Sur l’interprétation bock-côtiste de « l’union » QS-ON
Mathieu Bock-Côté est sans doute le plus grand
idéologue conservateur du Québec. C’est ce qui fait sa force et son
aveuglement ; sa « théorie » lui donne une perspicacité qui se
manifeste par de fines observations et des analyses politiques beaucoup plus
profondes que la majorité des commentateurs qui préfèrent patauger dans les
eaux marécageuses du sens commun. Bock-Côté est plus rusé ; il ne se
contente pas de constater et de remâcher les idées reçues, il les crée. Cette
construction d’un nouveau sens commun, cette diffusion d’idées intuitives et
enracinées dans les classes populaires, est précisément ce qui manque à la
gauche pour construire une contre-hégémonie. Cette tâche est d’autant plus
grande que l’ennemi n’est pas simple mais double ; il faut non seulement
attaquer le discours néolibéral (ce que Bock-Côté fait très bien avec une sauce
moraliste), mais surtout déconstruire le nationalisme conservateur qui
représente la matrice idéologique de notre époque. En fait, le « bock-côtisme »
incarne sans aucun doute le conservatisme québécois du XXIe siècle.
Dans son interprétation d’une lettre transpartisane
appelant une « redoutable synergie » entre Québec solidaire et Option
nationale, Bock-Côté pose une excellente question : « pour quelle
raison plusieurs membres d’ON se sentent-ils plus proche de QS que du PQ
? »[1]. Or, son
idéologisme l’aveugle complètement sur les raisons qui pourraient expliquer de
telles « affinités électives » entre les deux partis, ON devant être « naturellement »
plus proche du Parti québécois dont il partagerait l’essence. La faiblesse de
toute idéologie non critique est de construire une réalité pour qu’elle
corresponde à nos désirs, c’est-à-dire de déformer les positions de nos
adversaires, de les réduire à un bloc monolithique afin qu’elles puissent se
mouler parfaitement à l’architecture rigide de nos catégories. Toute idéologie
est simplification, réification de l’autre pour l’amener sous notre emprise
morale et intellectuelle. Mais cette entreprise à double tranchant écarte trop
souvent la complexité de l’adversaire que nous tentons de soumettre à notre
cadre conceptuel. Résultat : nous risquons d’ignorer ce qui pourrait
entraîner notre défaite, à savoir les contre-attaques potentielles surgissant
du fait que l’autre n’est pas tel
qu’on le conçoit.
À titre d’exemple, voyons comment
l’interprétation essentialiste de Bock-Côté permet d’opposer deux blocs
rigides : la gauche radicale et l’indépendantisme. « Rappel
élémentaire : fondamentalement, QS rend l’indépendance conditionnelle à la
réalisation d’un projet de société «de gauche». Sans ce projet de société,
l’indépendance n’intéresse pas vraiment QS, comme si ce parti y voyait une
souveraineté bourgeoise, vide, insignifiante, ou peut-être même funeste. Alors
qu’ON, du moins c’est ce qu’on dit depuis la fondation de ce parti, se
distingue justement par un indépendantisme intransigeant – rien ne serait plus
important que l’indépendance, et surtout, il ne faudrait pas la soumettre à la
logique gauche-droite. »
Si certains membres solidaires considèrent
peut-être que l’indépendance n’est qu’un outil au service de la justice
sociale, un moyen au service d’une fin plus grande, le parti demeure
indépendantiste et conçoit le combat pour l’émancipation nationale comme une
lutte en soi, devant être articulée avec d’autres mouvements tout aussi
légitimes pour la transformation sociale, la libération des femmes, la défense
de la nature, etc. D’ailleurs, cette non-hiérarchisation des luttes sociales et
nationale, qui doivent développer une « redoutable synergie », est
reconnue par les nationalistes progressistes qui soulignent que l’indépendance
est multidimensionnelle : « De notre côté, nous, membres d’ON qui signons
cette lettre, reconnaissons que le programme indépendantiste de QS rompt avec
le consensus néolibéral et que, en insistant sur les questions sociale et
environnementale, il embrasse plus vigoureusement qu’ON d’autres dimensions de l’indépendance que l’indépendance politique.
