Enquête sur le bouchardisme
Notes sur le
césarisme québécois
Dans l’article sur L’émergence du Front nationaliste conservateur québécois, la trajectoire titubante du Parti québécois était
considérée comme un indice, un élément révélateur du réalignement des forces
politiques dans un contexte de crise du modèle québécois. Par la suite, le
rapport complexe entre nationalisme identitaire et idéologie libertarienne fut analysé à partir du rôle central
des intellectuels, qui contribuent à la reconfiguration des partis à
l’intérieur d’une matrice idéologique commune, dont le récent virage populiste
du PQ représente le principal symptôme. Or, cette histoire critique du
souverainisme ne saurait être complète sans mentionner le personnage clé du
nationalisme conservateur au Québec : Lucien Bouchard.
Cette enquête sur le bouchardisme
se situe dans la continuité de travaux de sociologie politique portant sur les
« discours de légitimation » qui accompagnent le virage néolibéral
dans différents pays du monde, comme le livre de Stuart Hall, Le Populisme
autoritaire. Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du
thatchérisme et du blairisme, Éditions Amsterdam, Paris, 2008.
L’explication complète du jeu des forces économiques ne saurait se limiter à
une simple description de l’infrastructure, car la révolution conservatrice
entreprise dans les années 1980 en Grande-Bretagne ou 1990 au Québec est
intiment liée à la superstructure, c’est-à-dire à la manière dont la société
civile et les institutions politiques exercent leur influence grâce à un
mélange de persuasion et de coercition.
Autrement dit, le renversement du
rapport de force entre les mouvements syndicaux, populaires, communautaires
d’une part, et le pouvoir économique du patronat, des chambres de commerce et
des firmes transnationales d’autre part, n’aurait pas été si important sans la
« médiation » d’une figure centrale, surgissant pour juguler la
catastrophe de l’échec référendaire de 1995. Après la démission de Jacques
Parizeau, Lucien Bouchard quitta le Bloc québécois et devint premier ministre
du Québec pour combler la béance à la tête du Parti québécois en déroute et rassurer le peuple québécois démoralisé après ce grand match quasi nul, aux allures de traumatisme collectif. Orateur
charismatique, craint et respecté pour sa clarté et sa capacité de diriger, il
incarne une sorte de « césarisme » québécois.
« Dresser un catalogue des
événements historiques qui ont culminé dans une grande personnalité
« héroïque ». On peut dire que le césarisme exprime une situation
dans laquelle les forces en lutte s’équilibrent de façon catastrophique,
c’est-à-dire s’équilibrent de telle façon que la poursuite de la lutte ne peut
aboutir qu’à leur destruction réciproque. Quand la force progressive A lutte
contre la force régressive B, il peut se faire non seulement que A l’emporte
sur B ou B sur A, mais aussi que ni A ni B ne l’emporte, mais qu’ils s’épuisent
réciproquement et qu’une troisième force C intervienne de l’extérieur et
s’assujettisse à ce qui reste de A et de B. […] Mais si le césarisme
exprime toujours la solution par « arbitrage », confiée à une grande
personnalité, d’une situation historico-politique caractérisée par un équilibre des forces annonciateur de
catastrophe, il n’a pas toujours la même signification historique. Il peut y
avoir un césarisme progressif et un césarisme régressif et, en dernière
analyse, ce n’est pas un schéma sociologique, mais l’histoire concrète qui peut
établir la signification exacte de chaque forme de césarisme.» Gramsci, cahier
13, 27
Si le bouchardisme représente un
point de bascule dans l’histoire politique contemporaine du Québec, il ne doit
pas être compris comme l’ensemble des actes particuliers de Lucien Bouchard, ni
comme une doctrine unifiée sous-jacente à ses déclarations. Il s’agit plutôt
d’une attitude générale visant à surmonter une contradiction propre à une
situation historique déterminée, c’est-à-dire une manière particulière de gérer
la crise ou le blocage d’un processus inachevé. Le bouchardisme ne représente
pas une conscience claire du problème québécois, mais une « constellation
idéologique » essayant de répondre, instinctivement, aux tensions
fondamentales du nationalisme québécois et à l’échec de son principal projet
politique : le souverainisme.
Une histoire de
frères
Pour comprendre la constellation
idéologique léguée par Lucien Bouchard, il est nécessaire de glisser un mot sur
son comparse, Gérard Bouchard. Selon une hypothèse intéressante du professeur
Joseph-Yvon Thériault, l’articulation entre les années 1990 et 2000 pourrait
être éclairée par une étude comparée des deux frères, qui symbolisent en
quelque sorte une décennie particulière. D’un côté, Lucien fonde le Bloc
québécois en 1991, joue un rôle clé dans la campagne de 1995 et arrive comme
capitaine du Parti québécois pour les cinq années suivantes, avant de quitter
la vie politique en 2001 parce qu’il n’aurait pas réussi à raviver la flamme nationaliste et souverainiste.
