Analyses des situations - Rapports de forces
Remarques préliminaires
Dans ce texte fulgurant, Gramsci tente de
dégager les différentes strates de sens, les briques et le mortier des rapports
sociaux qui forment la trame du devenir historique. Le style d’écriture est
elliptique, parsemé de virgules, points virgules, parenthèses et crochets qui
découpent les idées et les articulent de manière condensée, mais tout de même
très lisible. S’il n’est pas nécessaire de résumer les grandes lignes de ce
morceau de réflexion, qui éclaire somme toute une série de précautions
méthodologiques pour l’analyse politique (amateur ou professionnelle) visant à
orienter l’action, une précision doit être apportée sur la question militaire
évoquée vers la fin du texte.
L’analyse du rapport de forces comprend
trois moments distincts mais organiquement reliés : les forces matérielles
(sociales et économiques), les forces politiques (société civile+société
politique, hégémonie et dynamiques étatiques), puis les forces
politico-militaires (guerre de mouvement). Ce troisième moment ne doit pas être
compris exclusivement en termes de lutte armée, mais de combat politique
prenant part sur un terrain tactique et non-institutionnel : mouvements
sociaux, manifestations, occupations, désobéissance civile de masse, grève
générale, insurrection, etc. Si pour Clausewitz « la guerre n'est qu'un prolongement de
la politique par d’autres moyens », Foucault rappelle que « la politique, c'est la guerre continuée par d’autres moyens ».
L’insurrection de Taksim
Cette tension dialectique est illustrée par
le passage de la guerre de position (dans laquelle des groupes antagonistes
mènent une lutte de persuasion pour obtenir le consentement populaire,
c’est-à-dire la direction culturelle et politique de la majorité au sein des
« tranchées » de la société civile) à la guerre de mouvement
(représentée par une accélération historique et un changement qualitatif, où
les forces s’affrontent directement dans un moment décisif). Si nous prenons
l’exemple récent de la révolte de la place Taksim à Istanbul, la guerre de
mouvement du 31 mai 2013 fut déclenchée après une longue accumulation de
tensions vis-à-vis un projet de réaménagement urbain controversé (guerre de
position de deux ans rassemblant des groupes disparates sous une cause
commune), puis une résistance plus générale et diffuse contre un régime
islamo-conservateur (réélu en 2011). Il
faut également noter la coexistence de « deux Turquies » : la
partie occidentale, laïque, jeune et précaire qui fait écho à la contestation
populaire européenne (Indignados),
puis la partie orientale, religieuse et conservatrice qui cohabite tant bien
que mal avec la première. La rupture de l’équilibre social entre ces deux blocs
jeta ainsi une allumette sur la poudrière.
« Un tel mouvement, c’est du jamais vu à Istanbul. Par milliers, des
jeunes ont affronté pendant deux jours les forces de l’ordre et ont réussi à
faire céder le gouvernement AKP (Parti de la justice et du développement) de
Recep Tayyip Erdogan. Des militants associatifs qui depuis deux ans se battent
contre les projets de réaménagement de cette place symbole de la partie
européenne d’Istanbul, ont réussi à agréger la colère montante contre un
gouvernement qui concentre désormais entre ses mains tous les pouvoirs, après
avoir pour la troisième fois consécutive triomphé dans les urnes en juillet
2011. Jeudi, quelques milliers de personnes étaient réunies pour empêcher la
démolition du parc Gezi (Promenade) qui borde la place, un des rares espaces verts
de la ville. Le projet de la municipalité tenue par l’AKP prévoit de construire
à la place un centre commercial dans un bâtiment reproduisant à l’identique une
ancienne caserne ottomane. Ce projet était dénoncé par des urbanistes et des
écologistes. Un tribunal administratif d’Istanbul a exigé la suspension des
travaux.
Mais le pouvoir était décidé à passer en force. Les incidents commencèrent
dès l’aube de vendredi quand la police à grand renfort de canons à eau et de
gaz lacrymogènes a dispersé violemment les manifestants qui campaient sous les
arbres centenaires. La violence de l’intervention a choqué toute une ville et
tout un pays, comme en témoigne la multiplication, les jours suivants, de
manifestations à Ankara, la capitale, comme à Izmir (ouest) ou à Antalya (sud).
