Pourquoi les maires ne devraient pas gouverner le monde
Les villes contre l’État
Dans une conférence TED très intéressante pour
comprendre l’idéologie de notre temps, le professeur Benjamin Barber nous
explique tout bonnement Why Mayors Should
Rule the World[1].
Les États-Nations, incapables de résoudre les problèmes de changements
climatiques, crise financière, pandémies, terrorisme, montée des inégalités
auxquels ils font face, sont rapidement dépassés par les villes qui deviennent
une force sociale, économique et politique montante. Les villes et les maires
qui les dirigent seraient devenus des acteurs incontournables de la
mondialisation, et constitueraient en quelque le remède aux grands maux du XXIe
siècle.
Barber souligne la contradiction suivante :
nous vivons dans un monde toujours plus interdépendant alors que nos
institutions politiques, structurées par des États-nations aux juridictions et
territoires séparés, ont plus de 400 ans. Le problème fondamental de notre
temps serait de dépasser ces frontières en retrouvant l’essence de la
démocratie, dont le berceau serait l’espace public des grandes villes. La
Révolution française, le mouvement Occupy Wall Street, le printemps arabe et la
récente insurrection d’Istanbul peuvent être symbolisées par ces lieux
urbains : place de la Bastille, Zuccotti Park, place Tahrir, place Taksim.
De plus, les villes sont les plus vieilles et
durables institutions humaines, Rome, Alexandrie et Paris étant beaucoup plus
anciennes que l’Italie, l’Égypte et la France. Pour Barber, la ville est
l’endroit où nous grandissons, mangeons, jouons et habitons ; c’est notre
maison. Par contraste, les États-nations sont des abstractions, des
juridictions administratives auprès desquelles nous payons des taxes, votons
occasionnellement, et regardons les élus diriger à notre place. Bien qu’il ne
semble pas y avoir de différence intrinsèque entre les villes et les États sur
le plan politique, les deux étant soumis à un régime de démocratie
représentative agonisant, Barber insiste sur la différence ontologique entre ces deux formes institutionnelles. L’une serait
l’essence de l’humain et l’autre sa perversion. « Cities are were action
is, cities are us ». Si Aristote
disait que l’homme est un animal politique, Barber persiste : l’homme est
un animal urbain.
En
effet, il faut rappeler que plus de 50% de la population mondiale habite
maintenant dans les villes, et que la population urbaine atteindra 5 milliards
de personnes en 2030. Bien que ce fait historique soit souvent accompagné d’un
discours triomphant sur l’universalité de l’homo
urbanus, il faut rappeler que ce phénomène sans précédent est accompagné de
gigantesques cités qui n’ont rien à voir avec les petites municipalités
privilégiées par les adeptes de la démocratie participative. Le théoricien Mike
Davis nous rappelle à ce titre que 80% que cette urbanisation accélérée aura
lieu dans les pays en voie de développement, où l’explosion des bidonvilles
côtoiera l’émergence de technosphères dont l’étendue reste difficile à
imaginer.
« Le
résultat le plus spectaculaire de cette évolution sera la multiplication des
mégavilles de plus de huit millions d’habitants et, plus sensationnel encore,
des « hypervilles » de plus de vingt millions d’habitants (soit l’entièreté de
la population urbaine de la planète à l’époque de la Révolution française). En
1995, seule Tokyo avait atteint ce seuil. D’après la Far Eastern Economic
Review, aux environs de 2025, le continent asiatique à lui seul devrait
déjà accueillir une dizaine de conurbations de cette taille, dont Djakarta
(24,9 millions), Dacca (25 millions) et Karachi (26,5 millions). L’immense
métro-région fluviale de Shanghaï, dont la croissance a été gelée pendant des
décennies par la politique maoïste de sous-urbanisation, pourrait compter près
de 27 millions d’habitants. Pour Bombay, on anticipe une population de 33
millions, bien que personne ne sache si une concentration aussi colossale de
pauvreté est biologiquement ou écologiquement soutenable. »[2]
Le glocalisme
Pourtant, les contradictions du processus
d’urbanisation et les inégalités qui en découlent, de même que l’historicité de
cette transformation qui modifie profondément les rapports sociaux, semblent
rabattues derrière la « naturalité » de la ville comme maison de
l’Être. L’humain serait une espèce urbaine qui devrait retrouver son essence
pour surmonter l’incompétence congénitale des États-nations à résoudre les
problèmes d’aujourd’hui. C’est pourquoi Barber souligne dans la lignée de
Saskia Sassen que les « villes globales » deviennent les nœuds d’un
réseau économique transnational, échappant aux frontières et contrôles
dysfonctionnels des États. Ceux-ci seraient englués dans la vieille politique,
la bureaucratie, le système des partis et une démocratie représentative ne
répondant plus aux besoins de notre époque. La solution passerait par le « glocalisme »
(contraction de global et local), la collaboration entre villes constituant une
nouvelle forme de « gouvernance globale » pouvant résoudre les
problèmes de la planète.
