Critique de la démocratie participative montréalaise
De la gouvernance métropolitaine à la gestion de proximité
Introduction
La transformation sociale,
économique et politique des villes contemporaines fait apparaître un processus
de métropolisation qui redéfinit le cadre de l’action publique locale. La
ville de Montréal constitue un parfait exemple de cette situation, celle-ci
étant écartelée entre un organisme de gestion régionale, la Communauté
métropolitaine de Montréal (CMM), et une grande décentralisation d’arrondissements
relativement autonomes. Pour analyser cette reconfiguration politique, le
paradigme de la démocratie participative sera utilisé pour interroger
l’émergence de dispositifs participatifs, de l’échelle métropolitaine à
l’échelle microlocale.
Or, la démocratie participative
est une notion floue qui emprunte de nombreuses formes, découlant de facteurs
comme les modalités procédurales, la volonté politique et le contexte
socioéconomique. C’est pourquoi l’exemple montréalais sera examiné à partir d’une
typologie originale (Bacqué et al.,
2005) permettant de distinguer le modèle managérial, la modernisation
participative, la gestion de proximité, l’empowerment
et la démocratie participative. La gouvernance métropolitaine de la CMM et
le budget participatif du Plateau-Mont-Royal serviront à illustrer ces
différents types d’institutionnalisation de la participation au niveau de la
gouvernance urbaine.
Cependant, aucun de ces
dispositifs ne permet l’émergence d’une démocratie participative au sens étroit
du terme, c’est-à-dire une « articulation des formes classiques de
gouvernement représentatif avec des procédures de démocratie directe ou
semi-directe » (Bacqué et al.,
2005 : 37). C’est pourquoi l’hypothèse du « contexte
social-libéral québécois » servira à expliquer la présence des
dispositifs participatifs mentionnés ci-haut, tout en indiquant qu’un scénario
de « régime participatif » serait favorable à la réalisation d’un
véritable pouvoir citoyen en sol montréalais.
Communauté
métropolitaine de Montréal
La Communauté métropolitaine de
Montréal (CMM)[1]
est un organisme de planification, de coordination et de financement qui
regroupe 82 municipalités de la ville-région de Montréal. Intervenant sur des
domaines aussi variés que l’aménagement du territoire, le développement
économique, artistique et culturel, le logement social, les infrastructures
métropolitaines, le transport collectif, la gestion des matières résiduelles,
de l’air et de l’eau, la CMM cherche à créer une vision commune et partagée du
développement métropolitain. Elle est dirigée par un conseil de vingt-huit
membres composé par quatorze élus de la Ville de Montréal, dont le maire
siégeant à titre de président, trois élus de la Ville de Laval, trois élus de
la ville de la Longueuil, ainsi que huit maires désignés par les municipalités
régionales de comté (MRC) de la couronne Nord et Sud de Montréal.
Le conseil de la CMM a le pouvoir
de créer des « commissions consultatives » composées de ses membres
afin de tenir des consultations publiques auprès des municipalités locales, des
MRC, des corps publics ou d’autres représentants de la société civile en
fonction de mandats confiés par le conseil. Ce type de dispositif participatif
permet « d’associer sur des thèmes précis des élus et des citoyens non
élus, souvent délégués des associations ou représentants des groupes
d’intérêt » (Bacqué et al.,
2005 : 16). Certaines commissions consultatives sont permanentes
(aménagement, environnement, développement économique, logement social,
transport), alors que d’autres sont ponctuelles. Elles n’ont pas de pouvoir
décisionnel, mais seulement un pouvoir de recommandation auprès du conseil du
CMM qui demeure le seul initiateur de ces processus. Il s’agit donc d’une
participation top down, qui s’adresse
d’abord aux élus locaux et aux citoyens organisés.
Plan métropolitain
d’aménagement et de développement
Par ailleurs, la CMM a adopté un
Plan métropolitain d’aménagement et de développement (PMAD) du Grand Montréal
le 8 décembre 2011, suite à une importante consultation publique à l’automne
2011. Le PMAD représente une forme de « plan stratégique
participatif » visant à associer les citoyens, associations, entreprises
privées, et autorités locales à la planification urbaine, économique et
environnementale du territoire métropolitain. Basé sur les valeurs
d’attractivité, de compétitivité et de durabilité, ce dispositif renvoie à la
« gouvernance multiniveaux »
qui tente d’harmoniser le cadre institutionnel et les outils de
planification tant à « l'échelle nationale (le gouvernement du Québec),
l'échelle métropolitaine (la CMM), l'échelle régionale (les agglomérations, les
MRC et les villes-MRC) ainsi que l'échelle locale (les municipalités). »[2]
Le PMAD fait suite au plan
stratégique « Cap sur le monde, une vision pour 2025 » qui fut appuyé
par des consultations publiques et électroniques à l’hiver 2003[3].
Ce plan mettait en avant-scène les valeurs de compétitivité (économie basée sur
le talent, la tolérance et la technologie), l’attractivité (cadre de vie,
aménagement de qualité, mise en valeur de l’environnement), la
« solidarité » (partenariat pluriel avec les acteurs de son
développement, ouverture sur le monde) et la « responsabilité » (accountability). Cette vision
stratégique, basée sur l’idée de la « classe créative » de Richard
Florida (Florida, 2002), s’attarde avant tout à la croissance économique, la
gestion et la modernisation de l’administration publique, sans réellement tenir
compte des problématiques sociales (exclusion, redistribution de la richesse),
ou de l’extension de la démocratie à l’échelle locale et régionale. Par contre,
les consultations publiques auront permis de définir l’environnement comme un
axe structurant du PMAD, celui-ci ayant pour objectif de protéger 17% du
territoire du Grand Montréal, en mettant « en valeur le milieu naturel, le
milieu bâti et les paysages à des fins récréotouristiques »[4].
