Sortir du bourbier fédéral
Bourbier (déf.) : Lieu fangeux,
boueux. Situation difficile, inextricable.
La scène politique fédérale est marquée
d’un étrange paradoxe : malgré l’importance de multiples enjeux soulevés
sur le plan économique, politique, juridique, social, énergétique,
environnemental et militaire, le cynisme et l’apathie des citoyens semblent
toujours plus prononcés. La politique canadienne n’échappe pas à la crise de
légitimité qui frappe les démocraties représentatives à travers le monde, crise
qui atteint ici un stade particulièrement aigu. Justin Trudeau a donc raison de
s’inquiéter de la « perte de confiance » envers les élus, les
citoyens n’arrivant plus à se reconnaître dans leur gouvernement et le
grandiose « rêve canadien ». Or, la nostalgie de l’âge d’or libéral
des Casques bleus, Kyoto et Radio-Canada n’aidera pas à forger une alternative
au nouvel imaginaire établi soigneusement par le règne Harper : oil, guns,
low taxes, small governement, security, jobs. La simplicité (ou plutôt le
simplisme) du projet de société conservateur a certes quelque chose d’effarant,
mais il n’en demeure pas moins efficace sur le plan stratégique : dégoûter
les citoyens de la chose publique pour que ceux-ci continuent de vaquer
docilement à leurs affaires privées.
Bien que le projet conservateur semble
représenter à première vue une corruption
de l’idéal progressiste canadien (ouverture à la diversité, pacifisme, équilibre
entre croissance économique, égalité des chances et protection de
l’environnement), il constitue en fait une radicalisation
du projet libéral. Celui-ci est fondé sur le culte des droits individuels et le
marché qui structurent la sphère privée, puis le dénigrement d’une
participation active aux affaires publiques et l’exercice de la souveraineté
collective. En fait, libéraux comme conservateurs naviguent tous deux dans les
eaux de la « liberté des modernes », que Benjamin Constant distingue
de la « liberté des anciens » aujourd’hui largement délaissée. « Le
but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens
d’une même patrie : c’était là ce qu'ils nommaient liberté. Le but des
modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté
les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. »[1]
Pourquoi parler de la liberté des modernes
dans un article sur la politique fédérale ? Pour montrer l’étroitesse de
l’horizon politique canadien et la nécessité d’élaborer un nouveau paradigme
qui puisse à la fois remettre en question l’ordre établi et surmonter l’apathie
citoyenne. Cela suppose de passer au crible les options existantes par une
analyse critique qui dépasse les simples clivages gauche/droite et
souverainiste/fédéraliste qui structurent l’échiquier politique canadien et
empêchent de penser une véritable alternative. En supposant d’emblée un
consensus sur la nécessité de se débarrasser du Parti conservateur, le
gouvernement Harper représentant à plusieurs égards le gouvernement le plus réactionnaire de l’histoire du Canada,
nous devons malheureusement constater la pauvreté des choix qui se présentent
actuellement comme solutions de rechange. Cela veut-il dire que nous soyons
condamnés à la résignation ou à la simple abstention ? S’il fallait
désespérer à chaque fois qu’on se retrouve dans le bourbier, l’humanité
n’aurait jamais progressé. C’est bien le piège de la médiocrité et du
désabusement de la politique en général, et de la politique fédérale en
particulier, qu’il s’agit maintenant de surmonter.
La reconquête du bloc libéral
Le long règne du gouvernement Harper est dû
à deux principaux facteurs : 1) un renversement du pouvoir entre l’Est et
l’Ouest du Canada causé par une lame de fond économique, démographique et
idéologique capitalisée efficacement par la stratégie et le discours
conservateurs (Big Shift) ; 2)
la crise du « bloc libéral » manifesté par l’usure du Parti libéral
du Canada (PLC) et le scandale des commandites qui éclata en 2004. Nous parlons
bien ici de « bloc historique » au sens de Gramsci, c’est-à-dire
d’une alliance de diverses classes et groupes sociaux soudés idéologiquement
par une vision commune. Il n’y a pas de bloc historique sans
« hégémonie », c’est-à-dire sans un leadership moral et intellectuel
capable de rallier une majorité populaire à un projet politique plus ou moins
conscient. Et c’est bien cet espace politique laissé vacant par l’échec du
projet libéral que Justin Trudeau et Thomas Mulcair essaient de reconquérir
pour prendre le pouvoir dans le cadre des élections fédérales d’octobre 2015.
Raisonner en termes de blocs historiques
permet d’expliquer un certain nombre de phénomènes. D’une part, le choix de
l’ancien ministre libéral Thomas Mulcair (surnommé « Tom » pour les
intimes) comme chef du Nouveau parti démocratique (NPD) permet d’opérer le
recentrage nécessaire pour conquérir la base électorale libérale modérée, tout
en préservant le capital politique de la vague orange au Québec et l’appui des
forces de gauche ailleurs au Canada. Devant la montée inquiétante du NPD qui
gruge la base sociale des libéraux, Trudeau opte pour un discours clairement
progressiste (taxer le 1% et soulager la classe moyenne, transition écologique,
modernisation des institutions politiques, etc.) et un programme qui dépasse
parfois sur sa gauche son rival néo-démocrate. Les deux partis rivalisent ainsi
pour séduire exactement le même électorat et représenter la « vraie »
alternative à Stephen Harper. La manifestation la plus caricaturale de ce jeu
mimétique est sans doute l’adoption du même slogan électoral, strictement
équivalent du point de vue sémantique et logique : « Il est temps de
changer ensemble » ; « Ensemble pour le changement ».
On aura beau montrer que le NPD a été
historiquement plus à gauche que le PLC, que Mulcair ne fait qu’utiliser la
rhétorique du centre dans l’arène électorale pour ensuite mettre en place de
grandes réformes une fois au pouvoir, cela ne tient pas la route. Les
contraintes de la réalité gouvernementale imposeront davantage, et non moins de compromis. On pourrait certes objecter
que la base du parti est plus à gauche que Mulcair et qu’il sera possible de
contrôler le chef et l’aile parlementaire pour éviter les dégâts. Cette idée
est également un leurre qui fait abstraction du régime politique canadien. En
fait, c’est bien Tom et son entourage immédiat qui dirigeront le Canada, et non
les membres du NPD. Bien que les mœurs parlementaires permettent en principe de
modérer les ardeurs du premier ministre, Harper a bien montré la vraie nature
du régime canadien qui rend possible une dictature élue. Comme le rappelle
Danic Parenteau :
« Le premier ministre du Canada est à
la tête à la fois du pouvoir exécutif (en tant que chef du gouvernement), du
pouvoir législatif (car il contrôle la Chambre des communes et le Sénat) et, en
pratique, du pouvoir militaire (en tant que commandant en chef des Forces
armées canadiennes). En outre, il exerce une influence déterminante sur le
pouvoir judiciaire, puisqu’il nomme les juges de la Cour suprême du Canada.
