Des élections municipales au deuxième front politique
Un bilan mitigé
La politique est bien souvent, et
malheureusement, une affaire prévisible. Les résultats électoraux du 3 novembre
n’échappent pas à cette règle générale, la politique municipale étant largement
boudée par les électeurs, manipulée par les concours de popularité, convoitée
par les notables locaux et sous-estimée par la gauche. La présence de scandales
et de petits revirements de situation ne changent pas réellement la situation,
même s’ils agrémentent une campagne trop souvent ennuyeuse par ses thèmes
insipides, sa rhétorique gestionnaire, sa critique vide de la corruption et ses
promesses creuses d’intégrité. Pour le meilleur et pour le pire, la politique
municipale restera fondamentalement inchangée pour les quatre prochaines
années.
Or, ce n’est pas parce que le devant de la
scène reste tranquille qu’il ne se passe rien en coulisses. Derrière la
réélection attendue de roitelets comme Régis Labeaume et Jean Tremblay, avec un
score respectif de 74% et 64%, se cache une légère baisse des intentions de
vote par rapport aux aux élections de 2009 (80% et 78%). La présence d’une
opposition permet à elle seule de créer une alternative, aussi minimale
soit-elle, au règne de maires devenus maîtres dans l’art d’accumuler les
mandats. L’émergence d’une certaine relève témoigne déjà d’un renouveau qui
tarde à se faire sentir : un maire de 29 ans à Mascouche, un conseiller de
22 ans à Gatineau, et même un maire de 20 ans dans la petite municipalité de
Clermont, en Abitibi-Ouest ![1] Par
contre, la jeunesse n’est pas forcément progressiste, comme le témoigne
l’élection du « carré vert » Laurent Proulx (Équipe Labeaume) qui a
réussi à se faufiler grâce à l’opposition du vote entre le chef de
Démocratie Québec (David Lemelin) et l’indépendant Jean Guibault[2].
La timidité de la gauche
Il est d’ailleurs surprenant que les
« carrés rouges » ne soient pas mobilisés lors de cette campagne,
sinon par la dénonciation du règlement anti-manifestation P-6 à Montréal.
Pourtant, le rapport de forces est largement en défaveur des classes
populaires, des syndicats et des mouvements sociaux. Le
« mandat fort » de Labeaume en faveur de sa lutte acharnée
contre le déficit des régimes de retraite lui permettra sans doute de faire
pression sur le gouvernement pour qu’il change les lois du travail et élimine
certains acquis syndicaux. À l’heure où les organisations syndicales sont
systématiquement attaquées par tous
les paliers de gouvernement (fédéral, provincial et municipal), l’hégémonie
politique et idéologique du Capital n’aura jamais été aussi forte.
C’est pourquoi il est absolument nécessaire de
barrer la route à la bourgeoisie sur toutes les tribunes politiques,
c’est-à-dire d’organiser la gauche afin qu’elle ne se limite plus à de simples
revendications dans l’espace public. Durant la campagne électorale, Québec
solidaire publia le document « Montréal, ville solidaire », tandis
qu’une coalition d’organismes de la société civile ont réunis leurs
propositions en matière de logement, de qualité de vie, de services de
proximité, de transport et d’emploi sous la déclaration commune « Le
Montréal que nous voulons ». Or, ces belles demandes sociales resteront
lettre morte si elles ne sont pas portées par une force politique, et a fortiori par un mouvement social
capable de faire valoir ses droits sur le terrain institutionnel.
Cette absence de mobilisation est d’autant
plus criante à Montréal, où les inégalités, l’exclusion et la corruption se
font toujours plus sentir. Paradoxalement, les grands thèmes de la justice
sociale et la démocratie ont été complètement absents de la campagne
électorale. Même la formation politique Projet Montréal a mis de l’avant le
slogan « intégrité, compétence et audace » et a abandonné plusieurs
réformes progressistes dans la dernière mouture de sa plateforme, comme la
réforme du mode de scrutin, l’instauration de budgets participatifs et de
conseils de quartier, la réduction des tarifs de transport collectif et des
engagements relatifs au logement social[3].
La subordination du centre par la périphérie
Il n’en demeure pas moins que Projet Montréal
reste le parti le plus progressiste sur le plan municipal à l’heure actuelle,
et que les résultats électoraux confirment une certaine correspondance entre la
nature du vote et le profil sociologique de l’électorat dans différents
quartiers. Par exemple, Projet Montréal a remporté deux mairies
d’arrondissement (Rosemont-La Petite-Patrie, Plateau-Mont-Royal), et plus de 28
conseillers répartis dans les quartiers centraux de la ville
(Mercier-Hochelaga-Maisonneuve, Ville-Marie, Sud-Ouest). Malgré l’échec
flagrant de Richard Bergeron qui est arrivé troisième à la mairie derrière
l’opportuniste Mélanie Joly, le nombre d’élu-es dans son parti a doublé,
formant ainsi l’opposition officielle contre Denis Coderre. Fait intéressant à
noter, son
résultat de 32% est le pire résultat depuis l'élection d'Adhémar Raynault en
1940, qui était le pire résultat de toute l'histoire des élections au poste de
maire de Montréal.