De l’autre côté, Gérard publie son magnum opus Genèse des nations et cultures du Nouveau
monde en 2000, qui retrace « l’américanité » de la nation
québécoise à l’aide d’une histoire comparée et géographique permettant
d’expliquer son caractère moderne, pluraliste et ouvert sur le monde. Son œuvre
d’historien et de sociologue l’a amené à coprésider la commission sur les
accommodements raisonnables auprès du philosophe Charles Taylor vers la fin de
la décennie, « commission qui prendra la forme d'une sorte de psychanalyse
de nos angoisses identitaires. »
http://m.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/280553/que-restera-t-il-des-decennies-bouchard
http://m.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/280553/que-restera-t-il-des-decennies-bouchard
Bien que l’enjeu constitutionnel
et la question identitaire soient deux aspects liés d’un même problème, il est
important de les distinguer afin de montrer la différence d’accent entre la
voie nationaliste et l’approche souverainiste qui incarnent deux tendances de
l’après-Révolution tranquille. « Lucien s'inscrit dans une continuité du
Québec français, voire du Canada français. Il avait applaudi au beau risque de
René Lévesque et participé au gouvernement de Mulroney. Nationaliste convaincu,
ses convictions souverainistes sont plus modérées. On peut penser qu'il
accepterait, comme la plupart des Québécois, un renouvellement autonomiste du
Canada. Son souverainisme fut largement exacerbé par l'échec de Meech. Sa
démission au début de l'an 2000 semble sonner le glas d'un tel pragmatisme
politique. La quasi-victoire au référendum apparaît après coup comme le chant
du cygne de la continuité souverainiste. Au reste, le conservatisme modéré
qu'il a pratiqué comme premier ministre a provoqué une prise de distance de
certains milieux de gauche par rapport au Parti québécois. »
Lucien aura donc contribué à
l’émergence des « orphelins de Bouchard », selon l’expression de
Gaétan Breton. Les personnes déçues par le virage conservateur et autonomiste
du Parti québécois ont été marginalisées au sein de l’organisation (SPQ-Libre),
dispersées dans la société civile (Nouveau Mouvement pour le Québec), réunies à
l’intérieur de tiers partis souverainistes (Option nationale) ou engagées dans
la reconstruction de la gauche (Québec solidaire).
De son côté, la figure de Gérard
« incarne plutôt le volet « rupture » de la Révolution tranquille.
Autrement dit, il est plus souverainiste que nationaliste. Pour lui, le Québec
est une société « neuve » qui doit se méfier de son passé canadien-français, de
ses angoisses identitaires. Lui-même (comme sa décennie) est moins en phase que
son frère (et la décennie 1990) avec la tradition et le sentiment populaires
québécois. Le souverainisme de Boisclair, qui marque une partie de la décennie
2000, est très typique de ce nationalisme qui ne s'avoue plus et qui a « l'histoire
en trop » : le Québec se veut moderne, ouvert, pluriel, écologiste,
progressiste. Mais la population ne suit pas. La crise des accommodements
raisonnables et celle, plus récente, sur le cours Éthique et culture religieuse
apparaissent comme une sorte de retour du refoulé. La commission que Gérard
Bouchard coprésida a tenté d'expliquer aux Québécois francophones qu'ils sont
dans l'erreur, que l'avenir ne saurait être que celui de l'ouverture au
pluralisme. »
La révolution
passive
Le conservatisme de Lucien et le
progressisme de Gérard délimitent les frontières du discours nationaliste et
souverainiste traditionnellement associé au Parti québécois. Il est donc
nécessaire d’analyser les bordures du péquisme afin de mettre en évidence les
tensions qui le constituent et la complexité qui l’anime. Tout d’abord, ce
discours repose sur l’idée selon laquelle la souveraineté-association serait
l’achèvement d’un processus d’émancipation nationale prenant racine dans la
Révolution tranquille. Celle-ci doit être conçue comme une « révolution
passive » au sens de Gramsci, c’est-à-dire une révolution « par le
haut » où l’intervention étatique permet l’inclusion de nouveaux groupes
sociaux à l’intérieur de l’hégémonie d’un nouvel ordre politique.
