Pourquoi défend-on le système ?
Cela ne veut pas dire que l’ordre social se
maintient essentiellement par les croyances fausses des individus qui, prenant soudainement
conscience de la réalité sociale, seraient spontanément portés à la
transformer ; les discours et les visions du monde sont produits par une
série de facteurs sociaux, organisationnels, culturels et médiatiques qui ne se
réduisent pas à la psychologie. Néanmoins, il importe d’interroger les
conditions subjectives d’une défense active
des normes dominantes, qui ne sont pas seulement portées passivement par des
individus, que ce soit par le biais de la coercition ou du consentement. C’est pourquoi
il est primordial d’analyser les processus de légitimation et de
dé-légitimation des relations sociales par une étude interdisciplinaire
(sociologie, psychologie, philosophie, sciences politiques, etc.), afin de
construire une véritable critique des rouages de l’idéologie et les perspectives d’une émancipation.
À ce titre, la Théorie de la justification du
système (TJS)[1]
représente une synthèse conceptuelle intéressante dans le champ de la
psychologie sociale et politique, qui étudie les mécanismes cognitifs,
affectifs, symboliques, comportementaux à la base des distinctions de race, genre,
classe et d’autres catégorisations accompagnant généralement les inégalités sociales. Selon
cette théorie, les individus ont une motivation à défendre et justifier le
statu quo, c’est-à-dire à considérer les normes sociales, économiques et
politiques dominantes comme étant bonnes, légitimes et désirables, même si cela
est souvent désavantageux pour eux ou leur groupe. Comment expliquer un tel
paradoxe ?
En fait, les individus ont non seulement
tendance à porter des attitudes positives envers eux-mêmes (estime personnelle,
justification de soi) ou leur groupe (identité sociale, justification du
groupe), mais aussi à avoir un jugement favorable de l’ordre social dominant
(justification du système). Dans
certains cas, les motivations relatives au système surpassent les deux autres
types de motifs, ce qui amène un favoritisme du groupe privilégié et
l’acceptation de l’infériorité de certains groupes ayant un faible statut au
sein des hiérarchies prévalentes. La conséquence évidente de cette théorie est
que les arrangements sociaux, économiques et politiques actuels sont préférés
et les alternatives dénigrées, amenant ainsi la perpétuation des inégalités.
Les influences théoriques de la TJS sont
nombreuses et permettent une compréhension complexe des processus de
reproduction sociale, combinant les forces interprétatives des diverses
perspectives en prolongeant leurs hypothèses à l’échelle du système. Par
exemple, la notion de dissonance cognitive souligne que les individus doivent
maintenir une cohérence cognitive, c’est-à-dire réduire les contradictions dans
leur système de croyances via la rationalisation, afin de garder une image
positive d’eux-mêmes. La TJS ajoute que les individus doivent justifier le
système social pour préserver une image positive de celui-ci, ce qui pourrait
néanmoins occasionner d’autres dissonances et conflits psychologiques chez
ceux-ci[2].
Par ailleurs, la théorie de l’identité sociale
montre que lorsque des individus sont confrontés à des conflits intergroupes
qui menacent l’identité de leur groupe social, ils auront tendances à justifier
les stéréotypes et la discrimination des groupes extérieurs pour maintenir une
image positive de leur identité sociale. Le rôle des accommodements
raisonnables et la situation de minorité nationale du peuple québécois dans le
débat sur la Charte des valeurs québécoises expliquent ainsi la montée des
préjugés à l’endroit de certains groupes religieux dans ce type d’enjeux
identitaires. Cependant, la TJS montre que cette explication du favoritisme
intragroupe (ingroup favoritism)
néglige les cas de « favoritisme des groupes extérieurs (outgroup favoritism) présents à
l’intérieur des groupes défavorisés, qui ont parfois une meilleure image des
groupes dominants (élite économique) que le groupe auquel ils appartiennent (classes
populaires).
La théorie de la dominance sociale postule
pour sa part que les personnes auront tendance à supporter les hiérarchies
entre groupes pour maintenir une image positive de leur groupe d’appartenance,
que ce soit par des mythes de légitimation, une discrimination institutionnelle
ou des comportements asymétriques[3]. La TJS
s’inspire également de cette perspective tout en replaçant l’analyse des
justifications de l’échelle des groupes à celle du système. Ce recadrage permet
également de reprendre la « croyance en un monde juste », partagée
par plusieurs personnes qui considèrent que l’ordre social est globalement
équitable, les résultats des comportements individuels étant généralement
mérités. Si cette croyance paraît fondée sur l’idée que les individus ont un
contrôle personnel de leurs actions (libre arbitre), la TJS montre que
plusieurs processus amènent ceux-ci à considérer le statu quo comme bon et
légitime. Le phénomène de « fausse conscience », employé par les
théories marxistes pour décrire comment les idéologies dominantes permettent de
préserver le système économique, peut ainsi représenter un autre facteur
expliquant « pourquoi les pauvres votent à droite ».
