Pourquoi Labeaume règne-t-il sur une ville de fonctionnaires ?


 Enquête gorzienne sur la personnalité autoritaire

Comment percer le mystère du conservatisme de la ville de Québec ? Pourquoi une population largement composée d’employé-es de la fonction publique (19 ministères du gouvernement du Québec) vote-t-elle majoritairement pour des partis politiques visant ouvertement le démantèlement de l’État-providence ? Pourquoi les classes moyennes et populaires se laissent-elles influencer par les radio-poubelles, les discours réactionnaires, les dérives autoritaires et les chefs charismatiques comme le maire Labeaume ? Autrement dit, pourquoi certains groupes sociaux adoptent-ils des idées qui minent directement leur intérêt objectif ? L’idéologie ou la fausse conscience suffisent-elles à expliquer ce phénomène ?

Pour répondre à cette question complexe, nous ferons appel à la pensée du philosophe et sociologue français André Gorz, en retranscrivant un chapitre entier de son ouvrage Adieux au prolétariat (1980). L’auteur retrace de manière historique et critique le passage du libéralisme au fascisme, en montrant comment l’État moderne entraîne une forme d’aliénation qui sécrète sa propre négation. Gorz analyse le processus dialectique qui unit le pouvoir fonctionnel (logique bureaucratique) et le pouvoir personnel (autorité charismatique), tout en évitant de faire une critique abstraite et mécaniste de la mentalité autoritaire ; il opère une véritable description phénoménologique du travailleur aliéné par le système impersonnel qui le domine.

En gardant à l’esprit l’importante remise en question du « modèle québécois » dans l’espace public, nous pouvons alors comprendre comment l’idéologie libertarienne (hyper-libérale) et la pensée néo-conservatrice constituent deux moments d’une même dérive sociale et politique. Le rapport ambivalent entre la ville de Québec et son maire-entrepreneur représente une métaphore, un symptôme d’un phénomène beaucoup plus vaste qui traverse l’ensemble de notre société en crise. Le vieillissement de l’État-providence, les contradictions du capitalisme et d’autres facteurs psycho-sociologiques fournissent le terreau fertile d’une subjectivité fascisante qui pourrait un jour se réveiller.

Pouvoir personnel et pouvoir fonctionnel

« Le mouvement ouvrier a été amené très tôt à faire la différence entre pouvoir personnel et pouvoir fonctionnel. Le premier résulte d’une supériorité non pas de position mais de capacités et de savoir : l’ouvrier professionnel domine les manœuvres par son habilité et les dirige dans leur travail. Il revendique cette supériorité et en exigence la reconnaissance : l’anarcho-syndicalisme allait de pair avec l’esprit corporatiste et l’élitisme professionnel.

En revanche, il contestait le patronat dans la mesure où celui-ci devait sa domination non pas à un savoir-faire supérieur mais seulement à la position dominante que lui conférait la propriété du capital et l’ensemble des institutions et rapports juridiques qui la consacraient. N’importe quel imbécile pouvait être patron à condition d’avoir hérité de son père une entreprise, une fortune et le nom auquel étaient attachés les rapports juridiques, la position sociale et la place sur l’échiquier institutionnel.

Mais autant, sur le plan idéologique, l’anarcho-syndicalisme combattait le patronat en tant que classe et en tant que fonction, autant l’élite ouvrière était capable de s’entendre avec les entrepreneurs de type shumpétérien, c’est-à-dire avec des créateurs d’entreprise ayant la passion de la réalisation technique et le goût du travail bien fait. Le pouvoir personnel de ce type d’entrepreneur tiendra d’ailleurs, dans une large mesure, à sa capacité de faire reconnaître par les ouvriers la supériorité de son savoir dans le domaine qui est le sien et, sur cette base, d’établir au sein de l’entreprise un condominium de tous ceux qui sont susceptibles, en raison de leur qualification, d’y investir une part d’eux-mêmes. L’antagonisme de classe a souvent trouvé sa limite dans les rapports entre ouvriers professionnels et patrons exerçant un pouvoir personnel : c’est par leur caractère personnel que les fins de l’entrepreneur shumpétérien transcendent leur nature de classe et peuvent être communiquées au collectif ouvrier – voire prises en charge par lui.

