Qu’est-ce qu’un peuple ?


Préface

Dans un recueil intitulé Qu’est-ce qu’un peuple?rassemblant des écrits politiques d’Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges Didi-Huberman, Sadri Khiari et Jacques Rancière, ces auteurs tentent de subvertir les mots peuple, populaire et populisme afin de les ranger du côté de l’émancipation sociale. Si les notions d’égalité des sexes, de laïcité ou de nationalisme ont progressivement évolué vers la droite pour justifier le maintien de l’ordre (nous pouvons penser à la Charte des valeurs québécoises), il est toujours possible de s’approprier le vocabulaire de l’adversaire et le retraduire dans un autre « imaginaire social » plus favorable aux luttes actuelles.

C’est ainsi qu’Alain Badiou examine les multiples usages du mot « peuple » en essayant de distinguer deux interprétations antagonistes de cette catégorie politique. D’un côté, il y a le peuple officiel, l’identité nationale et la classe moyenne qui seraient liés à un État par le biais de la démocratie représentative. De l’autre, le peuple à venir, les mouvements sociaux, les déclassés qui aspirent à se doter d’un nouvel État et/ou à détruire l’ancien. Le peuple serait alors moins une chose, une substance ou une essence, qu’une exception, un événement. Bien que cette conceptualisation, aux accents communistes et libertaires, laisse planer une forme de manichéisme entre un « vrai peuple » en devenir et un « faux peuple » moribond, elle a le mérite de créer un contraste intéressant entre des conceptions émancipatrices et conservatrices d’un mot largement employé et mal mené. C’est pourquoi nous présentons intégralement les réflexions badiousiennes qui permettent d’éclairer le sens du manifeste de la CLASSE « Nous sommes avenir », ces notes constituant les prolégomènes d’une réflexion beaucoup plus générale entourant la question « qu’est-ce que le peuple québécois ? ».

Alain Badiou, Vingt-quatre notes sur les usages du mot « peuple » [1]

« 1. Si même on ne peut que saluer, encore et toujours, le « nous sommes ici par la volonté du peuple » de la Révolution française à son début, il faut bien convenir que « peuple » n’est aucunement, par soi-même, un substantif progressiste. Quand Mélenchon fait afficher « place au peuple ! », ce n’est aujourd’hui qu’une rhétorique illisible. On conviendra symétriquement que « peuple » n’est pas non plus, si même semblent y incliner les usages nazis du mot « Volk », un terme fasciste. Quand on dénonce un peu partout le « populisme » de Marine Le Pen, ce n’est que l’entretien d’une confusion. La vérité est que « peuple » est aujourd’hui un terme neutre, comme tant d’autres vocables du lexique politique. Tout est affaire de contexte. Nous aurons donc à y regarder de plus près.

2. L’adjectif « populaire » est plus connoté, plus actif. Il n’est que de voir ce que voulaient signifier des expressions comme « comité populaire », « mouvement populaire », « tribunal populaire », « front populaire », « pouvoir populaire », et même, au niveau de l’État, « démocratie populaire », pour ne rien dire de « armée populaire de libération », pour constater que l’adjectif vise à politiser le substantif, à lui conférer une aura qui combine la rupture avec l’oppression et la lumière d’une nouvelle vie collective. Certes, qu’un chanteur ou un homme politique soit « populaire » n’est qu’une indication statistique sans valeur aucune. Mais qu’un mouvement ou une insurrection le soit classe tout de même de tels épisodes dans la régions de l’histoire où il est question de l’émancipation.

3. En revanche, on se méfiera du mot « peuple » quand il est suivi d’un adjectif, singulièrement d’un adjectif identitaire ou national.

4. Certes, nous savons que « héroïque guerre de libération du peuple vietnamien » n’a rien qui ne soit légitime et politiquement affirmatif. On dira que « libération », dans le contexte de l’oppression coloniale, voire celui d’une invasion étrangère intolérable, confère à « peuple », suivi d’un adjectif qui particularise ledit peuple, une touche émancipatrice indéniable. Et d’autant plus que dans le camp impérial et colonial, on préférait parler de « peuplades », d’« ethnies », de « tribus », quand ce n’était pas de « races » et de « sauvages ». Le mot « peuple ne convenait qu’aux puissants conquérants, exaltés par la conquête même : « peuple français », « peuple anglais », oui… Peuple algérien ou vietnamien, non ! Et pour le gouvernement israélien, encore aujourd’hui, « peuple palestinien », pas davantage ! L’époque des guerres de libération nationale a sanctifié « peuple + adjectif national », par l’imposition, exigeant souvent la lutte armée, du droit au mot « peuple » de ceux à qui les colonisateurs, s’estimant seuls à être de « vrais » peuples, refusaient son usage.