Qu’est-ce que la
gouvernance ?
La description précédente suggère
que les processus participatifs mis en place par la CMM et le PMAD renvoient à
un modèle « managérial », lui-même fondé sur l’approche de la
« gouvernance ». De manière générale, la gouvernance désigne
l’acte de gouverner, c’est-à-dire la manière dont les décisions sont prises,
les règles établies et implantées par une organisation quelconque. Cette notion
est donc beaucoup plus large que le terme « gouvernement », qui
désigne habituellement l’État ou une autorité publique subordonnée comme la
Ville de Montréal par exemple. Dans les années 1980 et 1990, plusieurs chercheurs
en sciences politiques, sociologie, management et études urbaines ont remarqué
une transformation institutionnelle importante : nous serions passés du
gouvernement autoritaire caractéristique du régime fordiste des Trente
glorieuses, à une diminution de l’influence de l’autorité publique qui serait
maintenant ouverte à des partenariats avec des acteurs non étatiques comme les
entreprises et les organisations de la société civile.
Cette transformation serait due à
de nombreux facteurs comme la crise de l’État-providence, la fin du
keynésianisme, la perte de confiance envers les institutions, la remise en
question de la technocratie, et surtout la restructuration économique
postfordiste menant à la mondialisation néolibérale. La gouvernance serait
alors un nouveau mode de gestion des affaires publiques favorable au dialogue,
aux partenariats public-privé, aux impératifs d’efficacité, de transparence et
de participation, etc. Il ne s’agit pas d’un modèle fixe et éprouvé, mais d’un
« bricolage institutionnel » essayant de résoudre la crise de
légitimation de l’État. En ce sens, cette notion offre une « description »
intéressante du nouveau contexte institutionnel dans lequel baigne la
quasi-totalité des organisations, publiques comme privées, à notre époque. Or,
le discours sur la gouvernance est ambigu parce qu’il est également « normatif »,
de telle sorte qu’il devient associé à une façon de faire éthique et efficace
qui doit s’imposer dans toute prise de décision.
C’est bien cette forme de
« management totalitaire » que pourfend Alain Denault avec ses 50
thèses sur la gouvernance. « Dans les années 1980, les technocrates de
Margaret Thatcher ont habillé du joli nom de « gouvernance » le
projet d’adapter l’État aux intérêts et à la culture de l’entreprise privée. Ce
coup d’État conceptuel va travestir avec succès la sauvagerie néolibérale en
modèle de « saine gestion ». Nous en ferons collectivement les
frais : déréglementation de l’économie, privatisation des services
publics, clientélisation du citoyen, mise au pas des syndicats… ce sera
désormais cela gouverner. Appliquée sur un mode gestionnaire ou commercial par
des groupes sociaux représentant des intérêts divers, la gouvernance prétend à
un art de la gestion pour elle-même. Entrée dans les mœurs, évoquée aujourd’hui
à toute occasion et de tous bords de l’échiquier politique, sa plasticité opportune tend à remplacer les
vieux vocables de la politique. » (Deneault, 2013)
La gouvernance
métropolitaine
Pour revenir à la question
montréalaise, une typologie élaborée par Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey et Yves
Sintomer permet distinguer différentes formes de démocratie participative
d’après trois types de facteurs dont les objectifs de la démarche, le contexte
sociopolitique et la forme procédurale des processus participatifs (voir
l’annexe pour le tableau résumé des cinq idéaux types). En ce qui concerne le
modèle managérial, « le développement de la gouvernance urbaine est avant
tout centré sur la coopération public/privé, avec une forte prédominance des
acteurs économiques dans le processus. La participation signifie que les
citoyens peuvent être eux aussi des acteurs de ce processus, qu’ils sont admis
comme stakeholders, ou plus
exactement que les associations ou les ONG qui sont censées représenter leurs
intérêts sont associés au même titre que les autres acteurs privés, bien que
leur poids effectif reste secondaire. Les objectifs sociaux sont quasiment
inexistants (…) et la participation n’est pas un instrument de justice
distributive. Les démarches participatives sont dépolitisées, le pouvoir
politique est faible ou affaibli, la modernisation de l’État local
hésitante. » (Bacqué et al.,
2005 : 294).
Au niveau du discours et des
documents officiels, la CMM emploie largement la logique marchande et
managériale (attractivité, compétitivité, partenariat, etc.) et ne remet pas en
question les rapports de domination entre les élites économiques et politiques
et les simples citoyens. Bien que la CMM s’intéresse à certains enjeux comme le
logement social, les commissions consultatives n’ont pas de visée
redistributive et ne remettent pas en question l’ordre établi. Enfin, le manque
de ressources, l’éclatement des compétences, la complexité du cadre
institutionnel métropolitain due à la réforme municipale du gouvernement provincial,
ainsi que la forte décentralisation des pouvoirs politiques dans la région
montréalaise font en sorte que la CMM et le PMAD doivent composer avec
redéfinition du cadre de l’action publique inachevée (Collin, Robertson, 2005).
Finalement, le caractère dépolitisé des consultations publiques relève
principalement du mandat prédéterminé par le conseil de la CMM, et l’impératif
de dégager une vision partagée et consensuelle qui exclut le conflit propre à
la confrontation des intérêts.
