Méditations luxemburgistes
La
critique du réformisme
En lisant Réforme sociale ou révolution ? (1898) de Rosa Luxemburg, je
me suis aperçu que ce texte jouit d’une percutante actualité. Il s’agit en
avant tout d’une critique magistrale de l’opportunisme, que l’on peut qualifier
aujourd’hui de réformisme ou d’électoralisme. Luxembourg n’était pas contre les
réformes sociales, la lutte syndicale et la participation politique, mais
considéraient celles-ci comme des moyens, nettement insuffisants, servant à préparer la révolution.
À l’inverse, le réformisme
considère que la révolution est impossible parce que le capitalisme ne
s’effondrera pas spontanément de lui-même, que des facteurs comme le crédit,
les organisations patronales et les systèmes de communication permettront son
adaptation, et que la lutte devrait être menée par une série de réformes
successives, l’action syndicale, le développement de coopératives et une
démocratisation progressive des institutions politiques. L’essentiel n’est plus
le but du socialisme, c’est-à-dire la
conquête du pouvoir politique par le prolétariat, mais le chemin parlementaire par lequel le Parti avance pas à pas dans la
voie des réformes sociales. Cette théorie peut être résumée par cette célèbre formule
d’Eduard Bernstein : « le but final, quel qu'il soit, ne signifie rien
pour moi, le mouvement est tout ».
Si Luxemburg se fait la grande
critique du réformisme au nom de l’orthodoxie marxiste, ce n’est pas au nom
d’une théorie rigide, mais d’une observation jumelée à l’argumentation, et
d’une bonne dose de perspicacité. On pourrait dire que cette grande militante
représente l’exemple même de la phronesis
révolutionnaire, c’est-à-dire d’une rationalité sensible à la contingence du
monde, d’une habileté pratique propre aux grands hommes et femmes politiques.
Si certains parlent de prudence, d’autres auteurs comme Richard Bodéüs
suggèrent l’emploi du terme sagacité,
qui renvoie à la faculté de saisir rapidement les choses, faite d’intuition et
de finesse d’esprit.
« Pour elle, le marxisme
n’est pas un assemblage de dogmes sans vie, mais une doctrine vivante ayant des
applications pratiques dans tous les domaines. Ici sans doute sa critique est
plus pénétrante que celle de Kautsky qui foudroie l’hérésie au nom des grands
principes intangibles du marxisme. Pour Rosa Luxemburg, les principes du
marxisme ne sont pas figés ; elle y discerne surtout une méthode et une
doctrine inspirées de l’histoire, elle en use comme d’une arme toujours
actuelle. Même si Marx a pu se tromper quant à l’estimation de la date et
des circonstances de l’effondrement du capitalisme, quant à la périodicité et
la fréquence des crises, cela n’implique pas que cet effondrement ne se
produira pas. Abandonner le but du socialisme, c’est, en bonne dialectique, abandonner
aussi les moyens de lutte, car détournés de leur fin ceux-ci perdent tout
caractère révolutionnaire. » Irène Petit, introduction à Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ? Grève
de masse, parti et syndicats, La découverte, Paris, 2001, p.9
La
tendance électoraliste de Québec solidaire?
Québec solidaire est un parti
politique, et comme toute organisation de ce type, il est susceptible de
dériver vers l’opportunisme, la bureaucratisation et la centralisation.
Heureusement, il existe de nombreux mécanismes internes visant à séparer les
pouvoirs, ainsi qu’une culture de démocratie participative héritée du mouvement
communautaire et altermondialiste permettant de freiner cette tendance.
Néanmoins, il n’empêche que ce parti est davantage réformiste que
révolutionnaire, malgré certaines tendances socialistes, communistes et
décroissantistes en son sein. Le problème ne vient pas du fait que Québec
solidaire propose des réformes sociales et décide de faire une lutte politique
qui n’exclut pas dogmatiquement les élections, mais que le but de son projet soit encore indéterminé. S’il s’oppose
directement au néolibéralisme et promeut différents principes comme
l’écologisme, le féminisme, le souverainisme, l’altermondialisme et le
pluralisme, il n’est pas clair qu’il rejette totalement le capitalisme ou le
parlementarisme pour mener à bien ses projets.