5. Mais en dehors du processus violent des libérations, en dehors du mouvement d’appropriation d’un mot interdit, que vaut « peuple + adjectif national » ? Pas grand-chose, avouons-le. Et surtout aujourd’hui. Car c’est aujourd’hui que s’impose la vérité d’une forte sentence de Marx, aussi oubliée que forte, bien qu’aux yeux de son auteur elle soit cruciale : « Les prolétaires n’ont pas de patrie ». Ils en ont d’autant moins que, nomades comme ils le furent toujours – puisqu’ils devaient s’arracher à la glèbe et à la misère paysanne pour venir s’enrégimenter dans les ateliers du Capital – les prolétaires le sont maintenant plus que jamais. Non plus seulement de la campagne à la ville, mais d’Afrique et d’Asie vers l’Europe et l’Amérique, voire du Cameroun à Shanghai ou des Philippines au Brésil. À quel peuple + adjectif national, alors, appartiennent-ils ? C’est aujourd’hui, bien que du temps où, en cela grand prophète du devenir des classes, Marx fondait la Ière Internationale, que les ouvriers sont le corps vivant de l’internationalisme, seul territoire où peut exister quelque chose comme un « prolétariat », compris comme corps subjectivé du communisme.

6. Il faut abandonner à leur destin réactionnaire les expressions du genre « peuple français », et autres formules où « peuple » est plombé par une identité. Où, en réalité, « peuple français » ne signifie plus que : « ensemble inerte de ceux à qui l’État a conféré le droit de se dire français ». On n’acceptera cet assemblage que dans le cas où l’identité est en réalité un processus politique en cours, comme « peuple algérien » pendant la guerre française en Algérie, ou « peuple chinois » quand l’expression est prononcée depuis la base communiste de Yenan. Et dans ces cas, on remarquera que « peuple + adjectif » ne tire son réel que de s’opposer violemment à un autre « peuple + adjectif », celui dont il a l’armée coloniale sur le dos, laquelle prétend interdire aux insurgés tout droit au mot « peuple », ou l’armée de l’État réactionnaire, laquelle désire l’extermination des rebelles « antinationaux ».

7. Donc : « peuple + adjectif » est, ou bien une catégorie inerte de l’État (comme « peuple français » aujourd’hui, dans la bouche des politiciens de tous bords), ou bien une catégorie des guerres et processus politiques associés aux situations dites de libération nationale.

8. Dans les démocraties parlementaires notamment, « peuple » est en fait devenu une catégorie du droit d’État. Par le simulacre politique du vote, le « peuple », compos d’une collection d’atomes humains, confère la fiction d’une légitimité aux élus. C’est la « souveraineté du peuple », et plus exactement la souveraineté du « peuple français ». Si chez Rousseau la souveraineté est encore celle d’une assemblée populaire effective et vivante – rappelons que Rousseau considérait le parlementarisme anglais comme une imposture -, il est aujourd’hui clair que cette souveraineté, étant celle d’une multiplicité d’opinions inerte et atomisée, ne constitue aucun sujet politique véritable. En tant que référent juridique du processus représentatif, « peuple » signifie seulement que l’État peut et doit persévérer dans son être.

9. Quel être ? demandera-t-on. On avancera alors, sans détailler ici la chose, que nos États tirent leur réel, non pas du tout du vote, mais d’une allégeance indépassable aux nécessités du Capital et aux mesures antipopulaires (ponctuons au passage les valeurs décidément tendues qui dérivent de l’adjectif « populaire ») que ces nécessités exigent en permanence. Et ce de plus en plus ouvertement, de plus en plus sans vergogne. Par quoi nos gouvernements « démocratiques » font du peuple, qu’ils prétendent représenter, une substance qu’on peut dire capitalisée. Si vous ne le croyez pas, si vous ne croyez, comme saint Thomas, que ce que vous voyez, voyez Hollande.

10. Mais « peuple » ne peut-il pas être une réalité sous-jacente à la vertu progressiste de l’adjectif « populaire » ? Une « assemblée populaire » n’est-elle pas une sorte de représentation de « peuple » en un autre sens que celui, fermé, étatisé, que recouvrent les adjectifs nationaux et la juridicisation « démocratique » de la souveraineté ?

11. Reprenons l’exemple des guerres de libération nationale. Dans ce contexte, « peuple vietnamien » signifie en effet l’existence d’un peuple tel qu’il est refusé d’être le référent d’une nation, laquelle ne peut exister sur la scène mondiale qu’en tant qu’elle est dotée d’un État. C’est donc dans la rétroaction de l’inexistence d’un État que « peuple » peut participer à la désignation d’un processus politique, et donc devenir une catégorie politique. Dès que l’État en question est constitué, régularisé, inscrit dans la « communauté internationale », le peuple dont il se réclame cesse d’être un sujet politique. Il est de façon universelle, et quelle que soit la forme de l’État, une masse passive que l’État configure.