La révolution passive n’est pas
le fruit d’un grand mouvement social ou d’une lutte populaire, ni l’invention
miraculeuse d’une culture particulière, mais le résultat d’un processus général
(industrialisation, urbanisation, keynésianisme, fordisme, naissance de
l’État-providence), qui mélange des spécificités locales et contingentes à
l’influence des relations internationales. « Le concept de révolution
passive, il me semble, s’applique non seulement à l’Italie, mais également à
tous les pays qui modernisent leur État à travers une série de réformes et de
luttes nationales sans subir une révolution politique du type radical ou Jacobin. »
Cahier 4, idée 57
La révolution passive est donc
essentiellement technocratique, car une élite montante (intellectuels, avocats,
journalistes, petits bourgeois issus des collèges classiques et des
universités) parvint à opérer un changement institutionnel substantiel sans
bouleversement social majeur, grâce à une alliance complexe de divers
intérêts : syndicats, patronat et État-providence. Cette transformation
importante représente un « compromis de classe », car l’extension des
droits socio-économiques est venue au prix d’un faible contrôle démocratique de
l’État et des moyens de production, et d’une intégration des forces de droite à
l’intérieur de la question nationale. C’est pourquoi le projet de
souveraineté-association élaboré par René Lévesque et porté par le Parti
québécois s’inscrit dans une continuité historique marquée par une coalition
gauche/droite (un mélange de révolution/restauration) et le refus de la rupture
définitive avec l’ordre économico-politique dominant. C’est en quelque sorte
une révolution sans révolution, rendue possible par une représentation limitée
des intérêts (corporatisme) et un dialogue restreint sans remise en question
des rapports de pouvoir (concertationnisme), sous la tutelle de l’État-providence
et de l’impératif du « consensus », qui représente en fait l’hégémonie
nationaliste/souverainiste du modèle québécois.
Du méta à l’hyper-péquisme
Comme le péquisme représente la
synthèse inachevée de la Révolution tranquille, il comprend en son sein une
contradiction qu’il n’a jamais réussi à surmonter. Le pôle progressiste de
cette tension est représenté par le « méta-péquisme », c’est-à-dire
l’idée de l’union des forces souverainistes par-delà le débat idéologique qui
oppose libéralisme et socialisme. Le préfixe « méta » désigne le fait
que le discours péquiste ne se limite pas au parti qui l’a fait naître, mais
s’étend aux autres partis souverainistes et organisations de la société civile
qui sont directement ou indirectement issus de ce mouvement. Malgré l’idée du
primat de la question nationale sur la question sociale, le méta-péquisme
endosse généralement un modèle social-démocrate à saveur étatiste, c’est-à-dire
un capitalisme modéré par une redistribution et une démocratie représentative
fonctionnelle.
Ce souverainisme progressiste se
retrouve dans le programme d’Option nationale qui entend retourner aux sources
du Parti québécois, et fut défendu par les figures pluralistes et pragmatiques
comme Gérard Bouchard et André Boisclair. Ce dernier préconisait un équilibre
entre la gauche et la droite semblable à la « troisième voie » de
Tony Blair au Royaume-Uni : le social-libéralisme. Ce modèle
socioéconomique vise à « soulager le capital » et « favoriser
l’investissement privé » tout en adoptant quelques politiques sociales
pour limiter les inégalités. Cette « coïncidence des opposés » est
fréquemment revendiquée comme le remède miracle à la crise de confiance envers
les élites et les institutions.
« Plus en profondeur, le
Québec doit revenir au système d’équilibre qui soutenait ce qu’on a appelé le
modèle québécois - essentiellement : un ensemble de politiques qui savaient
faire la part des impératifs économiques et des objectifs sociaux. C’est cet
équilibre délicat qui a été rompu depuis dix ans à cause d’une philosophie
néolibérale trop agressive qui tend à éroder le tissu social et heurte de front
les traditions et les valeurs des Québécois. Par ses politiques éclairées (tant
celles du Parti libéral que du Parti québécois), le Québec des années 1970-2000
a su non seulement maintenir, mais renouveler son filet social tout en adoptant
certaines politiques néolibérales et en soutenant la croissance de son
économie. Il est même parvenu, durant cette période, à réduire à la fois la
pauvreté et les inégalités. Il a ainsi fait la preuve que ce ne sont pas les
programmes sociaux qui appauvrissent les États. »
La recette gagnante serait ainsi
un soigneux mélange de néolibéralisme et de mesures sociales, fondé sur la
phobie de la crise, le dogme de la bonne entente et le refoulement des
contradictions qui traversent ce modèle historique fondamentalement instable.