De plus, certaines tendances au
sein du parti n’hésitent pas à se remettre directement en « mode électoral »,
à miser sur des nouveaux moyens de financement et de recrutement, à tenter de
maximiser le nombre de futurs sièges et à présenter Québec solidaire non
seulement comme une alternative au néolibéralisme, mais comme un parti
« apte à gouverner ». La logique électorale n'est pas un problème en soi, car elle fait partie de la forme-parti. Le danger est que cette logique quantitative prédomine et se substitue à l'éducation politique et la visée transformatrice du parti. Entre la jambe des urnes et celle de la rue, il ne faut pas que la deuxième soit atrophiée! Cela ne veut pas dire que le parti soit purement
réformiste ou social-démocrate, mais que sans une aile gauche bien organisée et
ancrée dans les mouvements sociaux, il risque de sombrer tranquillement dans le
marasme parlementaire. Cela étant dit, un nouveau Réseau écosocialiste vient
d’être créé, et la première assemblée générale montréalaise aura lieu le jeudi
18 avril 2013 afin de préparer la formation politique et des nouvelles formes
d’action à l’intérieur comme à l’extérieur du parti.
Le débat entre Luxemburg et
Bernstein permet d’éclairer une nouvelle tension entre le Réseau écosocialiste
et l’aile réformiste de Québec solidaire. C’est pourquoi, pour comprendre
certains enjeux actuels, il est intéressant de dépoussiérer le passé afin de
cerner certaines tendances récurrentes à l’intérieur de la gauche. La
conception écosocialiste considère que la lutte parlementaire butera un mur, et
que les mouvements sociaux réaliseront alors qu’il faudra renverser l’ordre
établi, tandis que la perspective réformiste croit que le projet de société de
Québec solidaire pourra s’effectuer par une série de réformes successives.
Luxemburg distingue à ce titre la lutte politique (électorale) de la conquête du pouvoir politique, qui correspond davantage à une guerre de mouvement au sens de Gramsci, c'est-à-dire un processus révolutionnaire. Dans la conception réformiste, la lutte politique se limite à la question parlementaire, tandis que la perspective révolutionnaire insiste sur la fonction éducative de la lutte politique, qui permet d'élaborer la critique de l'hégémonie bourgeoise et la formation d'un bloc historique qui pourra renverser l'ancienne société.
« Selon la conception [écosocialiste], le prolétariat acquiert par l’expérience de la lutte syndicale et politique la conviction qu’il est impossible de transformer de fond en comble sa situation au moyen de cette seule lutte, et qu’il n’y parviendra définitivement qu’en s’emparant du pouvoir politique. La théorie [réformiste] part du préalable de l’impossibilité de la conquête du pouvoir pour réclamer l’instauration du socialisme au moyen de la seule lutte syndicale et politique. »
« Selon la conception [écosocialiste], le prolétariat acquiert par l’expérience de la lutte syndicale et politique la conviction qu’il est impossible de transformer de fond en comble sa situation au moyen de cette seule lutte, et qu’il n’y parviendra définitivement qu’en s’emparant du pouvoir politique. La théorie [réformiste] part du préalable de l’impossibilité de la conquête du pouvoir pour réclamer l’instauration du socialisme au moyen de la seule lutte syndicale et politique. »
Adaptation
ou effondrement ?
Six thèses à vérifier
Grosso modo, le réformisme dépend
de l’idée que la révolution n’arrivera pas parce que le capitalisme aura su
s’adapter, tandis que la position révolutionnaire considère que l’effondrement
de ce système économique est inévitable et que le socialisme s’imposera ainsi
par la force des choses. Si Luxemburg critique les prémisses de Bernstein à
partir de la théorie marxiste orthodoxe (à laquelle je n’adhère que très
partiellement), il semble que les prémisses du réformisme sont toujours
actuelles et qu’elles peuvent être critiquées à l’aune des plus récentes
transformations du capitalisme postindustriel :
« D’après Bernstein, la
capacité d’adaptation du capitalisme se manifeste :
1) dans le fait qu’il n’y a plus
de crise générale ; ceci, on le doit au développement du crédit, des
organisations patronales, des communications, et des services d’information ;
2) dans la survie tenace des
classes moyennes, résultat de la différenciation croissante des branches de la
production et de l’élévation de larges couches du prolétariat au niveau des
classes moyennes;
3) enfin, dans l’amélioration de
la situation économique et politique du prolétariat, grâce à l’action
syndicale. »
La première
thèse est fausse, car la financiarisation du capitalisme, les multinationales
et la révolution des nouvelles technologies de communication et d’information
exacerbent les contradictions du système économique et provoqueront tôt ou tard
des crises générales menant à l’austérité et/ou la destruction des écosystèmes.
Les nombreuses crises en Europe, le pic pétrolier et les changements
climatiques constituent les meilleurs exemples d’une telle dynamique sociale,
économique et écologique.