Enfin, il assume également la direction de la diplomatie. Le bureau du premier
ministre du Canada jouit donc d’un pouvoir politique immense dont on trouve peu
d’équivalents dans d’autres régimes politiques. »[2]
D’autre part, la tentative de reconstituer
le bloc libéral amène un curieux paradoxe : face à l’affaiblissement du
bloc conservateur marqué par des scandales, la récession et l’effondrement des
prix du pétrole, la compétition des partis pour occuper un terrain commun
favorise la confusion et la division des forces « progressistes ».
Les anciens libéraux (PLC), les « nouveaux » libéraux (NPD) et les
Verts rivalisent pour incarner le « vrai » changement avec des
réformes sociales, politiques, économiques et environnementales qui pourraient
facilement être confondues dans un test à l’aveuglette. On se retrouve donc
avec une diversité d’options menant au seul et même programme :
reconstruire ce que le Parti conservateur a démoli les dix dernières années.
Autrement dit, la multiplication des fronts contre
Harper augmente directement la probabilité de sa réélection !
Pour surmonter cette difficulté, la
solution rationnelle serait de créer une coalition libérale-progressiste avec
une plateforme commune comprenant des éléments comme une réforme fiscale, un
plan de modernisation écologique de l’économie et une réforme des institutions
démocratiques. Des listes électorales rouges-oranges-vertes mettraient au défi
le cynisme ambiant en montrant contre toute attente que les partis sont
capables de changer leur culture politique et de travailler ensemble pour
l’intérêt général. Ce nouveau bloc historique dépasserait de loin l’étendue de
l’ancien bloc libéral, et pourrait renverser les conservateurs sans trop de
difficulté. Or, les rivalités partisanes et le manque d’une véritable vision et
stratégie en amont témoignent du faible degré d’innovation au sein du monde
politique. Il est à ce titre paradoxal que les trois partis qui préconisent le
changement et utilisent le slogan « ensemble » restent prisonniers du
conformisme le plus plat et soient incapables de travailler ensemble.
L’impasse de la
social-démocratie verte
Admettons à titre d’hypothèse (improbable)
qu’une telle coalition se forge à mi-campagne et prenne le pouvoir, ou qu’un
des trois partis parvienne à déclasser tous les autres et former un
gouvernement majoritaire. Qu’est-ce que Tom Mulcair, Justin Trudeau ou
Elizabeth May feraient une fois au Parlement ? Évidemment, ils feraient
moins pire que Harper en essayant de recoller les pots cassés par l’ancien
gouvernement conservateur. Or, les nombreuses transformations institutionnelles imposées depuis
une dizaine d’années, que ce soit sur le plan politique, socioéconomique,
environnemental et des relations internationales ne pourront pas être
renversées par un parti progressiste à l’intérieur d’un mandat, d’autant plus
que la croissance économique n’est plus au rendez-vous et ne risque pas de
revenir de sitôt. De plus, le fait que le Canada soit devenu un État pétrolier,
militaire et sécuritaire impose une trajectoire historique difficile à modifier
en cours de route, les intérêts économiques, énergétiques et géostratégiques
posant une contrainte objective aux politiques gouvernementales.
C’est
ce qu’on appelle le phénomène de « dépendance au sentier » (path
dependence), qui signifie que les décisions adoptées à une époque peuvent
perdurer longtemps parce que les modifier impliquerait un coût ou un effort
trop élevé, alors qu’un changement serait largement bénéfique à long terme.
Cela ne veut pas dire que tout changement soit impossible, mais que toute
réforme subséquente au règne de Harper fera face à d’importants défis. C’est
pourquoi nous pouvons parler d’une irréversibilité partielle du legs conservateur que les prochains gouvernements
devront porter.
Outre
ce premier défi, les contradictions dues au système économique et à la crise
écologique exigent une volonté de fer pour mener des réformes structurelles qui
menacent directement les intérêts établis. Sans une remise en question
explicite de l’austérité et du dogme de l’équilibre budgétaire, il est garanti
qu’un gouvernement libéral, néo-démocrate ou vert sera obligé de se plier aux
injonctions des industries pétrolières et des élites financières. Bien qu’il
soit excessif d’affirmer que le programme de ces partis soit « austéritaire »
ou « pro-pétrole » au même titre que les conservateurs, un an ou deux
au pouvoir suffira au gouvernement libéral/néo-démocrate pour adopter des
mesures d’austérité « soft » et appuyer des projets énergétiques
douteux comme l’ensemble des partis socio-démocrates ailleurs dans le monde.
Toute formation politique qui se contente d’une conception faible du
développement durable, de la complémentarité vertueuse de l’économie de marché
et de l’environnement, reproduira de facto le « business as usual »
en limitant de manière homéopathique l’empreinte écologique du capitalisme
industriel.
C’est
bien le triste sort de la « social-démocratie verte », dont le
réformisme gentil ne fait pas le poids devant la « révolution conservatrice »
qui a opéré un véritable virage à 180° de l’État canadien depuis
une dizaine d’années. En reprenant le langage de la physique, nous pouvons
supposer qu’une force qui n’est pas au
moins supérieure et opposée au mouvement conservateur ne sera pas capable
de changer substantiellement la trajectoire initiée depuis. C’est pourquoi il ne
semble pas que la social-démocratie ait un grand avenir politique, que ce soit sous
sa forme libérale ou néo-démocrate. En d’autres termes, le visage sombre du
Canada ne pourra pas être effacé par le sourire candide de Justin ou les yeux
doux de Tom. Les Trente Glorieuses sont terminées depuis une quarantaine
d’années, et c’est pourquoi il est trop tard pour entreprendre un virage
tranquille vers les énergies renouvelables et un nouveau partage de la richesse
basé sur la croissance du PIB. Le XXIe siècle sera marqué par la fin
de la croissance, l’austérité, la crise climatique, l’explosion des conflits, et
l’accélération historique a déjà commencé.