Cette présentation sommaire de divers concepts
de psychologie sociale vise à mieux cerner pourquoi les personnes sont motivées
à justifier le statu quo et considérer le monde existant comme étant stable et
désirable. De quelle manière cette rationalisation du système
survient-elle ? Premièrement, les individus seront portés à rendre leurs
préférences compatibles avec le statu quo. Ainsi, dans les situations où
l’ordre social n’est pas encore établi ou lorsque certains aspects demeurent encore
inconnus, les événements les plus probables seront jugés comme plus
désirables que des résultats qui ont moins de chances de se produire. Par
exemple, dans le contexte de la crise étudiante de 2012 où l’hégémonie
néolibérale fut contestée, plusieurs personnes considéraient le gel des
frais de scolarité plus désirable que la gratuité scolaire seulement du
fait que la première représentait un dénouement plus probable que la seconde, la
gratuité étant beaucoup moins compatible avec l’idéologie dominante.
Deuxièmement, lorsque les individus perçoivent
que le système social est menacé, ils auront tendance à utiliser des
stéréotypes et à évaluer les groupes différemment en fonction de leur statut
afin de donner une apparence d’équité au statu quo. Par exemple, les individus
privilégiés auront des préjugés favorables vis-à-vis leur groupe et emploieront
des stéréotypes négatifs pour les groupes défavorisés. De leur côté, les
individus avec un statut social inférieur auront des stéréotypes moins
favorables à l’endroit de leur groupe, tout en préservant des préjugés positifs
envers les groupes mieux nantis. Cette asymétrie entre les groupes dominants et
dominés peut être caractérisée par le phénomène de « favoritisme externe » ;
contrairement à l’hypothèse selon laquelle l’individu préférera
systématiquement son groupe d’appartenance aux autres (favoritisme interne lié
à l’identité sociale), il est également possible de considérer les groupes
dominants de manière plus positive que le nôtre. Les membres des groupes
subalternes auront donc tendance à internaliser les inégalités en considérant que
l’ordre social est juste et légitime.
Le favoritisme interne et externe est relié
différemment à la justification du système en fonction de la position sociale
des individus. Par exemple, la défense de l’ordre économique capitaliste ira de
pair avec le favoritisme interne dans le cas des individus riches, mais amènera
un favoritisme externe pour les plus pauvres. Cette relation positive ou
négative envers sa propre classe sociale permet d’éclairer le conservatisme,
généralement associé à une résistance au changement et à la préservation de la
tradition (ensemble de normes sociales, politiques, économiques et culturelles
dominantes). Des études ont montré que plus les individus privilégiés sont
conservateurs, plus ils manifestent un favoritisme pour leur groupe ;
inversement, plus les individus défavorisés sont conservateurs, plus ils
privilégient les groupes dominants et ont une image négative de leur groupe[4].
Cette différence peut également être expliquée
par l’entrelacement des motivations liées à l’ego, au groupe et au système.
Comme il a été mentionné précédemment, les individus sont enclins à préserver
une image positive d’eux-mêmes (estime de soi) et de leur groupe (identité
sociale), tout en croyant que le monde actuel est juste et bon. Pour les membres
des groupes privilégiés, ces trois motivations sont congruentes. En effet, leur
besoin de croire que le système est bon n’entre pas en contradiction avec leur
situation sociale, car ceux-ci profitent directement du système en place. Les
individus avantagés auront donc une bonne estime personnelle, une forte
identité de classe et n’auront pas de difficulté à croire que le statu quo est
légitime. Des études montrent que la justification du système permet aux
individus avec un statut social élevé de diminuer l’ambivalence vis-à-vis leur
groupe, augmenter la confiance en eux, et même réduire les risques de
dépression et de névrose[5].
Il en va tout autrement pour les groupes
défavorisés, car les motivations liées à l’ego et au groupe social entrent en
contradiction avec la défense du système. Cela amène alors des conflits et des
attitudes mixtes et ambivalentes au sein de ces groupes qui ne bénéficient pas
du statu quo et des inégalités qui les affectent. Cela explique pourquoi la
rationalisation du système chez les membres des groupes subalternes augmente
l’ambivalence vis-à-vis leur groupe, diminue leur estime personnelle, et
augmente les niveaux de dépression de problèmes psychologiques. À l’inverse,
lorsque les individus défavorisés ont une faible confiance en soi et une image
négative de leur identité sociale à cause de leur sentiment d’impuissance, ils
auront tendance à justifier le statu quo[6].