Selon le ministère de l’Intérieur, les troubles ont touché 48 villes. La police
a arrêté 1700 personnes, et 43 policiers et 56 citoyens ont été blessés. Tout au long de la journée de vendredi, la
mobilisation s’est amplifiée. Les militants d’extrême gauche côtoyaient des
ultranationalistes. Des écologistes sont aux côtés des supporters de foot. «
Erdogan a réussi à unifier tout le monde contre lui », s’esclaffe un
manifestant. Hôteliers et commerçants de ce quartier touristique accueillent
les manifestants fuyant les gaz. Eux-mêmes en ont de plus en plus assez des
interventions de la mairie et des restrictions sur la vente de l’alcool ou
l’installation des tables en terrasse. » Le Devoir, 3 juin 2013
Toute la question est de savoir comment
s’articule le rapport entre le mouvement général d’une structure (régime
politico-économique formant une coalition d’intérêts hétérogènes reposant sur
une sédimentation sociale et culturelle) et le surgissement de l’événement, de
la crise violente ou tranquille, de l’imprévisible bifurcation des trajectoires
historiques.
Antonio Gramsci, Cahier 13, §17
C'est le problème des rapports entre
structure et superstructures qu'il est nécessaire de poser avec exactitude et de
résoudre si l’on veut parvenir à une juste analyse des forces qui agissent dans
l'histoire d'une période déterminée et définir leur rapport. Il faut se mouvoir
dans la sphère de deux principes : 1) le principe qui veut qu’aucune
société ne se de s’assigne de tâches pour la solution desquelles les conditions
nécessaires et suffisantes n’existent pas déjà, ou du moins ne sont pas déjà en voie d'apparition et de
développement ; 2) le principe qui veut qu'aucune société ne se dissolve ni ne
puisse être remplacée, si elle n'a pas d’abord développé toutes les formes de
vie qui sont comprises implicitement dans ses rapports [contrôler l’énoncé
exact de ces principes].
[« Une formation sociale ne disparaît
jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est
assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et
supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles
de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est
pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre,
car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème
lui-même ne surgit que là ou du moins sont en voie de devenir. »
(Introduction à la Critique de l’économie politique).]
À partir de la réflexion sur ces deux canons,
on peut parvenir à développer toute une série d'autres principes de
méthodologie historique. Cependant, dans l'étude d'une structure, il convient
de distinguer les mouvements organiques (relativement permanents) des mouvements
qu'on peut appeler de conjoncture (et qui se présentent comme occasionnels,
immédiats, presque accidentels). Les phénomènes de conjoncture sont certes
dépendants, eux aussi, de mouvements organiques, mais leur signification n'a
pas une grande portée historique : ils donnent lieu à une critique
politique de détail, au jour le jour, qui s’en prend aux petits groupes
dirigeants et aux personnalités immédiatement responsables du pouvoir. Les
phénomènes organiques donnent lieu à la critique historico-sociale qui s’en
prend aux grands groupements, au-delà des personnes immédiatement responsables
et au-delà du personnel dirigeant. La grande importance de cette distinction
apparaît dans l'étude d'une période historique. Une crise se produit, qui
parfois se prolonge sur des dizaines d'années : cette durée exceptionnelle
signifie que dans la structure se sont révélées (sont venues à maturité) des
contradictions irrémédiables et que les forces politiques qui travaillent
positivement à la conservation et à la défense de la structure elle-même
s’efforcent cependant d’y remédier à l'intérieur de certaines limites et de les
surmonter. Ces efforts incessants et persévérants (car aucune forme sociale ne
voudra jamais avouer qu'elle est dépassée) forment le terrain de
l' « occasionnel », sur lequel s'organisent les forces d’opposition
qui tendent à démontrer [démonstration qui, en dernière analyse, ne réussit et
n'est « vraie » que si elle devient une réalité nouvelle, si les
forces d’opposition triomphent, mais qui, dans l’immédiat, s’exprime à travers
une série de polémiques idéologiques, religieuses, philosophiques, politiques,
juridiques, etc., ou dont la teneur concrète dépend de la mesure dans laquelle
elles se montrent convaincantes et modifient l’ancienne répartition des forces
sociales] qu'existent déjà les conditions nécessaires et suffisantes pour que
des tâches déterminées puissent, et donc doivent, être résolues historiquement
(le doivent, parce que tout manquement au devoir historique augmente le
désordre inévitable et prépare de plus grandes catastrophes).
