiction sociale et nationale dans laquelle cette société est empêtrée
depuis une trentaine d’années. La pensée conservatrice, qu’elle soit
souverainiste ou non, représente ainsi l’idéologie de ce malaise collectif, le
symptôme le plus criant d’une panne dangereuse de l’Histoire du peuple
québécois.
La reconfiguration
des partis
Les imbroglios de la Coalition
avenir Québec, qui a pris le relais de l’Action démocratique du Québec tout en
préservant son projet initial, entraînèrent le recul de cette formation politique
aux dernières élections. Mais ce phénomène ne doit pas être perçu comme le
symptôme du déclin du conservatisme autonomiste. Au contraire, la trajectoire
d’un parti politique ne représente jamais exactement l’état actuel des bases
sociales sur lesquelles il repose.
L'analyse sémiologique du logo de la CAQ permet d'illustrer cette idée. Sur le plan géométrique, le graphique de gestionnaire représente la logique comptable de son chef. Sur le plan chromatique, le pragmatisme du parti rejoint la totalité du spectre idéologique, qui n'hésite pas à mélanger les couleurs péquistes (bleu pâle), conservatrices (bleu foncé), environnementales (vert), libérales (rouges) et solidaires (orange), avec une forte prédominance du bleu nationaliste et conservateur.
La base sociale ou électorale visée par la CAQ se situe au niveau des classes moyennes francophones et de la petite bourgeoisie, que le parti tente d'unifier par une idéologie inclusive. Selon Gramsci, chaque classe sociale
possède un seul parti qui représente
la conscience de cette classe, bien qu’il puisse y avoir plusieurs partis
indépendants défendant les intérêts complémentaires d’une même classe. Ces
derniers peuvent être en compétition, diverger sur des intérêts secondaires et
les moyens les plus aptes pour les favoriser, mais il n’en demeure pas moins que
ces diverses entités forment en réalité une unité objective.
« La vérité théorique selon
laquelle chaque classe a un seul parti, est démontrée, dans les tournants
décisifs, par le fait que les regroupements divers qui tous se présentent comme
parti « indépendant » se réunissent et forment un bloc unique. La
multiplicité qui existait auparavant était uniquement de caractère
« réformiste », c’est-à-dire qu’elle concernait des questions partielles ;
en un certain sens, c’était une division du travail politique (utile, dans ses
limites) ; mais chacune des parties présupposait l’autre, au point que
dans les moments décisifs, c’est-à-dire précisément quand les questions
principales ont été mises en jeu, l’unité s’est formée, le bloc s’est
réalisé ». Antonio Gramsci, Œuvres
choisies, Éd. Sociales, Paris, 1959, p.218
De plus, il faut distinguer le
parti politique du parti idéologique, qui est composé par
l’ensemble des organisations intellectuelles reliées à l’une ou plusieurs
classes sociales. Mathieu Bock-Côté, se voulant à la manière de Raymond Aron un
« spectateur engagé » de son époque, un « intellectuel
indépendant », est en fait relié organiquement aux classes moyennes et
déclassées, à la petite bourgeoisie défavorisée par l’État-providence et le
capitalisme financier. Il est en quelque sorte le théoricien du « Parti
nationaliste conservateur », qui transpire à la fois à l’intérieur de la
CAQ et le PQ, et dans une certaine mesure le Bloc québécois et Option nationale.
De son côté, Éric Duhaime représente l’un des nombreux chroniqueurs de droite
organiquement reliés à l’Institut économique de Montréal, le Réseau Liberté-Québec,
Quebecor, les radios X régionales, les classes travailleuses délaissées par le
modèle québécois et les petits entrepreneurs en quête de liberté. Si le
nationalisme identitaire reflète le pôle national des masses désorientées,
l’idéologie libertarienne exprime le pôle social de cette même classe cynique,
faute d’avoir un projet de société adapté à son niveau conscience collective.
Le réalignement
populiste du Parti québécois
Le fait que le Parti québécois
soit davantage progressiste et souverainiste lorsqu’il est dans l’opposition
est un phénomène bien connu. Durant la dernière campagne électorale, il joua
ses cartes réformistes sur le plan social et environnemental afin de surfer sur le
mécontentement populaire. Les bonnes nouvelles se firent sentir les
premières semaines (abrogation de la loi 12, moratoire sur la hausse des
frais de scolarité et le gaz de schiste, fermeture de la centrale Gentilly-2),
tandis qu’une série de reculs montrèrent rapidement le caractère conservateur
du parti sur le plan économique : déficit zéro, collaboration avec
le monde des affaires, coupures dans l’aide sociale, indexation des frais de
scolarité, relance du Plan nord pour tous, ouverture à l’exploitation
pétrolière, défense du libre-échange, appui du règlement anti-manifestation
P-6, etc.
