Une hypothèse stratégique pour la grande débandade
Éléments de
conjoncture
Dans la reconfiguration des
forces politiques à l’heure actuelle, il est impossible de ne pas remarquer la
crise majeure du projet souverainiste. Si le début de la fin remonte au traumatisme
collectif du deuxième échec référendaire, un dérapage important surgit au XVIe
congrès du Parti québécois d’avril 2011, qui adopte une série de mesures
conservatrices : stratégie de la « gouvernance souverainiste », projet
de constitution québécoise basée sur le nationalisme identitaire, promotion des
investissements privés dans les secteurs stratégiques de l’économie, ouverture
à l’exploitation du pétrole sur le territoire québécois.
Le virage « austère »
du Parti québécois, empruntant le chemin tracé par le bouchardisme et se
rapprochant toujours plus du populisme conservateur de la CAQ, place la
souveraineté à la remorque du grand Redressement de l’éthique et l’intégrité,
des finances publiques, de l’identité québécoise et de l’économie. C’est
pourquoi cette inflexion, jumelée à l’effervescence du printemps québécois, n’a
pas tardé à gonfler les rangs des deux principaux partis politiques
progressistes et souverainistes : Option nationale et Québec
solidaire. Regorgeant de nouvelles âmes en quête d’une libération nationale et
d’un réel changement social, ces deux formations se situent définitivement à
gauche du Parti québécois, tant sur le plan de la question nationale que de la
question sociale.
Or, l’un des principaux
protagonistes de l’indépendance vient de perdre sa tête, la démission de
Jean-Martin Aussant laissant les partisans d’Option nationale dans une
situation embarrassante. Si des raisons familiales furent évoquées, un ensemble
de tensions au sein du parti remontant aux élections de septembre 2012 et
congrès de mars 2013 expriment des problèmes organisationnels non
négligeables : mobilisation tardive, manque de formation militante des
membres, lacunes des communications, unilatéralisme, etc. Un déménagement
impulsif à Montréal n’aidant pas l’élection éventuelle de son chef, Option
nationale se retrouvait ainsi à dépendre de la bonne volonté de ses alliés
potentiels. Le refus net des ententes électorales par Québec solidaire et
l’appel au sabordage du Parti québécois clouèrent le dernier clou du cercueil
de ce jeune parti.
La désorientation
générale
Ni l’appel au
« renouvellement » du discours des États généraux sur la
souveraineté, ni l’idée futile des primaires de la Convergence nationale, ni la
transformation du Conseil de la souveraineté en organisation pseudo-citoyenne
ne peuvent renverser ce constat : la grande coalition souverainiste
n’existe plus. Les démissions subites de Jocelyn Desjardins à la tête du
Nouveau mouvement pour Québec et de Jean-Martin Aussant laissent plusieurs
souverainistes dans un état de confusion et d’abattement. Yannick Cormier,
ancien organisateur d’Option nationale, résume parfaitement cette situation
dans une lettre adressée à son ancien chef :
« Le fait est qu’Option
nationale ne te survivra pas. Fruit de ta défection du PQ, le parti a été
poussé par une parenthèse historique. La crise du souverainisme émergeant
clairement depuis 2011, puis Occupy, le printemps érable et leurs sursauts de
militantisme ont gonflé les effectifs, mais pas la qualité de l’organisation.
Se sont ainsi regroupés d’admirables déterminés autour d’une figure
charismatique, beau chic beau genre vulgarisant le projet de façon décomplexée.
Le problème était que le message véhiculé était personnalisé : Aussant, le
vertueux démissionnaire. [...] Il m’est difficile de ne pas te comparer à un
feu de paille. Ce retrait arrive en pleine crise du souverainisme et celui-ci
n’aidera pas à la surmonter. Tant à ON, au PQ, qu’ailleurs, ce départ illustre
que nous, souverainistes, ne savons plus où nous allons. »
Du volontarisme à
l’idéalisme
Dans une réplique sincère mais plutôt superficielle, Catherine Dorion confirme à bien des égards les inquiétudes de Yannick Cormier, qui met le doigt sur la personnalisation du parti et les problèmes organisationnels qui ne peuvent être compensés par l’enthousiasme des membres et les slogans de résilience. Catherine se contente d’une apologie de Jean-Martin, en mentionnant au passage qu’il y a encore « plein de ces gens intelligents et inspirants » au sein du parti. Elle les invite à se retrousser les manches et à continuer dans la confiance en évitant le défaitisme paralysant : « Nous n’avons aucune idée de ce qu’ON sera dans cinq ans : ça peut aller de pétard mouillé à succès fulgurant. Mais parce que nous avons déjà tout ça, moi, j’ai envie d’essayer. »
Ce volontarisme s’explique par
l’ontologie sociale de la candidate, c’est-à-dire sa conception du monde social
et du changement. Celle-ci est essentiellement idéaliste, non pas au sens
d’utopiste mais de psychologiste, expliquant l’immobilisme du Québec par une
« psyché collective » qui serait engluée dans le doute,
« l’économisme aveugle » et « l’individualisme
indéfectible ». Ce sommeil de l’Esprit national n’attendrait qu’un soudain
réveil magique pour se sortir de sa torpeur. Évidemment, ce mythe d’une
Révolution tranquille surgissant ex
nihilo découle d’une analyse sociale, politique et économique boiteuse, qui
transpose le schème des années 1960-1970 sur l’époque actuelle.