L'erreur dans laquelle on tombe souvent dans
les analyses historico-politiques consiste à ne pas savoir trouver le juste
rapport entre ce qui est organique et ce qui est occasionnel : on en arrive
ainsi, ou bien à présenter comme immédiatement agissantes des causes qui n’opèrent
au contraire que médiatement, ou bien à affirmer que les causes immédiates sont
les seules causes efficientes ; dans le premier cas, il y a l'excès de
d'« économisme » ou du doctrinarisme pédant ; dans l'autre,
excès de d’« idéologisme » ; dans un cas, on surestime les
causes mécaniques, dans l'autre, on exalte l'élément volontariste et
individuel. [La distinction entre « mouvements » et faits organiques,
et mouvements et faits « conjoncturels » ou occasionnels, doit s’appliquer
à tous les types de situation : non seulement aux situations où se fait
sentir une régression ou une crise aiguë, mais à celles où se manifeste un
développement progressif ou une phase de prospérité, et à celles qui connaissent
une stagnation des forces productives.] Le lien dialectique entre les deux
ordres de mouvement et, donc entre les deux ordres de recherche, est difficile
à établir avec exactitude ; et si l'erreur est grave dans le champ de l'historiographie,
elle le devient encore plus dans l'art politique, où il s'agit plus de
reconstruire l'histoire passée, mais de construire l’histoire présente et à
venir : dans la mesure où ils remplacent l’analyse objective et impartiale
et où il ne s’agit pas ici d’un « moyen » conscient d’encourager à
l’action, mais d’automystification, les désirs personnels et les pires passions
personnelles, les plus immédiates, sont la cause de l’erreur. Dans ce cas
aussi, c’est l’histoire du trompeur trompé : le démagogue est la première
victime de sa démagogie.
[Ne pas considérer le moment immédiat des
« rapports de force », c’est là une attitude inséparable de certains
résidus de la conception libérale vulgaire, dont le syndicalisme est une
manifestation qui se croyait d'autant plus avancée qu'elle faisait en réalité
un pas en arrière. En mettant au premier plan l'importance le rapport des
forces politiques organisées dans les diverses formes de parti (lecteurs de
journaux, élections parlementaires et locales, organisation de masse des partis
et des syndicats au sens strict) la conception libérale vulgaire était en effet
plus avancée que le syndicalisme qui accordait une importance primordiale au
rapport fondamental économico-social et n’en attribuait qu’à lui seul. La
conception libérale vulgaire tenait compte aussi implicitement de ce rapport
(comme tant de signes le montrent), mais elle insistait davantage sur le
rapport des forces politiques, qui était l’expression du premier et qui, en
réalité, le contenait. On peut repérer ces résidus de la conception libérale
vulgaire dans toute une série d'exposés qui se disent liés à la philosophie de
la praxis et qui ont donné lieu à des
formes infantiles d'optimisme et de niaiserie.]
Ces critères méthodologiques peuvent prendre
visiblement et didactiquement tout leur sens, s’ils sont impliqués à l'examen
des faits historiques concrets. On pourrait le faire utilement pour les
événements qui se déroulèrent en France de 1789 à 1870. Pour que l’exposé soit
plus clair, il est, me semble-t-il, absolument nécessaire d'embrasser l’ensemble
de cette période. En effet, c'est seulement en 1870-1871, avec la tentative de
la Commune, que s'épuisent historiquement tous les germes nés en 1789, ce qui
veut dire non seulement la nouvelle classe qui lutte pour le pouvoir vainc les
représentants de la vieille société, qui ne veut point s'avouer définitivement
dépassée, mais qu’elle écrase également les groupes tout nouveaux qui soutiennent
que la nouvelle structure issue du bouleversement commencé en 1789 est déjà
dépassée, et elle démontre ainsi sa vitalité dans son affrontement avec
l'ancien aussi bien qu’avec le tout nouveau. En outre, en 1870-1871, l’ensemble
des principes de stratégie et de tactique politique nés pratiquement en 1789 et
qui se sont développés idéologiquement autour de 1848, perdre leur efficacité [ces
principes se résument dans la formule de la « révolution permanente » ;
il serait intéressant d'étudier ce qui a pu se passer dans la stratégie de
Mazzini - par exemple pour l'insurrection de Milan de 1853 - et si cela s'est fait
consciemment ou non.] Un fait démontre la justesse de ce point de vue et c’est
que les historiens ne sont pas du tout d'accord (et ils ne peuvent pas l’être) pour
fixer les limites de ce groupe d'événements qui constitue la Révolution
française. Pour certains (par exemple Salvemini) la Révolution est achevée à
Valmy : la France a créé un nouvel État et a su organiser la force
politique militaire qui en affirme et en défend la souveraineté territoriale.
