La Charte comme contre-exemple de la souveraineté populaire
Si le débat entourant le projet de Charte des
valeurs québécoises a fait couler beaucoup d’encre concernant les questions de
laïcité, identité, intégration, immigration, liberté de religion, égalité
hommes/femmes, patrimoine historique, pluralisme, etc., la question de la
stratégie d’accession à l’indépendance est restée en arrière-plan. Or, la
Charte du Parti québécois représente un moment d’un processus beaucoup plus
large, intégrant la gouvernance souverainiste et la construction de l’identité
nationale afin de susciter les « conditions gagnantes » d’un éventuel
référendum sur la souveraineté. En recadrant le débat actuel sur l’objectif
poursuivi, c’est-à-dire en mettant entre parenthèses la question de la
légitimité morale de la Charte, il est alors possible d’envisager celle-ci
comme un instrument juridique visant un but politique bien précis. Beaucoup de
querelles ont porté sur le fait de savoir si une telle mesure était
« juste » ; il faut maintenant réfléchir sur l’adéquation du moyen à la fin poursuivie, c’est-à-dire
son « efficacité ».
Plusieurs targueront que ce projet découle
d’un strict calcul électoraliste, visant à assurer une majorité parlementaire.
S’il y a évidemment des motifs partisans sous-jacents, le Parti québécois
profitant du débat sur l’identité pour se hisser dans les sondages en créant
une diversion sur son bilan économique et social, il n’est pas possible de
réduire la Charte des valeurs québécoises à une simple mascarade. Il s’agit
d’un élément clé du programme (1.3.c), qui sera éventuellement lié à une loi
sur la citoyenneté québécoise (1.3.d)
et consolidé à l’intérieur d’une Constitution
québécoise (1.3.a) « pour affirmer et établir juridiquement les
éléments essentiels de l’identité québécoise. Ce texte fondamental intégrera une
version amendée de la Charte des droits et libertés de la personne de façon à
ce que, dans son interprétation et son application, il soit tenu compte du
patrimoine historique et des valeurs fondamentales de la nation québécoise: la
prédominance de la langue française, l’égalité entre les femmes et les hommes
et la laïcité des institutions publiques »[1].
Parallèlement à cette constitution de
« l’identité québécoise », la stratégie de la gouvernance
souverainiste sera mise en œuvre pour limiter l’ingérence du gouvernement
fédéral, assumer pleinement les compétences de l’État québécois et exiger de
nouveaux pouvoirs, tout en développant une politique étrangère afin de bâtir sa
reconnaissance auprès de la communauté internationale. Il s’agit en quelque
sorte de créer des « chicanes avec Ottawa » sur le plan
constitutionnel, notamment avec le registre des armes à feu, la commission
nationale d’examen sur l’assurance-emploi et la récente contestation de la loi 99 par le gouvernement Harper. Bien que les politiques économiques,
sociales et environnementales soient similaires entre le Canada et le Québec
(austérité budgétaire, réformes anti-sociales, virage pétrolier), l’antagonisme
est bien déplacé sur le terrain juridico-politique.
Outre le front fédéral, cette stratégie se
transpose sur le plan provincial par la prolifération des consultations
publiques visant à dégager des « consensus » sur une foule
d’enjeux : Sommet sur l’éducation supérieure, Forum sur les redevances
minières, Commission spéciale d’examen sur le printemps étudiant, Commission
sur les enjeux énergétiques, etc. Cette approche de concertation avec les
différents acteurs de la « société civile » n’est pas anodine ;
elle vise à fabriquer un nouveau « sens commun », forger une
« culture majoritaire » par une réforme « intellectuelle et
morale » basée sur des lieux de délibération. Il s’agit de consolider une
« hégémonie » par l’affirmation du leadership politique et culturel
du Parti québécois. Le travail idéologique, la construction du discours
dominant, la maîtrise du débat public et l’élaboration d’une « vision du
monde » sont donc au cœur de ce projet. Consciemment ou non, le Parti
québécois ne fait pas qu’attendre les
conditions gagnantes ; il les construit
par le jeu de la « gouvernance » souverainiste, c’est-à-dire par les
techniques de « management totalitaire » selon l’expression d’Alain
Deneault[2].
Ce mélange de consentement et de
contrainte, « société civile + société politique, c’est-à-dire hégémonie
cuirassée de coercition » pour reprendre les termes de Gramsci, vise à
rétablir la confiance du peuple envers ses élites politiques et économiques par
les mots d’ordre d’« intégrité », « transparence »,
« paix sociale », « bonne gouvernance »,
« partenariat », etc. Cette stratégie de concertation sera
certainement à l’œuvre lors de la formation d’une éventuelle « assemblée
constituante à laquelle seront conviés à siéger tous les secteurs et les
régions de la société québécoise ainsi que les nations autochtones et inuites
du Québec afin d’écrire la constitution d’un Québec indépendant. » Cette
consultation publique dirigée par le haut et conviant les représentant-es de la
société civile à venir agrémenter la Constitution québécoise péquiste servira
alors de levier pour lancer un troisième référendum sur la souveraineté du
Québec. Cette stratégie risque-t-elle d’aboutir au résultat attendu ? Il
semble que non.