La deuxième
thèse est également fausse, car là où l’industrialisation porte ses fruits dans
les pays émergents (BRIC), la crise postfordiste des pays capitalistes avancés
accentue la précarisation des classes moyennes et ouvrières. Alors que la
moyennisation de la société fleurissait avec le développement de
l’État-providence et la culture de masse des Trente glorieuses, son
démantèlement amène l’explosion des inégalités sociales et le retour en force
des antagonismes capital/société et capital/nature.
Enfin,
la troisième prémisse est fausse, car la mondialisation néolibérale, répondant
à la baisse du taux de profits par la restructuration économique, la
flexibilisation, l’élimination progressive du filet social et des protections
syndicales, produit un nouveau prolétariat postindustriel et le chômage de
masse, surtout chez les jeunes. « Le chômage dans le monde va dépasser le seuil des 202 millions de
personnes en 2013, et battre le record absolu de 199 millions qui date de 2009,
a estimé mardi l’OIT (Organisation internationale du Travail) dans son rapport
annuel sur les tendances mondiales de l’emploi publié à Genève. »
Après
avoir réfuté les prémisses de l’adaptation du capitalisme, Luxemburg poursuit
en rappelant les bases du « socialisme scientifique », c’est-à-dire la
théorie révolutionnaire qui s’appuie supposément sur une analyse des conditions
matérielles et historiques de la société. Sans que nous puissions défendre
comme telle la version orthodoxe défendue par l’auteure, nous pouvons essayer
de corroborer ces thèses avec la conjoncture économique, politique et sociale
actuelle.
« En effet, le socialisme
scientifique s’appuie, on le sait, sur trois données du capitalisme :
4) sur l’anarchie croissante de l’économie capitaliste qui en entraînera
fatalement l’effondrement;
5) sur la socialisation croissante du processus de la production qui crée
les premiers fondements positifs de l’ordre social à venir ;
6) enfin sur l’organisation et la conscience
de classe croissante du prolétariat qui constituent l’élément actif de
la révolution imminente. »
La quatrième thèse est vraie,
dans la mesure où le capitalisme ne succombera pas d’abord par ses
contradictions internes (il peut théoriquement toujours les surmonter), mais par
l’ultime contradiction externe : la crise écologique. Les limites
écologiques de la croissance représentent le facteur déterminant qui
provoquera, d’après les prédictions du Club de Rome, l’effondrement du système
vers 2030. C’est donc la croissance infinie qui amène la surexploitation des
ressources naturelles et la destruction des conditions de reproduction de la
vie, et non pas la contradiction capital/travail, qui aura raison du
capitalisme. D’où l’expression « écosocialisme ou barbarie ».
La cinquième thèse est vraie,
mais la socialisation du processus de production ne doit pas renvoyer à l’idée
que le travail impersonnel rend possible l’émergence d’une classe universelle
(le prolétariat) qui pourra alors s’approprier la totalité du système productif ;
c’est plutôt la mise en connexion des cerveaux et des moyens de production,
notamment par la généralisation du travail intellectuel et des réseaux de
communication, qui permettront de diffuser des moyens de production accessibles
à tous et à toutes : Fab labs, Open source ecology, etc.
Enfin, la sixième thèse est plus
ou moins vraie, à condition d’être reformulée de la manière suivante : la
conscience de classe du prolétariat n’émanera pas spontanément de sa position
dans les relations de production, c’est-à-dire dans la sphère économique. La
classe ouvrière n’est plus le sujet historique de la révolution socialiste.
Mais la fragmentation générale du processus productif et le chômage de masse
laisseront plutôt place à un précariat postindustriel, dont la conscience résultera
davantage de son exclusion du système
économique. Ainsi, son identité ne prendra forme qu’à travers la sphère
sociale, civique ou politique, c’est-à-dire par le biais d’une construction
discursive émergeant dans l’action. La lutte des classes ne pourra être que le
produit d’une recomposition des luttes démocratiques et des mouvements sociaux
contre un ennemi commun, le capitalisme. L’agent historique de la
transformation sociale sera donc virtuellement
n’importe qui ; dans l’ordre pratique, les individus et communautés qui
seront directement affectés ou conscients des effets destructeurs de la
rationalité économique sur leur milieu de vie seront les premiers à se
mobiliser.