Entre gouvernance et
délibération
En ce qui a trait à la forme
procédurale de la participation sous l’égide de la gouvernance, les commissions
consultatives ne modifient guère les processus de décision qui demeurent sous
l’autorité exclusive du conseil de la CMM. Les règles et les mandats encadrant
les consultations publiques sont dictés par le haut, et la société civile jouit
d’une faible autonomie procédurale. Même si l’élaboration d’un plan stratégique
vise à développer une vision commune et partagée, celle-ci découle moins d’une
délibération libre et rationnelle visant un consensus normatif, que d’une
négociation stratégique faisant appel au marchandage et au compromis. Bien que
les « approches en termes de
gouvernance partagent avec les théories de la délibération une vision de la
politique « décentrée » par rapport au système fondé sur la
démocratie représentative, […] elles diffèrent sur cinq points au moins de la
théorie délibérative. » (Blondiaux, Sintomer, 2002 : 29-30)
Premièrement, la gouvernance ne
distingue pas la délibération et le marchandage, qui répondent à deux types
divergents de rationalité : communicationnelle et stratégique (Habermas,
1987). Deuxièmement, la gouvernance ne partage pas la méfiance des théories
délibératives envers la logique marchande, mais la favorise par son discours
(efficacité, accountability, etc.). Troisièmement, le fait que les discussions
prennent part dans l’espace public n’est pas une caractéristique nécessaire, mais contingente pour le modèle managérial. Quatrièmement, cette approche
se préoccupe moins de la participation des simples citoyens que de l’inclusion
des parties prenantes, se rapprochant ainsi de la perspective néocorporatiste.
Cinquièmement, la gouvernance est souvent perçue comme une réponse fonctionnelle à la crise du modèle
représentatif, alors que la démocratie délibérative tente de suppléer les
carences du gouvernement par une critique normative qui tente de trouver de
nouvelles bases à la légitimité
politique.
Pour conclure, la gouvernance
métropolitaine promue par la CMM représente un très faible degré de démocratie
participative, la délibération étant subordonnée à la logique administrative et
économique de la démocratie libérale classique. Les vingt-huit élus du conseil
et les démarches consultatives peuvent certes impliquer un plus grand nombre
d’acteurs dans le cadre de la « planification stratégique », mais les
hiérarchies en termes de pouvoir politique, les inégalités sociales et
l’impératif de croissance économique restent fondamentalement inchangés.
La décentralisation
des arrondissements montréalais
Si la Ville de Montréal est
incluse dans une structure administrative métropolitaine, elle est également
décentralisée en dix-neuf arrondissements jouissant d’une forte autonomie.
Suite à l’importante réforme municipale initiée par le Parti québécois qui mena
à la fusion de vingt-sept municipalités sur l’île de Montréal en 2002, le
mécontentement de la population et les menaces de défusion favorisèrent le
renforcement des pouvoirs des arrondissements comme stratégie de séduction.
« En créant cette nouvelle forme d’arrondissement, l’idée était de
redonner aux anciennes municipalités autonomes le plus de pouvoir possible,
comme pour leur faire mieux accepter la perte de leur indépendance, tout en
maintenant la gouvernabilité de la nouvelle Ville de Montréal. Mais ce n’était
pas suffisant et on procéda à nouveau à un élargissement considérable de
l’autonomie des arrondissements, notamment sur le plan budgétaire. »
(Hamel, 2009 : 159)
Cette importante décentralisation
permet de confier aux arrondissements la gestion des services de proximité,
c’est-à-dire l’ensemble des responsabilités qui ne demandent pas une
coordination centralisée : balayage des rues et des trottoirs,
déneigement, enlèvement des matières résiduelles, gestion des parcs et des
équipements locaux, développement communautaire et social, prévention en
matière de sécurité incendie, urbanisme et développement économique local. De
plus, les arrondissements ont le droit de prélever deux types de taxe[5] :
A) une taxe relative aux
investissements consacrés à l’aménagement de nouveaux parcs, au programme de
réfection routière, à la protection des bâtiments municipaux et au remplacement
d’équipements motorisés ; B) une taxe relative aux services permettant de
bonifier les revenus des arrondissements. La variété de compétences et
l’autonomie budgétaire offrent une marge de manœuvre intéressante pour
l’expérimentation et l’innovation démocratique à l’échelle microlocale, comme
dans le cas des arrondissements « branchés » comme le
Plateau-Mont-Royal.