Par exemple, le International
Council for Local Environmental Initiatives (ICLEI), un réseau qui
rassemble 12 méga-cités, 100 super-villes, 450 grandes villes, 450 villes de
petite et moyenne taille dans 83 pays, fait la promotion du
« développement durable » urbain en aidant les villes à devenir plus résilientes,
éco-efficientes et à faible émission de carbone par une infrastructure
intelligente et une économie urbaine verte et inclusive[3].
Il y a également le United Cities and
Local Governments (UCLG), qui vise à « accroître la place et
l’influence des gouvernements locaux et de leurs associations dans la
gouvernance mondiale. […] Présents dans 140 des 191 états membres des Nations
Unies, les membres de CGLU sont aussi bien des villes que des associations de
gouvernements locaux, qui représentent toutes les villes et les collectivités
locales d’un pays. Plus de 1 000 villes, à travers 95 pays, sont des membres
directs de CGLU. »[4]
Ces
institutions souples, horizontales et inédites recomposent les configurations du
pouvoir économique, politique et idéologique des villes. Ce paradigme de gouvernance
globale oppose ainsi deux paradigmes : le « glocalisme
démocratique » et le gouvernement top-down, l’horizontalisme et la
hiérarchie, l’interdépendance pragmatique et l’idéologie désuète de
l’indépendance nationale. Selon Barber, les villes sont disposées à coopérer
ensemble comparativement aux rivalités entre États qui se manifestent dans les
diverses conférences internationales sur le climat. Malgré le fait que nous
vivons toujours dans un monde de frontières, notre expérience quotidienne
témoigne que les maladies, problèmes écologiques, marchés et technologies ne
s’arrêtent pas aux portes des pays.
La
solution est donc de globaliser la démocratie et de démocratiser la
globalisation. La route vers la démocratie globale ne passe pas par les États
mais les villes. La démocratie née dans la polis
athénienne peut ainsi renaître dans la cosmopolis
globale. Il faut créer non pas une Société des Nations qui a lamentablement
échoué, mais une Ligue des villes ; non pas les Nations-Unies mais les Villes
Unies du Monde. Les maires et les citoyens qu’ils représentent doivent ainsi
s’engager dans la gouvernance globale, notamment par la création d’un
« Parlement des maires ».
Le maire
comme « homeboy »
Bien
que nous puissions être en accord ou en désaccord avec ce cosmopolitisme
quasi-utopique, la suggestion la plus surprenante de Barber est de faire
reposer cette gouvernance globale sur la direction des maires. Or, pourquoi
ferions-nous confiance à ces élus locaux plutôt qu’aux autres politiciens professionnels
comme les députés, la première ministre ou le président d’une
République ? Une fois de plus, il y aurait une différence de nature entre
les maires et les politiciens de l’État, qui représentent les deux opposés d’un
spectre politique. Selon Barber, un ou une candidate aux élections nationales
doit impérativement avoir une idéologie, un méta-récit, une vision du monde, et
appartenir à un parti politique pour avoir des chances de se faire élire. Le
député serait essentiellement partisan.
Par
contraste, les maires seraient des pragmatistes, des
« problem-solvers ». Leur job est que les choses se fassent, ou sinon
ils se font mettre à la porte. Les nids de poules doivent être remplis, les
trains doivent avancer, les enfants doivent aller à l’école. Selon l’ancien
maire de New York Fiorello La Guardia : « There is no Democratic or
Republican way of fixing a sewer. » L’absence d’idéologie serait ainsi une
qualité indispensable de l’homme politique, qui doit laisser de côté ses
convictions et se concentrer sur l’atteinte des objectifs. L’administration
municipale serait donc ni à gauche, ni à droite, mais une affaire de
gestion ; non pas une politique, mais une technique. Ce pragmatisme
permettrait de gagner la confiance des citoyens, de faire des villes des
exemples de bonne gouvernance et de favoriser les partenariats transnationaux
pour résoudre des problèmes concrets.