La nostalgie du Bloc québécois
Outre
le bloc historique libéral ou social-démocrate actuellement divisé entre le
PLC, le NPD et le PVC, le Bloc québécois n’a pas dit son dernier mot malgré la
cuisante défaite de 2011 où le parti passa soudainement de 49 à 4 députés à la
Chambre des communes. Les facteurs hypothétiques de cette quasi-mort subite ont
longuement été analysés, mais il semble qu’il soit avant tout le symptôme de
l’effritement du bloc souverainiste. On aura beau accuser la binette du défunt
Jack Layton ou déplorer la naïveté de l’électorat québécois, il n’en demeure
pas moins que la querelle constante entre fédéralistes et souverainistes,
déconnectée de tout échéancier référendaire ou de crise constitutionnelle, a
fini par lasser les Québécois.
Pour
le dire plus crûment, le mouvement souverainiste en général et le Bloc
québécois en particulier sont devenus synonymes d’une interminable rengaine. Entendons-nous bien ; il
ne s’agit pas d’affirmer comme Couillard que l’indépendance soit le projet d’un
autre siècle, mais que les raisons
invoquées pour justifier et formuler ce projet (péréquation, empiétement sur
les compétences provinciales, c’est toujours la faute au fédéral, etc.) sont
répétées à satiété comme une vieille chanson ressassée par les mêmes
personnages d’une classe politique qui n’arrive plus à se renouveler. Si
l’élection surprise de Mario Beaulieu avait pu apporter une nouvelle couleur au
mouvement au prix d’un pauvre score électoral, le retour de Gilles Duceppe à la
tête du Bloc québécois n’aidera pas à changer cette image ringarde.
La
question nationale a perdu sa centralité au profit de la question sociale, le
clivage gauche/droite revenant à la surface avec le virage néolibéral des
élites politiques et la montée du conservatisme qui n’a pas épargné le Québec.
Bien que le mouvement souverainiste aime accuser la gauche d’être responsable
de la perte d’influence du débat constitutionnel, préférant la justice sociale
à la nécessité impérieuse de l’indépendance nationale, les élites nationalistes
ne semblent pas réaliser que c’est plutôt l’hégémonie de la droite
(majoritairement fédéraliste) qui est la cause
du recul de la question nationale, l’émergence de la gauche politique n’étant
qu’une conséquence de la montée du
néolibéralisme.
Malheureusement,
la volonté de remédier à une hégémonie perdue amène bien souvent des
crispations contre-productives. Le réflexe de vouloir préserver à tout prix la
priorité absolue du projet souverainiste sur les autres enjeux sociaux
(austérité, déficit démocratique, crise écologique) au lieu de voir ceux-ci de
manière complémentaire amène l’effet contraire, soit une tension, voire un
antagonisme entre la question sociale et nationale. Cela aggrave le fossé entre
les progressistes et souverainistes, et donc une division des votes entre le
NPD et le Bloc, aucun parti n’arrivant à donner une réponse satisfaisante à
l’ensemble des contradictions qui travaillent la société québécoise.
Or,
la meilleure façon de reconquérir un appui populaire n’est pas d’opposer les enjeux, mais de les intégrer ; c’est pourquoi la
position claire sur le rejet du projet d’oléoduc d’Énergie Est représente le meilleur
point de démarcation entre le Bloc québécois et les autres principaux partis
fédéraux (PCC, PLC, NPD). Ironiquement, c’est lorsque le mouvement
souverainiste sort des sentiers battus de la question nationale pour se porter
défenseur d’autres enjeux de société qu’il marque des points ! Évidemment,
nous pouvons douter du vernis écologiste des élites souverainistes qui ont
tardé à prendre une telle position sur le sujet (Marois ayant appuyé le projet,
PKP ayant fini par céder sous les pressions internes), le Bloc adoptant plutôt
une posture stratégique typique de l’opposition gouvernementale. Plus
fondamentalement, il faut voir ici que la tendance dominante du mouvement
souverainiste n’est pas de s’opposer au pétrole en soi, mais bien au pétrole de
l’Ouest canadien si celui-ci nous fait courir des risques sans perspectives
de redevances monétaires. On voit ici revenir la doctrine des « intérêts
supérieurs » du Québec, dont le Bloc affirme être le seul gardien et
interprète légitime. Le problème, c’est que la défense des intérêts du Québec
est devenue le mantra qui justifie le maintien d’un parti au-delà de sa durée
de vie utile. Francine Pelletier nous rappelle ainsi l’écart entre les
causes qui amenèrent la création du parti et les raisons qui justifient son
rôle aujourd’hui :
« D’abord,
le Bloc du début et le Bloc d’aujourd’hui ne sont pas du tout la même paire de
manches. Imaginé dans le tumulte politique, l’échec de lac Meech en
juin 1990, et conçu « pour ne pas durer », le parti de Lucien
Bouchard était une espèce d’arme blanche devant préparer l’accession à la
souveraineté. Advenant l’échec référendaire, il devait durer au maximum trois
ou quatre ans de plus. Gilles Duceppe prend les commandes à peu près au moment
où il aurait fallu penser plier bagage, une perspective qui n’emballe aucun
nouveau chef. En plus, 1997 est une année électorale : la hantise
vis-à-vis de Jean Chrétien et de sa « loi sur la clarté » font le
reste. À partir de ce moment, la défense des « intérêts du Québec »
devient la nouvelle raison d’être du Bloc. La machette rutilante de la
souveraineté se transforme, sans trop qu’on y pense, en espèce de marteau de la
spécificité québécoise. « Pourquoi renoncer à ce que nous
sommes ? » comme disait, encore dimanche dernier, le lider
maximo du Bloc. »[3]
Évidemment, la venue de Mario Beaulieu et
l’influence d’Option nationale au sein du parti amènent maintenant le Bloc québécois
à parler davantage de souveraineté. Contrairement à ce que disent certains, il
n’est pas contradictoire de présenter des candidats souverainistes à l’échelle
fédérale même si tout le monde sait que l’indépendance se fera au Québec ;
le Front national en France ne se gêne pas pour envoyer des députés au
Parlement européen avec une ligne clairement eurosceptique en faisant alliance
avec d’autres partis d’extrême droite. Le but ici est d’augmenter la visibilité
d’une option politique en se servant du Bloc québécois comme tribune
idéologique pour faire la promotion de l’indépendance 24 heures sur 24. Or,
bien que cette logique de « groupe de pression » plaise beaucoup aux
franges militantes qui pourraient élargir leur nombre, elle ne constitue pas le
meilleur argument pour convaincre l’électorat moyen et non-souverainiste,
surtout dans un contexte de stagnation de la question nationale.