« Ce paysage social là est
toujours là, comme un feu qui couve et qui attend que l’actualité lui donne des
raisons de se rassembler pour se nourrir, pour grossir et continuer sa
gestation. Si la page du printemps érable est tournée, on est loin d’être à la
fin du livre. Pendant la Révolution tranquille, il y a eu des à-coups, des
moments de repos, des relais à l’international, des sursauts populaires pour
différentes causes qui n’avaient pas l’air, de prime abord, d’avoir de parenté
entre elles, mais qui, avec le recul de l’Histoire, se sont finalement toutes
retrouvées mariées ensemble. Le Québec avait une envie profonde de se sortir de
la Grande Noirceur - collusion, corruption, contrôle des esprits par l’Église
-, comme quelqu’un qui, un beau matin, secoue sa déprime de plusieurs mois,
tire les rideaux, ouvre grand les fenêtres, met la musique dans le piton pour
se lancer dans le ménage, puis se dit tout haut à lui-même avant d’appeler des
amis : Ça va faire. Je me suis assez morfondu dans mon lit que ma vie n’était
pas ce qu’elle devrait être… »
La fin du bloc souverainiste
Enfin, Catherine garde espoir
parce qu’elle fait reposer son courage sur un « mouvement social »
dont elle serait l’avant-garde. L’histoire serait en quelque sorte une
succession de vagues, allant du cynisme et du découragement à la mobilisation
et l’émergence d’une volonté collective. Dans un « paysage politique
extrêmement morne », elle serait la lumière qui pratiquerait des brèches
et guiderait les « grégaires » vers leur salut national.
Malheureusement, la présence
d’une force sociale ne mène pas mécaniquement à une force politique organisée,
comme le montre le mouvement étudiant dont les revendications n’ont pas été
traduites lors des élections (nos rêves sont plus grands que vos urnes). De
plus, la conquête du pouvoir politique requiert un niveau élevé d’organisation,
une notoriété auprès des élites ou bien un ancrage important dans les couches
populaires, syndicats et mouvements sociaux, ainsi qu’une certaine hégémonie
sur une bonne partie de la population. Étant donné qu’il n’y a pas de mouvement
de masse en faveur de l’indépendance nationale, qu’Option nationale ne
représente pas une force politique réelle, et que le Parti québécois fonce tout
droit vers un échec électoral, nous pouvons prédire sans trop de risques
l’effondrement prochain du bloc souverainiste.
Il ne s’agit pas ici de
fatalisme, mais d’une perspective réaliste prenant acte des tendances lourdes
de l’histoire politique, de l’évolution des conditions matérielles et des
transformations culturelles en cours. Il ne faut pas renoncer à la
persévérance, mais à l’obstination aveugle dans les contradictions d’un projet aux
limites structurelles. Un souverainisme décomplexé et rajeuni reste tout de
même prisonnier de l’idéal d’une coalition entre indépendantistes et nationalistes
craintifs, progressistes combatifs et technocrates conservateurs. Une telle
alliance repose sur un « bloc historique » forgé par la Révolution
tranquille, qui frappa un mur en 1980 et qui commence à s’effriter depuis ce
temps. Il ne faut pas mettre du vieux vin dans des bouteilles neuves, mais donner
à l’indépendance un contenu nouveau et réellement émancipateur.
Vers un collectif
indépendantiste
Dans ce contexte de
désorientation générale du mouvement souverainiste, Québec solidaire doit faire
preuve de sagacité en articulant sa stratégie d’accession à l’indépendance aux
nouveaux rapports de forces présents dans la société civile et la sphère
politique. L’indépendantisme doit devenir un axe structurant de son discours et
sa pratique, afin de prendre la balle de l’histoire au bond. Devant le
démantèlement prochain d’Option nationale, l’éclatement éventuel du Parti
québécois, l’introduction des idées de constituante, de souveraineté populaire
et de mobilisation citoyenne dans les États généraux sur la souveraineté et la
Convergence nationale, il n’est pas question d’attendre que les forces
souverainistes viennent tranquillement rejoindre un parti de gauche qui n’a pas
encore exploité tout son potentiel indépendantiste.