Malgré l’influence idéologique non
négligeable du Parti québécois, celui-ci ne pourra pas forger la « volonté
collective » nécessaire pour réaliser l’indépendance du Québec. Le
problème ne réside pas dans le besoin
de construire un « peuple » qui sera en mesure de s’autodéterminer,
mais dans la manière de le faire. Le
socle de la stratégie péquiste repose sur le nationalisme conservateur,
c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’identité nationale enracinée dans une
histoire commune sera le tremplin de la souveraineté du peuple québécois. Il
s’agit en quelque sorte de consolider la communauté constitutive, la culture
majoritaire déjà établie, en affirmant un « Nous » préconstitué.
L’objectif est donc de conserver une
identité pure et pleine, une essence
qui serait menacée par ce qui n’est pas elle : l’étranger ou la
différence. La négation du Nous peut prendre diverses formes : l’immigrant,
la femme voilée, l’homosexuel, la gauche multiculturaliste, etc. L’important
n’est pas la forme particulière de
cet objet, mais l’existence d’un
bouc-émissaire quelconque pouvant être sacrifié pour sauver l’ordre de la
société. Que le clivage « eux/nous » soit le fruit d’une intention
consciente ou non, il n’en demeure pas moins que le débat sur l’identité est intrinsèquement polarisant.
Une réponse naturelle à cette crispation
des identités consiste à viser le consensus à la manière du projet de Charte de
la laïcité de l’État québécois proposée par Québec solidaire. Celle-ci a le
mérite de proposer une position nuancée et largement répandue dans la société
(tant à gauche qu’à droite, souverainistes comme fédéralistes), en misant sur
un « compromis acceptable ». Cette tactique a également le pouvoir de
mettre en évidence le caractère particulier et biaisé du projet de Charte des
valeurs québécoises du Parti québécois, en montrant que l’intérêt général
transcende l’opposition rigide entre majorité/minorités, peuple/intellectuels,
francophones de souche/immigrants, nationalisme/multiculturalisme,
enracinement/postmodernité,
régions/Montréal, etc. Ce faux dilemme forgé par le nationalisme
conservateur doit évidemment être déconstruit. Néanmoins, doit-on pour autant
rejeter toute forme de conflit ou de polarisation de la sphère politique, à la
manière de Françoise David ? « Personnellement, je trouverais ça
grave d’aller en élection sur un sujet aussi fondamental, aussi diviseur, qui
vient toucher à l’identité et aux émotions des gens, qui touche à tous les
rapports majorité-minorité ».
Le problème relève moins de la présence d’un antagonisme fondamental
que du type d’opposition qu’il met en
jeu. La stratégie du Parti québécois reprend à son compte une forme de
« populisme autoritaire » jadis forgé par l’Action démocratique du
Québec, et plus fondamentalement par le « néolibéralisme
conservateur » de Stephen Harper et Margaret Thatcher. Mais il ne fait pas
pour autant un simple décalque de la « wedge politics »
anglo-saxonne, centrée sur la répression du crime, la sécurité nationale et la
morale sexuelle ; elle déplace
le débat vers la « question ethnique » avec une touche de
nationalisme identitaire proprement québécois. Si le fait d’attiser la flamme
de l’identité nationale peut s’avérer efficace sur le terrain électoral, celle-ci
peut accentuer l’aversion d’une bonne partie de la population envers le projet d’indépendance.
Comme la « nation » de ce conservatisme se définit par l’appartenance
à la culture de la majorité fondatrice, légitimant l’exclusion de minorités et
la limitation des libertés individuelles au nom de l’affirmation des
« valeurs collectives », les personnes qui ne partagent pas cette
« identité commune » risquent fortement d’êtres laissées de côté,
voire réprimées par le plein déploiement de la volonté nationale.