Le méta-péquisme n’aime pas la dérive conservatrice, mais croit encore en la
résurrection de la grande coalition souverainiste, la Convergence nationale,
arc-boutée sur le centre magique d’un monde qui n’existe plus. Il croit à l’Idée
du PQ malgré son désenchantement vis-à-vis le parti, en regardant le printemps
québécois avec les lunettes des années 1970. Le méta-péquisme est donc
profondément enthousiaste, au sens du philosophe David Hume : « L’espoir,
l’orgueil, la présomption, une imagination brûlante, liés à l’ignorance sont
donc les véritables sources de l’enthousiasme. » Essai sur la superstition et l’enthousiasme. Le méta-péquisme
répond au principe de plaisir en refusant la réalité du déclin. C’est une
régression historique à la case départ d’un projet, sans réactualisation
critique ; le méta-péquisme est la maladie infantile du souverainisme.
À l’inverse, le bouchardisme
n’est pas un accident du péquisme, ni une excroissance infectieuse, mais une
maladie congénitale, le résultat d’un développement historique. Il ne constitue
pas une erreur de parcours, mais une tentative pour résoudre une contradiction
fondamentale : c’est l’hyper-péquisme. Le bouchardisme, par principe de
lucidité, a rejeté le principe de plaisir pour le remplacer par la vertu de
l’austérité. Il ne croit plus à l’Idée du PQ, mais agit au nom de la sauvegarde
du parti ; le salut par l’économie. Le slogan « l’économie
d’abord » n’est pas d’abord de Charest, mais de Bouchard, les libéraux
ayant simplement repris et prolongé la logique des néo-libéraux souverainistes.
Le triptyque nationaliste
L’hyper-péquisme représente la
frontière droite de la matrice idéologique du souverainisme. Son origine
remonte à la campagne référendaire de 1995, lors de l’entente tripartite entre
le Bloc québécois, le Parti québécois et l’Action démocratique du Québec, qui
inclut une offre de partenariat avec le Canada à l’intérieur de la question
référendaire. Lucien Bouchard réussit alors à convaincre Jacques Parizeau de
rester fidèle à l’idée d’association de René Lévesque, de même que Mario Dumont
qui décida d’appuyer le Oui à cette unique condition. Ces trois partis forment
en quelque sorte un bloc nationaliste, allant de l’autonomisme (ADQ) au
souverainisme (PQ) en passant par l’ambivalence du bouchardisme qui
surdétermine cette constellation.
Si la plupart des commentateurs
ont l’habitude d’opposer rapidement l’ADQ et le PQ, notamment à propos de leur
divergence théorique sur la question constitutionnelle, ils oublient bien
souvent la convergence pratique de ces deux partis sur le plan socioéconomique.
L’idée des conditions gagnantes (ou le moratoire de dix ans), l’obsession du
redressement économique par le déficit zéro, ainsi qu’une série de mesures de
centre-droit sont devenues des normes implicites du nationalisme, qui peine
encore à se remettre de l’échec référendaire. Malgré le départ de Lucien
Bouchard de la « scène politique formelle » en 2001, celui-ci
continue à exercer une influence certaine sur la société civile québécoise. Le
bouchardisme représente une sorte de spectre idéologique qui établit une
réforme « morale et intellectuelle » de la question sociale et
nationale. Le personnage lui-même continue à exercer son hégémonie, que ce soit
à titre de président du conseil d’administration de l’Association gazière et
pétrolière et du Québec, ou par la rédaction d’articles et de manifestes comme
Pour un Québec lucide en 2006.
À ce titre, un sondage publié le 6 mai 2006 dans le journal Le Devoir révéla que la moitié de la population appuierait
le retour en politique de Lucien Bouchard, et qu’un parti mené par lui aux
côtés de Mario Dumont devancerait de loin le PQ et le PLQ. Bien que Lucien ait
répété à plusieurs reprises qu’il ne reviendrait pas à la vie politique active,
ce dernier gouverne d’autant mieux qu’il n’est pas élu. C’est pourquoi
plusieurs nationalistes, autonomistes et conservateurs réclament encore une
« caution morale » qui permettrait de reformer un regroupement
politique de lucides, c’est-à-dire un parti bouchardiste ou hyper-péquiste qui
romprait définitivement avec le méta-péquisme.