La question du vote
stratégique
Enfin, le Bloc québécois tente de reprendre
sa revanche sur l’histoire en brandissant les trois seuls arguments dans son
sac. Premièrement, voter pour le NPD ne permettrait pas de se débarrasser de
Harper, comme le montre l’exemple de 2011 où la vague orange au Québec n’a pas
empêché l’élection d’un gouvernement conservateur majoritaire. Bien qu’il soit
vrai que cette élection témoigne de la minorisation politique du Québec au sein
du Canada (qui s’aggrave encore plus en 2015), ce n’est pas le fait que le
Québec ait appuyé massivement le NPD qui a contribué à l’élection de Harper,
mais le fait que l’électorat canadien ait voté majoritairement conservateur. Supposons
maintenant qu’une vague orange frappe le ROC et que le Québec décide subitement
de voter massivement pour le Bloc ; il serait probable que le Parti
conservateur puisse être réélu à cause de la division du vote entre le NPD et
le Bloc.
Cela ne veut pas dire qu’il faille rejeter
le Bloc et l’accuser d’être l’idiot utile des conservateurs, mais que
l’objectif de se débarrasser d’Harper dès les prochaines élections passe
nécessairement par le vote stratégique. Or, il n’y a aucune raison de préférer a priori le NPD ou le PLC, la différence
cosmétique entre Tom et Justin n’éliminant pas la similitude idéologique des
deux chefs. Le vote stratégique implique d’évaluer la force relative de chaque
parti, et donc de prendre en considération les intentions de vote des autres
électeurs. Dans cette perspective, l’évolution des sondages pourrait
éventuellement montrer qu’une vague orange se dessine, ce qui inciterait les
gens à voter pour le NPD et délaisser le Bloc une fois de plus. Ce genre de
prophéties auto-réalisatrices est un phénomène récurrent longuement étudié par
la sociologie politique.
Évidemment, le Bloc québécois pourrait
sortir son deuxième argument en montrant qu’il ne s’agit pas uniquement d’un
vote de conviction, mais aussi d’un vote utile pour défendre les intérêts du
Québec, peu importe le parti du « bloc canadien » au pouvoir. Or, cet
argument ne tient pas la route non plus. Supposons que le Parti
conservateur soit réélu majoritaire et continue d’imposer une série de mesures
qui nuisent directement aux intérêts du Québec (comme il l’a fait déjà depuis
dix ans). Le Bloc aura beau avoir 70 sièges au Parlement et représenter
l’opposition officielle, il ne pourra techniquement rien faire pour empêcher
les politiques conservatrices (outre le fait de les critiquer). À l’inverse,
supposons que le NPD ou une coalition social-démocrate (NPD+PLC+PVQ) soit élu
majoritaire et que le Bloc québécois remporte encore 70 sièges. Il pourra toujours
défendre jalousement les intérêts du Québec et appuyer les décisions qui vont
en ce sens ; mais il n’en demeure pas moins qu’un plus grand nombre de
politiques bénéfiques pour le Québec pourraient être adoptées comparativement
aux conservateurs.
Cet exemple montre deux choses. D’une part,
il n’est pas vrai que tous les partis du « bloc canadien » se
valent ; s’il y a bien une similitude entre les partis du « bloc
libéral » qui peuvent parfois
être nuisibles du point de vue québécois, les conservateurs sont toujours néfastes pour le Québec (et le
Canada en général). D’autre part, si le Bloc québécois a raison de se présenter
comme étant le défenseur
inconditionnel des intérêts des Québécois, le seul gouvernement qui pourra positivement adopter des mesures qui
favorisent les intérêts du Québec sera forcément pancanadien. Autrement dit, le
Bloc québécois n’a qu’une fonction négative, critique et symbolique ; c’est
essentiellement un vote de contestation
contre le régime canadien. Le Bloc est un parti « anti-système », un
« chien de garde », mais de moins en moins convaincant. Les
prochaines élections nous montreront s’il se rapproche davantage du chihuahua ou
du berger allemand.
Si le Bloc ne peut pas empêcher l’élection
des conservateurs et n’est pas le seul parti à pouvoir favoriser les intérêts
du Québec, alors il ne reste que l’argument de « l’éthique de
conviction » : protéger notre spécificité québécoise, « nos
valeurs » (si cela veut dire quelque chose), et le projet souverainiste.
S’il est vrai que le Bloc représente la seule option politique qui pourra
défendre l’idée de l’indépendance sur le terrain fédéral, on peut douter du
degré de « conviction » souverainiste des Québécois qui ont
massivement tourné le dos au parti en 2011. Cela ne veut pas dire qu’il faille
renoncer à toute conviction et se tourner uniquement vers le « vote utile ».
Par exemple, il est difficile pour un militant de gauche indépendantiste et
écologiste d’appuyer Tom Mulcair – qui affirme que « la souveraineté
nuirait à la classe moyenne », être en faveur de « l’exploitation des
sables bitumineux sur la base du développement durable », et qui a appelé
à voter pour « my friend Philippe Couillard » lors des élections de
2014 – sans éprouver un certain malaise ou saigner du nez.
Du strict point rationnel, un militant
progressiste et souverainiste dans la circonscription de Papineau devrait voter
pour Justin Trudeau si son objectif ultime est de chasser les conservateurs. Si
le NPD n’existait pas, un souverainiste convaincu devrait voter libéral selon
la logique du vote stratégique. Notre intuition morale nous dit qu’il serait
absurde de faire une telle chose, la rationalité instrumentale montrant ainsi
ses limites. Le seul moyen de réduire la dissonance cognitive serait sans doute
d’opter pour une stratégie similaire à l’élection présidentielle française de
2002, où une campagne invitait les électeurs à ne pas voter pour Chirac, mais contre Le Pen en votant avec un gant ou une pince à linge. Comme la
campagne électorale fédérale de 2015 représente un véritable bourbier,
sera-t-on obligé de voter contre Harper en votant Mulcair en se pinçant le
nez ?