L’approfondissement du fossé au sein du
peuple québécois peut s’avérer fatal pour la souveraineté, car la
« majorité francophone » est divisée sur la question tandis que la
communauté anglophone, allophone et les minorités culturelles sont
majoritairement opposées à cette rupture. Le renforcement du patriotisme pour
le pôle majoritaire conjugué à l’inquiétude des minorités favorise une
crispation identitaire et la limitation du projet souverainiste à la seule communauté
constitutive, c’est-à-dire à la continuation d’une tradition. Cette composante conservatrice
se retrouve dans l’argumentaire du Parti québécois et du mouvement
souverainiste en général, centrés sur la culture et l’économie. « La
souveraineté est un projet identitaire et culturel, mais elle consiste aussi à
promouvoir nos intérêts les plus fondamentaux. Nos intérêts économiques, par
exemple. » Celle-ci n’est « ni à gauche, ni à droite » et
opposée au multiculturalisme canadien, l’enracinement dans la culture d’une
nation souveraine représentant une condition d’une ouverture sur le monde. Il
est nulle part question d’égalité, de solidarité, de justice ou d’un quelconque
projet social. Il ne s’agit pas de transformer
la société, mais de la conserver en
lui donnant davantage de pouvoir par rapport à ce qui n’est pas elle : le
Canada et les minorités.
Malheureusement, ce faux consensus national
fait abstraction des rapports sociaux antagonistes et alimente la fracturation
ethnique du paysage culturel québécois. Autrement, cette interprétation
conservatrice du projet de libération nationale mine ses propres conditions de
possibilité, et entraîne donc le déclin politique, économique, social et
culturel du peuple québécois. C’est pourquoi le virage nationaliste représente
l’impasse définitive du Parti québécois, et plus fondamentalement l’achèvement historique du mouvement
souverainiste. Mathieu Bock-Côté est en quelque sorte le prophète de cette
métamorphose, creusant la tombe de l’indépendance dans le cimetière de la
mouvance identitaire. « La deuxième option, c’est un vrai virage
nationaliste. Mais, dans ce cas, parler de souveraineté avec un haut-parleur ne
suffira pas. Il faudra miser sur l’identité ! Au programme : langue,
laïcité, immigration, enseignement de l’histoire et démocratie. Par exemple, il
doit faire de la lutte pour la francisation de Montréal une priorité. De même,
il doit se poser comme l’adversaire des accommodements raisonnables
multiculturalistes. Et proposer une charte de la laïcité qui ne censure pas
notre héritage catholique. Il devrait aussi rajuster les seuils
d’immigration selon nos capacités d’intégration. Elles ne sont pas infinies.
Les curés de la rectitude politique l’insulteront ? La majorité silencieuse,
elle, applaudira. »[3]
La réponse politique adéquate à cette
bifurcation historique ne peut être le simple rétablissement du projet initial souverainiste, basé sur un
équilibre délicat entre la social-démocratie, la concertation des partenaires
sociaux (État-providence, syndicats et patronat) et le rassemblement de la
grande famille souverainiste. Ce bloc historique forgé durant la Révolution
tranquille est maintenant rendu impossible par les mutations économiques,
culturelles et politiques de la société québécoise et de la conjoncture
internationale en cette deuxième décennie du XXIe siècle. La
Convergence nationale est un mythe, le projet d’une époque révolue au même
titre que le socialisme du XXe siècle. Cela ne signifie pas que
l’indépendance et la nécessité d’une rupture avec le système capitaliste soient
dépassées ; au contraire, ces projets méritent d’être actualisés par une
analyse de la situation et des rapports de forces dans un contexte de crise
économique, politique et écologique sans précédent. Tout projet qui ne tient
pas compte de ces facteurs matériels, institutionnels et idéologiques est voué
à répéter les erreurs du passé.
La première erreur serait de tabler sur un
consensus déjà existant, comme le « modèle québécois ». Un mélange de
compromis fordiste, d’État-providence, de Trente glorieuses, de société de
consommation basé sur le pétrole bon marché, de syndicalisme classique et de
nationalisme québécois ne résoudront pas les problèmes d’aujourd’hui. Ce n’est
pas parce que la Révolution tranquille est inachevée qu’il faut pour autant
répéter ses contradictions aveuglément. Il faut plutôt tenir compte du blocage
structurel et des conflits sociaux inhérents au processus historique afin de
déplacer les contradictions sur le terrain de l’émancipation. En d’autres
termes, la voie du socialisme et de l’indépendance ne se fera pas sur les eaux
tranquilles d’un progrès continu, mais dans la crise organique de la société
québécoise qui est déjà en cours. La montée de l’extrême-droite est
symptomatique d’un tel phénomène de décomposition de la social-démocratie et de
la recomposition des forces sociales à l’échelle internationale. De la Grèce à
la Russie en passant par la France et le Québec, le terreau xénophobe et
chauvin dont l’islamophobie est le signe le plus criant est bel et bien
présent. Comme l’approfondissement de la crise multidimensionnelle augmentera
inévitablement la polarisation, il est vain de trouver un « juste
milieu » qui saura satisfaire tout le monde. La reconfiguration des
identités est bien amorcée, et il est nécessaire d’attraper la balle au bond de
l’histoire en redonnant une nouvelle signification au peuple québécois.