« Constatant
l'agonie de l'ADQ, surtout qu'elle a été, par hasard, drôlement accélérée par
sa propre démission-choc, Éric Caire clame sur tous les toits son souhait de
voir émerger une nouvelle coalition qu'il qualifie de
"centre-droite". Frottant sa lampe
magique en espérant y voir sortir un génie prêt à lui exaucer ses trois voeux,
il rêve aussi de voir le Lucide-en-chef lui-même devenir géniteur de
ladite coalition: "Oui, ce serait un beau rêve. Mais si on reste dans
le domaine du rêve réalisable, une caution morale de Lucien Bouchard serait
déjà un engagement très fort de sa part. Pourquoi pas le voir parrainer un
mouvement comme celui-là sans y prendre une part plus active?" Lucien Bouchard comme "parrain" de la droite
québécoise? Le rôle lui irait en effet comme un gant. Comme troisième souhait, M. Caire pense "à des
gens comme François Legault, Joseph Facal, Jacques Ménard, André Pratte, pour
ne nommer que ceux-là. Et il y en a d'autres." » http://voir.ca/chroniques/voix-publique/2009/11/11/la-caution-morale/
S’agit-il d’une idée saugrenue ou
d’une réalité sociopolitique émergente? Cette anticipation des années 2000
serait-elle corroborée par la reconfiguration actuelle des forces conservatrices ?
L’année 2011 est très instructive à cet égard.
La face cachée de l’amphithéâtre
Tout juste après l’effondrement
Bloc québécois en mai 2011, le projet de loi 204 concernant l’entente de
gestion entre la Ville de Québec et l’empire médiatique Quebecor sur la
construction du nouvel amphithéâtre provoqua un grand émoi au sein du Parti
québécois. La ligne de parti imposée par Pauline Marois visait d’abord à percer
le bastion conservateur de Québec en appuyant une loi peu démocratique servant
à assurer un projet teinté du populisme autoritaire du maire Régis Labeaume.
L’amphithéâtre lui-même symbolise la dérive populiste du nationalisme
québécois, méfiant envers les élites et gavé par l’industrie culturelle
Quebecor. Mais ce symbole national se reflète aussi dans la dérive
électoraliste et la ligne autoritaire de la tête dirigeante du Parti québécois.
L’épisode de l’amphithéâtre représente
la goutte qui provoqua la démission de quatre figures importantes de l’aile
progressiste et méta-péquiste du parti. Pierre Curzi (syndicaliste et
comédien), Lisette Lapointe (femme de l’ex-premier ministre Parizeau) et Louise
Beaudoin (historienne et sympathisante du Parti socialiste de France), claquèrent la porte à cause du manque de démocratie à l’interne. L’autoritarisme de
Marois aura donc eu raison de cette frange progressiste du PQ.
Ensuite, cette
crise favorisa la démission de Jean-Martin Aussant, qui ne pouvait plus supporter
l’approche autonomiste de la « gouvernance souverainiste ».
Économiste pragmatique et souverainiste convaincu dans la droite ligne de
Parizeau, il imita le départ de ce dernier lors de la crise du « beau
risque » en novembre 1984, en créant un nouveau parti dédié à la pédagogie de la
souveraineté. Ce n’est donc pas un hasard si Parizeau et Lapointe appuient
maintenant Option nationale, devenu l’ultime gardien du méta-péquisme.
Curieusement, cet épisode
névralgique de l’histoire récente du PQ ne se transforma pas en crise de leadership.
Au contraire, la résilience de Marois lui valut d’être surnommée la « Dame
de béton », ce qui n’est pas sans rappeler « la Dame de fer »
(Margaret Thatcher). Outre ce rapprochement sémantique, il faut noter que
l’entêtement de Marois (elle fut élue chef après deux défaites devant Landry et
Boisclair) et son importante expérience (14 charges ministérielles) font d’elle
une parfaite « synthèse » du Parti québécois, par le cumul des postes
et la sédimentation de l’histoire de l’organisation. L’échec de l’approche
Boisclair, la montée de la droite auprès des élites et des électeurs, ainsi que
la crise non résolue des accommodements raisonnables font en sorte que Marois
incarne maintenant l’hyper-péquisme, dominant la sphère politique par la
relégation du méta-péquisme : exclusion du SPQ-Libre, mépris d’Option nationale,
indifférence à la Convergence nationale, etc.
L’affaire Michaud
comme avènement impromptu de la question ethnique
Une ambiguïté centrale du
bouchardisme demeure la question de l’identité nationale. L’affaire Michaud est
révélatrice de cette tension du péquisme parce qu’elle provoqua une importante
crise en décembre 2000, trois mois avant la démission de Lucien Bouchard.