Pour d'autres, la Révolution française continue jusqu'à Thermidor, bien plus,
ils parlent de plusieurs révolutions (le 10 août serait une révolution à lui
tout seul, etc. ; cf. La Révolution
française d’A. Mathiez dans la collection Collin). La façon d'interpréter
Thermidor et l'œuvre de Napoléon présente les contradictions les plus
sévères : s'agit-il d’une révolution ou d’une contre-révolution ?
etc. Pour d'autres, l'histoire de la Révolution continue jusqu'en 1830, 1848,
1870 et finalement jusqu'à la guerre mondiale de 1914.
Dans toutes ces façons de voir, il existe
une part de vérité. La réalité est que les contradictions internes de la
structure sociale française, qui se développent après 1789, ne trouvent un
équilibre relatif qu'avec la Troisième République avec laquelle la France jouit
de soixante ans de vie politique équilibrée, après quatre-vingts ans de
bouleversements par vagues toujours plus longues :
1789-1794-1799-1804-1815-1830-1848-1870. C'est justement l'étude de ces
« vagues », qui diffèrent par leur amplitude, qui permet de reconstruire
les rapports entre structure et superstructure d'une part, et d’autre part
entre le développement organique de la structure et celui de son mouvement de
conjoncture. On peut dire, cependant, que la médiation dialectique entre les
deux principes méthodologiques énoncés au début de cette note peut être trouvée
dans la formule politico-historique de la révolution permanente.
Autre aspect de ce problème : la
question « des rapports de forces ». On rencontre souvent dans les
narrations historiques cette expression générale vague : « rapports
de forces favorables, défavorables, à telle ou telle tendance. » Prise ainsi,
abstraitement, cette formulation n'explique rien ou presque rien, puisqu'on ne
fait que répéter le fait qu'on doit expliquer en le présentant tantôt comme un
fait et tantôt comme une loi abstraite et une explication. L'erreur théorique
consiste donc à présenter comme une « cause historique » ce qui est
un canon de recherche et d’interprétation. Dans le « rapport de
forces », il faut distinguer en fait différents moments ou degrés
fondamentaux :
1) Un rapport de forces sociales étroitement
lié à la structure, objectif, indépendant de la volonté des hommes, qui peut
être mesuré à l’aide des systèmes des sciences exactes ou physiques. Sur la
base du degré de développement des forces matérielles de production ont lieu les
regroupements sociaux, chacun d’eux représentant une fonction et ayant une
position donnée dans la production même. Ce rapport est ce qu'il est, une
réalité têtue : personne ne peut modifier le nombre des entreprises et de leurs
employés, le nombre des villes avec une population urbaine donnée, etc. Cette
organisation fondamentale permet d’étudier s’il existe dans la société les
conditions nécessaires et suffisantes pour sa transformation ; elle
permet, autrement dit, de contrôler le degré de réalisme et d’actualisation
possible des diverses idéologies qui sont nées sur le terrain même de cette
organisation, le terrain des contradictions qu'elle a engendrées au cours de
son développement.
2) Vient ensuite le moment du rapport des
forces politiques, c'est-à-dire l'évaluation du degré d'homogénéité, de
conscience-de-soi et d'organisation atteint par les différents groupes sociaux.