Le pire pouvoir n’est donc pas le pouvoir personnel du chef qui impose sa volonté souveraine et exige des autres qu’ils poursuivent les fins qu’il a librement choisies. Exercer ce type de pouvoir personnel, c’est se mettre personnellement en jeu : proclamant ses buts, se revendiquant comme seul responsable de ses entreprises, le chef s’expose par là même à la contestation. Il sera admirable ou haïssable selon qu’il réussit ou échoue à faire épouser ses fins à ceux auxquels il commande. Il travaille sans protection ni garantie, en son propre nom. Disant « je veux », il ne peut s’abriter derrière des nécessités extérieures ou des causes qui le dépassent : le pouvoir, en lui, est sujet et, pour cela même, il peut être combattu, mis en question, refusé par ceux sur lesquels il s’exerce. Exercer un pouvoir personnel, c’est nécessairement accepter le conflit sous sa forme la plus directe, de personne à personne. Affirmer sa volonté propre, c’est s’exposer à ce que les autres vous opposent la leur.

Aussi l’entrepreneur shumpétérien, le chef visionnaire vivent-ils généralement dans un climat de véhémence et de drame. Leurs rapports avec leur entourage sont chargés d’affectivité et de passion. Chaque antagoniste de ces rapports sait qu’il peut être mis en échec. Bien que ces rapports demeurent évidemment des rapports de classe, aucun des antagonistes n’est entièrement prédéterminé dans ses conduites par les règles juridiques et institutionnelles qui régissent ces rapports. Le pouvoir personnel du patron lui-même peut être détruit et, avec lui, ce type d’entreprise. D’autres entreprises en prendront sans doute la place, dans lesquelles la domination du capital aura des bases moins fragiles que l’autorité personnelle de l’entrepreneur. Mais quelles bases ?

Le fondement de la légitimité du pouvoir est une des grandes questions résolues de la société capitaliste. Selon son idéologie, elle devrait toujours garantir aux plus aptes l’accès aux positions dominantes. L’idéologie libérale implique la méritocratie et celle-ci – les aptitudes et les mérites individuels étant par essence intransmissibles et imputables aux seuls efforts de chaque personne – suppose une fluidité et une labilité parfaites des rapports de pouvoir : aucune inertie matérielle ni institutionnelle ne doit entraver la mobilité sociale. Le vainqueur d’hier doit pouvoir être délogé aujourd’hui par plus capable que lui. Patrons et prolétaires, banquiers et paysans doivent pouvoir permuter en permanence leurs positions respectives. L’idéologie libérale postule que le succès en affaires ne procure jamais aux gagnants les moyens de perpétuer leur pouvoir, bien mieux : que le pouvoir que procure le succès des affaires ne comporte pas, par essence, celui de barrer la route à des nouveaux venus plus capables et de transmettre, par héritage ou délégation, ses prérogatives ou privilèges.

Cette vision idéale de la société d’hommes libres et égaux pouvoir avoir une part de vérité à l’époque héroïque du capitalisme, qui fut aussi celle de la colonisation de l’Amérique du Nord. Elle supposait, en effet, que les chances d’entreprendre et de réussir étaient pratiquement illimitées, c’est-à-dire que nul ne serait empêché de réussir par la réussite de ceux qui l’avaient précédé. Il suffit d’énoncer cette condition pour apprécier qu’elle ne peut exister que de manière exceptionnelle et pendant une durée limitée. Le nombre des positions de pouvoir est, en effet, nécessairement limité à un moment et dans une société donnée. De plus, contrairement au postulat implicite de libéralisme, il n’est pas de pouvoir qui ne soit, par essence, pouvoir de se perpétuer et de se transmettre. Le pouvoir est, par définition, confiscation d’une position dominante et les positions dominantes sont nécessairement privilégiées et rares. Occuper l’une d’elles, c’est en interdire l’accès à d’autres. La seule question politiquement importante est la suivante : la position dominante a-t-elle été créée par celui qui l’occupe et le pouvoir qu’elle confère est-il destiné à s’éteindre avec la personne qui l’a forgé ? Ou au contraire, le pouvoir est-il inhérent à la place préexistante que son détenteur occupe dans le système des rapports sociaux et, par conséquent, indépendant de la personne de son titulaire ?