Cette contradiction psychologique entre
différentes motivations, également nommée dissonance cognitive, représente une
situation inconfortable pour les individus. Les membres des groupes
désavantagés seront ainsi enclins à réduire cette dissonance en justifiant les
inégalités existantes. Comme ils ont besoin de croire que le système est juste
mais qu’ils seront souvent confrontés à des faits qui contredisent cette
croyance, ils donneront davantage de justifications pour assurer la légitimité
du statu quo. Cette situation est très différente chez les individus
privilégiés, qui par définition bénéficient du système et seront moins exposées
aux contradictions sociales ; ils auront moins l’occasion de devoir
justifier le statu quo qui leur est spontanément plus favorable. Le contraste
est saisissant, surtout si on considère que les groupes défavorisés feront davantage
l’épreuve des injustices et de la dissonance cognitive dans leur vie
quotidienne. D’où le paradoxe suivant : dans les sociétés très
inégalitaires, les groupes dominés seront enclins à défendre le système plus
ardemment que les groupes dominants. Ils donneront des justifications plus
intenses et des rationalisations toujours plus absurdes pour légitimer un ordre
social qui leur est structurellement défavorable. La théorie de la
justification du système permet ainsi d’élucider un facteur psychosocial
contribuant à l’émergence des radio-poubelles.
Enfin, les contradictions sociales augmentant
le besoin de justification du système devant les menaces, réelles ou perçues,
au statu quo, celles-ci favorisent l’émergence de stéréotypes négatifs des groupes
susceptibles de déranger le statu quo. Le racisme, le sexisme, l’homophobie,
les préjugés à l’endroit des étudiants, assistés sociaux ou musulmans, trouvent
un terreau fertile au sein des couches populaires et des classes moyennes
précarisées par l’endettement, la baisse du pouvoir d’achat et la détérioration
des infrastructures, des institutions, de l’État-providence, etc. Dans cette
situation de « panne globale », les inégalités n’auront pas tendance
à être dénoncées, mais à être systématiquement justifiées par l’idéologie
dominante. Mêmes les couches défavorisées résisteront au changement, aux
politiques sociales, à des mesures qui permettraient de mieux redistribuer la
richesse et d’assurer davantage d’égalité[7]. Le défi
est grand pour les partis de gauche, qui doivent non seulement combattre l’arrogance
et le mépris des groupes dominants, mais surtout l’incrédulité et la dissonance
cognitive des pauvres, des classes moyennes et des exclus largement
désavantagés par un système qui ne les sert plus.
Remettre en question le statu quo n’est jamais
évident, et trouver la puissance d’agir afin de dépasser le besoin de
justifier un ordre injuste doit devenir une priorité. Si la rationalisation du système
tend à diminuer la frustration, la colère et l’indignation morale, les récentes
révoltes qui fleurissent un peu partout dans le monde depuis 2011 (Printemps
arabe, mouvement des Indignés, Occupy Wall Street, crise étudiante de 2012,
insurrections au Brésil, en Turquie, en Ukraine, etc.) sont un bon signe pour
l’avenir de l’humanité. L’hégémonie de l’oligarchie craque, le
favoritisme externe des groupes dominés fait maintenant place à de nouvelles
solidarités, la confiance revient, la critique s’approfondit, les alternatives
reviennent à l’ordre du jour, l’horizon s’ouvre.
[1] John
T. Jost, The Psychology of Legitimacy:
Emerging Perspectives on Ideology, Justice, and Intergroup Relations,
Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
[2] Jost,
John T.; Orsolya Hunyady (2002). « The psychology of system justification
and the palliative function of ideology ». European Review of Social
Psychology, vol. 13, p. 111–153
[3]
Sidanius, Jim; Felicia Pratto, Colette Van Laar, Shana Levin (2004).
« Social Dominance Theory: Its Agenda and Method ». Political
Psychology, vol. 25, no. 6, p. 845–880.
[4] Jost,
John T., Mahzarin R. Banaji, Brain A. Nosek (2004). « A Decade of System
Justification Theory: Accumulated Evidence of Conscious and Unconscious
Bolstering of the Status Quo ». International Society of Political
Psychology, vol. 25, no. 6, p.881–919
[5] Ibid.
[6] Jost,
John; Diana Burgess (2000). « Attitudinal Ambivalence and the Conflict
between Group and System Justification Motives in Low Status Groups ». Personality
and Social Psychology Bulletin vol. 26, no. 3, p. 293–305
[7]
Wakslak, Cheryl; John T. Jost, Tom R. Tyler, Emmeline S. Chen (2007).
« Moral Outrage Mediates the Dampening Effect of System Justification on
Support for Redistributive Social Policies ». Psychological Science,
vol. 18, no. 3, p. 267–274
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