Denis
Coderre a réussi à remporter la course par une mince avance essentiellement à
cause de la réélection de l’ancienne équipe d’Union Montréal, elle même liée à
la couronne nord et les banlieues de la ville. Ce phénomène sociopolitique de
polarisation entre le centre et la périphérie semble se reproduire à Québec,
comme l’a bien remarqué François Bourque dans son analyse des résultats
électoraux. « Pourquoi le maire Labeaume a-t-il moins
d'appuis autour de chez lui, en haute ville, que dans la banlieue et en basse
ville? Il n'y a pas de réponse évidente. Une première hypothèse est qu'Équipe
Labeaume y affrontait les meilleurs candidats de Démocratie Québec, les plus
expérimentés et les plus connus du public. Anne Guérette (Cap-aux-Diamants) et
Yvon Bussières (Montcalm-Saint-Sacrement) ont eu beaucoup de visibilité au
conseil depuis quatre ans. […] Je pense cependant que leur élection tient moins
à leurs qualités personnelles qu'au quartier où ils se présentaient. Ce n'est
pas leur profil qui les a fait élire, mais celui de leurs électeurs. L'explication
est « sociologique ». Les électeurs du plateau de Québec ont voté
différemment parce qu'ils sont différents de ceux des autres quartiers. Sans
doute pas aussi différents que les « bobos » du Plateau-Mont-Royal
caricaturés par Marc Labrèche à Télé-Québec. Mais assez pour que ça paraisse
aux élections. Cela n'arrive pas qu'au municipal. On le voit aussi au
provincial et au fédéral, où les circonscriptions de la haute ville ont souvent
voté à contre-courant. »[4]
D’une certaine manière, le populisme maintient
son emprise sur la périphérie à cause de l’incapacité des forces progressistes
à assurer le leadership moral et politique des municipalités. La « gauche nationale »
reste essentiellement orientée vers la conquête du pouvoir d’État, tandis que
la gauche anti-étatique (rassemblée des assemblées populaires autonomes de
quartier) conspue toute forme participation électorale, allant même jusqu’à
refuser toute forme d’alliance avec les partis, syndicats et groupes
communautaires. Le mouvement initié par les cinq Sommets citoyens de Montréal
entre 2001 et 2009 semble maintenant essoufflé, le caractère « a-partisan
et horizontal » de ces forums locaux témoignant de la difficulté à
instaurer un réel changement sans s’engager véritablement sur le terrain
politique. Pour que les mouvements urbains du centre ne soient plus subordonnés
au conservatisme de la périphérie, structurée par une organisation spatiale
favorisant la dépendance à l’automobile, la séparation des activités sociales
et la consommation de masse, il faut impérativement réfléchir à une stratégie politique qui ne se limite plus
à de simples manœuvres tactiques.
Par exemple, Québec solidaire ne peut se contenter
d’alliances informelles sur le terrain électoral en donnant un coup de pouce à
Projet Montréal dans certains arrondissements. Ce parti vert pâle présente des
mesures environnementales sans projet de société, à travers une mosaïque
gauche/droite composée des membres Québec solidaire, le Parti québécois, le
Parti libéral du Canada et le Nouveau Parti démocratique du Canada. En
l’absence d’une gauche organisée au sein de cette formation politique,
l’influence de la droite, l’opportunisme et la technocratie se feront encore
plus sentir dans les années à venir, d’autant plus que la course à la chefferie
annoncée par le départ prochain de Bergeron ouvrira la porte à de profonds
remaniements.
Par ailleurs, Québec solidaire semble un peu
naïf et ambivalent quant à ses alliances avec la gauche fédérale et municipale,
surtout si l’on regarde le processus de formation du NPD-Québec qui a demandé
une autorisation formelle au Directeur général le 29 octobre 2013[5]. Cet
électrochoc chez plusieurs militant-es du parti montre qu’il manque une réelle
perspective multi-scalaire de l’action politique, qui doit être coordonnée
horizontalement à travers l’articulation des acteurs sociaux, et verticalement
par la synchronisation des paliers gouvernementaux. La gauche doit dépasser son
obsession pour les élections nationales et se poser sérieusement la question
d’une construction d’une culture politique à toutes les échelles, sans quoi
elle restera coincée dans les quartiers centraux et encerclée par la droite des
périphéries banlieusardes.