Nous sommes d’accord sur le fait qu’une indépendance face aux impératifs que le
système économique actuel fait peser sur les Québécois-es et leur territoire
est tout aussi nécessaire. »
Cette lettre vient donc briser le dogme de l’indépendance
« ni à gauche, ni à droite », qui enfonce toujours plus le mouvement
souverainiste dans la déconfiture du nationalisme identitaire et pétrolier du
PQ. Il ne s’agit pas de réduire l’indépendance à la gauche, ou inversement,
mais de créer une synergie, entendue au sens d’une coordination de plusieurs
choses qui concourent à un seul effet, au fait de mettre en commun des
ressources pour parvenir à un effet précis. Quel est cet objectif ultime ?
L’émancipation du peuple québécois dans toutes ses dimensions, l’indépendance
jouant évidemment un rôle central sur le plan stratégique, culturel et
politique.
Évidemment, Bock-Côté rejette une telle synergie, car elle
représente en quelque sorte la négation pratique
de sa doctrine. Il la réduit tout simplement à un élément infantile, une
volonté de « pureté » forçant l’indépendantiste naïf à
rester « camper dans l’opposition perpétuelle et
systématique où il peut fantasmer sur la société idéale, dont il se veut
finalement le gardien. » Cette stratégie rhétorique permet à notre
idéologue de masquer l’idéalisme de sa foi conservatrice, en l’associant à un
réalisme qui lui permet d’inverser la réalité. Il condamne pour ainsi dire la
« division souverainiste » alors que des forces vives
indépendantistes tentent justement de s’unir contre le bloc au pouvoir ;
il leur attribue un intérêt égoïste et partisan opposé à l’universalité du
Parti québécois, comme si cette posture n’était pas elle-même partisane.
« C’est ainsi que les petits partis sont attirés entre eux, mais jamais
n’envisagent de se rallier à un grand parti qui porte quand même l’idéal
indépendantiste depuis quarante ans et qui, ces derniers temps, semble renouer
avec un nationalisme vigoureux. D’ailleurs, ces deux partis, finalement, ne
font-ils pas du PQ leur premier adversaire, dans la mesure où c’est lui qui
entrave leur émergence? Étrange pays, le Québec, où les indépendantistes
préfèrent souvent se combattre entre eux plutôt que de se rassembler au sein
d’une grande formation pour combattre le régime canadien. »
Or, le « nationalisme vigoureux »
qui représente pour Bock-Côté « l’universel concret » du peuple
québécois, une pure affirmation de soi dont la négation ne saurait qu’être un
reniement de son identité, occulte l’exclusion de l’autre qui se retrouve
voilée par une pure positivité : « je suis moi ». C’est
précisément ce retranchement du mouvement souverainiste vers le repli
identitaire que dénoncent les adeptes d’une nouvelle synergie indépendantiste.