Le vieillissement d’une société, et tout particulièrement de la société capitaliste, c’est la prédétermination croissante et, finalement, totale, des positions de pouvoir et des modalités de son exercice. Toutes les places à occuper sont prédéfinies, de même que les qualités requises par leurs titulaires. Nul ne pourra, par son audace, réussir en dehors des filières tracées d’avance, c’est-à-dire en dehors des institutions établies. La domination ne sera jamais exercée par des personnes ni ne dépendra de leur autorité personnelle. Elle s’exercera par la voie institutionnelle, selon une procédure définie d’avance, et ceux qui ont pour fonction de la perpétuer seront eux-mêmes des exécutants dominés, non des chefs : ils seront au service d’un « appareil » de domination (les Américains disent d’une « machine », les Britanniques d’un « establishment »). Ils prêteront leur personne à un pouvoir impersonnel qui les dépasse.

Cette sclérose institutionnelle de la domination ne fait qu’un avec la bureaucratisation du pouvoir. Nul ne pourra en conquérir par et pour soi-même ; il pourra seulement tenter de se hisser à une de ces positions auxquelles une parcelle de pouvoir est inhérente. De la sorte, ce ne sont plus les hommes qui ont du pouvoir, ce sont les fonctions de pouvoir qui ont des hommes. Elles ne sont plus créées à leur mesure par des individualités puissantes pour exalter la singularité de leur « moi » ; elles façonnent à leur façon les individualités qui les occupent. Les aventuriers, les conquérants, les entrepreneurs schumpétériens n’ont plus de place dans cette société : la réussite y appartient aux carriéristes : à ceux qui ont suivi les filières, terminé les écoles qui leur taillent la personnalité, le langage, les manières et le savoir adapté aux fonctions qui attendent leurs hommes.

Cette évolution était inscrite dans les choses à partir du moment où le capitaliste individuel était remplacé par la société anonyme, l’entrepreneur par la Banque, le patron par le Capital et ses fonctionnaires : les managers. Tout l’appareil de direction et de gestion politique et économique est structuré de manière à satisfaire aux exigences de rentabilisation et de circulation du capital. Il faut que la logique de celui-ci prévale indépendamment de l’intelligence des individus qui le servent ; il faut que la suprématie lui soit assurée indépendamment des capacités et de l’autorité individuelle de ses fonctionnaires. Et il en va de même, tout naturellement, de l’appareil de domination politique : il doit garantir la domination sur la population sans permettre à personne de l’exercer en son nom et pour son compte propres. L’État sera cette machine de pouvoir qui se subordonne tous les citoyens et ne permet de pouvoir personnel à aucun.

La figure fondamentale de cette société sera donc le bureaucrate. Il assure à l’État son pouvoir sans lui-même n’en détenir aucun. Il est l’exécutant parcellaire qui assure le fonctionnement de l’appareil de domination en appliquant un règlement dont il n’a pas à répondre, en remplissant une fonction à laquelle il ne peut s’identifier personnellement. Le pouvoir du fonctionnaire est impuissance : il assure l’intégrité de la machine de pouvoir en renonçant à en avoir aucun lui-même. Rouage d’un mécanisme monté, il est l’instrument d’un pouvoir sans sujet : dans l’appareil d’État comme dans la grande entreprise, le pouvoir, c’est l’organigramme.

On observera avec raison que cet organigramme a été inventé par des hommes pour garantir avec une quasi-automaticité la soumission hiérarchique d’autres hommes. L’organigramme a été conçu par ces techniciens du pouvoir que sont les « conseils en organisation » (ou, le cas échéant, les juristes) : il prédéfinit le fonctionnement d’un ensemble, le découpe en tâches spécialisées et prédétermine les nœuds et de communication transversale et verticale entre les exécutants de ces tâches. Un réseau de fonctions, de coordinations, de contrôles, etc., règle la circulation des informations et des décisions fragmentaires, prévoit des pouvoirs partiels qui s’équilibrent et s’excluent de manière à empêcher la suprématie d’un individu ou d’un groupe. Le fait d’avoir été inventé par un homme ne signifie point que l’organigramme soit la matérialisation du pouvoir de cet homme. Le conseiller en organisation (ou le spécialiste du droit constitutionnel) n’a, personnellement, pas plus de pouvoir que les autres fonctionnaires : il est le spécialiste d’une domination s’exerçant sur tous par le non-pouvoir de chacun.