Sur le plan culturel, le virage
identitaire des dernières années se manifeste par le recadrage de la nation
québécoise sur la langue française et les « valeurs communes » du
peuple québécois, comme l’égalité homme femme (malaise avec le voile) ou la
défense d’une laïcité dure (Djemila Benhabib). L’adoption d’une Charte de la
laïcité, le projet controversé de citoyenneté québécoise, la création de
commissions nationales d’examen, les campagnes marketing sur la fierté et
les arguments économiques pour la souveraineté, tous ces dispositifs de
« gouvernance » visent à redonner confiance au peuple québécois afin
qu’il reprenne en main son destin national. L’intention souverainiste est
clairement présente, mais la méthode ressemble davantage à une stratégie
autonomiste accélérée, comme si l’indépendance pouvait se construire par une
série d’étapes inoffensives. L’homéopathie souverainiste, somme toute.
Cependant, ce virage nationaliste
ne doit pas laisser penser que le Parti québécois appliquera de grandes
réformes sociales capables de compenser le plan d’austérité qu’il est en train d’implanter.
Même s’il enverra probablement aux prochaines élections certains signaux « sociodémocrates »
pour charmer quelques progressistes désorientés, sa tendance opportuniste
cherchera plutôt à consolider sa base électorale en allant chercher les classes
sociales polarisées négativement par le traumatisme de la révolte étudiante,
c’est-à-dire l’électorat de la CAQ. Il ne s’agit pas ici d’une prédiction de
type déterministe, mais d’une anticipation de la direction que prendra ce parti
politique en fonction de l’évolution économique, les métamorphoses du discours
hégémonique et les rapports de force entre différents groupes de la société.
Aux prochaines élections, le PQ
continuera son virage à droite en empruntant la voie du populisme et essayera de battre
les libéraux et surtout la CAQ sur son propre terrain, afin de gagner
le cœur d’une population insatisfaite par la crise perpétuelle du modèle
québécois. Un nouveau référendum semble très improbable, compte tenu des
sondages actuels qui dictent la stratégie électoraliste péquiste dont le
principal objectif est de gouverner. Des mesures nationalistes seront
entreprises pour renforcer le noyau identitaire, calmer les frustrations
réactionnaires et rassurer l’impatience souverainiste.
La fonction PKP
La récente nomination de
Pierre-Karl Péladeau à titre de président du conseil d’administration d’Hydro-Québec
doit être comprise comme un moyen de répondre à plusieurs objectifs :
1) préparer la restructuration de
l’État-providence québécois, dans le sens néolibéral d’une désyndicalisation et
d’une importation de la logique de l’entreprise privée dans les institutions
publiques (PKP est un antisyndicaliste militant) ;
2) assurer une couverture
médiatique favorable au PQ auprès des classes moyennes conservatrices grâce à la
convergence médiatique, économique et parlementaire ;
3) percer le bastion de la ville
de Québec en favorisant une articulation organique entre le maire
Labeaume/PKP/PQ, dont le cœur est représenté par le nouveau phare de l’industrie
culturelle québécoise : l’amphithéâtre Quebecor ;
4) opérer la CAQuisation du PQ, comme l’évoque Pierre Dubuc dans son article
sur « Vers la berlusconisation du Parti québécois ». « Dans les
cercles souverainistes et progressistes, on attribue le fait que le
gouvernement soit minoritaire à la division du vote entre le Parti Québécois,
Québec solidaire et Option nationale, et on parle de « convergence
nationale », d’alliance électorale en vue du prochain scrutin. Mais, dans
l’entourage de la direction du Parti Québécois, on entend un autre discours. Le
PQ est minoritaire, dit-on, à cause de son virage à gauche, de son appui à la
lutte étudiante. Parlez aujourd’hui à un ministre péquiste et il vous
expliquera comment tous ses projets de loi sont conçus pour aller chercher
l’appui de la CAQ. Les politiques du Parti Québécois ont d’ailleurs une forte
odeur caquiste : pensons à l’objectif du déficit zéro, les compressions
dans les commissions scolaires, les suppressions de poste à Hydro-Québec, les
coupures à l’aide sociale. Tout est conçu pour plaire à l’électorat caquiste. Avec
la CAQ qui ne décolle pas dans les sondages et le rapprochement entre le
PQ-PKP, faudrait peut-être envisager la possibilité d’une alliance entre le PQ
et la CAQ comme plus probable qu’une alliance PQ-QS-ON ! » ;
5) faire la promotion d’un nationalisme bourgeois, dont PKP représente l'intellectuel organique. De plus, il ne serait pas surprenant qu'il devienne un jour le bras droit ou même le chef du PQ, au même titre que Charles Erwin Wilson (président de General Motors) qui fut nommé comme secrétaire de la Défense par le président Eisenhower en 1953 : « What is good for Quebecor is good for Quebec and vice versa. »
Le
nouveau Parti conservateur du Québec
Par ailleurs, ce déplacement du
PQ vers l’espace électoral de la CAQ risque à son tour d’entraîner ce parti
vers la droite. Il faut rappeler que la CAQ fut à l’origine une pure création
médiatique propulsée par des sondages Léger-Marketing, le Journal de Montréal
et de Québec. L’arrivée de François Legault comme chef de la formation, avec
son passé souverainiste et son recentrement pragmatique, a provoqué une crise au
sein de l’ADQ, surtout auprès des libertariens qui le trouvent trop à gauche.
