Prolégomènes aux études gramsciennes
Dans ses Cahiers de prison, Gramsci élabore
une foule de réflexions sur l’histoire, la culture, l’éthique, l’économie, la
politique, la philosophie, bref toute une série de dynamiques idéologiques et
sociales dont la compréhension concrète permettrait d’intervenir plus
efficacement dans le réel. Si plusieurs concepts essentiels comme l’hégémonie,
l’intellectuel, le bloc historique, la crise organique ou la révolution passive
sont souvent évoqués dans le monde universitaire et militant, ceux-ci ne
peuvent être interprétés séparément, comme une sorte de dictionnaire qui
pourrait isoler la signification exacte de chaque idée.
Pour saisir la pensée gramscienne, il faut
suivre son mouvement, accompagner son développement sinueux, qui n’est pas régi
par les principes d’un système mécanique, mais infléchi par l’activité d’un
ensemble organique. Claire, difficile, systématique et tortueuse, la réflexion
gramscienne est surdéterminée par l’exigence de la pratique, c’est-à-dire par
le besoin d’ajuster constamment la théorie au devenir historique afin de
dégager les conditions concrètes de l’action politique. C’est pourquoi une
philosophie pratique doit toujours élaborer des stratégies sur ce qu’on appelle
communément une « analyse de la conjoncture ». Que signifie cette
expression mystérieuse ? Chacun.e d’entre nous possède une
précompréhension intuitive de ce que pourrait être une réflexion sur
l’actualité, l’état des lieux et des opinions, des dynamiques économiques, politiques
et culturelles qui définissent la situation sociale présente.
Le fourmillement des analyses ordinaires

Malheureusement, toutes ces décisions infraconscientes
qui structurent notre rapport à soi, à l’entourage, à la communauté politique,
à l’environnement ou au monde en général, sont la plupart du temps « anhistoriques ».
L’actualité est habituellement pensée comme une chose, et non comme le moment
d’un processus, un élan en devenir. Les « analyses ordinaires »
prennent part dans le domaine étanche d’un présent autosuffisant, séparé de la
mémoire du passé et de la projection dans l’avenir. Cela est peut-être dû à la
psychologie humaine, ou encore à l’accélération historique que nous vivons à
l’époque du capitalisme avancé, des réseaux sociaux virtuels ou de la machine
infernale du progrès technoscientifique. L’important n’est pas de condamner
abstraitement le culte de l’instantanéité, ou de souhaiter la restauration
mythique d’un passé fondé sur le primat de la loi, la culture ou les ancêtres.

La question de la méthode et le champ politique
Interpréter le monde correctement ne va pas
de soi, bien évidemment ; mais le seul constat de notre ignorance de la façon dont nous devons interpréter la
réalité de manière appropriée, pour la rendre plus intelligible et par là même
modifiable (dans une certaine mesure), permet de dégager la première tâche de
toute activité pratique et réfléchie. Il s’agit de trouver une méthode permettant de distinguer les
différents niveaux de la réalité sociale, leurs liens et leurs contradictions,
non pas une fois pour toutes, mais dans une perspective ouverte au changement,
à la révision incessante des hypothèses et des anticipations. Nous avons besoin
d’un regard à la fois neuf et conscient de l’histoire, éclairé par les lumières
du concept mais non ébloui par la théorie, afin de saisir les ombres qui se cachent
dans l’expérience concrète de la vie quotidienne. Il faut aborder la réalité de
manière vivante et pénétrante, à chaque nouvelle analyse et reformulation du
tableau d’ensemble.

Selon André Gorz, le champ politique représente l’interface dynamique entre la société civile et
l’État ; il ne peut donc être réduit à la sphère du pouvoir, ni être pensé
comme une pure opposition ou tentative d’abolition de l’État (comme le prônent
certains anarchistes) ; c’est plutôt un lieu de tension irréductible, un champ
de contradictions, un mouvement dialectique qui cherche à limiter le pouvoir
afin de « l’encastrer » à l’intérieur de finalités éthiques, de
normes sociales, culturelles et écologiques définies démocratiquement par la
participation populaire. C’est pourquoi « la finalité essentielle du
politique n’est donc pas l’exercice du pouvoir. Sa fonction est, au contraire,
de délimiter, d’orienter et de codifier les actions du pouvoir, de lui assigner
ses moyens et ses buts, et de veiller à ce qu’il ne sorte pas du cadre de sa
mission. La confusion entre le politique et le pouvoir (c’est-à-dire le droit
de gérer l’État) signifie la mort du politique. » [1]
Qu’est-ce que la philosophie de la praxis ?

Déterminer à l’avance l’issue des débats et
des luttes par la vérité d’une doctrine, la nécessité historique ou un réalisme
de pacotille constitue une escroquerie ; ce n’est qu’à travers l’activité
collective réfléchissante, la pratique sociale prenant conscience d’elle-même
dans son mouvement, que la contingence farouche des événements pourra être
maîtrisée, toujours partiellement, par l’effort d’une volonté en quête de
liberté. C’est l’éternelle tension entre la fortuna
et la virtù de Machiavel, la
conjoncture et l’action politique, le processus sociohistorique et la lutte
pour l’hégémonie visant à le diriger. Tout cela n’est autre chose que la danse
de la guerre de mouvement et la guerre de position, qui prend la sphère
économique, la société civile et l’État à bras-le-corps. C’est la dialectique
de la théorie et la pratique politique, la pensée critique et l’action
transformatrice. Philosophes et organisateurs politiques qui ne font
qu’un : Luxemburg, Gramsci et Bensaïd, sentinelles d’une lutte spirituelle
et matérielle.
(Partie 1 de 2)
Commentaires
Enregistrer un commentaire