Du budget
participatif au simulateur budgétaire
Le 10 mai 2007, la mairesse
d’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, Helen Foutopulos, lançait
officiellement le premier budget participatif au Québec. « Le Budget Participatif est un projet qui vise la
démocratisation du budget public, qui veut permettre à la population
d’influencer directement la détermination des priorités d’investissements du
budget de leur arrondissement, à rendre les citoyens et citoyennes acteurs de
ce processus qui est actuellement concentré entre les mains des experts de
l’arrondissement et des élues et élus. Il ne s’agit pas de retirer la
responsabilité aux élues et élus ou de ne plus permettre aux experts d’offrir
leurs conseils éclairés, mais plutôt d’ajouter un acteur essentiel à ce
processus de décision : les citoyennes et citoyens de l’arrondissement. Le
Budget Participatif devient ainsi un processus de cogestion du budget de
l’arrondissement qui se déroule sur une base annuelle. » (Rabouin, 2005)
Dans le cas du
Plateau-Mont-Royal, ce dispositif de démocratie participative ne concernait pas
d’abord la gestion du budget de fonctionnement (environ 55 millions de
dollars), mais le « programme triennal d’immobilisations » (PTI) qui
représente 5 millions de dollars. Son mode de fonctionnement se déroule comme
suit : 1) le processus débute par des assemblées de districts qui
sélectionnent des projets d’investissements pertinents, 2) qui sont ensuite
évalués par des services administratifs de l’arrondissement, 3) avant de
retourner en assemblées de districts qui établissent une liste de priorités. 4)
Les trois districts de l’arrondissement envoient des délégués au « sommet
annuel » qui harmonise les trois démarches, 5) avant de soumettre le PTI
au « conseil d’arrondissement qui demeure libre d’accepter la liste
proposée par les participants du sommet » (Hamel : 2009 : 167)
Le budget
participatif eut des résultats intéressants, mais mitigés, avec une
participation annuelle de 200 personnes sur 100 000 habitants, soit 0,02% de la
population locale. De plus, les élections municipales de 2009 amenèrent un
important changement d’administration : Helen Foutopulos devint
conseillère municipale dans l’arrondissement Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce,
et Luc Ferrandez de Projet Montréal devint le nouveau maire du
Plateau-Mont-Royal. Le processus de budget participatif fut donc suspendu à des
fins d’évaluation, puis remplacé en 2011 par un projet de simulateur budgétaire en ligne[6].
Développé par l’organisme sans but lucratif NordOuvert ayant pour mission de
créer des outils interactifs pour améliorer la démocratie, ce « budget
citoyen » possède une interface permettant aux individus d’ajuster à
l’aide d’un curseur les dépenses et les revenus de l’arrondissement en toute
simplicité.
Par exemple, le
citoyen peut ajuster les dépenses concernant le déneigement, verdissement, propreté,
parcs et espaces verts, entretien routier, bibliothèque, maison de la culture,
piscines et pataugeoires, arénas, collecte des déchets et matières recyclables,
salubrité et permis de transformation. Il peut également ajuster les taxes et
autres sources de revenus de l’arrondissement, et indiquer son intérêt pour des
projets d’investissements particuliers. L’avantage principal du budget citoyen
est qu’il ne se limite pas au programme triennal d’immobilisations, mais à
l’ensemble du budget de fonctionnement. Néanmoins, le site Internet précise au
citoyen la contrainte de l’équilibre budgétaire (déficit zéro), imposée par la
politique du conseil municipal de Montréal[7].
La fonction de ce simulateur
budgétaire est double : il permet aux élus locaux de prendre en compte les
priorités et préférences des citoyens, tout en « éduquant » ces
derniers à la rigueur budgétaire. D’après le site du budget citoyen qui
rapporte les propos du maire Luc Ferrandez : « le simulateur budgétaire a mis les résidents au défi de
faire des choix en fonction de leurs priorités tout en maintenant l’équilibre
budgétaire. Cet exercice a permis d’éduquer les citoyens au sujet des
différentes sources de revenus et des différentes dépenses, ainsi que de les
sensibiliser quant aux choix difficiles auxquels doit faire face
l’administration de l’arrondissement. »[8]
La
gestion de proximité
D’après la typologie de Bacqué,
Rey et Sintomer, le dispositif de budget interactif élaboré par le
Plateau-Mont-Royal repose sur le modèle de la « démocratie de
proximité ». Celle-ci vise tout d’abord à favoriser la participation
citoyenne à l’échelle microlocale de l’arrondissement, afin d’améliorer la
gestion et l’adaptation des services publics par l’intégration du « savoir
d’usage » des habitants. Sur le plan de la justice sociale, « la
démocratie de proximité n’implique pas d’effets redistributifs (autrement qu’à
la marge) et vise avant tout à maintenir la paix sociale, à lutter contre
l’exclusion ou, dans le meilleur des cas, à affirmer une
« solidarité » qui consiste surtout à contrer les logiques de
ségrégation sociospatiale que générerait spontanément le marché. » (Bacqué
et al., 2005 : 295) Le cadre
budgétaire peut ainsi privilégier certains investissements dans le domaine
communautaire et populaire, mais ne permet pas d’intervenir sur les causes de l’exclusion sociale, comme la
spéculation immobilière et l’embourgeoisement très féroces dans cet
arrondissement montréalais.
Par ailleurs, le terme proximité
ne fait pas seulement référence à l’échelle locale du voisinage, mais à la
volonté de rapprocher les citoyens et les élus. Il s’agit de repositionner la
puissance publique par la proximité, en donnant un complément participatif à la
démocratie représentative. À ce titre, la dynamique du processus participatif
reste largement top down, que ce soit
au niveau de l’implantation du budget participatif sous l’initiative des élus
locaux (2007-2009), ou de l’orientation du budget citoyen par le conseil
d’arrondissement (2011-2013). Dans le contexte du Plateau-Mont-Royal, les
mouvements sociaux demeurent faibles ou investissent peu les démarches
participatives, même si la population présente un degré élevé de capital
culturel, économique et politique par rapport à certains quartiers moins
favorisés de la Ville de Montréal.
Ensuite, la démocratie de
proximité se caractérise par son caractère essentiellement consultatif. Cela
tranche évidemment avec les valeurs et principes de base du budget
participatif, qui se veut « un processus de
participation publique qui va au-delà de la consultation publique : la
participation se traduit par un partenariat entre les citoyennes et les
citoyens et leur administration municipale. Ce partenariat est basé sur un
engagement actif des citoyennes et des citoyens dans le processus d’élaboration
des politiques, des programmes et des projets »[9].