12. Mais « peuple » ne peut-il pas désigner, dans cette masse passive, une singularité ? Si l’on considère par exemple, en France, les grandes grèves avec occupation de juin 1936 ou de mai 1968, ne faut-il pas accepter de dire qu’un peuple – un peuple « ouvrier » - se manifeste là comme une sorte d’exception immanente à l’inertie constitutionnelle désignée par l’expression « peuple français » ? Oui on peut, on doit le dire. Et déjà de Spartacus et de ses compagnons révoltés, ou de Toussaint Louverture et de ses amis blancs ou noirs, il faut dire qu’ils configurent, dans la Rome antique ou dans l’île coloniale d’Haïti, un peuple véritable.

13. Même la dangereuse inertie du mot « peuple » affecté d’un adjectif national peut être subvertie par une poussée intérieure, quoique le contredisant, à ce « peuple » de la nationalité et du droit. Que veulent dire les occupants de la place Tahrir, en Égypte, au plus fort du « printemps arabe », quand ils affirment : « nous sommes le peuple égyptien » ? Que leur mouvement, leur unité propre, leurs mots d’ordre, configurent un peuple égyptien soustrait à son inertie nationale établie, un peuple égyptien qui a le droit de revendiquer activement l’adjectif national, parce que la nation dont il parle est encore à venir. Parce qu’elle n’existe que sous la forme dynamique d’un immense mouvement politique. Parce que, face à ce mouvement, l’État qui affirme représenter l’Égypte est illégitime, et doit disparaître.

14. Où l’on voit que « peuple » prend ici un sens qui implique la disparition de l’État existant. Et, au-delà, la disparation de l’État lui-même, dès lors que la décision politique est entre les mains d’un nouveau peuple rassemblé sur une place, rassemblé sur place. Ce qui s’affirme dans les vastes mouvements populaires est toujours la nécessité latente de ce dont Marx faisait l’objectif suprême de toute politique révolutionnaire : le dépérissement de l’État.

15. Remarquons que dans tous ces cas, à la place de la représentation majoritaire du processus électoral, laquelle donne forme à l’inertie étatique du peuple par le biais juridique d’une légitimité de l’État ; mais aussi à la place d’une soumission, toujours mi-consensuelle, mi-forcée, à une autorité despotique, nous avons un détachement minoritaire, qui active le mot « peuple » selon une orientation politique sans précédent. « Peuple » peut désigner à nouveau – dans un tout autre contexte que celui des luttes de libération nationale – le sujet d’un processus politique. Mais c’est toujours sous la forme d’une minorité qui déclare, non pas qu’elle représente le peuple, mais qu’elle est le peuple en tant qu’il détruit sa propre inertie et se fait le corps de la nouveauté politique.

16. On notera que le détachement minoritaire ne peut faire valoir sa déclaration (« nous sommes le peuple, le vrai peuple ») qu’autant que, au-delà de sa consistance propre, du petit nombre qui le fait être le corps de la nouveauté politique, il est constamment lié à la masse populaire vivante par mille canaux et actions. Parlant de ce détachement spécifique et spécialisé qui se nommait « Parti communiste » au siècle dernier, Mao Zedong indiquait que sa légitimité était à tout instant suspendue à ce qu’il appelait la « liaison de masse », qui était à ses yeux l’alpha et l’oméga de la possible réalité d’une politique. Disons que l’exception immanente qu’est le peuple au sens d’un détachement actif ne soutient durablement sa prétention à être le corps provisoire du vrai peuple qu’en validant incessamment cette prétention dans les larges masses, en déployant son activité en direction de ceux que le peuple inerte, soumis à sa configuration par l’État, maintient encore éloignés de leur capacité politique.

17. Mais n’y a-t-il pas aussi « peuple » au sens de ce qui, sans même encore activer un détachement rassemblé, n’est cependant pas réellement inclus dans le dispositif du « peuple souverain » tel que le constitue l’État ? Nous répondons : oui. Il y a sens à parler des « gens du peuple », en tant qu’ils sont ce que le peuple officiel, dans la guise de l’État, tient pour inexistant. Nous sommes là aux lisières de l’objectivité, sociale, économique et étatique. Durant de longs siècles, la masse « inexistante » est la masse des paysans pauvres, la société existante proprement dite, telle que la considère l’État, se composant d’un mixte d’aristocratie héréditaire et de riches parvenus. Aujourd’hui, dans les sociétés qui se décernent à elles-mêmes le titre de sociétés « avancées », ou de « démocraties », le noyau dur de la masse inexistante se compose des prolétaires derniers venus (ceux qu’on appelle les « immigrés »). Autour d’eux, une totalité floue se compose d’ouvriers précaires, de très petits employés, d’intellectuels déclassés, et de toute une jeunesse exilée et ségréguée dans la périphérie des grandes villes. Il est légitime de parler de « peuple » à propos de cet ensemble, pour autant qu’il n’a pas droit à la considération dont jouit, aux yeux de l’État, le peuple officiel.