La guerre de position
Il ne s’agit pas de s’enfermer dans un
radicalisme dogmatique en refusant toute approche pragmatique, ce qui
contribuerait à marginaliser Québec solidaire auprès des classes populaires. À
l’inverse, il faut éviter le piège du réformisme et de l’électoralisme qui
consiste à croire qu’une société libre, juste et écologique pourra se bâtir
tranquillement par l'addition de politiques publiques et quelques sièges supplémentaires à
l’Assemblée nationale. Cette approche finit toujours par décevoir, comme on
peut le constater par le mouvement historique de tous les partis
socio-démocrates à travers le monde, du Parti québécois au Parti socialiste
français, en passant par le Parti des travailleurs brésilien. Il s’agit plutôt
de bâtir un large appui à un « programme de transition » afin de
prendre le pouvoir pour changer en profondeur les institutions politiques et
économiques de la société.
Québec solidaire ne gagnera pas le vote
populaire en prenant la place vacante du centre-gauche jadis occupée par un
progressisme souverainiste aujourd’hui attiré par les sirènes du nationalisme
conservateur. Autrement dit, la conquête du pouvoir ne passera pas par le
recentrement du parti sur la scène électorale, mais par une « guerre de
position » au sein de la société civile. Cette stratégie consiste à
contester l’hégémonie culturelle et politique du néolibéralisme, c’est-à-dire
les valeurs de la classe dominante enracinées dans l’imaginaire collectif. Il
est donc nécessaire d’investir les médias d’information, créer de nouveaux
espaces publics, articuler les mouvements sociaux, participer aux organisations
de masse et appuyer les initiatives locales susceptibles de promouvoir
l’émancipation sociale. La guerre de position vise à développer un
contre-discours cohérent capable de prendre le leadership moral et intellectuel
de la société, en forgeant un « nouveau sens commun » qui pourra
ensuite appuyer les réformes radicales du parti.
Sans ce travail idéologique en amont de
la prise de pouvoir (la guerre de mouvement), l’éventuelle élection d’un
gouvernement solidaire sera rapidement renversée par les intérêts de la classe
dominante campés dans les organisations culturelles, médiatiques et
associatives du Québec. « La société civile est devenue une structure très
complexe et très résistante à l’égard des « débordements » catastrophiques de
l’élément économique immédiat (crises, dépressions, etc.) ; les superstructures
de la société civile constituent l’équivalent du système des tranchées dans la
guerre moderne. Il arrivait, au cours de celle-ci, qu’une furieuse attaque
d’artillerie, qui semblait avoir détruit en totalité le système défensif de
l’ennemi, n’en avait, au contraire, détruit que la surface extérieure, de sorte
qu’au moment de l’avance et de l’attaque, les assaillants se trouvaient en face
d’une ligne de défense encore efficiente ; il en va de même en politique
pendant les grandes crises économiques. » (Antonio Gramsci, Q 13, § 24)
Le deuxième front politique
Comment une guerre de position peut-elle se
concrétiser ? La gauche politique doit d’abord abandonner son fétichisme
de l’État et déborder le cadre de son rôle traditionnel. Elle doit élargir ses
revendications au-delà des élections nationales et développer un
« deuxième front », analogue à la stratégie lancée par Marcel Pépin
au congrès de la CSN de 1968. La lutte électorale est actuellement insuffisante
pour contrer efficacement les injustices systématiques du capitalisme, et elle
doit être articulée à l’action politique organisée dans toutes les sphères de
la vie.