L’adoption de la « motion scélérate » manifeste à plusieurs titres le
phénomène du bouc émissaire, condamnant avec virulence des propos ambigus, mais
considérés comme inexcusables à l’époque, ceux-ci exprimant en quelque sorte le
« nationalisme ethnique » ou la « xénophobie latente » du
peuple québécois : « Que l'Assemblée nationale dénonce sans nuance,
de façon claire et unanime, les propos inacceptables à l'égard des communautés
ethniques et, en particulier, à l'égard de la communauté juive tenus par Yves
Michaud à l'occasion des audiences des états généraux sur le français à
Montréal le 13 décembre 2000. »
Apprécié par la communauté
anglophone et juive, Lucien n’hésita pas à jeter son fiel en accusant
injustement Michaud, celui-ci reflétant l’impuissance du premier ministre à
raviver la flamme nationaliste et souverainiste de son peuple. D’une certaine
manière, le nationalisme identitaire représente « l’ombre » du
bouchardisme (au sens de Carl Gustav Jung), c’est-à-dire une partie de notre
psyché que nous refusons de voir en nous-mêmes, et qui se reflète parfois dans
le visage effrayant de l’autre.
« Le point de départ est simple : la plupart des hommes ignorent leur ombre. (…) Le plus souvent elle est projetée dans des troubles somatiques, des obsessions, des fantasmes plus ou moins délirants, ou dans l'entourage. Elle est « les gens » auxquels on prête la bêtise, la cruauté, la couardise qu'il serait tragique de se reconnaître. Elle est tout ce qui déclenche la jalousie, le dégoût, la tendresse. » Elie G. Humbert, L'homme aux prises avec l'inconscient, Espaces libres, Albin Michel, p. 29-44.
Ce double intérieur, que nous refusons de reconnaître, mais qui nous habite, représente des possibilités
inexplorées qui peuvent se révéler ou non après quelques années. « Ce sont toutes les possibilités du sujet, ce
qu'il aurait pu choisir ou être, mais qu'il n'a pas vécu jusqu'à présent. Ces
potentialités font partie des aspects personnels (qualités et attributs propres
à la personne) et collectifs (les possibilités humaines de développement) de la
psyché. » Elysabeth Leblanc, la
psychanalyse jungienne, Collection Essentialis, éd. Bernet-Danilot, avril
2002, p. 34
Cette rapide analyse jungienne de
la politique québécoise ne vise pas à expliquer l’émergence du nationalisme
identitaire à partir de la psychologie de Lucien Bouchard. Il n’est tout
simplement pas possible de réduire un phénomène social à une manifestation
individuelle. Au contraire, il s’agit seulement de montrer que le nationalisme
identitaire n’est pas un trait nécessaire du bouchardisme, mais une potentialité pouvant survenir par le
biais des contradictions internes d’une société. Si le projet politique
représente la partie consciente ou le « moi » d’un phénomène social
plus profond, alors il faut dénicher la part d’ombre qui se cache parfois
derrière nos meilleures intentions, afin de mieux les canaliser et les intégrer
au lieu de les refouler.
L’affaire du turban
et la récupération de l’ADQ
La récente affaire du Turban, qui
opposa brièvement la Fédération québécoise de soccer et l’Association
canadienne à propos du port du turban par de jeunes joueurs sikhs, laisse
apparaître le réflexe identitaire du Parti québécois qui entend raviver la
flamme nationaliste par un enjeu qui rappelle les débats liés aux
accommodements raisonnables. Cette affaire permet d’apporter de l’eau au moulin
au projet de constitution québécoise, dans laquelle seraient enchâssées les
« valeurs communes des Québécois ». Il est intéressant de noter
que cet engagement se retrouvait dans la plateforme électorale de l’ADQ de
2007, avec le dégel progressif des droits de scolarité (indexation), la réforme
de l’aide sociale, de nouvelles rondes de négociations constitutionnelles avec
le gouvernement fédéral pour assurer plus d’autonomie (gouvernance
souverainiste), l’équilibre budgétaire sans hausse substantielle des impôts
(déficit zéro).
Avec la nomination de Pierre-Karl
Péladeau à la tête d’Hydro-Québec (dont l’anti-syndicalisme pourrait jouer un
rôle central dans la restructuration de l’organisation), le Parti québécois
reproduit mécaniquement le schème de l’ADQ et la CAQ, qui souhaite ériger la
gouvernance des institutions publiques sur le modèle du bon entrepreneur. Ceci
n’est pas autre chose qu’une manifestation du bouchardisme, qui transpire sur
l’ensemble de la matrice idéologique du nationalisme québécois. Si le Parti
québécois bascule pour l’instant vers l’autonomisme des conditions gagnantes,
il ne risque pas de revenir vers le pôle méta-péquiste par un coup d’élastique,
le virage populiste étant largement entamé pour séduire l’électorat de la
droite conservatrice lors des prochaines élections. Cela mènera très
probablement à la crise définitive du souverainisme, voire à l’effondrement du
Parti québécois qui s’entête à imiter la CAQ pour mieux la supplanter. Si le
« petit souverainisme » du Bloc québécois s’est écroulé en 2011, une
crise semblable à l’échelle nationale ne serait pas surprenante, bien qu’elle
représenterait une réelle catastrophe pour le « bloc historique » du
Parti québécois.