De
plus, Barber caractérise les maires par le qualificatif de
« homeboy », le gars du coin, le pote, le copain d’enfance, le membre
d’une gang d’amis. Les maires viennent habituellement de la ville qu’ils
gouvernent, ce sont des proches du quartier, du ghetto. Ils sont
essentiellement « proches des gens ». La preuve de cette proximité se
manifesterait par les taux d’appuis impressionnants de 70-75-80% des maires les
plus populaires, comparativement aux maigres 30-40-50% des premiers ministres.
Un maire idéal serait en quelque sorte une personne ordinaire et pourtant
charismatique, permettant d’opposer à un système impersonnel son pouvoir
personnel, la force de sa volonté. La crise des institutions représentatives
alimenterait en quelque sorte une nouvelle « politique de la
présence », une légitimité de la proximité, un impératif de compassion,
permettant une attention à la particularité des situations quotidiennes. La
figure du maire serait donc à la fois celle « d’un géant de gloire et d’un
homme simple »[5].
Le cas Rob
Ford
Cette
nouvelle forme d’homme-peuple, de césarisme local ou de bonapartisme municipal, s’incarne dans de nombreuses personnalités québécoises : le maire Jean
Tremblay, Régis Labeaume et maintenant Denis Coderre. Mais l’archétype du
nouveau dirigeant que Barber appelle de ses vœux est sans aucun doute le maire
de plus grande métropole du Canada, Rob Ford. Né dans l’ancienne municipalité Etobicoke
à l’ouest de Toronto, issu d’une famille propriétaire de la firme
multi-nationale Deco Labels, étudiant médiocre, coach d’équipes de football
d’écoles secondaires renvoyé plusieurs fois pour inconduite, il décide de se lancer
comme conseiller municipal en 2000. Élu du district Ward 2 où il a habité,
quartier caractérisé par son caractère multiethnique et les gangs de rue, il
est réélu en 2003 avec plus de 80% du vote.
Sa
popularité tient essentiellement à sa haine de l’État et sa vision basée sur la
réduction du compte de taxes des citoyens. « Get the government out of our
backyards. It's ridiculous. Government red tape here. Bureaucratic here. It's
nonsense having all this government. And it's nonsense. It's so ridiculous. »[6]
Sa philosophie libertarienne se double d’un néo-conservatisme franc se
manifestant dans plusieurs déclarations-chocs. Par exemple, Ford s’opposa au
fait de gaspiller de l’argent dans la construction d’une barrière anti-suicide
sur le viaduc Bloor, argumentant plutôt d’investir dans la répression des
agresseurs sexuels d’enfants « who are the main cause of people jumping
off bridges. » Évidemment, ce personnage ne fait pas partie d'un parti
politique au sens strict, mais d’une coalition de candidats réunis autour d’une
plateforme de responsabilité fiscale : « We just need to get rid of
these life-long politicians that just give out money to special interest groups
and don't serve the community. I'm really teed off. We need to get a new
council or this city is going to go down the drain. »
Mais
la popularité de ce maire ne se limite pas aux « intérêts matériels »
de ses électeurs, la réduction des dépenses de l’État local et du compte de
taxe ne pouvant expliquer l’appui général à cette figure controversée. Ford est
un « homeboy », un homme proche des gens, prêt à passer par-dessus
les contraintes bureaucratiques pour résoudre directement des problèmes, en
personne. Par exemple, il n’hésite pas à répondre immédiatement aux
préoccupations des électeurs, en les rappelant par téléphone la journée même[7].
Cette promptitude témoigne d’une sollicitude très appréciée par la population
dans cette ère de séparation entre le peuple et les institutions. De plus, ses
déclarations-chocs aux allures grotesques ne semblent pas entacher sa
popularité, malgré ses accents de sexisme, d’homophobie, de racisme.
En
2006, Ford s’opposa au fait que la ville donne 1,5 millions $ à une campagne de
prévention contre le sida, en argumentant que la plupart des payeurs de taxes
n’avaient à pas à se soucier de cette maladie parce que « If you are not
doing needles and you are not gay, you wouldn't get AIDS probably, that's bottom
line...those are the facts. » Lorsque le maire de l’époque, David Miller,
lui fit remarquer que les femmes étaient de plus en plus touchées par le sida,
Ford réponda sur le tact qu’elles devaient coucher avec des hommes bi-sexuels[8].