Dans le cas du budget citoyen, celui-ci se réduit à un exercice de consultation
budgétaire qui enregistre des préférences individuelles, sans débat public.
C’est pourquoi il ne donne aucune place au dialogue ou au conflit, manifestant ainsi une qualité délibérative nulle. Les règles sont décidées par le haut, et la société
civile ne jouit d’aucune autonomie procédurale.
Pour Luc Rabouin,
l’initiateur du budget participatif du Plateau-Mont-Royal qui travaille sur ce
projet depuis 2005, le simulateur budgétaire ne favorise pas le débat
démocratique ni la politisation des citoyens. Il demeure un exercice purement
individuel, qui n’a même pas de valeur consultative parce qu’il ne vérifie même
pas si les internautes sont des résidents de l’arrondissement[10].
Autrement dit, il n’a qu’une fonction essentiellement pédagogique, ce qu’a
d’ailleurs souligné le maire Luc Ferrandez lors du lancement du projet.
Si l’expérience du
budget participatif de 2007 à 2009 fut davantage limitée du point de vue
financier (PTI de 5M$) et favorisa la participation d’un nombre restreint
d’individus (200 annuellement), il permettait néanmoins de créer un réel
pouvoir citoyen, même s’il était enfermé dans la proximité. À l’inverse, le
simulateur budgétaire permit de consulter un plus grand nombre d’internautes
(4500 visiteurs dont 732 résidents qui ont soumis un budget équilibré)[11]
sur l’ensemble du budget de fonctionnement de l’arrondissement (55M$), sans
pour autant donner une voix effective aux citoyens. Sur l’échelle de
participation élaborée par Sherry R. Arnstein, le Plateau-Mont-Royal n’a pas
dépassé le stade de la coopération symbolique (information, consultation,
conciliation), alors que le budget participatif vise à créer un partenariat,
une délégation de pouvoir, voire un véritable contrôle citoyen (Arnstein,
1969). Ce que le projet a gagné en extension numérique, il l’a perdu en qualité
délibérative et participative.
Le social-libéralisme
québécois
Pourquoi la participation
politique montréalaise semble-t-elle se limiter au modèle managérial à
l’échelle métropolitaine, ou à la gestion de proximité au sein des arrondissements ?
D’autres types de dispositifs, comme l’Office de consultation publique de
Montréal, pourraient-ils venir améliorer la démocratie participative (Bherer,
2011), ou sommes-nous condamnés à multiplier des initiatives qui demeureront
somme toute secondaires dans la reconfiguration de l’action publique
urbaine ? Enfin, existe-t-il une raison pour laquelle certains types de
mécanismes sont apparus à Montréal, plutôt que d’autres approches de
participation locale qui ont émergé ailleurs dans le monde ?
Bien qu’il n’y ait pas une
explication simple et mono-causale à cette situation complexe, nous pouvons
invoquer l’importance du contexte sociopolitique québécois qui encadre et
favorise des tendances de développement participatif au niveau municipal. De
manière schématique, le « modèle québécois »
renvoie à la modernisation politique du Québec initiée par la Révolution
tranquille, de 1960 à 1980, par le biais de la création d’un État-providence et
d’un modèle de gestion néocorporatiste, qui allie la concertation entre l’État,
le patronat et les grands syndicats. Selon la typologie d’Esping-Andersen, le
Québec n’a jamais été une véritable « social-démocratie » comme la
Suède ou la Norvège, bien que son État-providence mélange des traits des
régimes social-démocrate et corporatiste dans un contexte libéral
nord-américain qui l’influence énormément
(Laczko, 1998).
Depuis l’échec référendaire et la
crise économique des années 1980, le modèle québécois subit l’emprise
progressive de la mondialisation néolibérale, c’est-à-dire la logique du libre
marché associée au démantèlement de l’État social, la montée des inégalités
économiques et le recul des mouvements sociaux et syndicaux. Néanmoins, le
modèle québécois hérité de la Révolution tranquille préserve une certaine place
à l’État-providence, qui permet une meilleure redistribution des richesses que
dans le reste de l’Amérique du Nord. C’est pourquoi il n’est pas exact de
parler de « social-démocratie » (qui renvoie davantage aux pays
scandinaves), mais plutôt de « social-libéralisme », dont « la
légitimité politique se construit en partie sur l’affirmation de valeurs
modernes comme l’égalité hommes/femmes, la liberté sexuelle, l’écologie,
l’autonomie individuelle ou la décentralisation » (Bacqué et al, 2005 : 302).
Ce contexte social-libéral est
favorable au modèle managérial de participation, correspondant à un
affaiblissement de la puissance étatique au profit des partenariats
public/privé et l’hégémonie de la logique marchande. De plus, les mouvements
sociaux urbains sont aujourd’hui beaucoup moins combatifs que dans les années
1970, ceux-ci s’étant progressivement professionnalisés dans les années 1980
par la mise sur pied de corporations de développement économique communautaire
(Hamel, 2008 : 55). Il faut également remarquer que les mouvements urbains
ont de la difficulté à redéfinir l’action collective dans un contexte de
« métropolisation », ceux-ci restant généralement attachés à
l’échelle locale (Hamel, 2008 : 79). La participation au cadre institutionnel
de la ville-région de Montréal demeure largement tributaire de l’approche top down de la CMM, les initiatives démocratiques bottom up restant l’apanage de
revendications citoyennes et de plans de développement communautaire qui ne
trouvent pas de résonnance à l’échelle métropolitaine.