Aperçu des autres options
Si Stephen Harper, Justin Trudeau, Tom
Mulcair et Gilles Duceppe ne nous disent rien de bon, quelles sont les autres
options ? Il y a le Parti vert du Canada (PVC) qui présente un programme
un peu plus progressiste que les deux principaux partis du bloc libéral, mais
encore une fois il s’agit d’une force politique mineure qui ressemble davantage
à un groupe de pression. Enraciné en Colombie-Britannique, mais tentant de
faire une percée au Québec avec des candidats écologistes comme Daniel Green et
André Bélisle, ou encore des figures connues du grand public comme Georges
Laraque et JiCi Lauzon, le PVC pourrait représenter une option
intéressante pour les personnes qui se sentent incapables de voter pour les
autres partis. Le problème, c’est que les Verts ne proposent pas grand-chose de
fondamentalement différent du NPD et du PLC, ce genre de partis ayant tendance à
faire alliance avec les socio-démocrates et voter pour le même genre de mesures
une fois au pouvoir, comme l’illustrent les autres partis verts ailleurs dans
le monde.
Il y a également le nouveau parti Forces et
démocratie créé en 2014 par l’ex-bloquiste Jean-François Fortin et
l’ex-néodémocrate Jean-François Larose. Ce parti peu visible et parfois
considéré comme un sous-produit du Bloc québécois présente néanmoins une vision
politique innovante, en présentant neuf candidats au Québec, un en Ontario et un
à Terre-Neuve. Forces et démocratie renonce au positionnement gauche/droite ou
souverainiste/fédéraliste pour adopter une posture régionaliste tournée vers la
décentralisation et la démocratisation. Ce parti dénonce le système des partis
« de moins en moins à l’écoute » des gens ordinaires et des régions,
en préconisant la participation citoyenne, la responsabilité des élus, l’équité
intergénérationnelle et le respect des particularités locales. Voici un exemple
de leur discours :
« Depuis plusieurs décennies, nous connaissons une centralisation accrue
du pouvoir entre les mains d’une petite clique à Ottawa. Les décisions se
prennent en vase clos. Les opinions des citoyennes et citoyens sont laissées
pour compte. Dans un monde où les considérations partisanes
occupent tout l’espace public, les besoins de tous les jours et à long terme au
niveau local et régional sont ignorés et n’ont pas la voix nécessaire à
l’amélioration réelle de nos communautés. Ce n’est plus une
démocratie, mais une autocratie dans laquelle nous vivons. L’illusion
démocratique se fait de plus en plus sentir. Le désintérêt social à la
politique le prouve. À quoi bon exercer son droit démocratique et s’impliquer
si personne n’écoute? »[4]
Néanmoins, Forces et démocratie n’a pas de
plateforme électorale avec des mesures concrètes, mais une simple déclaration
de principes et de valeurs générales. La volonté d’évacuer les positionnements
idéologiques au profit d’idées consensuelles se traduit par une forme vide de
contenu, un vacuum du point de vue programmatique. Le problème avec ce genre
d’initiatives, c’est qu’elles partent d’une intuition intéressante, mais
tombent dans le piège du consensus mou, refusant ainsi de tirer les
conséquences pratiques de l’antagonisme entre le peuple et l’élite, le pouvoir
citoyen et l’oligarchie.
Outre le fait de voter pour un parti évoqué
précédemment, l’autre voie privilégiée pour influencer la campagne électorale
fédérale est de miser sur les mouvements sociaux. Malheureusement, la société
civile semble s’entendre sur la nécessité de chasser Harper sans être capable
de s’entendre sur la voie à adopter pour opérer le changement. Il en va ainsi
pour la majorité des syndicats, groupes écologistes et organisations civiles
qui préconisent soit un appui plus ou moins tacite au NPD, soit le vote
stratégique. Étant donné la pauvreté des options disponibles, les mouvements
sociaux n’auront qu’une faible portée dans le cadre de cette campagne
électorale, si ce n’est à travers certaines tactiques publicitaires et pressions
sur le terrain. Cela pourrait sans doute avoir une influence dans le délogement
des conservateurs, mais aucun parti susceptible de prendre le pouvoir ne
représentera la voix et les revendications réelles des mouvements sociaux,
hormis un certain répit et le droit d’exister (ce qui n’est pas négligeable).
Enfin, il reste encore l’abstention. Malgré
que la majorité des personnes qui ne votent pas (38,6% lors des dernières
élections fédérales) soient des abstentionnistes passifs (cyniques ou indifférents), certains préconisent une
abstention active parce qu’ils
rejettent consciemment l’ensemble des options existantes ou ne reconnaissent
pas la légitimité du gouvernement fédéral ou de l’État en général. De ce point
de vue, la tendance anarchiste ne se casse pas la tête ; loin de se
soucier du bourbier de la politique fédérale, elle rejette d’emblée le bourbier
du système électoral à tous les niveaux. Cela peut évidemment être une position
cohérente et confortable du point de vue idéologique, mais dans les faits le
mode de scrutin ne différencie pas les abstentions passives et le vote nul. De
plus, rejeter l’action parlementaire par
principe laisse la place aux partis bourgeois et réformistes pour occuper
l’ensemble du terrain politique. Ce n’est donc pas nécessairement la meilleure
stratégie à adopter du point de vue des conséquences pratiques de l’abstention,
la délégitimitation de la démocratie représentative ne se traduisant pas
généralement par une revendication populaire de démocratie directe, mais bien
par l’idée de l’inutilité de la démocratie tout
court aux yeux de la population.