En 2007, il témoigna au public une réflexion profonde sur le problème des
cyclistes : « What I compare bike lanes to is swimming with the
sharks. Sooner or later you're going to get bitten... Roads are built for
buses, cars, and trucks, not for people on bikes. My heart bleeds for them when
I hear someone gets killed, but it’s their own fault at the end of the
day. »[9] En
2009, il fit part de son admiration pour l’éthique du travail asiatique.
« Those Oriental people work like dogs. They work their hearts out. They
are workers non-stop. They sleep beside their machines. That's why they're
successful in life. I went to Seoul, South Korea, I went to Taipei, Taiwan. I
went to Tokyo, Japan. That's why these people are so hard workers (sic). I'm
telling you, the Oriental people, they're slowly taking over. »[10]
Malgré
ces commentaires discriminatoires, son anti-syndicalisme, ses épisodes de conduite
dangereuse et son procès pour conflit d’intérêts, c’est plutôt le scandale
d’une vidéo montrant Rob Ford fumant du crack avec ses copains du ghetto qui
aura raison du règne de ce maire. La qualité de « homeboy » aura été
le symbole de l’ascension et de la
déchéance d’une idole de la « proximité ». La politique-spectacle
centrée sur les faits divers, l’instantanéité, le culte de la personnalité et
les plébiscites, bref sur les qualités humaines
d’un gouvernant et non sur son idéologie, son être et non ses actions,
montre que le populisme est une arme à double tranchant. Bien que Benjamin
Barber n’aurait sans doute pas approuvé la conduite de Ford, sa célébration non
critique de l’homme proche du peuple illustre la profonde naïveté d’une
perspective « post-idéologique » de la politique, comme si
l’administration d’une ville se réduisait à une tâche pratique exempte de tout
choix de société.
L’idéologie
de la proximité
L’éloge
du proche, du « homeboy », de la ville contemporaine
comme maison consubstantielle de l’humain, d’une politique par-delà
la gauche et la droite sous couvert de pragmatisme, tout cela occulte le fait
que cette perspective est elle-même profondément idéologique. Dans son livre La légitimité démocratique (2008),
Pierre Rosanvallon tente d’expliquer la crise des institutions politiques
caractérisées par la double légitimité jadis conférée par le suffrage universel
et l’administration publique. Le monde électoral-parlementaire est en déroute,
tandis que la bureaucratie est sévèrement attaquée par l’idéologie néolibérale.
Se constitue alors un « nouvel âge de la légitimité » remodelant les
contours d’une révolution démocratique encore incertaine. Le mérite de cette
analyse est de montrer l’ambivalence de cette transformation tâtonnante, faisait
apparaître les glissements et les promesses, mais surtout le risque de sombrer
dans différentes illusions, comme celle de « l’enchantement du
local » caractéristique de l’enthousiasme de Barber.
« En
étant implicitement assimilé aux figures de l’impartialité (situation au-dessus
des partis et des affrontements partisans) et de la proximité, l’édile local
devient une construction a priori de
l’entendement démocratique. Il est érigé en sorte d’icône du bien politique. La
contrepartie de cette idéalisation est de brouiller la compréhension de ce qui
a changé dans le rapport des citoyens à la politique. Célébrer platement ce qui
serait de l’ordre d’un système représentatif « réussi » à l’échelon
local, contrastant avec les données d’une « crise » au niveau
national, conduit ainsi à s’aveugler sur la situation des démocraties
contemporaines et à ne pas prendre la mesure des formidables mutations
structurelles qu’elles connaissent. »[11]
La
principale confusion de Barber consiste à opposer de manière rigide l’État et
la ville, la nation et la démocratie, la représentation aliénante et une
proximité rassurante. De cette dichotomie peut ensuite être attribués tous les
travers du monde contemporain à l’État-nation (les frontières, l’inefficacité,
l’inaction, l’archaïsme, l’égoïsme), la ville rassemblant à elle seule toutes
les vertus de l’avenir : interdépendance mondiale, pragmatisme, résolution
simultanée de problèmes globaux et locaux, innovation, coopération, etc. Le
dysfonctionnement des nations n’est plus l’effet
d’une crise plus profonde, mais la cause
d’un problème général. Il suffirait donc de déserter l’État pour embrasser sans
examen plus approfondi les villes qui sont
profondément multiculturelles, ouvertes, participatives, démocratiques pour
Barber. La démocratie urbaine n’est donc pas une potentialité, un projet
radical, mais un donné, un fait accompli.