Pour aider Québec
solidaire à passer à l’offensive, plusieurs membres sont en train d’élaborer
les bases d’unité d’un « collectif indépendantiste ». Bien qu’il
existe déjà une Commission thématique sur la souveraineté, ses activités sont
en bonne partie déterminées par les priorités du parti et ses différentes
instances. D’une certaine manière, elle est subordonnée au Comité de
coordination national, à la Commission politique et au Congrès, sans constituer
un véritable organe militant autonome.
Dans le point 14 des
statuts de Québec solidaire, « le parti reconnaît l'existence, en son
sein, de courants de pensée différents et complémentaires. En ce sens, il
permet et encourage la création de collectifs permettant à des membres de
promouvoir des orientations spécifiques, dans la mesure où ces derniers
s'engagent à respecter les statuts, les valeurs fondamentales et le programme
du parti. Les collectifs sont mis sur pied par des membres du parti qui se
regroupent sur une base identitaire, sur la base de thèmes particuliers ou
d'affinités politiques. Sans bénéficier d'un droit de représentation
particulier dans les instances du parti, ils sont reconnus par les différentes
instances du parti. Celles-ci peuvent favoriser, par exemple, la diffusion des
idées, des projets ou des activités des collectifs, et mettre ces derniers à
contribution, notamment dans les débats, en vue d’enrichir la réflexion et les
décisions. Lors des Congrès, des tables d’information seront mises à la
disposition des collectifs. »
Les
trois tâches
La première tâche du nouveau
collectif consiste à rassembler les nationalistes de gauche, patriotes, républicains et
indépendantistes au sein d’un lieu d’échange, de réflexion et d’action prenant
la forme d’une tendance politique organisée au sein de Québec solidaire. Il
permettrait de fournir une identité commune à différents membres du parti qui
veulent mettre la question nationale en avant-plan, tout en l’articulant
étroitement à un projet de société réellement émancipateur. De plus, le
collectif indépendantiste pourrait servir de structure d’accueil pour les
indépendantistes d’anciennes allégeances politiques (comme Option nationale),
en créant une zone tampon favorable à leur intégration au sein du parti. Il ne
s’agit pas de créer un « ghetto de souverainistes » au sein de Québec
solidaire, mais d’insérer ces forces vives prêtes à militer pour une
indépendance populaire, démocratique et combative.
La deuxième tâche du collectif
indépendantiste consiste à élaborer les bases d’un véritable nationalisme
contre-hégémonique, visant à contrecarrer l’idéologie péquiste, le nationalisme
identitaire et le conservatisme qui couve dans plusieurs milieux l’espace
public. Celui-ci mène non seulement à la défense du statu quo en matière
d’inégalités sociales et économiques, mais à l’échec d’une véritable libération
du peuple québécois. Cette lutte idéologique doit approfondir les thèmes
républicains présents dans le programme du parti, qui permettent d’articuler un
idéal concret et émancipateur à la souveraineté populaire, le combat contre la
corruption du pouvoir et de l’argent, les vertus civiques et la défense du bien
commun. L’élaboration d’un « républicanisme québécois », basé sur un
nationalisme civique, pluraliste et inclusif, ferait la promotion
d’institutions démocratiques comme alternative politique à la monarchie et la
domination coloniale des firmes multinationales et de l’État canadien. Au-delà
de la stratégie de l’Assemblée constituante qui représente le principal instrument
démocratique de notre libération nationale, il s’agit de tracer dès maintenant
les contours de la République du Québec que nous voulons ; la finalité
(indépendance) ne soit pas effacée derrière les moyens (constituante).
La troisième tâche du collectif
consiste à développer une stratégie de mobilisation sociale capable d’unifier
différentes luttes à l’intérieur d’un projet d’indépendance populaire. Il doit
non seulement créer des liens avec les organisations indépendantistes
existantes de la société civile, mais organiser des événements, conférences,
débats publics et espaces d’action politique communs afin de faire déborder la
lutte pour l’indépendance de la scène politique formelle. Plusieurs mouvements
sociaux (écologistes, féministes, pacifistes, altermondialistes et
autochtones), de même que des mobilisations citoyennes contre le gaz de schiste et le pétrole
(tragédie de Lac-Mégantic) sont directement liés à l’impérialisme de l’État
néolibéral canadien.