À l’échelle micro-locale, les
dispositifs de participation sont encouragés parce qu’ils permettent
d’améliorer l’efficacité administrative et la gestion des services publics de
proximité, mais ils ne visent pas à rénover fondamentalement la démocratie
urbaine. Cela explique donc l’émergence d’innovations dans certains
arrondissements comme le Plateau-Mont-Royal, même si elles sont implantées par
les élites locales (Helen Fotopulos, Luc Ferrandez) et non les mouvements sociaux.
Les initiatives participatives sont donc encouragées mais limitées à la sphère
consultative, la brève trajectoire historique du budget participatif permettant
de corroborer cette tendance sociopolitique. Ce n’est donc pas un hasard si le
modèle managérial, la modernisation participative de l’État local, la
démocratie de proximité et même l’empowerment
peuvent émerger dans le contexte social-libéral, sans que la participation
citoyenne ne puisse dépasser un certain seuil. Autrement dit, la démocratie
montréalaise bloque précisément sur la question de la redistribution du pouvoir
décisionnel, en se limitant à la coopération symbolique et la consultation publique.
La démocratie
participative
Comment pouvons-nous imaginer un
modèle politique qui redonne un réel pouvoir aux citoyens ? Si nous avons
examiné jusqu’à maintenant différentes formes de participation publique, nous
réserverons le terme « démocratie participative » pour décrire un
arrangement institutionnel qui réunit un ensemble de conditions particulières.
« Dans ce modèle, de nouvelles institutions sont créées, qui disposent
d’un véritable pouvoir décisionnel ou co-décisionnel et qui incarnent un
« quatrième pouvoir ». Les dispositifs doivent de ce fait s’appuyer
sur des règles claires et impliquer une qualité délibérative assez forte. […]
La rencontre entre acteurs politiques et mouvements sociaux permet que se
croisent des dynamiques top down et bottom up, mais l’institutionnalisation
de la participation fait courir le risque d’une routinisation du processus et
de la cooptation des éléments les plus actifs de la société civile dans la
politique professionnelle. » (Bacqué et al., 2005 : 297).
C’est pourquoi la vigueur de la
démocratie participative dépend d’une forte participation des mouvements sociaux
et l’investissement des couches populaires, afin qu’elles produisent un effet
redistributif capable d’alimenter cette dynamique. Il s’agit en quelque sorte
de favoriser une participation active des citoyens à la gestion urbaine, de
moderniser l’action publique par le contrôle citoyen de la machine
administrative, « d’inverser les priorités sociales » en faveur des
groupes dominés, et même de transformer le système politique à différentes
échelles, de l’arrondissement au gouvernement métropolitain. Évidemment, de
telles conditions sont plutôt exceptionnelles, et ne sont pas sur le point
d’être réunies dans la région montréalaise. Le contexte social-libéral
québécois ne permet pas une telle transformation institutionnelle, cette
structure d’opportunité politique limitant le champ d’expansion de la démocratie
participative.
Le contre-pouvoir
Pour éviter que la
délibération publique et les dispositifs de participation soient limités par
les intérêts dominants ou récupérés par les institutions officielles, il faut
envisager le déploiement d’un « contre-pouvoir ». Fung et Wright
utilisent le terme countervailing power pour décrire un ensemble de
mécanismes capables de contrecarrer voire de neutraliser les rapports de
domination à l’intérieur et à
l’extérieur des lieux de délibération. « La littérature sociologique et
politologique n’offre pas de terminologie stabilisée pour désigner le pouvoir
potentiel des groupes défavorisés lorsqu’ils affrontent les groupes dominants.
Le terme « contre-pouvoir » est également utilisé dans des contextes
forts différents, comme par exemple le contre-pouvoir de différentes
institutions dans le cadre d’un système de séparation des pouvoirs et de checks
and balance. Nous l’adoptons ici parce qu’il suggère l’existence de pouvoir
qui se développe pour contrebalancer les avantages stratégiques d’un pouvoir
établi. » (Fung et Wright, 2005 : 50)
Comme les acteurs
dominants jouissent habituellement d’un accès privilégié aux mécanismes
décisionnels, certaines organisations et mouvements sociaux comme les groupes
de patients combattant la bureaucratie médicale, les activités militantes du
mouvement noir, féministe ou étudiant, essaient de neutraliser ces rapports de
pouvoir en faisant valoir leurs droits et revendications, généralement par un
mode d’affrontement (agonistique) que nous connaissons bien. Pourtant, il est
plus difficile d’envisager un contre-pouvoir délibératif, non pas centré
sur les menaces et la mobilisation, mais sur l’argumentation et la coopération.
Cela semble paradoxal, car les institutions formelles de
délibération/participation sont souvent caractérisées par de fortes asymétries
en termes d’information, d’aptitudes, de ressources et d’influence des intérêts
en jeu. De plus, il semble impossible d’institutionnaliser le
contre-pouvoir, c’est-à-dire de le faire apparaître par le simple bon design
des dispositifs participatifs.