« L’élite politique d’aujourd’hui ne promeut plus l’identité
québécoise qu’à travers un nationalisme de ressentiment et non plus
d’émancipation. Le nationalisme défendu par ON et QS cherche, lui, à déployer
la personnalité du peuple québécois dans le monde, sans écraser personne et
sans se laisser écraser par personne. Parler de « nation » ou de « valeurs »
est un sentier battu – ce n’est pas avec des slogans qu’on les construit de
toute façon. La vraie action politique, celle qui crée et qui avance dans les
terres non défrichées de notre histoire, commande qu’on se compromette dès
aujourd’hui pour l’indépendance du Québec. »
Pour désamorcer la possibilité d’une nouvelle
force indépendantiste et progressiste en émergence, Bock-Côté préfère réduire
Québec solidaire au groupuscule gauchiste qui sert bien son propos. Il continue
ainsi de véhiculer des préjugés qui discréditent l’aspect indépendantiste des
solidaires, et surtout le caractère progressiste qui forme en bonne partie
l’esprit d’Option nationale. La stratégie est de garder divisé ce qui doit rester divisé, ou sinon de
récupérer les forces indépendantistes encore vivantes pour les accrocher à la
remorque du souverainisme moribon du Parti québécois. « Je comprends que
QS occupe son créneau politique : dans une société éclatée, il y a de la
place pour un petit parti à gauche de la gauche, protestataire, qui incarne le
désir d’une société radicalement différente. Je m’explique mal que des
indépendantistes pressés espèrent s’y rallier et préfèrent finalement les
délices du radicalisme idéologique à la possibilité d’incarner une aile
particulièrement militante au sein d’un parti souverainiste gouvernemental
susceptible, s’il exerce le pouvoir pleinement, de contribuer à dégager le Québec
de la tutelle canadienne. »
Ce que Bock-Côté ne peut comprendre, ou plutôt
ce qu’il ne veut surtout pas voir,
c’est que le PQ n’est pas la plus
grande menace à l’unité canadienne, bien au contraire. Le PQ conduit à la
subordination de la société québécoise aux traités de libre-échange, à l’unité
canadienne monétaire et pétrolière, car il ne remet aucunement en question le
cadre économique, politique, énergétique et idéologique dominant. C’est parce
que le « nationalisme vigoureux » écarte complètement la question
sociale, c’est-à-dire la remise en question des rapports de pouvoir et la domination
des élites impérialistes, canadiennes et québécoises, qu’il amène ipso facto la subordination nationale
aux intérêts étrangers. « Plus
la vie économique immédiate d'une nation est subordonnée aux rapports
internationaux, plus un parti déterminé représente cette situation, et plus il
l'exploite pour empêcher que les partis adverses ne prennent l'avantage sur
lui. De cette série de faits, on peut tirer la conclusion que, souvent, le
« parti de l'étranger », comme on dit, n'est précisément pas celui que
l'on désigne vulgairement en ces termes, mais bien le parti le plus
nationaliste qui, au lieu de représenter les forces vitales de son propre pays,
en représente en réalité plutôt la subordination, et l'asservissement
économiques aux nations hégémoniques, ou à un groupe de telles nations. »[2]
Le principal adversaire à l’indépendance du
Québec n’est donc pas le méchant Canada ou les fédéralistes libéraux qui n’ont
pas peur du pouvoir et de la raison d’État, mais le PQ qui consolide l’ordre
établi sous une aura de « gouvernance souverainiste » qui scelle
l’avenir du Québec dans une foi envers un clergé qui saura lire mieux que ses
fidèles le moment opportun de leur salut collectif. L’émancipation de cette
dernière barrière idéologique, de cette illusion qui continue de tromper les
masses depuis bientôt vingt ans, est actuellement représentée par deux partis
qui n’ont pas encore réussi à réunir les moitiés coupées de l’indépendance réelle, à la manière du mythe
d’Androgyne décrit par Aristophane dans le Banquet de Platon.
Il ne s’agit donc pas « d’imaginer un
monde idéal », ni « d’avoir les mains tellement pures que nous
finirions pas ne plus avoir de mains » comme le dit Péguy. La
« redoutable synergie » consiste plutôt à amorcer un dialogue de
fond, appuyé sur des bases militantes partageant un intérêt commun, à la fois
réel et en puissance, pour l’émancipation sociale et nationale du peuple
québécois. Il faut dès maintenant envisager, à moyen et long terme, une
alliance socialiste et indépendantiste permettant de reconstruire ce que le PQ
a endigué depuis sa création en 1968, soit une force sociale et politique
capable de rompre définitivement avec l’ordre économique et politique dominant.
Seules les forces vives à gauche du PQ, tant sur le plan social que national,
pourront amener à terme la transformation dont le Québec a inéluctablement
besoin. Cette « exigence morale et politique » de travailler ensemble
représente une tâche concrète et centrale des prochaines années ; l’élaboration
pratique d’une nouvelle stratégie solidaire et indépendantiste devra renverser
l’ordre néo-duplessiste du PQ aiguisé par le travail idéologique du bock-côtisme.
Excellent texte! Je suis parfaitement en accord avec votre vision de la souveraineté, soit une vision qui s'apparente à la notion de "souveraineté populaire" (http://www.nousautres.org/pour-la-souverainete-populaire/).