La récente élection d’Adrien Pouliot à titre de chef du Parti conservateur du
Québec (PCQ) est une illustration intéressante de ce phénomène, qui préfigure une éventuelle
division de la CAQ.
Figure discrète et méconnue du
grand public, Adrien Pouliot est en fait un intellectuel organique majeur,
surtout auprès de la bourgeoisie et de l’hégémonie libertarienne. « Il a
participé en 1999 au lancement de l’Institut économique de Montréal, dont il a
été président du conseil pendant 8 ans et membre du conseil pendant 12
ans. Il a aussi été président du conseil de la Ligue des contribuables,
un organisme sans but lucratif qui cherche à défendre les intérêts des
contribuables. Il s’est impliqué en politique comme vice-président de la
commission politique de l’Action démocratique du Québec en 2011 jusqu’à la
fusion de celle-ci avec la Coalition Avenir Québec. » http://adrienpouliot.ca/?page_id=2
Adrien Pouliot souhaite rajeunir
le Parti conservateur du Québec en prônant un conservatisme fiscal (et non
moral), digne de la droite albertaine : « Taux d'imposition unique de
10 % pour les particuliers, droits de scolarités déréglementés, fin des
subventions aux entreprises, exportation de l'eau : voilà quelques-unes des
idées que prône le nouveau chef du Parti conservateur du Québec, Adrien
Pouliot. Dans un discours lors du premier congrès du jeune parti, le nouveau
chef s'est permis de rêver au Québec de 2023. Sous sa gouverne, la province
serait devenue une destination prisée pour le tourisme médical, les impôts des
entreprises seraient diminués de moitié et les familles pourraient recevoir 100
$ par semaine afin qu'un parent assure la garde des enfants à la maison. »
Opposé à la fusion CAQ/ADQ, ce
nouveau dirigeant attirera la sympathie des adéquistes déçus, le
Réseau Liberté-Québec, l'Institut économique de Montréal, la chaîne Radio-X et d’autres organisations conservatrices du
Québec. La convergence PQ/CAQ autour du nationalisme identitaire néolibéral
risque donc de provoquer la refonte de l’ADQ au sein d’un parti
conservateur libertarien correspondant parfaitement à l’idéologie qu’il
préconise implicitement depuis sa fondation en 1994. Devant cette formation, le
tandem PQ/PKP aura l’air d’être campé solidement dans la gauche du modèle
québécois. Pour faire une analogie avec la scène politique catalane, le nouveau
PQ occupera l’espace de Convergència i Unio (parti nationaliste néolibéral,
fondamentalement autonomiste, mais ouvert à l’indépendance), alors que
l’ADQ/PCQ prendra la place du Partit popular (droite populiste fédéraliste).
Le nouveau parti
idéologique
Les multiples trajectoires
économiques, politiques et idéologiques qui se manifesteront dans l’espace
public des prochaines années seront principalement orientées par les divers
types de réponses à la « question québécoise », c’est-à-dire à
l’héritage social et national de la Révolution tranquille en crise. Face à
l’échec de l’État-providence, le Parti libéral du Québec continuera à surfer
sur le statu quo, la collaboration entre élites, la relance du libéralisme
économique, voire une refondation du libéralisme politique telle que souhaitée par
Philippe Couillard. Même une « refondation idéologique » souhaitée par le nouveau chef ne permettra pas de masquer la profonde continuité historique de ce parti. Autrement dit, il ne proposera pas d’alternative au modèle
québécois, mais une forme de néolibéralisme simple, fédéraliste,
multiculturaliste ; un capitalisme bourgeois canadien. Il s’agit d’une
recette gagnante, appuyée sur une base sociale relativement stable et fidèle,
composée de grands et petits propriétaires, classes moyennes non
souverainistes, communautés anglophones et allophones.