De
ce glissement découle l’occultation des rapports de pouvoir dans la ville,
amenant une compréhension non-problématisée de la représentation politique, et
donc une identification rapide entre les citoyens, leurs maires et la
gouvernance globale. « A parlement of mayors is a parlement of citizens,
and a parlement of citizens is a parlement of us. » Dans cet éloge des
citoyens urbains sans frontières, Barber va même jusqu’à les identifier aux
citoyens des conférences TED, une communauté virtuelle liée par le partages « d’idées
qui valent la peine d’être diffusées ».
Or, cette communauté
déterritorialisée constitue une simple plateforme de diffusion, un espace
public de la « société civile globale » tout au plus ; elle
n’incarne une communauté politique fondée sur des institutions, un espace de
délibération et de décision collective sur des affaires communes. Le rejet de
l’État semble donc mener à l’évacuation du champ politique constitué par les
conflits, la contestation et les échanges portant sur le vivre-ensemble,
c’est-à-dire les lois qui nous lient les uns aux autres. Le panégyrique de la
Cité et de la Gouvernance globale mène donc à louanger les initiatives de
participation en évacuant toute réflexion sur le régime politique et le système
économique qui limitent grandement ces expérimentations.
« Le
champ d’intervention des nouvelles instances participatives est enfin très
restreint. Il concerne soit la gestion des affaires complexes et controversées
particulières, soit l’organisation des pouvoirs locaux. Il n’y a donc nullement
instauration d’une démocratie participative
au sens général du terme. Tout au plus peut-on parler d’un « nouvel esprit
démocratique », plus diffus, dont témoigne de façon exemplaire ces
initiatives particulières. Il est en tout cas patent qu’elles n’ont qu’une
portée limitée d’un point de vue proprement politique. C’est pourquoi les
termes de gouvernance ou de démocratie fonctionnelle sont probablement les plus
adaptés pour qualifier ce qui est à l’œuvre. En témoigne d’ailleurs le fait que
c’est également au niveau international qu’il a souvent été question de ces
formes de participation, comme si elles ne se déployaient qu’aux deux extrêmes
du proche et du lointain, à l’écart du niveau structurellement politique de
l’État-nation. »[12]
L’impolitique
de la présence
Pour
contrer le mythe du « glocalisme », il faut reconnaître que
l’antagonisme fondamental n’est pas entre le méchant État et la bonne ville,
mais entre la démocratie et le système économico-politique hérité du XIXe
siècle. La mondialisation néolibérale et l’insuffisante de la démocratie
représentative, le capitalisme et la centralisation politique se font sentir à
toutes les échelles de la société, des relations internationales à
l’État-nation, en passant par les échelons régionaux et locaux. Si les villes
sont sans doute l’un des foyers les plus prometteurs pour une éventuelle
convergence des luttes, les citoyens sont actuellement dépossédés du pouvoir
d’agir sur leur quartier et leur vie quotidienne. Le livre de David Harvey Rebel Cities. From the Right to the City to
the Urban Revolution (2012) est à ce titre beaucoup plus éclairant que la
proposition d’un « Parlement des Maires » qui ne fera que consacrer
les élites locales et populistes comme gardiens d’une pseudo-démocratie
globale.
C’est
pourquoi l’échange des « meilleures pratiques », les consultations
publiques, l’espoir d’une transparence administrative et d’un rapprochement
entre gouvernants et gouvernés ne conduiront pas à un réel pouvoir citoyen,
mais à une impression sensible servant à compenser la déficience de la politique
électorale. « La réduction de la distance représentative ne s’opère là ni
par l’instauration de pouvoirs directs, ni sur le mode d’une ressemblance entre
représentés et représentants. À ces deux techniques traditionnelles
d’appropriation sociale de la politique s’en ajoute une troisième : celle
du rapprochement physique et de la sollicitude. Alors que les engagements
électoraux établissent un lien ressenti comme de plus en plus faible et
fortement hypothétique, la présence
offre sa consistance immédiate et effective. »[13]
Quand
la politique se confond toujours plus avec le cirque médiatique, le populisme
apparaît non plus comme un phénomène accidentel mais comme l’effet d’une
nécessité structurelle. La légitimité de proximité, visant à assurer la
confiance entre gouvernants et gouvernés, à solidifier le lien entre classes
dominantes et dominées, devient ainsi une béquille servant à atténuer la crise
du régime de représentation. La figure de Rob Ford incarne ainsi l’universel
concret de la société actuelle, exprimant la déchéance de la démocratie par le
degré inouï de pourrissement des institutions municipales. C’est pourquoi l’éloge
des « villes globales » et de leurs maires témoigne de la fausse
conscience associant les intérêts des citoyens à ceux de leurs dirigeants. Ce
mythe opère par une rhétorique de proximité masquant la séparation entre le
monde vécu et l’image des cités triomphantes. Ce sentiment d’irréalité ou
d’aliénation, où le politique s’exprime à la fois comme caricature et réalité
concrète, se fait directement ressentir par le spectacle désolant des frasques
d’un maire conservateur moralement discrédité, qui s’accroche à son siège en
mimant un homme ivre au volant pour ridiculiser son adversaire, alors que le
conseil municipal vient de lui retirer tous ses privilèges et pouvoirs[14].