Cela dit, l’état de lassitude vis-à-vis la
scène politique fédérale auquel le Québécois moyen ne s’identifie quasiment pas
illustre à merveille le fossé croissant qui sépare la conscience citoyenne et
la politique en général. Même pour une personne militant pour un parti de
gauche au Québec, penser aux élections fédérales donne parfois envie de devenir
anarchiste. Pourquoi faudrait-il voter, lutter ou s’organiser à ce palier de
gouvernement, et non pas simplement se regrouper « entre nous » à
plus petite échelle ? D’une certaine façon, la question canadienne
représente le même défi que la question municipale : pourquoi faudrait-il
se soucier de la politique locale ? Pour qui devrais-je voter, compte tenu
de la pauvreté des choix disponibles, des équipes entourant les notables
locaux, des maires populistes ou des semblants de partis ? Pourquoi ne pas
miser d’abord sur les comités citoyens, l’action directe et l’auto-organisation
de la société civile, en rejetant toute forme d’action électorale ?
Somme toute, l’électeur progressiste n’a
pas vraiment d’autre choix que de voter NPD, Libéral, Vert, Bloc ou d’annuler son vote. Il
risque probablement d’y avoir pas mal de tensions entre ces différents camps,
mais il ne semble pas y avoir à l’heure actuelle d’argument béton qui puisse
définitivement faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Privilégier le
fait de se débarrasser d’Harper, de ne pas faire violence à ses convictions ou
de critiquer la vacuité de la scène politique fédérale sont tous des motifs
légitimes qui doivent peser dans la délibération. Or, se retrouve-t-on ainsi
dans la situation absurde de l’âne de Buridan, qui se laisse mourir de faim
entre un plat d’avoine et un seau d’eau faute de pouvoir choisir entre ces deux
options ? Malgré la tentation de l’abstention, il serait utile d’imaginer
une alternative politique créative, tant du point de vue de la forme de
l’organisation que du contenu du projet de société.
Suggestions pour un nouveau
mouvement
Évidemment, cette hypothèse ne permettra
pas de sortir du bourbier fédéral à court terme, mais bien de penser en dehors
du cadre établi pour ne pas désespérer de la situation et construire quelque
chose d’inspirant à moyen et long terme. Pour rompre avec l’apathie et formuler
un nouveau paradigme, il faut rappeler la distinction entre les deux formes de
liberté évoquées au début du texte. Contre la « liberté des modernes »
(libéraux, néo-démocrates ou conservateurs) basée sur la jouissance des
affaires privées, il faut affirmer le principe de participation citoyenne,
c’est-à-dire de l’égal partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une
même communauté.
Cette « liberté des anciens »
ressurgit aujourd’hui dans diverses expériences politiques à travers le monde, comme
les Candidatures d’unité populaire catalanes (CUP), Podemos, les listes
citoyennes des élections municipales espagnoles, ou encore le Parti
démocratique des peuples en Turquie. Malgré ces influences exotiques, un nouveau
projet politique basé sur la participation citoyenne devrait également prendre
en compte la diversité économique, sociale et culturelle de la situation
canadienne. Un tel mouvement aurait donc pour tâches de prolonger les
revendications du Forum social des peuples de l’automne 2014, radicaliser les
prétentions de Forces et démocratie, développer une alternative à gauche du NPD,
et apporter une réponse originale à la question nationale. Comment concilier de
telles exigences apparemment contradictoires ? Voici quelques pistes pour
dessiner les contours d’une alternative :
Partir
du local en allant du bas vers le haut : Une
forme organisationnelle « bottom-up » est essentielle à tout
mouvement qui ne souhaite pas se figer en parti centralisé. Mais cela implique
également de ne pas se limiter au palier fédéral ou à la prise du pouvoir
« par en haut ». Il faut partir de la base, et donc du niveau municipal,
pour construire un pouvoir citoyen qui sera capable de faire des gains,
renforcer sa confiance en ses capacités d’action et donc développer un réel
projet de transformation sociale incarné par la forme même du mouvement. Cela
passe par l’emploi d’une méthode d’« empowerment », de participation
citoyenne et d’organisation communautaire à l’échelle locale, à la manière de
Saul Alinksy aux Etats-Unis ou les pratiques démocratiques d’autres mouvements
sociaux.
De plus, il ne s’agit pas de tomber dans le
« piège localiste » et se limiter au niveau municipal, mais de monter
en généralité par un réseau d’initiatives citoyennes et/ou une fédération
d’assemblées locales favorisant la construction d’un projet politique commun
qui pourrait se déployer à différentes échelles. Il s’agit d’une stratégie
« multiscalaire » assez complexe, mais elle pourrait s’inspirer de
formations politiques comme la CUP qui a actuellement 372 élus municipaux (dont
13 mairies), 11 conseillers régionaux et 3 députés à l’Assemblée nationale catalane.
Bien que ce parti hors-norme se définisse comme « municipaliste », il
choisit d’investir les autres paliers de gouvernement pour jouer le rôle de
« cheval de Troie » des classes populaires dans les institutions.
Comme l’indique la maxime de la revue Ballast, il s’agit de « tenir tête,
fédérer, amorcer ».
Miser
sur un discours populaire : À l’heure des
discours d’Occupy, la critique du 1% et le désenchantement vis-à-vis la classe
politique, il est nécessaire de créer une identité collective basée sur la
réappropriation collective des institutions, la « récupération de la
démocratie » par les citoyens eux-mêmes. Cela passe par une ligne de
démarcation entre les élites ou la « caste », et les gens ordinaires.
Il s’agit donc de laisser tomber les vieux clivages entre la gauche et la
droite, souverainistes et fédéralistes, au profit d’un antagonisme entre
« ceux d’en bas » et « ceux d’en haut ».
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas
d’éviter les positions progressistes et la souveraineté populaire par un
programme du type « ni droite ni gauche » ou un discours platement
« autonomiste », mais de ne pas miser sur des identités politiques
figées dans lesquelles les gens ne se reconnaissent plus. Par exemple, la
création d’un Parti socialiste ouvrier du Canada serait un bel exemple d’insignifiance
politique. En résumé, il faut dépasser le clivage habituel entre les mouvements
sociaux qui se contentent d’une logique de contre-pouvoir et les partis obsédés
par la prise du pouvoir, et-ce en surmontant le sentiment de dépossession des
citoyens vis-à-vis leurs institutions. Le mot d’ordre est reconquête,
réappropriation citoyenne et populaire, socialisation ou démocratisation des
leviers de décisions qui affectent nos vies.