Enfin, le collectif
indépendantiste doit opérer une authentique démarcation idéologique,
stratégique et tactique avec le « bloc historique » du souverainisme
officiel, fondé sur l’exclusion des revendications trop radicales de la gauche
et d’une rupture définitive avec l’État fédéral. Dès ses débuts, la
souveraineté-association n’a été qu’une entreprise d’euphémisation du projet
d’émancipation sociale et nationale, troquant la préparation des
« conditions gagnantes » de notre indépendance politique formelle pour
notre dépendance économique et sociale à des industries destructrices et sans
scrupules. L’imposition de mesures d’austérité, l’approbation de négociations
anti-démocratiques de traités de libre-échange, la privatisation des ressources
naturelles, la grande parade devant les investisseurs américains et européens,
le développement tous azimuts du Nord et le saccage du territoire québécois
pour le remboursement de la dette ne sont pas des mesures qui permettent
l’enrichissement du peuple québécois, mais qui aggravent son oppression par des
élites économiques et politiques corrompues.
Une nouvelle
souveraineté
La critique radicale du Parti
québécois, ainsi que du capitalisme financier régnant dans le paradis fiscal et
minier de l’État canadien, doit permettre de dégager un nationalisme décolonisateur,
ainsi qu’une définition élargie de la souveraineté visant à protéger les
communautés et les écosystèmes contre la mondialisation néolibérale. Cette
perspective s’inscrit donc dans un cadre altermondialiste, qui ne fait plus fi
des luttes de libération nationale mais les replace dans la défense plus
générale des droits humains et de la nature, comme le suggère la physicienne et militante Vandana
Shiva :
« La redéfinition de la
notion de « souveraineté » sera le grand défi de l’ère
post-globalisation. La mondialisation était fondée sur l’ancienne notion de
souveraineté, celle des États-nations héritée de la souveraineté des monarques
et des rois. La nouvelle notion de souveraineté est le fondement de la
résistance à la mondialisation. Cette résistance se traduit par le
slogan : « Le monde n’est pas une marchandise. »
Actuellement, les Grecs disent : « Notre terre n’est pas à vendre,
nos biens ne sont pas à vendre, nos vies ne sont pas à vendre. » Qui
parle ? Les peuples. Revendiquer la souveraineté des peuples est la
première étape de la souveraineté alimentaire, de l’eau ou des semences. Mais
il y a une seconde partie : les peuples revendiquent le droit de protéger
la Terre, et non celui d’abuser d’elle comme d’autres la maltraitent. Ainsi la
souveraineté des terres, des semences, des rivières rejoint la souveraineté des
peuples. Avec la responsabilité de protéger ce cadeau de la Terre et de le
partager équitablement. » http://www.bastamag.net/article1622.html
C’est pourquoi il faut débusquer
et surtout dénoncer le chauvinisme national et le nationalisme bourgeois. Par
exemple, le mirage pétrolier profitera surtout à une bourgeoisie nationaliste
véreuse, qui compte hériter du contrôle centralisé d’un État souverain en
laissant des miettes à la majorité. Au contraire, le projet émancipateur de
l’indépendance populaire peut facilement être réconcilié à la perspective d’une
transformation sociale et économique pouvant s’étendre à différents pays du
globe. Il faut arrêter d’opposer abstraitement patriotisme et
internationalisme, et adopter plutôt l’analyse nuancée du socialiste et
républicain Jean Jaurès. « Un peu d'internationalisme éloigne de la
patrie ; beaucoup d'internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme
éloigne de l'Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène. »
La théorie de la
flottille
Dans une réplique de Marc
Laviolette et Pierre Dubuc à la « Lettre aux indépendantistes »
d’Amir Khadir, ils reprochent à Québec solidaire de miser sur la défaite du PQ
afin de provoquer son éclatement. « D’ailleurs, déjà, lors de la dernière
campagne électorale, Françoise David avait formulé cet objectif. Dans une
autre entrevue au Devoir (25 août), elle déclarait : Après tout, s’il n’y
a plus de vaisseau amiral de la souveraineté, mais plutôt une flottille et que
Québec solidaire en fait très sérieusement partie, j’en serai ravie ». http://www.lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=4685
Les fers de lance du SPQ-Libre
associent cette « théorie de la flottille » à la « dérive
sectaire » de Québec solidaire, qui met de l’avant une « politique du
pire » pouvant mener à « la victoire du camp fédéraliste et sa domination
sans partage sur le Québec pour de nombreuses décennies ». Nous pouvons
rétorquer à cette objection en soulignant qu’un gouvernement formellement
souverainiste pratiquant des politiques autonomistes et néolibérales mettant le
Québec au service de l’impérialisme canadien et américain ne représente pas une
différence significative par rapport au camp fédéraliste (PLQ, CAQ).