L’élimination du pouvoir personnel au profit du pouvoir fonctionnel inhérent à un organigramme anonyme a profondément changé les enjeux de la lutte des classes. Le pouvoir dans la société et dans l’entreprise est désormais exercé par des hommes qui ne le détiennent pas, qui ne répondent pas de leurs conduites, qui se déchargent plutôt sur la fonction qui leur est attribuée de répondre d’eux. Par cela même qu’il est exécutant et serviteur, le bureaucrate n’est jamais responsable. Insensible à la révolte, retranché derrière les obligations prédéfinies de sa fonction, il désarme toute protestation : « Nous, on ne fait pas ce qu’on veut. On applique le règlement. On exécute les ordres. » Les ordres de qui ? Le règlement inventé par qui ? Si loin qu’on remonte, on ne découvrira jamais, à leur source, une personne affirmant : « C’est moi. » Le système dominant a beau être un système de classe, il ne s’ensuit pas que les individus composant cette classe soient des individus dominants. Ils sont eux-mêmes dominés jusque dans le pouvoir qu’ils exercent. Le sujet de ce pouvoir est introuvable et c’est précisément pour cela que des masses subalternes réclament implicitement un souverain à qui elles puissent demander des comptes, présenter leurs revendications ou leurs suppliques : « Charlot, nos sous. Pompidou, nos sous. Les patrons peuvent payer. Bababarre, il y en a marre. »

On voit le piège : imputer les effets d’un système à un souverain supposé qui en serait personnellement responsable, c’est implicitement espérer le salut d’un souverain réel qui se porterait directement garant d’effets différents. En appeler à un chef prestigieux (à un « sauveur suprême ») contre les effets d’un système de domination bureaucratique, n’est pas une conduite particulière à la petite bourgeoisie. Lorsque les masses dominées n’ont de moyens ni pratiques, ni théoriques d’attaquer le système de domination comme illégitime et insupportable, le recours au pouvoir personnel peut apparaître comme une issue désirable. Par le seul fait de dire « je veux, je décide, je proclame », le chef délivre le peuple de l’engluement dans l’impuissance sérielle. Face à un système de fuite devant la responsabilité, de bureaucraties anonymes, de dominants dominés exerçant un pouvoir sans l’assumer et en geignant à longueur d’année qu’ils ne font pas ce qu’ils veulent et ne veulent pas ce qu’ils font, le chef, le Führer est d’abord ce « grand individu » qui ose dire « je ». Le pouvoir, c’est lui, tout le pouvoir. Il l’assumera personnellement.

Il sera le recours, le salut de tous ceux qui cherchaient vainement les responsables de leurs humiliations. Ces responsables, il les désignera : ce sont les petits bourgeois pusillanimes et « encroûtés » ; les « ploutocrates » et autres « cosmopolites » qui, dans les coulisses, tissent leur toile d’araignée de combines, de spéculations et d’ententes occultes par delà les frontières ; ce sont les politiciens corrompus et impuissants, vendus à une classe dirigeante indigne qui fait passer ses intérêts mesquins avant ceux de la nation. Peuple, réveille-toi ; à la place des fins misérables de la bourgeoisie, le Führer t’annonce ses buts grandioses. Il te délivre de l’oppression des processus que nul ne veut répondre. Il soumettra l’Histoire à sa volonté, remplacera les obscures lois des choses par son « fiat ». Tout ce qui se fera, désormais, se fera par sa volonté. « Führer commande, nous t’obéissons » et retrouvons dans l’obéissance notre humanité et notre grandeur.