Incarner
l’innovation politique : C’est ce que Podemos a
appris en développant un style qui se
démarque clairement des partis politiques traditionnels. Or, il faut également
éviter le piège électoraliste dans lequel le chef Pablo Iglesias est en train
de tomber, avec des positions vagues et une structure de parti verticale qui
reproduit les vieux schémas de l’action partisane. C’est pourquoi il ne faut
pas essayer de construire un simple « Yes
we can canadian », mais intégrer certaines innovations permettant de
déjouer les codes de la politique traditionnelle : combinaison de cercles
citoyens territoriaux et de la démocratie directe numérique, construction
collaborative d’un programme politique en mode crowdsourcing, sélection de
candidatures par des primaires ouvertes et votes en ligne, réduction du revenu
des représentants avec versement des excédants à des initiatives citoyennes,
déclaration de la totalité des revenus et des décisions publiques (transparence
maximale), révocation des mandats, financement participatif sur des projets
spécifiques, etc. Autrement dit, il ne suffit pas de se différencier simplement
sur le plan du contenu par un
programme plus à gauche ou indépendantiste que ses adversaires, mais d’incarner
une nouvelle forme d’action politique capable de favoriser l’émergence d’un protagoniste
citoyen et populaire, d’une aventure à la première personne du pluriel où les
gens développent eux-mêmes le projet adapté à la situation où ils vivent.
Créer
des listes citoyennes : Les élections municipales
en Europe se caractérisent généralement par une chaude lutte entre de multiples
partis qui se présentent à différents paliers de gouvernement, mais également
par la formation de coalitions inédites. Par exemple, le Rassemblement citoyen
de la gauche et des écologistes réussit à conquérir la mairie de Grenoble en
mai 2014 en alliant le Parti de gauche, Les Alternatifs, la Gauche
anticapitaliste, Europe Écologie les Verts et deux associations locales (ADES,
Réseau citoyen). À Barcelone, l’activiste Ada Colau décida de dépasser les
frontières partisanes en lançant l’initiative Guanyem Barcelona (« gagnons
Barcelone »), un mouvement citoyen basé sur un manifeste à la fois radical
et inclusif qui appelle à « nous réapproprier les institutions et les mettre au
service des personnes et du bien commun », et à impulser une
« rébellion démocratique » en formant une liste
électorale où différents partis seraient inviter à participer, mais sans avoir
le dernier mot.
C’est ainsi que naquit la coalition « Barcelona en Comú » qui réunit Podemos, deux partis écologistes (ICV, EQUO), la
gauche radicale et le groupe Procés Constituent. La méthode d’empowerment d’Ada
Colau (discours enflammés, assemblées populaires, mélange de démocratie directe
et de médias sociaux), permit de remporter la mairie de Barcelone en mai 2015,
soit moins d’un an après le début de l’initiative. Cet exemple montre deux
choses : d’une part, il est parfois utile de miser sur une stratégie rapide
de type « blitzkrieg » au lieu de parier sur un lent processus
d’éducation populaire qui déboucherait hypothétiquement sur un futur parti
politique de type classique. D’autre part, il est parfois préférable de
construire des listes citoyennes multicolores via des initiatives lancées de l’extérieur
des partis, au lieu de forger de grandioses coalitions nationales du type
« Front de gauche » qui restent prisonnières des structures
partisanes et des vieux schémas. Bref, il faut prendre acte de la crise du
« système des partis » et délaisser les organisations verticales en
optant pour des formules hybrides plus sensibles à l’action citoyenne.
Construire la souveraineté « des » peuples
Le
pouvoir citoyen et la démocratie participative sont indissociables du projet de
souveraineté populaire. Celui-ci recouvre à la fois l’idée de la souveraineté
nationale et le principe d’auto-gouvernement populaire. Au Québec, le mouvement
souverainiste a longtemps milité en faveur de la création d’un État indépendant
jumelé à une association économique avec le Canada, ainsi que pour le respect
du droit à l’auto-détermination du peuple québécois de décider de son avenir
politique (bafoué par la Loi sur la clarté). Mais la polarisation entre le camp
souverainiste et fédéraliste n’a pas contribué à élargir l’appui du projet
d’indépendance à l’extérieur du Québec, en plus de faire abstraction de la
question des Premières Nations. L’émergence du mouvement Idle No More présente
ainsi une chance historique pour poser la question canadienne sous un nouvel
angle ; et si on se battait non pas pour la simple indépendance du Québec,
mais pour la souveraineté des peuples québécois, canadien et autochtones ?
Pour
prendre l’exemple de la « question kurde », le Parti des travailleurs
kurdes (PKK) a d’abord misé dans les années 1980 sur une lutte armée de
libération nationale dans une perspective marxiste-léniniste. L’affrontement
entre l’État turc et le PKK n’a jamais cessé depuis, mais ce dernier a opéré un
virage idéologique dans les années 2000 en renonçant à l’objectif de créer un État-nation
kurde au profit d’un confédéralisme démocratique basé sur la démocratie directe
au niveau local et régional. Cette idée a fait son chemin et a contaminé une
bonne partie du Kurdistan, région culturelle et géographique recouvrant quatre États
différents. Depuis 2012, la région autonome du Rojava en Syrie a permis une
expérimentation de démocratie directe, égalitaire et multiconfessionnelle sans
précédent, tandis que le Parti démocratique des peuples (HDP) a obtenu 13% des
voix et 80 députés aux élections générales turques de juin 2015. Ainsi, le HDP
a réussi à dépasser les frontières du mouvement kurde et à représenter la
principale alternative politique de Turquie en ralliant sept partis de gauche
radicale, les revendications féministes, écologistes et LGBT sous le mot
d’ordre « Nous tous au Parlement ». Les Kurdes ne se battent plus
pour leurs seuls intérêts, mais pour l’ensemble des minorités, groupes
subalternes, travailleurs, femmes, gens ordinaires et pour la démocratie en
général. Ainsi, « l’idée que le
HDP est un parti au service d’une Turquie démocratique dans son ensemble fait
son chemin. Ce qui est bon pour les droits des Kurdes est automatiquement bon
pour toute la Turquie. Ce sera plus de démocratie pour nous tous. »[5]
Cet exemple exotique a néanmoins une
grande portée dans le contexte canadien. Tout d’abord, il faut rappeler que le
Forum social des peuples qui eut lieu à Ottawa en août 2015 a permis de réunir
pour la première fois dans l’histoire la gauche québécoise, la gauche
canadienne et les Premières nations. Néanmoins, cette première rencontre n’a
pas trouvé de véritable traduction politique, outre le fait de lutter ensemble
contre Harper (ce qui conduit naturellement au vote stratégique). Bien que la
question nationale représente un casse-tête pour toute alternative de gauche
pan-canadienne, il serait possible d’ouvrir la boîte de pandore de la question
constitutionnelle en posant la question suivante : la Constitution
canadienne reconnaît-elle la souveraineté populaire, et fut-elle endossée
directement par le peuple canadien, québécois et les Premières Nations ?