« Dans les années qui suivront, le
« deuxième front » prendra notamment la forme de comités d’action
politique qui, conjointement avec d’autres syndicats (CEQ) et avec des groupes
populaires (comités de citoyens, associations de locataires, coopératives
d’habitations, groupes de consommateurs, etc.), devaient permettre aux
travailleurs de se réapproprier activement le pouvoir au sein de leurs
différents milieux de vie. Ce sont les beaux jours d’un certain
« syndicalisme de combat », dont s’est réclamé une partie de la
CLASSE au printemps dernier, qui avait alors pour but affiché de
« transformer le régime capitaliste, en tant que source de l’exploitation »
des travailleurs, comme en témoignent les grands manifestes syndicaux du début
de la décennie 1970 : L’État, rouage
de notre exploitation (FTQ), Il n’y a
plus d’avenir pour le Québec dans le système économique actuel et Ne comptons que sur nos propres moyens
(CSN). »[6]
Si le deuxième front syndical consiste à
dépasser le cadre des conventions collectives pour embrasser la sphère de la
consommation et l’action politique, comment la gauche nationale peut-elle
déployer son deuxième front ? La brève expérience du Front d’action
politique (FRAP) est éclairante à plusieurs égards. Né de la jonction de
comités citoyens, du mouvement étudiant et des organisations syndicales, le
FRAP prit la forme d’un parti municipal de salariés visant prendre d’assaut la
ville de Montréal. Mais ce regroupement de militant-e-s de gauche se
définissait comme l'amorce d’un mouvement qui se
voulait beaucoup plus général : « À Montréal, avec le Front d’action
politique, les salariés vont consolider les luttes populaires déjà amorcées
dans certaines parties du Québec. Tous ces mouvements, locaux ou régionaux,
pourront éventuellement unir leurs forces dans un combat politique à l’échelle
du Québec. »[7]
Malheureusement, les événements de la Crise
d’octobre contribuèrent à la répression politique du FRAP, qui appuyait
d’ailleurs les revendications du FLQ. La gauche
municipale ne réussit pas à empêcher la réélection du maire Jean Drapeau, et le
FRAP se dissout en 1973 suite à des tensions idéologiques entre l’aile
réformiste et l'aile « marxiste-léniniste ». Les années 1970 peuvent en
quelque sorte être définies par la dislocation entre le mouvement souverainiste
(Parti québécois), la gauche radicale (Parti communiste ouvrier, En
lutte!) et les partis municipaux (Rassemblement des citoyens de Montréal,
Rassemblement populaire de Québec).
Il s’agit maintenant de recomposer la
constellation politique sous haute tension du combat pour le « socialisme
et l’indépendance », en s’inspirant des impasses et des promesses non
accomplies du Rassemblement pour l’indépendance nationale, le Mouvement de
libération populaire, le Front de libération du Québec et le Front d’action
politique. La découverte de l’avenir se trouve parfois dans les aspirations du
passé, qui devient alors une source vivante pour l’action révolutionnaire
aujourd’hui.
« Les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent ainsi
d’elles mêmes, de l’avenir non devenu devient visible dans le passé, tandis que
du passé vengé et recueilli comme un héritage, du passé médiatisé et mené à
bien devient visible dans l’avenir. »[8]
[1]
http://www.radio-canada.ca/regions/abitibi/2013/11/05/001-alexandre-nickner-maire.shtml
[2]
http://www.ledevoir.com/politique/ville-de-quebec/391733/regls-labeaume-obtient-son-mandat-fort
[3] Pour une critique étayée du recentrement de
Projet Montréal, voir http://ekopolitica.blogspot.ca/2013/08/critique-de-projet-montreal.html
[4]http://www.lapresse.ca/le-soleil/dossiers/elections-municipales/elections-a-quebec/201311/08/01-4708853-elections-entre-le-vieux-quebec-et-les-ponts.php
[5] http://www.ledevoir.com/politique/quebec/392151/le-npd-quebec-est-en-formation
[6] Frédérique
Bernier et le Comité École et société, Le deuxième front a-t-il toujours du front ?, Syndicat des
professeurs du Cégep de St-Laurent, 12 mai 2013,
http://www.spcsl.org/2013/05/le-deuxieme-front-a-t-il-toujours-du-front/
[7] Les
salariés au pouvoir !, publié par le FRAP, éditions Les Presses
Libres, 1970, p.15
[8] Ernst Bloch, Principe espérance, tome I,
Gallimard, Paris, p.16
Bien que vous ayez le mérite de briser la conspiration du silence que les partisan-es de QS entretiennent en général au sujet des Assemblées populaires autonomes de quartier (APAQ) depuis un an, vous auriez intérêt à mieux vous renseigner quant à certaines de leurs initiatives récentes qui dépassent le strict cadre tactique. Je vous renvoie notamment au projet en faveur de la gratuité expansive mis en branle par l'APA Hochelaga-Maisonneuve, dont vous pouvez prendre connaissance via les comptes-rendus d'assemblée et de comité Gratuité : http://www.apahochelaga.org/compte-rendus .
RépondreSupprimerQui plus est, les initiatives communautaires comme les APA ont le mérite de vouloir baser un renouveau politique sur une base autrement plus concrète et progressiste que la nation bancale dont nous afflige encore inexpliquablement la gauche réformiste d'ici et d'ailleurs. Nous n'avons pas forcément à être lié de manière privilégiée avec la périphérie que le nationalisme nous assigne arbitrairement, et qui fait en sorte que je devrais me soucier davantage du sort de Natashquan que de celui d'Ottawa ou de Rochester.