Tel est le discours du fascisme. Il transcende les frontières de classe et mobilise les besoins qu’a engendrés, sans aucunement pouvoir de les satisfaire, un système de domination impersonnel, fondé sur l’impuissance de chacun et de tous. Le développement du fascisme a pour condition indispensable l’existence d’un chef lié aux masses, à la fois prestigieux et plébéien, capable d’assumer en même temps la majesté de l’État et l’individualité de « l’homme quelconque » portée à la toute-puissance[1]. En l’absence de ce type de chef charismatique, il peut y avoir dictature militaire, monarchie républicaine, État policier, mais non fascisme.

La spécificité du fascisme tient à l’identification du chef tout-puissant et du peuple. Le pouvoir du Führer, c’est le pouvoir par procuration de n’importe qui et de tout le monde. Le Führer, c’est l’homme du peuple qui a eu la force et le courage de chasser tous ces profiteurs, exploiteurs, parasites, bureaucrates et politiciens qui engluaient le peuple dans le système et l’empêchaient d’avoir une volonté. Le fascisme abolit le pouvoir fonctionnel pour le remplacer partout par le pouvoir personnel des plus forts et des plus capables. Il abolit le système. Tout pouvoir reflètera désormais la capacité supérieure de celui qui le détient. La société, comme Parti unique, aura à sa tête « les meilleurs » et la hiérarchie sociale, comme celle des organisations de masse (Jeunesses, Femmes, Travailleurs, Corporations, etc.) sera fondée sur la valeur des individus. Il sera impossible de gravir les échelons grâce aux « pistons », aux « relations », aux ruses, aux trafics d’influence. Ce qui est précisément reproché à la franc-maçonnerie, à la bourgeoisie, aux Juifs, c’est d’avoir monopolisé les positions de pouvoir par leur système de protections. L’ancienne « élite » « décadente », « dégénérée », « corrompue », était composée d’aigrefins qui s’attribuaient les meilleures places en jouant de leurs « amitiés » et « influences », sans, bien entendu, être « les meilleurs », sauf dans l’art méprisable de l’intrigue.

Toute cette pourriture sera balayée par la nouvelle élite plébéienne. Elle veillera à ce que, en toutes choses, la hiérarchie des fonctions et celle des hommes se recouvrent. Le fascisme mettra en œuvre un grand luxe de moyens – et notamment de décorations, d’insignes, d’uniformes – pour mesurer et dénoter cette hiérarchie des hommes. Sports de compétition et compétitions sportives auront un rôle éminent dans la détermination des « plus capables ».

La puissance corporelle sera une valeur cardinale : la supériorité physique du plus fort sur le plus faible est, de toutes les supériorités, la moins contestable, la plus facilement mesurable, la plus évidemment ontologique : celui qui a une puissance musculaire, une habilité corporelle supérieure est puissant en et par lui-même. Le pouvoir qu’il tire de cette puissance ne doit rien à la position sociale, aux relations, aux médiations culturelles. Le fascisme sera une révolution culturelle virile : il liquidera les valeurs bourgeoises (propriété, épargne, culture, famille, maison, vie privée, bonnes manières, charité, tolérance, etc.) pour les remplacer par des valeurs vitales. Il exige de tous ses chefs d’exceller (du moins en apparence) selon celles-ci (d’où les nombreuses réminiscences qu’il empruntera à la société féodale). Il sera délivrance barbare et brutale, promotion de ceux dont la force a été jusque-là tenue en échec par les combines des profiteurs embusqués. À la place de l’ancien État, appareil de domination que personne ne dominait, machine de pouvoir où personne n’avait le pouvoir, le nouvel État sera une pyramide de pouvoirs personnels animés par une seule et même volonté, celle de « notre chef adoré ».

Telle est, au moins la pratique idéologique du fascisme. Elle rejette les partis politiques et le « système des partis » non seulement, comme on n’a cessé de le dire, parce qu’aucune médiation ne peut être tolérée entre la volonté du Führer et celle de son peuple : ce doit être une seule et même volonté, une communion permanente. Mais il y a une raison plus fondamentale encore : le fascisme remplace une machine de pouvoir par le pouvoir d’un homme. Or le propre des partis politiques est de réclamer pour leurs hommes les postes aux commandes de la machine de pouvoir étatique. Tous les partis se valent de ce point de vue : tous sont des répliques de l’appareil d’État qu’ils ambitionnent de contrôler. Tous sont une association de gens qui convoitent un pouvoir fonctionnel et s’apprêtent à se répartir, à force de combines, d’intrigues, de trahisons et de marchandages, les positions de pouvoir étatiques où ils manifesteront, conformément aux lois du système, leur impuissance personnelle. L’abolition des partis, pour le fascisme, fait partie de l’abolition de l’État en tant qu’appareil de pouvoir impersonnel, exempt de volonté.