RépondreSupprimerUne souveraineté populaire viserait à créer un bloc contre-hégémonique capable de dépasser non seulement les strictes contraintes du fédéralisme canadien, mais plus largement, capable de dépasser les multiples contraintes d'une économie oligopolistique, financiarisée et trans-nationalisée
En décembre dernier, Mme Marois a participé à la "World Policy Conference" à Monaco (http://www.ledevoir.com/politique/quebec/395281/pauline-marois-poursuit-sa-mission-en-europe). Elle y a défendu le projet souverainiste, face à un public formé d'une certaine élite mondiale. Elle s'est montrée rassurante, de la même manière qu'elle s'est montrée rassurante devant l'élite financière de Wall Street (http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201212/13/01-4603480-operation-seduction-de-pauline-marois-a-new-york.php), à l'instar de Lucien Bouchard qui fut jadis convoqué devant les mandarins de Wall Street, à la veille de ses premières politiques de déficit zéro. Le discours de fond, lors de ces trois occasions, fut probablement le même : "Ne vous inquiétez pas, la souveraineté que nous envisageons ne changera absolument rien au fonctionnement économique du Québec. Vous pouvez nous faire confiance."
Il fut un temps où la souveraineté était intimement liée au concept de "territoire". Quoique le territoire soit encore une donnée importante dans l'élaboration d'une souveraineté politique, nul pays peut aujourd'hui être souverain s'il ne considère pas l'aspect supra-territorial du système économique, qui lui, pour reprendre Michel Chartrand, est un système "apatride, a-national, a-familial, amoral", c'est-à-dire un sytème à l'identité fondamentalement déracinée du territoire.
Être souverain, c'est être souverain vis-à-vis les autres pouvoirs au sein du système international. En relations internationales, la théorie dite "réaliste" tend à réduire la souveraineté aux soldats et aux diplomates, donc à l'État. Or, on sait que le pouvoir se concentre et se condense à l'extérieur des États, dans les structures corporatives autoritaires d'un secteur privé extrêmement asymétrique. Pour qu'un peuple soit souverain, il doit définir sa souveraineté non seulement vis-à-vis les autres États, mais aussi vis-à-vis ces concentrations de pouvoir qui régissent le secteur privé. En bref, il ne peut y avoir de souveraineté politique sans souveraineté économique.
Sans démocratiser l'économie, nous aurions, au mieux, un État québécois dont la base de support se limiterait aux élites mondiales extra-territoriales et aux hauts salariés québécois qui sans être les architectes du système économique, en bénéficient suffisamment pour se convaincre de sa justesse.
(SUITE)
SupprimerDans un monde où les leviers économiques se sont largement supra-nationalisés, l'étendue de l'action politique gouvernementale (baromètre de la souveraineté réelle d'un État) est de plus en plus limitée. Pour un parti comme le PQ, qui se veut le défenseur de la souveraineté, il est gênant de vouloir à la fois accomoder le capital souverain et se prétendre "souverainiste". Il s'acharne donc là où quelques miettes existent toujours : l'identité nationale, le ressentiment, la morale, les valeurs, etc.
C'est pour cette raison qu'un renouveau souverainiste est absoluement nécessaire. La force du nationalisme dans l'histoire politique du Québec est un atout, mais elle peut aussi être un obstacle si on ne s'applique pas à redéfinir la portée du projet souverainiste dans le contexte d'une économie mondialisée.
C'est pourquoi l'alliance entre QS et ON est intéressante. C'est aussi pourquoi l'option péquiste est devenue une chimère, un pastiche souverainiste.
J'inviterais Bock-Côté à prendre connaissance de cette excellente étude de Jason Sorens : http://www.polsci.buffalo.edu/contrib/faculty_staff/documents/sorens/sorensGlobalization.pdf
Sorens y démontre comment les partis dits "sécessionistes" gagnent en popularité partout dans les élections des pays occidentaux. Il explique le phénomène par le fait que dans un contexte d'économie mondialisée, les discours de ces partis sont perçus comme étant de moins en moins "radicaux", de moins en moins "subversifs", et de plus en plus intégrables à la logique économique dominante.