« Quant au grand
souverainisme, son ébranlement avait commencé par l’élection en 1998 de Lucien
Bouchard, élu comme Johnson en 1966 et comme Duplessis en 1944, c’est-à-dire
avec moins de voix que le parti d’opposition. Le fondateur du Bloc québécois
qui avait sauvé une campagne référendaire mal commencée en 1995 et successeur
de Parizeau en janvier 1996, se trouva aux commandes d’un gouvernement mal élu
et héritier du fiasco de la défaite d’octobre 1995. Sa démission fracassante en
janvier 2001 fut annonciatrice de ce qui allait suivre au Québec. Orateur
enflammé au verbe haut, il avait su faire vibrer la fibre souverainiste mieux
que nul autre. Du jour au lendemain, il quitte le pouvoir, comme d’autres
abjurent la foi, et se réfugie dans la pratique lucrative du droit en servant
ainsi la cause du capital avec un sans-gêne drapé de grandes protestations de
vertu. Ses interventions dans la sphère publique alimentent une lecture
strictement gestionnaire de la situation québécoise, comme l’atteste le
Manifeste des lucides qu’il a majestueusement patronné.
Bouchard a donné à voir
un processus spectaculaire de « refroidissement des braises », de
tassement subit de la revendication souverainiste pour laisser place à la bonne
administration résignée, mais opportuniste des affaires. À sa manière, il a
aidé la cause de l’ADQ de Mario Dumont, tenté aussi par le repli gestionnaire
assaisonné d’une vague revendication d’État autonome du Québec. Bouchard semble
aujourd’hui avoir un successeur dans la personne de François Legault, déjà
sacré premier ministre par les haut-parleurs médiatiques du Québec; la
Coalition pour l’avenir du Québec tente ainsi d’élaborer la plateforme d’un
nouveau parti dont la marque de commerce serait le redressement national par la
bonne « gouvernance » provinciale. Cette gestion dépolitisée mettrait
au frigo les vieilles récriminations souverainistes, petites et grandes. La
doctrine Legault-Sirois – à l’instar du parti libéral du Québec, un prétendant
respectable au pouvoir doit cultiver ses liens avec le capital –, si elle
devait conduire effectivement à l’élection d’un gouvernement défaisant le
duopole PLQ-PQ, serait la consécration du bouchardisme. »
Le renouveau de Couillard
Face à
ce bloc nationaliste conservateur représenté par le duo PQ-CAQ, le nouveau chef
du Parti libéral, Philippe Couillard, entend redonner une nouvelle peau à son
organisation. Dans un discours important du 15 juin 2013, il s’attaque
directement au souverainisme de son adversaire : « On ne peut jamais
être sûr des valeurs que le PQ défend, car elles changent de l’opposition au
gouvernement. Ce qui ne change pas, c’est leur obsession. La seule chose qui
les réunit c’est le projet d’un autre siècle, la perte de notre citoyenneté
canadienne et le repli. » Il dénonce également la « social-démocratie
de pacotille » du PQ, son « progressisme de façade », sa
« mentalité d’assiégé » et de « confrontation », qui amène
la discorde entre « eux et nous ». En effet, la question identitaire
est polarisante et mène à une division qui n’aide pas beaucoup le projet de la
souveraineté, ni l’inclusion sociale.
Ce
curieux revirement du Parti libéral est annonciateur d’une importante
transformation du discours qui ne sera pas sans conséquence lors des prochaines
élections. Le PLQ serait « le grand parti progressiste de notre
histoire », avec des valeurs de « tolérance, d’inclusion et de
primauté des libertés individuelles ». Il s’agit en quelque sorte d’un
renouvellement par un retour aux sources, c’est-à-dire au libéralisme le plus
classique, que ce soit sur le plan économique, politique ou social : Adam
Smith, Benjamin Constant, John Rawls. Le Parti libéral prendra même la
« justice sociale » comme thème de son prochain congrès à la mi-août,
laissant plus de place aux jeunes libéraux. Cela contraste fortement avec la
bureaucratisation importante du PQ, menant à la séparation de la tête dirigeante
et de sa base militante.