Par ailleurs, Laviolette et Dubuc
associent les positions du dernier congrès de QS à « l’attitude des sectes
trotskistes face au démantèlement de l’Union soviétique » qui croyaient
pouvoir bénéficier de son éclatement. « Si le PQ venait à disparaître,
nous nous retrouverions devant une multitude de chapelles et Québec solidaire
n’en tirerait pas profit, parce que la question nationale n’est pas l’axe
principal de son action. Que nombre de militants indépendantistes, déçus du
Parti Québécois, préfèrent aujourd’hui rallier les rangs d’Option Nationale
plutôt que QS en est la preuve. »
D’une part, la décapitation d’Option nationale laisse le champ libre pour Québec solidaire, qui ne cesse de gagner en popularité malgré les vives réactions des médias de masse, des chroniqueurs de droite, des élites économiques et de l’establishment politique, qu’il soit fédéraliste ou souverainiste. D’autre part, c’est précisément le rôle du collectif indépendantiste que de tirer la gauche vers la question nationale, tout en tirant l’indépendance à gauche. Si cet organe militant peut jouer le rôle de la flottille et contribuer à l’éclatement du bloc souverainiste afin de ramasser ses dépouilles, c’est bien pour les ramener dans le nouveau vaisseau amiral de l’indépendance nationale et solidaire.
D’une part, la décapitation d’Option nationale laisse le champ libre pour Québec solidaire, qui ne cesse de gagner en popularité malgré les vives réactions des médias de masse, des chroniqueurs de droite, des élites économiques et de l’establishment politique, qu’il soit fédéraliste ou souverainiste. D’autre part, c’est précisément le rôle du collectif indépendantiste que de tirer la gauche vers la question nationale, tout en tirant l’indépendance à gauche. Si cet organe militant peut jouer le rôle de la flottille et contribuer à l’éclatement du bloc souverainiste afin de ramasser ses dépouilles, c’est bien pour les ramener dans le nouveau vaisseau amiral de l’indépendance nationale et solidaire.
La crise de
l’État-providence keynésien
Enfin, les auteurs de « Amir
Khadir et la dérive sectaire de Québec solidaire » critiquent l’analyse de
classe de leur adversaire en proposant leur propre version de l’unité
nationale. « Une lutte de libération nationale se caractérise par le fait
que plusieurs classes et couches sociales ont un intérêt objectif à
l’indépendance nationale, malgré leurs intérêts divergents ou conflictuels à
d’autres égards. C’est pour cela que les mouvements de libération nationale
prennent toujours la forme de coalitions, regroupant des représentants des
intérêts des différentes classes sociales en cause. Amir Khadir et Québec
solidaire répudient aujourd’hui cette approche. Ils écartent toute alliance
avec d’autres partis politiques, font du Parti Québécois leur ennemi principal
et s’inscrivent dans une approche classe contre classe. »
Cette interprétation n’est pas
fausse, mais laisse sous-entendre que la souveraineté pourrait naître d’une coalition
similaire à celle de René Lévesque, et que la lutte des classes entrave toute
forme de libération nationale. Ces deux prémisses sont malheureusement
erronées. Premièrement, le bloc souverainiste était basé sur le mouvement
ascendant de la Révolution tranquille, qui reposait à son tour sur
l’État-providence keynésien (EPK). « Sous sa forme social-démocrate, l’EPK
était une tentative visant à intégrer dans la communauté nationale, grâce à la
croissance économique, au plein-emploi et à des prestations sociales
universelles, les populations pauvres et défavorisées du pays. […] L’EPK
reposait sur une certaine image des divisions sociales, formées de strates horizontales multiples, chacune
ayant plus ou moins accès à un certain nombre de valeurs désirées. Ces strates
étaient parfois identifiées à des classes, sans que cela implique un
antagonisme fondamental entre celles-ci. Toutes appartenaient à la
« nation une ». »[1]
Pour le meilleur et pour le pire,
ce compromis de classes issu de la phase fordiste du capitalisme (Trentes
Glorieuses) est en train de se disloquer sous le poids de la mondialisation
néolibérale, du régime postfordiste (NTIC, flexibilisation,
désindustrialisation), et du postmodernisme (nouvelles subjectivités et
fragmentation des identités). Ces transformations économiques et culturelles se
combinent à une profonde crise institutionnelle, s’exprimant par un divorce
entre représentants et représentés et une perte d’efficacité, réelle ou perçue,
de la régulation étatique.
Le parlementarisme (système des
partis) et la représentation fonctionnelle (corporatisme) sont discrédités, ce
qui favorise l’émergence d’un « populisme autoritaire » anti-étatiste
qui instrumentalise le cynisme et le mécontentement populaire pour imposer des
privatisations et des mesures d’austérité en réprimant les mouvements sociaux
et syndicats à coup de lois spéciales. Tout cela contribue à délégitimer le « consensus
national » du modèle québécois, en ramenant le pôle coercitif de l’État en
avant-plan. La crise sociale du printemps québécois représente un important
symptôme du déclin hégémonique du néolibéralisme, ce projet bourgeois devant
maintenant s’imposer par la force, l’impératif sécuritaire de la loi et
l’ordre.