Ce moment peut être à son tour analysé et décomposé en plusieurs degrés, qui
correspondent aux différents moments de la conscience politique collective,
tels qu'ils se sont manifestés jusqu'ici dans l'histoire. Le premier moment, le
plus élémentaire, est le moment économico-corporatif : un commerçant sent
qu’il doit être solidaire d'un autre
commerçant, un fabricant d'un autre fabricant, etc., mais le commerçant ne se
sent pas encore solidaire du fabricant, ce qui veut dire que l’on ressent
l'unité et l’homogénéité du groupe professionnel, ainsi que le devoir de
l'organiser, mais pas encore celles du groupe social plus vaste. Le second
moment est celui où tous les membres du groupe social prennent conscience de la
solidarité d'intérêts, mais encore dans les limites du champ purement
économique. Dès ce moment-là se pose la question de l'État, mais seulement en
tant qu’il s’agit d’obtenir l'égalité politico-juridique avec les groupes
dominants, puisque l’on revendique le droit de participer à la législation et à
l'administration, et au besoin de les modifier, de les réformer, mais dans les
cadres fondamentaux existants.
Le troisième moment est marqué par la conscience
que les intérêts corporatifs propres, dans leur développement présent et futur,
dépassent la sphère corporative, celle du groupe purement économique, et qu’ils
peuvent et doivent devenir les intérêts d'autres groupes subordonnés. C'est là
la phase la plus franchement politique : elle marque nettement le passage
de la structure à la sphère des superstructures complexes ; c'est la phase
dans laquelle les idéologies qui avaient germé antérieurement deviennent
« parti », en viennent à se mesurer et entrent en lutte, jusqu'à ce
que l’une seule d'entre elles, ou, du moins, une combinaison seulement de
plusieurs d’entres elles, tende à prévaloir, à s'imposer, à se propager dans
toute l'aire sociale, en déterminant non seulement l'unité des fins économiques
et politiques, mais aussi l'unité intellectuelle et morale, en situant toutes
les questions autour desquels la lutte fait rage, non pas sur le plan
corporatif, mais sur un plan « universel », et en instaurant ainsi
l'hégémonie d'un groupe social fondamental sur une série de groupes
subordonnés. L'État est, certes, conçu comme l'organisme propre à un groupe, organisme
destiné à créer les conditions favorables à la plus grande expansion de ce même
groupe, mais ce développement et cette expansion sont conçus et présentés comme
la force motrice d'une expansion universelle, d'un développement de toutes les
énergies « nationales » ; c'est dire que le groupe dominant entre
en coordination concrète avec les intérêts généraux des groupes subordonnés et
que la vie de l'État se trouve conçue comme une formation continuelle et un
dépassement continuel d'équilibres instables (dans le cadre de la loi) entre
les intérêts du groupe fondamental et ceux des groupes subordonnés, équilibres
où les intérêts du groupe dominant prévalent, mais jusqu'à un certain point,
c'est-à-dire sans aller jusqu’à intérêt étroitement économico-corporatif. Dans
l'histoire réelle ces moments s’impliquent réciproquement, pour ainsi dire
horizontalement et verticalement, c'est-à-dire selon les activités économico-sociales
(horizontales) et selon les territoires (verticalement), en se combinant et en
se séparant de façon diverse : chacune de ces combinaisons peut être
représentée par une organisation économique et politique qui est son expression
propre. Encore est-il nécessaire de tenir compte que ces rapports intérieurs à
un État-nation s’entremêlent avec les rapports internationaux, ce qui crée de
nouvelles combinaisons originales et historiquement concrètes. Une idéologie
née dans un pays plus développé, se propage dans des pays moins développés, en
intervenant dans le jeu local des combinaisons.
[La religion, par exemple, a toujours été la
source de ce genre de combinaisons idéologico-politiques nationales et
internationales, et avec elle les autres formations internationales, la
franc-maçonnerie, le Rotary Club, les Juifs, la diplomatie de carrière, qui
suggèrent des expédients politiques d'origine historique diverse et les font triompher
dans certains pays, en fonctionnant comme un parti politique international qui agit
dans chaque nation en y concentrant toutes ses forces internationales ; mais la
religion, la franc-maçonnerie, le Rotary Club, les Juifs, etc. peuvent rentrer
dans la catégorie sociale des « intellectuels », dont la fonction, à
l'échelle internationale, est de médiatiser les extrêmes, de
« socialiser » les trouvailles techniques qui permettent le
fonctionnement de toute activité de direction, d’imaginer des compromis et des
échappatoires entre les solutions extrêmes. Ce rapport entre forces nationales
forces internationales se complique encore de l'existence, à l'intérieur de chaque
État, de plusieurs divisions territoriales, différentes par la structure et les
rapports de forces à tous ses degrés [ainsi la Vendée était-elle alliée aux
forces internationales réactionnaires et les représentait au sein de l'unité
territoriale française ; ainsi Lyon représentait-il, pendant la Révolution
française, un nœud particulier de rapports, etc.].