« Les
différentes sources de contre-pouvoir émergent généralement de la société, en
dehors des institutions, et leur existence dépend de toute une série de
facteurs aléatoires – les mêmes qui favorisent l’émergence de groupes
d’intérêts et de mouvements sociaux et qui font diminuer le coût collectif de
l’action collective en général. Telle ou telle forme d’ingénierie
institutionnelle peut sans doute faciliter l’émergence et la participation de
voix alternatives, mais leur existence ou leur vigueur s’expliquent par
d’autres facteurs que le profil des institutions délibératives, même si elles
ne lui sont pas indifférentes. » (Fung et Wright, 2005 : 58)
Trois
pistes de solution
S’il n’est pas possible
d’institutionnaliser le contre-pouvoir nécessaire à l’émergence de la
démocratie participative, comment peut-on favoriser l’expression des acteurs et
des mouvements susceptibles d’amener de tels changements au niveau du régime
sociopolitique ? Tout d’abord, il ne faut pas abandonner la contestation et accepter les dispositifs actuels de participation
comme une fatalité. Le contexte montréalais abrite déjà différents modèles
(managérial, démocratie de proximité), qui pourraient être modifiés par
l’élaboration de contre-pouvoirs capable de remettre en question les termes du
débat et d’établir un rapport de force pour mitiger la domination des intérêts
puissants. Ainsi, loin de se limiter à une seule stratégie (électorale, grève,
manifestation), il faut envisager les modalités d’émergence d’un contre-pouvoir
délibératif. À ce titre, Fung et Wright soulignent trois pistes, qui ne sont
pas mutuellement exclusives : A) la multiplication d’organisations agonistiques
locales ; B) l’initiative de partis politiques ; C) l’impulsion de
mouvements sociaux organisés plus amples.
Premièrement, les
principales formes de contre-pouvoir délibératif sont généralement enracinées
au niveau local : réseaux écologistes, associations de quartier, groupes
communautaires, organisations de mères au niveau municipal, etc. Ces
organisations ont plus de facilité à passer d’un mode agonistique à la
délibération, parce qu’elles sont déjà situées au niveau sociopolitique
approprié pour une résolution décentralisée des problèmes. Les groupes
agonistiques locaux sont évidemment très limités à l’échelle métropolitaine,
mais ils peuvent implanter des changements au niveau des arrondissements de la
ville-centre comme Montréal. « Ils connaissent intimement les problèmes
économiques, écologiques ou scolaires de leurs collectivités. Nombre d’entre
eux fonctionnent déjà de fait comme fournisseurs directs de services à la
communauté et sont familiarisés avec les particularités et les difficultés de
la mise en œuvre de programmes ad hoc. » (Fung et Wright,
2005 : 75).
Deuxièmement,
l’implantation systématique de contre-pouvoirs délibératifs pourrait se faire
par le biais d’un parti politique de gauche comme Québec solidaire, qui propose
de démocratiser les institutions verticales, d’accroître la participation
populaire et de faire en sorte que la résolution délibérative de conflits ne se
fasse pas d’abord au profit des riches et des puissants, mais au bénéfice des
groupes dominés. Celui-ci serait le plus à même de transformer le modèle
social-libéral québécois pour le rendre plus participatif à différentes
échelles. De plus, un parti de gauche au niveau municipal pourrait également
favoriser l’expression de la démocratie locale en favorisant l'implantation des conseils de quartier décisionnels et de budgets participatifs à plus
grande échelle.
De telles
initiatives mettent de l’avant un leadership politique essentiel à la dynamique
transformative de la démocratie participative, qui suppose une synergie étroite
entre les mouvements populaires et les élus qui peuvent ainsi renforcer leur
base sociale nécessaire à l’implantation d’importantes réformes. « Ce
faisant, ils favorisent la constitution de groupes de bénéficiaires de ces
politiques, lesquels soutiendront en retour les initiateurs de telles réformes.
L’action de ce type d’acteur politique risque sans doute l’hostilité de
l’administration et des intérêts établis, mais c’est là le prix à payer pour
conquérir le soutien et la participation des masses. » (Fung et Wright,
2005 : 76). On peut penser au Left
Democratic Front conduit par le Parti communiste d’Inde au Kerala, ou au Parti
des travailleurs brésilien qui a implanté le budget participatif dans la ville
de Porto Alegre.
Troisièmement, nous
pouvons imaginer une lente transformation d’organisations agonistiques
nationales comme l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ),
qui donnerait une autonomie accrue à ses sections locales et chercherait à
créer des coalitions durables avec d’autres syndicats et groupes sociaux afin
d’élargir le spectre de leurs revendications. Nous pouvons penser à la
coalition contre le règlement P-6 de la Ville de Montréal, lancée le 15 avril
2013 par l’Association des juristes progressistes du Québec[12].
Cette vaste coalition réunit plus de 70 organismes à l’échelle micro-locale
(assemblées populaires autonomes de quartier), locale (comité de logement
Rosemont), municipale (mouvement action chômage de Montréal) et nationale
(ASSÉ).
Bien que le
mouvement anti-P6 ne vise pas d’abord à instaurer un régime de démocratie
participative à Montréal, il milite contre la remise en question des libertés
civiles comme le droit de réunion pacifique, largement escamoté par un
règlement qui rend possible les arrestations de masse et la répression des
manifestations. Cette lutte urbaine a donc une connotation directement
démocratique, et porte une revendication concrète (abrogation d’un règlement
anti-constitutionnel) qui pourrait éventuellement élargir la critique du système
politique montréalais, d’autant plus que celui-ci souffre d’une importante
crise de légitimité à cause des nombreux scandales de corruption mis en
évidence par la Commission Charbonneau.
Conclusion
Malgré la diversité
des dispositifs de participation, de leur échelle d’implantation et du modèle
qu’ils incarnent, pouvons-nous considérer que ces phénomènes multiples
participent d’un même processus ? De manière globale, il
semble que la mondialisation néolibérale, le phénomène de métropolisation, la
crise de la démocratie représentative et la remise en question de l’action
publique traditionnelle favorisent l’émergence des normes participatives et
délibératives au niveau municipal (Bacqué et
al., 2005 : 305). Le discours de la gouvernance vise notamment à
décentrer la prise de décision grâce à l’intégration de différents acteurs
étatiques et non-étatiques, surtout à l’échelle métropolitaine.