Il est facile de montrer que le régime politique canadien est anti-démocratique
et basé sur la négation directe de la souveraineté des peuples. Pour le renverser,
seule une Assemblée constituante citoyenne respectant le droit
d’auto-détermination des peuples permettrait de régler la question nationale de
façon démocratique et participative.
Un tel processus constituant basé sur
la souveraineté populaire aboutirait-il à une République décentralisée en
communautés locales et régionales autonomes, à un, deux ou trois États
indépendants ? Nul ne le sait. Mais il n’en demeure pas moins qu’un projet
politique ayant comme principe fondamental la participation citoyenne,
l’égalité des droits, la démocratie locale et la souveraineté populaire
permettrait de sortir du carcan actuel. Des assemblées constituantes pourraient
être initiées à différentes échelles, des villes pouvant adopter leur
« mini-constitution » (comme la Charte montréalaise des droits et
responsabilités), le Québec pouvant décider de se séparer, d’autres provinces
pouvant opter pour une réforme de leurs institutions démocratiques. L’idée est
de permettre aux communautés concernées de s’auto-gouverner et de prendre en
main leur destin.
Il est donc possible d’articuler les
questions sociale et nationale à l’échelle canadienne, à condition de dépasser
la vieille dichotomie entre la social-démocratie centralisatrice (style NPD) et
le nationalisme classique du mouvement souverainiste (Bloc québécois). Il ne
faut pas créer un parti traditionnel qui propose une coalition abstraite des
forces de gauche à l’intérieur d’un Canada uni, mais un nouveau mouvement
citoyen et politique qui manifeste un réel souci pour l’auto-détermination des
communautés, la décentralisation du pouvoir et une solidarité entre les peuples.
Évidemment, ces quelques remarques préliminaires ne permettent pas encore de
formuler un projet de société suffisamment étoffé ni de penser précisément les
modalités du véhicule susceptible de le porter. Mais cet exercice montre tout
de même que le fumier de la politique fédérale peut s’avérer fertile pour
libérer les forces de l’imagination politique.
[1] Benjamin
Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819). http://www.panarchy.org/constant/liberte.1819.html
[2] Danic Pareanteau, L’indépendance par la République. De la
souveraineté du peuple à celle de l’État, Fides, Montréal, 2015, p.72-73
[3] Francine
Pelletier, Nos valeurs, Le Devoir, 5 août 2015. http://www.ledevoir.com/politique/canada/446736/nos-valeurs
[5] Alain Devalpo, En Turquie, le parti HDP a su fédérer une multitude de
contestations,
Mediapart, 9 juin 2015. http://www.mediapart.fr/journal/international/090615/en-turquie-le-parti-hdp-su-federer-une-multitude-de-contestations?page_article=1
Il y un élément de ce texte auquel je m'objecte, et c'est l'idée qu'il n'y aurait pas de différence qualitative entre le NPD et le PLC. Leurs programmes, discours et slogans peuvent être étrangement similaires, j'en conviens. Mais on ne peut pas juger de la place d'un parti politique dans l'histoire d'un pays, de sa signification sociale, bref de son contenu de classe, simplement sur la base de ces observations. Le NPD a été fondé par des organisations syndicales, des associations d'agriculteurs et des intellectuels de gauche. Les milieux dirigeants, la classe capitaliste et ses instruments partisans et médiatiques, on tout fait pour maintenir ce parti dans la marginalité, pour remettre en question sa légitimité comme alternative gouvernementale. À chaque fois qu'il s'est emparé du gouvernement pour la première fois au niveau provincial, il a toujours rencontré l'hostilité des milieux d'affaire et parfois même du sabotage délibéré. Aussi, chacune de ces victoires a été une occasion d'optimisme et de confiance en soi pour les travailleuses et les travailleurs.
RépondreSupprimerLe PLC, de son côté est le parti progressiste de la bourgeoisie et a formé le gouvernement canadien aussi souvent, sinon plus, que le parti conservateur. Le fait qu'ils se retrouvent tous les deux, en 2015, à peu près au même point au niveau du discours est le résultat de démarches opposées. Pour le PLC, il s'agit de se redonner une image progressiste après avoir gouverné de manière très conservatrice sur le plan fiscal, économique, environnemental etc. dans la période Chrétien-Martin. Pour le NPD, il s'agit de courtiser l'électorat traditionnel du PLC et de se positionner comme une alternative "raisonnable", malgré ses liens privilégiés avec les syndicats et d'autres milieux militants.
Pour ces raisons, une victoire du NPD le 19 octobre n'aurait pas du tout la même signification historique qu'une victoire du PLC. Un gouvernement Mulcair serait une défaite historique pour les milieux dirigeants canadiens qui ont réussi jusqu'à maintenant à éviter l'élection du principal parti issu des classes subalternes. Ce résultat créerait des attentes de taille dans la population, peu importe ce que Tom et des amis font pour ne pas les encourager.
Un gouvernement Trudeau serait l'occasion d'un soupir de soulagement pour les capitalistes, la garantie que la chute du régime Harper ne conduira pas le Canada dans un terrain politique inexploré et donc rempli d'incertitude.
C'est pour ces raisons aussi que l'appel au "vote stratégique" qui est très commun dans le mouvement syndical, tant au Québec qu'ailleurs au Canada, est une très mauvaise stratégie. Le mouvement syndical et les autres mouvements sociaux progressistes ne devraient pas entretenir l'idée que le parti bourgeois le plus à gauche et le parti ouvrier le plus à droite sont identiques.
Un appui critique au NPD, dans la perspective de son dépassement par le renforcement des luttes et la création d'une nouvelle alternative électorale me semble toujours la meilleure orientation dans la présente élection.
Great post thank yyou
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