La
base matérielle et historique de l’écosocialisme
Rosa Luxemburg résume ainsi le
débat qui oppose la théorie écosocialiste et matérialiste à la théorie
réformiste et idéaliste, qu’elle associe même au « socialisme
utopique » :
« En un mot, [la théorie
réformiste] fait reposer le socialisme sur la « connaissance pure »,
autrement dit en termes clairs, il s’agit d’un fondement idéaliste du
socialisme, excluant la nécessité historique : le socialisme ne s’appuie plus
sur le développement matériel de la société. La théorie révisionniste est
confrontée à une alternative : ou bien la transformation socialiste de la
société est la conséquence, comme auparavant, des contradictions internes du
système capitaliste, et alors l’évolution du système inclut aussi le
développement de ses contradictions, aboutissant nécessairement un jour ou
l’autre à un effondrement sous une forme ou sous une autre ; en ce cas, même
les « facteurs d’adaptation » sont inefficaces, et la théorie de la
catastrophe est juste. Ou bien les « facteurs d’adaptation » sont
capables de prévenir réellement l’effondrement du système capitaliste et d’en
assurer la survie, donc d’abolir ces contradictions, en ce cas, le socialisme
cesse d’être une nécessité historique ; il est alors tout ce que l’on veut sauf
le résultat du développement matériel de la société. Ce dilemme en engendre un
autre : ou bien le révisionnisme a raison quant au sens de l’évolution du
capitalisme - en ce cas la transformation socialiste de la société est une
utopie ; ou bien le socialisme n’est pas une utopie, et en ce cas la théorie des
« facteurs d’adaptation » ne tient pas. That is the question : c’est là toute la question. »
Une théorie néo-marxiste doit
reconnaître que la contradiction capital/travail n’est pas le seul point
d’achoppement du système, mais le résultat d’une tension plus profonde entre
l’économie et l’environnement, c’est-à-dire entre le système de production et
les conditions d’existence de la production. Seule cette contradiction permet
de fonder la théorie de l’effondrement du capitalisme, la croissance ne pouvant
être découplée de la consommation matérielle. Autrement dit, la nécessité
historique du socialisme ne découle pas de l’effondrement nécessaire et
endogène du capitalisme (celui-ci pourrait théoriquement se métamorphoser à
l’infini, de crise en crise), mais d’une limite exogène, c’est-à-dire des
frontières écologiques de la Terre elle-même.
La base matérielle et historique
sur laquelle repose la théorie écosocialiste et la nécessité d’une telle
transformation n’est pas donc pas sociale ou économique, mais écologique. Le
« développement matériel » de la société ne doit pas se limiter à la
question de l’évolution des forces productives propulsées par l’innovation
accélérée de la technique, qui seraient entravées par la propriété privée des
moyens de production, et qui devraient se libérer des chaînes capitalistes pour
redistribuer la richesse et développer leur plein potentiel. Au contraire,
cette perspective productiviste bien présente dans toute la pensée marxiste
doit laisser place à l’analyse des conséquences socioécologiques du
développement matériel, par le biais de la critique de l’idéologie du développement, du
processus de rationalisation technoscientifique, bureaucratique et économique.
« On a souvent réduit
l’analyse marxienne à la seule réflexion sur l’exploitation de la force de
travail. Or « il n’est pas vrai que le travail soit la source de toute
richesse, il en est seulement le père, la nature en est la mère » (Critique du
programme de Gotha, 1875). La IVe section du Livre Ier du Capital offre la
pierre angulaire d’un raisonnement qui préconise une gestion raisonnable des
ressources de la Terre. Marx y indique que « l’accroissement de la productivité
et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du
tarissement de la force de travail ». Or cette spoliation de la force de
travail s’accompagne, mécaniquement, d’une spoliation « dans l’art de spolier
le sol ». En clair, « la production capitaliste ne développe la technique […]
qu’en minant en même temps les sources qui font jaillir toute richesse : la
terre et le travailleur ». Le Devoir de philo, Florent Michelot, Marx cet écologiste méconnu
Pour préserver la société et la
nature, il faut donc impérativement sortir du capitalisme, et trouver une
alternative qui n’existe pas forcément dans le développement même de ce système
de production. Autrement dit, le capitalisme ne va pas se dépasser lui-même, et
c’est pourquoi il faut rejeter le cadre évolutionniste et l’essentialisme
économique du schème marxiste traditionnel. L’écosocialisme suppose une critique
du progrès, de la modernisation industrielle et de la croissance illimitée,
triade du productivisme. De plus, la révolution sur laquelle s’effectuera la
transition écologique ressemblera moins à l’idée de Marx qu’à celle de Walter
Benjamin : « Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de
l’histoire mondiale. Mais peut-être les choses se présentent-elles tout
autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, par lequel l’humanité
qui voyage dans ce train, tire le frein d’urgence ».
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