Nous sommes loin des explications simplistes qui présentent le fascisme comme une invention du grand capital cherchant à faire diversion à la crise du système économique et s’appuyant à cette fin sur la révolte réactionnaire des classes moyennes menacées de prolétarisation. En réalité, l’idéologie fasciste exprime et mobilise un ensemble de besoins, de frustrations et d’aspirations nés du système de domination propre aux sociétés industrialisées. Les thèmes de l’idéologie fasciste sont présents en permanence, de façon diffuse, dans toutes les couches et classes de ces sociétés, tout particulièrement dans les classes populaires (et, en France, dans les discours des dirigeants communistes). Mais seules des circonstances exceptionnelles (en particulier le blocage des possibilités de promotion sociale sous l’effet de la crise économique) et l’existence d’un chef charismatique permettent la fusion de ces thèmes et des masses qui les propagent spontanément en un mouvement politique radicalisé.

Remplacer un système de domination fonctionnel par la promotion permanente des plus capables, le pouvoir d’une classe monopolisant les positions-clés par le pouvoir personnel du Führer, l’État et sa bureaucratie par les organisations de masse animées d’une pensée et d’une volonté uniques : la réalisation de ce programme suppose une transformation radicale de la société et de l’État, une refonte totale de toutes les institutions, proche, sur certains points, de celle que propose le mouvement socialiste.. Or l’ensemble de ces transformations supposerait celle du système de production, la suppression des grands appareils techniques, des grandes unités économiques et administratives, bref de tous les ensembles institutionnels qui, en raison de leur dimension et de leur complexité, ne peuvent être maîtrisés par le pouvoir personnel d’un seul et exigent une division fonctionnelle des tâches, y compris des tâches de direction.

Le fascisme ne prévoit rien de tel. Au contraire, le « Führerprinzip » - le principe selon lequel le pouvoir personnel du Führer et sa volonté unique s’exercent en toutes choses et à tous les niveaux – exige que l’appareil de domination soit remanié dans le sens d’une centralisation renforcée afin qu’aucun pouvoir personnel ne trouve à s’exercer hormis du chef suprême. La machine de pouvoir devra donc être calquée sur le modèle de la machine militaire, avec ses échelons et ses contrôles hiérarchiques en cascade, ses règles d’obéissance et de discipline strictes. En dehors du pouvoir absolu du Führer seuls pourront exister des pouvoirs délégués que les chefs subalternes exerceront « par la volonté du Führer » et en son nom, tout en demeurant révocables par lui. Au lieu d’une promotion des plus capables, la sélections des chefs subalternes selon les critères de loyalisme et de fiabilité : la surenchère dans le conformisme et la flagornerie vis-à-vis du « chef adoré » et de ses émissaires seront les qualités principales que devra montrer celui qui veut faire carrière.

Bref, le pouvoir personnel du Führer sera l’alibi idéologique d’une bureaucratisation totale de la vie publique. L’État fasciste présentera, en pire, tous les défauts et toutes les perversions de l’État du bureaucratisme bureaucratisé ; mes ces perversions ne pourront plus être désignées ni nommées : la propagande officielle démontrera inlassablement qu’elles ont été supprimées et aucun moyen ne subsistera de contredire la propagande officielle. Le Führer et sa camarilla seront présentés comme les héros permanents de l’histoire en cours et les auteurs personnels de toutes les décisions. La transmission et l’application de celles-ci exigera une militarisation de la pratique administrative et économique, avec tout ce que cela comporte de gâchis, de protections, de népotisme, de trafics clandestins, d’irresponsabilité, etc. Les États policiers hitlérien et stalinien étaient d’une remarquable similitude sous ce rapport. L’abolition du pouvoir fonctionnel au profit du pouvoir personnel se solde, en définitive, dans les sociétés modernes, par la dictature des détenteurs du pouvoir fonctionnel et la personnalisation d’une domination d’appareil.