L’enjeu actuel consiste à déplacer
l’antagonisme fondamental de la société de la « question ethnique »
(les valeurs québécoises) vers le terrain du conflit socioéconomique et
écologique. Cela implique d’articuler la critique de l’austérité et la lutte
contre le virage pétrolier, rappeler l’urgence de protéger notre territoire et
nos communautés contre la prédation des compagnies privées et des élites
politiques. Il ne faut pas essayer de retrouver la confiance du peuple envers
la « classe politique », mais aviver cette méfiance vis-à-vis la
domination étatique et la canaliser contre les institutions politiques
actuelles. Cela ne signifie pas de renoncer à la défense des services publics
et sociaux, mais d’adopter une attitude offensive visant la transformation radicale de l’État
québécois par un processus de réappropriation collective du pouvoir politique.
La « souveraineté populaire » désigne la capacité du peuple à décider
non seulement de ses valeurs, mais de ses institutions et son avenir politique.
Alors que le projet de Charte met de
l’avant la « souveraineté nationale », au double sens de la
suprématie de l’identité nationale et du régime représentatif qui confisque au
peuple son autonomie et son droit à l’autodétermination, la « souveraineté
populaire » signifie la remise en forme de la démocratie par un processus
constituant visant à créer une véritable rupture avec l’ordre social, politique
et constitutionnel. Il ne s’agit plus d’imposer des valeurs par le haut, mais
de refonder les institutions par le bas. Ce projet politique nécessite un large
appui populaire, par lequel la majorité sociale pourra elle-même reprendre en
main son destin par la confrontation des intérêts, des visions et des pistes de
solution pour la suite du monde. À ce titre, l’hypothèse d’une Assemblée
constituante est sans doute la plus prometteuse ; elle permettrait de
dépasser le débat sur la question identitaire pour embrasser une réflexion
générale sur les contradictions du système actuel et la forme institutionnelle
d’une société future.
Pour le meilleur et pour le pire, la mise
en marche de la souveraineté populaire par le processus constituant ne sera pas
accompagnée d’une discussion tranquille, mais d’une exacerbation des
contradictions sociale dans un contexte de crise globale. Cela signifie-t-il
qu’un tel projet est voué à l’échec, faute d’un consensus suffisamment
large pour ratifier une éventuelle constitution lors du référendum ? Si
rien ne garantit l’issue de cette démarche périlleuse, l’exercice aura pour
mérite de favoriser l’émergence d’une « volonté collective »
susceptible de s’emparer du projet de pays qu’elle aura elle-même élaborée. Le
« peuple québécois » est d’abord une notion ouverte, une question
plutôt qu’une réponse préexistante. C’est pourquoi il est essentiel de rejeter
une conception rigide de l’identité imposée de l’extérieur par une élite cherchant
à limiter le potentiel subversif d’une auto-constitution du peuple. Néanmoins,
la mise sur pied d’un véritable mouvement d’émancipation sociale et nationale
ne surgira pas spontanément ; il devra être amorcé par l’ébauche d’un
discours contre-hégémonique populaire et cohérent, capable de tracer les
contours de l’acteur collectif de cette lutte à venir.
[1] Programme du Parti québécois :
http://pq.org/programme/#c-1
[2] Alain Deneault, Gouvernance. Le management totalitaire, Lux Éditeur, Montréal, 2013
[3] Mathieu Bock-Côté, SOS PQ, Le Journal de Montréal, 19 janvier 2012
Excellent article. Bravo
RépondreSupprimerLa charte des valeurs du PQ ne fait que renforcer le caractère laïque de l'identité québécoise et tout cela au détriment du caractère religieux de l'identité non-québécoise. La polarisation entre le laïciste et le religieux a toujours existé au sein de la société québécoise, la seule différence c'est que cette polarisation est désormais plus grande que jamais. Vous devez retourner à la genèse de l'identité québécoise qui a pris naissance par un rejet du religieux, mais ce rejet c'est fait progressivement et c'est accentué aujourd'hui par une crainte d'un retour à l'ère de Duplessis qui s'incarne à travers l'image que projette l'immigration et principalement l'immigration musulmane. Vous devez comprendre que le caractère laïque de l'identité québécoise a toujours poussé dans la marge ceux qui n'avait pas une définition laïque de leur identité personnel, ce qui explique le fait que les catholique pratiquant sont généralement ceux qui sont les plus fédéralistes et qui se disent encore Canadien ou canadien-Français. Cette polarisation a débuté lorsqu'on a laïcisé le système d'éducation en excluant les plus croyants vers le secteur privé de l'éducation.
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