Indépendamment
du fait que Philippe Couillard aura le charisme et pourra susciter
l’enthousiasme populaire nécessaire à l’élection de son parti, une coupure
nette avec l’ère conservatrice de Charest est maintenant tracée au niveau du
discours et des perceptions. Qu’il s’agisse d’une image ou d’une réalité, le PLQ lance un défi au PQ qui sera contraint à se repositionner sur l’axe
gauche/droite, même s’il avait comme stratégie initiale de miser sur la
question identitaire et les disputes constitutionnelles, en donnant quelques
mesures conservatrices et quelques bonbons socio-démocrates ici et là. Avec cette approche sans fondement idéologique autre que la bonne gouvernance, incapable
de se démarquer suffisamment de ses adversaires, le PQ apparaîtra comme un
parti désorienté et manquant de confiance. L’impasse apparaîtra, la déconfiture
montrera quelques signes, et le déclin surviendra.
Le populisme autoritaire
Dans
cette grande reconfiguration politique, nous faisons l’hypothèse que le Parti
québécois et la Coalition avenir Québec convergent théoriquement et
pratiquement vers un foyer constitué par le bouchardisme, composé d’un mélange
de nationalisme pétrolier et de populisme autoritaire. Ce dernier terme ne doit
pas être confondu avec « l’étatisme autoritaire » décrit par Nicos
Poulantzas, bien au contraire.
Selon Stuart Hall, « loin d’impliquer la manipulation de motifs idéologiques étatistes, ce qui caractérise la forme émergente de politique hégémonique, ce sont au contraire ses accents « anti-étatistes » appuyés, son effort pour articuler idéologiquement et politiquement différents « anti-étatismes » : celui, d’inspiration « néolibérale », des organisations et des think-tanks patronaux, celui des professions libérales, celui des patrons du petit commerce et des travailleurs indépendants, celui des classes populaires soumises à l’impéritie relative et aux contrôles de l’État social… Elle vise ainsi à favoriser un glissement vers une forme autoritaire de politique hégémonique fondée sur le « transformisme » populiste du mécontentement populaire, de manière à assurer les bases d’un consentement à son projet. »
Selon Stuart Hall, « loin d’impliquer la manipulation de motifs idéologiques étatistes, ce qui caractérise la forme émergente de politique hégémonique, ce sont au contraire ses accents « anti-étatistes » appuyés, son effort pour articuler idéologiquement et politiquement différents « anti-étatismes » : celui, d’inspiration « néolibérale », des organisations et des think-tanks patronaux, celui des professions libérales, celui des patrons du petit commerce et des travailleurs indépendants, celui des classes populaires soumises à l’impéritie relative et aux contrôles de l’État social… Elle vise ainsi à favoriser un glissement vers une forme autoritaire de politique hégémonique fondée sur le « transformisme » populiste du mécontentement populaire, de manière à assurer les bases d’un consentement à son projet. »
Face à
cette tendance bouchardiste de la « Dame de béton » aux accents thatchériens,
la nouvelle mouture du Parti libéral sous la direction de Philippe Couillard
apparaîtra comme son pendant progressiste, analogue au social-libéralisme
blairiste. Ce néolibéralisme à visage humain apparaîtra à la population comme
une voie de sortie « civilisée » aux problèmes de corruption, de
stagnation économique et de panne démocratique qui constituent la « crise
organique » du printemps 2013. Celle-ci se manifeste notamment par la
crise simultanée de l’infrastructure matérielle et de la superstructure
culturelle et institutionnelle de la société québécoise, qui atteint une
ampleur inégalée au niveau municipal : A) dégradation des infrastructures
routières et d’eau potable, montée de la précarité économique de groupes
sociaux (jeunes, femmes, immigrants) ; B) crise de la représentation,
scandales quotidiens de la Commission Charbonneau, arrestations massives
d’élites politiques par l’Unité permanente anticorruption, etc.
Toutes
ces options ignorent, laissent intactes ou prétendent supplanter la double
contradiction sociale et nationale qui constitue le blocage actuel de la
société, sans réellement présenter une solution satisfaisante à l’ensemble des
dimensions du problème québécois. Seule une approche compréhensive, prenant en
compte les multiples facettes de la crise systématique dont nous faisons face
(démocratique, écologique, économique, urbaine, agricole, nationale et
internationale) pourra motiver le peuple et l’unifier par un nouveau projet de
société. Celui-ci devra ensuite s’ériger sur la crise structurelle et s’établir
contre le stade bouchardiste du projet souverainiste, qui représente peut-être
la phase terminale du rêve manqué de la révolution passive.
(Partie
3 de 4)
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