Un
rire jaune, mélangeant des sentiments de dégoût et de sympathie, de cynisme et
de pitié, est malheureusement ce qui survient lorsque la scène politique
s’identifie avec les représentations vides de la société de masse. « Dans
les pages des magazines « people » ou dans les reportages de nombreux
programmes de télévision, le monde n’existe plus que sous les deux espèces de
la proximité chaleureuse et de la distance inaccessible dans laquelle vivent
les super-riches et les puissants. Tout le reste de la réalité est oublié,
comme s’il n’avait désormais plus de consistance. Subsiste seul, alors, ce
face-à-face. Il y a aussi là cependant un mécanisme spécifique de réduction de
cette hyper-distance qui est à l’œuvre : c’est celui du voyeurisme. Les
riches et les puissants sont montrés dans l’inaccessibilité de leurs privilèges
et de leur train de vie somptueux, mais ils sont en même temps mis à nu sous
l’œil du peuple, transformés en animaux de cirque, dépouillés de leur vie privée. »[15]
La
réponse appropriée à ce triste portrait ne se trouve pas dans la résignation
mais dans l’action. Contrairement à Barber, elle ne peut se limiter à la ville,
et encore moins à une délégation du pouvoir à nos charmants élus locaux. La
démocratie doit embrasser toutes les sphères de la vie, de la famille à la
société civile, en passant par les quartiers, les entreprises, les
municipalités, les régions et notre pays. L’État-nation n’est pas la principale
cause des problèmes actuels, bien que son incapacité à répondre aux demandes
sociales témoigne de la concentration du pouvoir économique et politique à tous
les échelons. La réappropriation de nos institutions passe évidemment par un
projet de société, et la réalité urbaine doit représenter un axe central d’une
stratégie politique émancipatrice. Celle-ci commence par le constat que le
pouvoir citoyen ne pourra naître d’une démocratie dévoyée, même à l’échelle
locale ; c’est pourquoi les maires ne devraient pas gouverner le monde.
[1]
http://www.ted.com/talks/benjamin_barber_why_mayors_should_rule_the_world.html
[2] Mike
Davis, La planète bidonville :
involution urbaine et prolétariat informel, Mouvements, no 39-40, 2005, p.11
[3] http://www.icleicanada.org
[4] http://www.uclg.org/fr/organisation/a-propos
[5] Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité,
Seuil, Paris, 2008, p.304
[6]
Wanagas, Don (March 10, 2001). "The odd rantings of young Rob Ford". National
Post. p. F2.
[7]
"Inside City Hall: Whose constituent is it, councillors want to
know". The Globe and Mail. July 23, 2004. p. A12.
[8] "Councillor Rob Ford Under Fire
Over AIDS Comments". CityNews (Toronto,
Ontario). June 29, 2006. Retrieved December 8, 2012.
[9] "Toronto Mayor: ‘Cyclists Are a
Pain in the Ass’". Bicycling.com. May 3, 2012. Retrieved
May 12, 2012.
[10] "Asian Protestors Stage City
Hall Sit-In Over Rob Ford's 'Oriental' Comments". CityTV
(Toronto, Ontario). March 14, 2008.
[11] Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité,
Seuil, Paris, 2008, p.343
[12] Ibid.,
p.325
[13] La
légitimité démocratique, p.313
[14]
http://www.ledevoir.com/politique/villes-et-regions/393108/le-maire-de-toronto-est-mis-au-pied-du-mur
[15] La légitimité démocratique, p.316
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