Les deux
nations
Le déclin du modèle québécois ne
peut laisser intact le bloc souverainiste du Parti québécois, qui repose
sur un équilibre fragile entre élites et groupes subalternes. Cette
« alliance de classes » est également compromise par l’action
conjointe du nationalisme identitaire, de l’idéologie libertarienne et des
propos réactionnaires des radio-poubelles, rassemblés dans ce que nous pouvons
nommer la « nouvelle droite » ou « front nationaliste conservateur ». Celui-ci « prend de plus en plus la forme d’une
nation unie et privilégiée, composée de « bons citoyens » et de
« durs travailleurs », qui s’opposerait à une nation subalterne
placée sous contrôle ; celle-ci dépasserait les quartiers défavorisés et
leurs minorités ethniques pour inclure l’ensemble de la classe ouvrière non
qualifiée du pays »[2].
Le ressentiment des petits
entrepreneurs et la révolte des classes moyennes contre la domination de la
gauche, des syndicats et de l’État-providence sont alimentés par un grand
appareil médiatique qui contribue à former une matrice idéologique complexe qui
multiplie les clivages entre producteurs/parasites, riches/pauvres, contribuables / carrés rouges, salariés/chômeurs, régions/clique du Plateau,
liberté individuelle/coercition étatique, etc. À l’inverse des strates
horizontales multiples du modèle québécois, la nouvelle droite « estime
que la société est divisée de haut en
bas par un clivage unique et vertical opposant les producteurs et
parasites. L’opposition entre ces « deux nations » est par nature
antagonique et ne peut être transcendée par le collectivisme de l’EPK.
De manière générale, le secteur
productif se compose de personnes produisant des biens et services qui peuvent
être mis sur le marché sans avoir besoin de subventions publiques. Le secteur
parasite comprend à la fois les classes indigentes (chômeurs, retraités,
handicapés, etc.) et les personnes dont l’activité économique, qu’elle relève
du public ou du privé, n’a pas de rentabilité selon les critères de la
comptabilité capitaliste. Sont exclus de cette catégorie les seuls employés de
l’État dont l’activité est indispensable à son rôle minimal de gendarme – la
police, les forces armées, les services fiscaux, etc. »[3]
La crise organique
Ainsi, l’unité nationale se
retrouve séparée en deux camps antagonistes par un discours largement influent
au sein de l’espace médiatique et la sphère politique. Ce discours trouve
sa caisse de résonance dans le ressentiment des petits entrepreneurs et des
classes moyennes conservatrices, mais également auprès d’une bonne partie des
membres de la classe ouvrière qui craignent de se retrouver à la dernière place[4].
Or, ce clivage des deux nations n’est pas purement idéologique, car il
s’exprime également dans la transformation des institutions politiques et de
l’infrastructure économique.
Paradoxalement, les classes
populaires qui adhèrent à ce modèle contribuent directement à leur malchance,
car le néolibéralisme amène la stagnation de l’économie nationale et
l’implantation de mesures d’austérité, réduit la diversification de l’économie
locale et régionale, et augmente drastiquement les inégalités sociales. La
reprise financiarisée prend le dessus, en mettant de côté les investissements
productifs et en faisant reposer la croissance sur l’endettement des ménages[5].
Autrement dit, une petite minorité de la grande bourgeoisie s’enrichit, au
détriment de l’appauvrissement généralisé et de la précarisation des jeunes,
femmes, aînés, immigrants, classes moyennes, etc.
Quand nous assistons à une crise
de l’ensemble des rapports sociaux, c’est-à-dire à la rupture d’un équilibre
entre les groupes dominants et dominés qui bouscule l’ensemble de la communauté
politique, nous avons affaire à une crise
sociale. Lorsque la crise économique surgit et que l’État en tant que
système de domination vacille, c’est-à-dire lorsque l’infrastructure et la
superstructure sont simultanément perturbées, survient une crise organique ou nationale. Enfin, « quand ceux d’en haut ne
peuvent plus ; quand ceux d’en bas ne veulent plus ; que ceux du
milieu hésitent et basculent », nous avons affaire à une crise révolutionnaire.
La reconstruction
de l’unité populaire
Que le scénario de la
précarisation des masses soit corroboré ou non dans l’immédiat, nous pouvons
affirmer que l’espace social québécois est de plus en plus polarisé,
idéologiquement du moins, et potentiellement dans les faits. La crise sociale
du printemps 2012 marqua une empreinte indélébile dans l’imaginaire collectif,
en rappelant au peuple québécois que le consensus n’est pas le préalable de l’émancipation, mais son résultat. Le conflit, le rapport
ami/ennemi, bref l’antagonisme est constitutif du champ politique. Le consensus
est toujours le résultat d’un équilibre des forces temporaire, de la
prédominance d’un ordre social particulier, d’une hégémonie d’un certain groupe
sur les autres.