Cette digression nous permet de mieux situer la problématique du pouvoir. Celui-ci, dans les sociétés modernes, n’a pas de sujet : il n’est personnel qu’en apparence. Sa réalité est structurelle : il découle de l’existence d’un appareil de domination qui confère un pouvoir fonctionnel à ceux qui en occupent les postes, quelles que soient d’ailleurs leurs capacités et leur couleur politique. Tant que l’appareil de domination demeure intact, il est politiquement indifférent de savoir qui en occupera les postes au pouvoir : c’est l’appareil qui déterminera la nature du pouvoir et le mode de gouvernement, les rapports entre la société civile et la société politique, entre la société politique et l’État. La nécessité de s’emparer de l’appareil de domination afin de le changer par la suite est l’illusion constante du réformisme. Je ne nie point que celui-ci ait effectué des réformes ; mais il n’a pas changé la nature du pouvoir ni le mode de gouvernement, les rapports entre la société civile et l’État. Ses réformes, au contraire, ont servi à légitimer et à renforcer l’appareil de pouvoir, la domination sur les masses et leur impuissance.

Le prolétariat est constitutivement incapable de devenir le sujet du pouvoir. Si ses représentants s’emparent de l’appareil de domination mis en place par le Capital, ils reproduiront le type de domination de celui-ci et deviendront à leur tour une bourgeoisie de fonction. Une classe ne peut en évincer une autre en prenant la place de celle-ci dans l’appareil de domination. Elle n’obtient, ce faisant, qu’une permutation des titulaires des postes du pouvoir, non un transfert de celui-ci. L’idée que la domination du capital puisse être transférée au prolétariat et « collectivisée » grâce à ce transfert est aussi saugrenue que l’idée de centrales nucléaires qui deviendraient « démocratiques » grâce au transfert à la C.G.T. des postes de direction, de contrôle et de gestion.

L’idée de prise de pouvoir est à revoir fondamentalement. Le pouvoir ne peut être pris que par une classe déjà dominante dans les faits. Prendre le pouvoir, c’est l’enlever à ceux qui l’exercent, non pas en prenant leur place mais en les mettant dans l’impossibilité durable de faire fonctionner l’appareil de leur domination. La révolution est d’abord destruction irréversible de cet appareil. Elle suppose une pratique collective qui met celui-ci hors circuit en développant un réseau de rapports de type nouveau. Quand un nouvel appareil de domination est engendré par cette pratique et garantit un pouvoir fonctionnel aux dirigeants, la révolution a pris fin : un ordre institutionnel nouveau est en place.

Les révolutions passées ont généralement cherché à supprimer tout pouvoir fonctionnel en vue de supprimer toute forme de domination. Elles ont généralement échoué : le pouvoir fonctionnel renaît inévitablement des appareils de production sociale à grande échelle et de la division des tâches qui la sous-tend. Vouloir faire dépendre la suppression des rapports de domination de la suppression du pouvoir fonctionnel, c’est se donner une tâche insoluble. La seule chance d’abord les rapports de domination, c’est de reconnaître que le pouvoir fonctionnel est inévitable et lui faire une place circonscrite, déterminée d’avance, de manière à dissocier pouvoir et domination, et à protéger les autonomies respectives de la société civile, de la société politique et de l’État. »

André Gorz, Adieux au prolétariat, Galilée, Paris, 1980, pp.83-98




[1] Les circonstances permettant le surgissement de ce type de chef sont nécessairement exceptionnelles. C’est son absence seule qui explique la faiblesse du fascisme en France. – Pétain ou de Gaulle étaient prestigieux mais n’étaient pas liés aux masses. Doriot ou Poujade étaient plébéiens mais n’étaient pas prestigieux et n’avaient pas le sens de l’État.

Commentaires

  1. Savoureuses analogies. Et constater que l'extrait date d'un texte de 1980 ! Les repères fournis sont utiles ; les questionnements suscités précieux. Merci.

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