3) Le troisième moment est celui du rapport
des forces militaires, immédiatement décisif dans chaque cas. [Le développement
historique oscille continuellement entre le premier et le troisième moment,
avec la médiation du second.) Mais ce rapport non plus n’est pas quelque chose
qui ignore les distinctions et qu’on pourrait identifier immédiatement sous une
forme schématique ; on peut aussi y distinguer deux degrés : le degré
militaire au sens strict, ou degré technico-militaire, et le degré qu'on peut
appeler politico-militaire. Dans le développement de l'histoire, ces deux
degrés se sont présentés dans une grande variété de combinaisons. Un exemple
typique, qui peut servir de cas limite pour la démonstration, est celui du
rapport d'oppression militaire exercé par un État sur une nation qui cherche à parvenir
à son indépendance en tant qu’État. Le rapport n'est pas purement militaire, il
est politique-militaire, et en effet un tel type d'oppression serait
inexplicable sans l'état de désagrégation sociale du peuple opprimé et sans la
passivité de la majorité de sa population ; par conséquent l'indépendance
ne pourra pas être réalisée par des forces purement militaires, mais militaires
et politico-militaires.
Si, pour entamer la lutte pour l’indépendance, la
nation opprimée devait en effet attendre que l'État qui la domine lui permette
d'organiser son armée propre, au sens strict et technique du mot, elle devrait
attendre un bon bout temps [il peut arriver que la revendication de posséder sa
propre armée soit satisfaite par la nation dominante, mais cela signifie qu’une
grande partie de la lutte a été livrée et gagnée sur le terrain
politico-militaire]. Pour commencer, la nation opprimée opposera donc
initialement à la force militaire dominante une force qui sera seulement
« politico-militaire », c'est-à-dire qu'elle opposera une forme
d'action politique, susceptible d’avoir des répercussions de caractère
militaire, en tant que : 1) elle réussira à désagréger de l’intérieur la
capacité combative de la nation dominante ; 2) elle contraindra la force
militaire dominante à se diluer et à se disperser sur un grand territoire, en réduisant
ainsi à néant une grande partie de sa capacité combative. On peut noter combien
a été désastreuse pour le Risorgimento italien, tant avant qu’après 1848, l'absence
d'une direction politico-militaire, surtout dans le Parti d'Action (par incapacité
congénitale), mais aussi dans le Parti piémontais modéré ; absence qui
n’était certes pas due à l’incapacité, mais à un « malthusianisme
économico-politique » : on n’a même pas voulu, autrement dit, faire
allusion à la possibilité d'une réforme agraire et on n’a pas voulu de la
convocation d’une Assemblée nationale constituante, mais l’on s’est seulement
efforcé de faire en sorte que la monarchie piémontaise s’étende à toute
l’Italie, sans conditions ou limitations d'origine populaire, et avec pour
toute sanction celle de plébiscites régionaux.
À toutes ces questions s’en rattache une
autre et c’est de savoir si les crises historiques fondamentales sont
déterminées immédiatement par les crises économiques. La réponse à cette
question est contenue implicitement dans les paragraphes précédents, où sont
traitées des questions qui sont une autre façon de présenter celle qui est traitée
maintenant ; toutefois, il est toujours nécessaire, pour des raisons
didactiques, étant donné le public particulier auquel on s'adresse, d'examiner
chacune des façons dont une même question se présente comme si c’était un
problème indépendant et neuf. On peut exclure que, par elles-mêmes, les crises
économiques immédiates produisent des événements fondamentaux ; elles
peuvent seulement créer un terrain plus favorable à la diffusion de certaines
façons de penser, de poser et de résoudre les questions qui impliquent tout le
développement ultérieur de la vie de l'État. Du reste, toutes les affirmations
qui concernent les périodes de crise ou de prospérité peuvent donner lieu à des
jugements unilatéraux. Dans son Précis
d'histoire de la Révolution française, Mathiez, s'opposant à l'histoire
traditionnelle vulgaire qui « trouve » a priori chaque fois une crise qui coïncide avec les grandes
ruptures de l'équilibre social, affirme que vers 1789 la situation économique
immédiate était plutôt bonne, en sorte qu’on ne peut dire que l’effondrement de
l'État était en proie à une crise financière mortelle et que la question se
posait de savoir sur lequel des trois ordres sociaux privilégiés devaient retomber
les sacrifices et les charges nécessaires pour remettre en ordre les finances
de l'État et du roi. En outre : si la position économique de la bourgeoisie
était florissante, il est certain que la situation des classes populaires des
villes et des campagnes n'était pas bonne, surtout celle de ces dernières, qui
souffraient de misère endémique.