Bien que le Québec n’ait pas
encore fait face à une réelle crise nationale, il reste vulnérable aux mutations
de la conjoncture économique internationale, à la crise écologique accentuée
par la surexploitation des ressources naturelles, et aux révoltes populaires
qui explosent un peu partout dans les pays développés et émergents depuis
quelques années. Si le printemps québécois a été l’expression que « ceux
d’en pas ne veulent plus », l’appareil d’État et l’hégémonie conservatrice
a tout même démontré que « ceux d’en haut peuvent encore » et que
« ceux du milieu ne sont pas sur le point de basculer ». Néanmoins,
il est certain qu’une fissure suffisamment profonde a été opérée, de sorte
qu’il sera impossible de restaurer une belle « coalition regroupant des
représentants des intérêts des différentes classes sociales en cause »
afin d’assurer la victoire d’un mouvement de libération nationale. Un
changement d’époque historique est survenu, et il faut saisir les conséquences
stratégiques et politiques qui en découlent.
La bourgeoisie francophone a
partiellement réussi sa « révolution démocratique » en formant un État-providence
keynésien par le haut, mais elle a échoué à mener son projet à terme. Elle a
certes permis de mettre à jour des institutions politiques et économiques
favorables au capitalisme de masse en jetant l’hégémonie archaïque de l’Église
catholique et ses reliques féodales aux poubelles de l’histoire, mais elle a
été incapable d’instaurer un État indépendant nécessaire à sa pleine autonomie
législative, fiscale et diplomatique. Nous pouvons donc conclure que les tâches historiques de la bourgeoisie ne
peuvent plus être portées par cette classe sociale en déchéance ; la
bourgeoisie nationaliste n’a jamais eu à cœur l’émancipation du peuple
québécois, mais plutôt la négociation de sa place au soleil de la
mondialisation par le biais d’un partenariat économique avec l’impérialisme
canadien et américain, y compris en 1995.
Ce constat pessimiste implique
pourtant un nouvel espoir, résidant dans la reconstruction de l’unité
nationale-populaire. Celle-ci doit regrouper le précariat urbain et la
petite-bourgeoisie progressiste, mais également les habitants des régions,
paysans et travailleurs saisonniers. Cette nouvelle alliance ne doit plus être
basée sur une appartenance ethnique unitaire (les québécois francophone contre
les anglais et les immigrants), mais traverser cette frontière pour réunir les
communautés culturelles, mouvements sociaux, milieux associatifs, syndicats et
classes moyennes précarisées qui formeraient la tête de ce mouvement. Autrement
dit, ce n’est pas une alliance entre le prolétariat et la bourgeoisie par un
parti faussement centriste qui permettra de faire l’indépendance, mais une
organisation de forces populaires dirigés contre le néolibéralisme,
l’impérialisme canadien et les élites québécoises qui le soutient.
Conclusions
générales
Contrairement à ce qu’affirment
Marc Laviolette et Pierre Dubuc, c’est bien l’hégémonie péquiste basée sur
l’ancien consensus national qui freine actuellement la reconstruction de
l’unité populaire nécessaire à l’indépendance. Comme l’État-providence keynésien
n’existe qu’à l’état de mort-vivant et que le gouvernement se comporte de plus
en plus comme le bras armé de la bourgeoisie nationale, canadienne et
transnationale, il est normal que le peuple québécois n’accorde plus sa
confiance à un parti qui ne fait que renforcer son impuissance.
Il en découle que la lutte de
classes n’est pas un frein à la libération nationale, mais bien le moteur de
celle-ci. Néanmoins, il faut éviter de figer deux camps drastiquement opposés à
l’intérieur d’essences prédéfinies. L’hypothèse des deux nations semble plus
prometteuse, à condition de la retourner contre sa récupération conservatrice.
Par exemple, il faut prioriser non plus le « bon citoyen
conformiste » et « le dur travailleur » dévoué au sacrifice de
l’austérité et l’économie nationale, mais la solidarité des pauvres, chômeurs,
étudiants, femmes et immigrants en leur redonnant une réelle dignité.
Ensuite, il faut libérer le mécontentement populaire du joug populiste conservateur, en montrant que l'adversaire des classes moyennes ne sont pas les assistés sociaux, les syndicats et la gauche, mais la grande bourgeoisie qui continue de les appauvrir. Une réforme
intellectuelle et morale doit veiller à redonner à la culture populaire sa
pleine signification, afin de lui redonner confiance en ses capacités d’action
sur elle-même et la société dans son ensemble. L'unité populaire doit être prête à diriger
le Québec, en évinçant les élites économiques et politiques qui ne la
représentent plus.