18. Remarquons que dans nos sociétés, le peuple officiel reçoit le nom très étrange de « classe moyenne ». Comme si ce qui est « moyen » pouvait être admirable… C’est que l’idéologie dominante de nos sociétés est aristotélicienne. Aristote a installé, contre l’aristocratisme apparent de Platon, l’excellence de ce qui se tient dans un juste milieu. C’est lui qui soutient que la création d’une importante classe moyenne est le support obligé d’une Constitution de type démocratique. Aujourd’hui, les journaux de la propagande officielle (c’est-à-dire tous les journaux à peu près), lorsqu’ils se réjouissent de ce que la classe moyenne chinoise monte – ils ont compté, fiévreusement… - à cinq cent millions de personnes, lesquelles consomment des produits nouveaux et veulent qu’on leur fiche la paix, font de l’Aristote sans le savoir. Leur conclusion est la même que la sienne : en Chine, la démocratie – moyenne… - est en vue, pour laquelle le « peuple » est l’ensemble satisfait des gens de la classe moyenne, qui font masse pour que le pouvoir de l’oligarchie capitaliste puisse être considéré comme démocratiquement légitime.

19. La classe moyenne est le « peuple » des oligarchies capitalistes.

20. De ce point de vue, le Malien, le Chinois, le Marocain, le Congolais ou le Tamoul qu’on refuse de régulariser, auquel on refuse ses papiers, est l’emblème du peuple en tant qu’il est et ne peut être que l’arrachement du mot « peuple » au faux peuple composé de ceux qui font consensus autour de l’oligarchie. C’est du reste la raison pour laquelle le processus d’organisation politique autour de la question des papiers, et plus généralement autour des questions relatives aux derniers venus des prolétaires, est central pour toute politique progressiste aujourd’hui : elle configure le nouveau peuple, tel qu’il se constitue à la marge du peuple officiel pour lui arracher le mot « peuple » en tant que mot politique.

21. Nous avons donc deux sens négatifs du mot « peuple ». Le premier, le plus évident, est celui que plombe une identité fermée – et toujours fictive – de type racial ou national. L’existence historique de ce genre de « peuple » exige la construction d’un État despotique, qui fait exister violemment la fiction qui le fonde. Le second, plus discret, mais à grande échelle plus nuisible encore – par sa souplesse et le consensus qu’il entretient –, est celui qui subordonne la reconnaissance d’un « peuple » à un État qu’on suppose légitime et bienfaisant, du seul fait qu’il organise la croissance, quand il le peut, et en tout cas la persistance d’une classe moyenne, libre de consommer les vains produits dont le Capital la gave, et libre aussi de dire ce qu’elle veut, pourvu que ce dire n’ait aucun effet sur le mécanisme général.

22. Et enfin nous avons deux sens positifs du mot « peuple ». Le premier est la constitution d’un peuple dans la visée de son existence historique, en tant que cette visée est niée par la domination coloniale et impériale, ou par celle d’un envahisseur. « Peuple » existe alors selon le futur antérieur d’un État inexistant. Le second est l’existence d’un peuple qui se déclare comme tel, à partir de son noyau dur, qui est ce que l’État officiel exclut précisément de « son » peuple prétendument légitime. Un tel peuple affirme politiquement son existence dans la visée stratégique d’une abolition de l’État existant.

23. « Peuple » est donc une catégorie politique, soit en amont de l’existence d’un État désiré dont une puissance interdit l’existence, soit en aval d’un État installé dont un nouveau peuple, à la fois intérieur et extérieur au peuple officiel, exige le dépérissement.

24. Le mot « peuple » n’a de sens positif qu’au regard de l’inexistence possible de l’État. Soit un État interdit dont on désire la création. Soit un État officiel dont on désire la disparition. « Peuple » est un mot qui prend toute sa valeur, soit sous les espèces, transitoires, de la guerre de libération nationale, soit sous celles, définitives, des politiques communistes.  »


[1] Badiou et al., Qu’est-ce qu’un peuple ?, La Fabrique, Paris, 2013, pp.9-21

Commentaires

Articles les plus consultés