En tout cas, la rupture de l'équilibre des
forces n’a pas obéit à des causes mécaniques immédiates, à savoir l'appauvrissement
du groupe social qui avait intérêt à rompre l'équilibre, et qui de fait l’a
rompu, mais elle s’est produite dans le cadre de conflits supérieurs au monde
économique immédiat, liés au « prestige » de classe (intérêts
économiques à venir), à une exaspération du sentiment d'indépendance,
d'autonomie et de puissance. La question particulière du malaise ou du bien-être
économique considérés comme cause de réalités historiques nouvelles, est un
aspect partiel de la question des rapports de forces dans leurs divers degrés. Du
nouveau peut se produire aussi bien parce qu'une situation de bien-être est
menacée par l'égoïsme mesquin d'un groupe adverse, que parce que le mal-être
est devenu intolérable et qu'on ne voit pas dans l’ancienne société aucune
force capable d’y remédier et de rétablir une situation normale par des moyens
légaux. On peut donc dire que tous ces éléments sont la manifestation concrète
des fluctuations conjoncturelles de l'ensemble des rapports de force sociaux, sur
le terrain desquels se produit le passage de ces rapports-là aux rapports de
force politiques de forces, pour culminer dans le rapport militaire décisif.
Si ce procès de développement d'un moment à
un autre fait défaut - et c'est essentiellement un procès qui a pour acteurs
les hommes et la volonté, et la capacité des hommes - la situation reste
inopérante et des conclusions contradictoires peuvent s’ensuivre : ou bien
la vieille société résiste et s’assurer un moment pour « souffler »,
en exterminant physiquement l'élite ennemie et en terrorisant les masses de
réserve ; ou encore c'est la destruction réciproque des forces en conflit
avec l'instauration de la paix des cimetières, au besoin sous la surveillance
d'une sentinelle étrangère.
Mais l'observation la plus importante à
faire à propos de toute analyse concrète des rapports de forces est la
suivante : de telles analyses ne peuvent et ne doivent être des fins en
soi (à moins que l’on écrive un chapitre d'histoire du passé) ; elles n’ont
de sens au contraire que si elles servent à justifier une activité pratique,
une initiative de la volonté. Elles montrent quels sont les points de moindre
résistance où la force de la volonté peut s’employer de la manière la plus
fructueuse, elles suggèrent les opérations tactiques immédiates, elles
indiquent comment on peut le mieux orienter une campagne d'agitation politique,
quel langage sera le mieux compris par les masses, etc. L'élément décisif de
toute situation est la force organisée en permanence et préparée de longue main
que l’on peut faire avancer quand on juge qu'une situation est favorable (et
elle ne l’est que dans la seule mesure où une telle force existe et où elle est
pleine d'ardeur combative) ; c’est pourquoi la tâche essentielle consiste
à veiller systématiquement et patiemment à former une telle force, à la
développer, la rendre toujours plus homogène, compacte, consciente d'elle-même.
Cela se voit dans l'histoire militaire, et dans le soin avec lequel on a
toujours fait en sorte que les armées soient prêtes à commencer une guerre, à
n'importe quel moment. Si les grands États ont été de grands États, c’est précisément
parce qu'ils étaient toujours prêts à intervenir efficacement dans les
conjonctures internationales favorables, et si celles-ci étaient favorables,
c’est parce qu'il y avait la possibilité concrète de s'y intervenir
efficacement.
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