De leur côté, le Parti québécois
et la Coalition avenir Québec offrent une réponse largement semblable, car elle
située dans un même espace hégémonique largement contrôlé par Quebecor et orienté
vers une base sociale similaire. Le bloc PQ-CAQ oscille entre le statu quo, le
compromis et la relance de la croissance économique fondée sur l’exploitation
pétrolière et la primauté des investissements privés, ainsi que le démantèlement plus ou
moins rapide de l’État social. Tout ceci forme une sorte de bouillie
idéologique qui demeure toutefois relativement cohérente. Plus précisément, ces
deux partis présentent un néolibéralisme québécois, nationaliste, autonomiste
et identitaire, s’appuyant sur la petite bourgeoisie menacée par la crise
économique, la population d’origine canadienne-française, les classes moyennes
précarisées défendant leurs intérêts contre ceux des syndicats, les individus
en quête de changement mais déboussolés politiquement (confondant parfois la
CAQ et Québec solidaire). Ainsi doit être entendue l’émergence du Front
nationaliste conservateur, qui tente d’implanter un capitalisme recentré sur l’identité nationale, visant à sortir de la crise de la
Révolution tranquille par l’abandon définitif du modèle québécois.
Nul ne sait encore si le PQ et la
CAQ finiront par s’unir pour former un seul parti de droite nationaliste, ou
s’ils continueront de s’entre-déchirer pour répondre aux intérêts
contradictoires d’une même population alimentée par l’industrie culturelle et
le dépérissement médiatique de la société québécoise. Une chose est sûre, c’est
qu’ils glissent tranquillement vers une dérive qui a commencé depuis bientôt vingt
ans, lors de la création de l’ADQ qui osa remettre en question pour la première
fois et ouvertement le consensus social du modèle québécois.
S’ils préconisent une forme de néolibéralisme analogue au Parti libéral, ce dernier demeure cependant plus « progressiste » sur le plan socioculturel, notamment en ce qui concerne la question identitaire. Les phénomènes d’islamophobie, de rejet de la « gauche radicale », de lutte contre les assistés sociaux, la haine du multiculturalisme, des accommodements raisonnables ou du pluralisme en général sont beaucoup plus visibles au sein de la droite francophone, qu'elle soit souverainiste (PQ), autonomiste (CAQ) ou libertarienne (PCQ). Ils forment ensemble, de concert avec une multiplicité d’organisations civiles, médiatiques et politiques, un nouveau parti idéologique, un front nationaliste et conservateur qui pourrait prendre de l’ampleur dans les années à venir.
S’ils préconisent une forme de néolibéralisme analogue au Parti libéral, ce dernier demeure cependant plus « progressiste » sur le plan socioculturel, notamment en ce qui concerne la question identitaire. Les phénomènes d’islamophobie, de rejet de la « gauche radicale », de lutte contre les assistés sociaux, la haine du multiculturalisme, des accommodements raisonnables ou du pluralisme en général sont beaucoup plus visibles au sein de la droite francophone, qu'elle soit souverainiste (PQ), autonomiste (CAQ) ou libertarienne (PCQ). Ils forment ensemble, de concert avec une multiplicité d’organisations civiles, médiatiques et politiques, un nouveau parti idéologique, un front nationaliste et conservateur qui pourrait prendre de l’ampleur dans les années à venir.
Il ne faut jamais sous-estimer le
rôle des « intellectuels organiques » dans la constitution d’un
nouveau bloc social, qu'ils soient irréfléchis comme Martineau, prétentieux comme Bock-Côté, bagarreurs comme Duhaime, rusés comme Péladeau ou discrets comme Pouliot. Ceux-ci ne dirigent pas ce processus, mais développent un
discours relayé par un important réseau d’organisations civiles, médiatiques et
culturelles, qui permet d’offrir une conscience homogène de l’identité collective
de diverses classes sociales réunies dans un même processus historique.
L’avenir du nationalisme conservateur, en tant que nouvelle formation
sociohistorique du XXIe siècle, reposera donc sur la tension, l’articulation
voire la fusion entre les deux principales idéologies de la Nouvelle droite québécoise : le nationalisme identitaire et la pensée libertarienne.
(Partie 2 de 4)
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