Enfin, il faut briser la
xénophobie entre Montréal et les régions, les classes urbaines et rurales, qui
sont doublement exploitées par l’oligarchie financière et les propriétaires
rentiers que sont les multinationales qui achètent nos terres agricoles et
défigurent nos villages à coup de centres d’achat. Il faut que l’unité
populaire soit capable d’étendre son leadership idéologique et politique aux
classes moyennes, afin que « ceux du milieu hésitent et basculent ».
Comme le dit une fois de plus Jean Jaurès, « ces grands changements sociaux
qu'on nomme des révolutions ne peuvent pas ou ne peuvent plus être l'œuvre
d'une minorité. Une minorité révolutionnaire, si intelligente, si énergique
qu'elle soit, ne suffit pas, au moins dans les sociétés modernes, à accomplir
la révolution. Il y faut le concours, l'adhésion de la majorité, de l'immense
majorité. »
En attendant, une lente
accumulation de forces, le mythe des petits pas dans le temps vide, linéaire et
homogène du progrès électoral ne suffit pas. L’évolutionnisme progressiste de
la social-démocratie, ou le fatalisme économique de l’orthodoxie marxiste sont
deux pièges à éviter. Si nous continuons à croire que l’indépendance ne se fait
pas délibérément ni se prépare, mais arrive tout simplement par la conquête
d’une majorité parlementaire, alors nous pouvons attendre longtemps. Nous ne
pouvons pas compter sur le « chemin du pouvoir », le train-train
quotidien allant dans le sens de l’histoire nationale, dont le terme est assuré
par de bons calculs électoraux et une gouvernance équilibrée.
« Une stratégie
[indépendantiste] axée sur la notion de crise nationale implique donc une
conception du parti radicalement opposée. Ici, il s’agit au contraire bel et
bien de préparer [l’indépendance]. On
ne peut en décider le commencement ni le cours, mais pour l’orienter et pouvoir
en décider le dénouement, il faut l’avoir préparée. Dans une telle perspective,
le parti agit en permanence. Il fait.
Il agit politiquement et socialement. Il n’est pas un pur enregistrement de la
force organique et du mûrissement de la conscience [nationale]. Il prend des
initiatives, chercher à modifier les rapports de forces, noue les alliances
nécessaires. »[6]
Évidemment, les alliances
nécessaires dans la conjoncture actuelle ne résident pas dans les ententes
électorales avec des partis néolibéraux, mais dans l’articulation des luttes
sociales menant à l’émancipation du peuple québécois. Le principal adversaire
de l’unité populaire n’est donc pas le camp fédéraliste mais le Parti
québécois, représentant la pierre d’achoppement d’un bloc historique prisonnier
d’une logique consolidant l’oppression nationale. Québec solidaire doit
provoquer son éclatement, mettre à jour les contradictions qui soutiennent
ce bloc et libérer les forces émancipatrices en les articulant à un projet de
pays qui ne se résume pas à une stratégie étatiste. L’indépendance sera le
fruit du pouvoir social, ou elle ne sera pas.
Ce texte conclut la série de quatre articles, dont 1) L'émergence du front nationaliste conservateur québécois ; 2) Les deux visages de janus : nationalisme identitaire et idéologie libertarienne ; 3) Enquête sur le bouchardisme.
Ce texte conclut la série de quatre articles, dont 1) L'émergence du front nationaliste conservateur québécois ; 2) Les deux visages de janus : nationalisme identitaire et idéologie libertarienne ; 3) Enquête sur le bouchardisme.
[1] Bob Jessop et
al. « Le populisme autoritaire, les deux nations et le
thatchérisme », dans Stuart Hall, Le
populisme autoritaire, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, pp.137-138
[2] Ibid., p.137
[3] Ibid., p.138
[4]
http://alternatives-economiques.fr/blogs/behrent/2011/09/23/pourquoi-les-pauvres-votent-ils-contre-leurs-interets-economiques/
[5] Éric Pineault, Cette fois, est-ce
différent? La reprise financiarisée au Canada et au Québec, Rapport de
recherche, Institut de recherche et d’informations socio-économiques, juin
2013.
[6] Nous avons remplacer
les termes révolutionnaire par indépendantiste, révolution
par indépendance, et conscience de classe par conscience nationale. Dans
notre perspective, ces termes peuvent être substitués, dans la mesure où
l’indépendance représente le « moment national » d’une révolution
sociale.
Daniel Bensaïd, Stratégie
et parti, La brèche, 1987, p.22
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