À ce titre, la
Communauté métropolitaine de Montréal essaie d’harmoniser le cadre
institutionnel et la planification urbaine à l’échelle nationale, régionale et
municipale par le biais de son nouveau Plan métropolitain d’aménagement et de
développement. Le processus de consultation publique a permis d’améliorer la
dimension environnementale de la vision stratégique de la CMM, mais fut limité
à une approche managériale incapable de dépasser le cadre de la représentation
traditionnelle et la prédominance de la logique marchande.
À l’échelle locale,
l’histoire du budget participatif initié par les élus de l’arrondissement
Plateau-Mont-Royal manifeste le potentiel innovant et les limites de la
démocratie de proximité, essentiellement centrée sur l’amélioration de la
gestion des services publics. Le caractère subversif d’un contrôle citoyen du
plan triennal d’investissement a été remplacé par une consultation publique sur
le budget de fonctionnement, visant à éduquer les habitants sur la difficulté
technique de l’administration de leur arrondissement. L’accessibilité et la
facilité d’usage d’un simulateur budgétaire permettent d’enregistrer les
préférences des individus, mais ce dispositif freine la délibération publique
et le pouvoir décisionnel des participants.
Tout cela montre la
difficulté d’importer des expériences comme le budget participatif de Porto Alegre
en sol montréalais. Le contexte social-libéral québécois peut certes favoriser
l’émergence de nouveaux dispositifs démocratiques, mais ceux-ci prennent une
signification grâce à leur situation dans une dynamique sociale et politique
particulière. La démocratie participative au sens étroit du terme semble pour
l’instant une exception plutôt que la règle au niveau mondial, bien que
certaines conditions comme le contre-pouvoir délibératif, les partis politiques
progressistes et les organisations agonistiques locales peuvent amorcer un
changement en profondeur.
« Jusque-là,
c’est surtout dans certaines expériences latino-américaines que ces conditions
ont été réunies : tout se passe comme si l’ampleur des problèmes,
infiniment plus criants que dans les pays du Nord en termes de justice sociale,
de fonctionnement de l’État et de démocratie, constituait une base nécessaire
pour que certains acteurs, dans des contextes à chaque fois particuliers,
puissent entamer des démarches radicales avec une légitimité suffisante pour
que le scénario du [régime participatif] soit légitimité. » (Bacqué et al., 2005 : 304) Il ne
faut pas oublier que le Parti des travailleurs (PT) brésilien a pris le pouvoir
de la ville de Porto Alegre en 1989 grâce à l’appui des mouvements populaires,
et que le PT qui formait le gouvernement fédéral a simultanément décidé de
décentraliser les ressources et les compétences à l’échelle municipale, ce qui
a permis de donner au budget participatif une plus grande efficacité (Rabouin,
2009).
Cet exemple permet
d’illustrer que la démocratie participative ne sera pas d’abord le fruit des
élus qui voudront légitimer leur pouvoir (bien que cela puisse devenir le cas
éventuellement), mais le résultat d’un processus articulant les mouvements
sociaux, partis progressistes et différents acteurs qui désirent transformer la
ville pour la rendre plus démocratique, ou plutôt démocratiser la ville pour être
capable de la transformer.
Annexe : Trois
modèles participatifs
Managérial
|
Démocratie
de proximité
|
Démocratie
participative
|
|
Objectifs
de la démarche participative
|
Appel
au partenariat privé, créer du capital social pour préserver la paix sociale,
pas d’objectif redistributif, faible politisation des enjeux, affaiblissement
du pouvoir politique
|
Privilégier
la gestion de proximité et l’adaptation des services publics, une
« solidarité » sans objectif redistributif, politisation
rhétorique, rapprochement élus/citoyens, complément de proximité à la
démocratie représentative
|
Participation
active des citoyens à la gestion, contrôle de la machine administrative par
les citoyens actifs, inverser les priorités sociales, redistribuer les
ressources, forte politisation, transformer le système politique et partage
le pouvoir
|
Contexte
sociopolitique
|
Retrait
ou faiblesse de la puissance publique, prédominance du marché, dynamique
top-down, mouvements sociaux faibles
|
Repositionnement
de la puissance publique par la proximité, dynamique top-down, mouvements
sociaux faibles ou investissant peu les démarches participatives
|
Recomposition
de la puissance publique par l’appel au tiers secteur et la démocratisation,
articule dynamique top-down et bottom-up, mouvement social fort et investi
dans la démarche
|
Forme
procédurale
|
Capacité
décisionnelle, la participation ne modifie guère des processus de décision
souvent opaques, qualité délibérative possible, pousse au compromis
|
Repositionnement
de la puissance publique, règles peu claires, faible qualité délibérative,
peu de place au conflit, règles décidées par en haut, faible autonomie procédurale
de la société civile
|
Capacité
décisionnelle codécision avec le gouvernement local, recherche de dispositifs
clairs, qualité délibérative, entre conflit et discussion collective de
l’intérêt général, règles codécidées par le gouvernement local et la base,
forte autonomie de la société civile
|
Un
quatrième pouvoir ?
|
Quatrième
pouvoir réduit au marchandage
|
Quatrième
pouvoir inexistant ou enfermé dans la proximité
|
Quatrième
pouvoir à différentes échelles
|
M.-H. Bacqué, H. Rey, Y.
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