Notes sur la révolution solidaire : partie II
Deuxième
partie : l’État en question
Le
retour au sens commun
L’esquisse d’une nouvelle stratégie pour la gauche québécoise du
XXIe siècle peut s’avérer obscure pour plusieurs, d’autant plus que
celle-ci réclame un discours accessible qui pourra rallier une majorité à un
projet de transformation sociale. Le paradoxe réside dans le fait que
l'exposition des présuppositions philosophiques relève d'une abstraction qui ne
trouve son sens qu'à partir des applications concrètes qu'elle sera susceptible
d'éclairer. L’introduction à la révolution solidaire renvoie davantage à une
réflexion sur l'histoire, à la nécessité d'ancrer notre stratégie dans un
imaginaire collectif, au besoin de penser une rupture à partir d'une continuité
enfouie dans notre mémoire. Le défi sera alors de revenir au concret en
montrant comment une nouvelle conception du monde pourra résoudre de manière
intuitive les préoccupations populaires, sans pour autant verser dans le
simplisme et les solutions trompeuses du populisme. La marque d'un tel discours
sera la simplicité des grandes lignes et des arguments susceptibles d'appuyer
les axes du projet, de même que sa capacité à ouvrir une brèche dans l'espace
public pour approfondir la réflexion collective. Autrement dit, il s'agit de
partir de « là où se trouve les gens », sans les enfermer dans le
sens commun pour autant. Il faut saisir le « bon sens » des classes
populaires en l'ouvrant sur une critique effective du système, qui mène non pas
à l'impuissance et la résignation, mais une volonté d'émancipation.
Le premier obstacle qui freine une adhésion spontanée au projet
solidaire réside dans le rôle central que la gauche confère à l’État dans
l’organisation de la vie politique et économique. Or, ce qui caractérise
l’esprit conservateur dominant à notre époque est sans aucun doute le rejet
massif de la classe politique, de la bureaucratie, voire de l’Idée même de
l’État. Sur ce point, la droite a réussi sa lutte idéologique en ancrant un
préjugé défavorable à l’égard du gouvernement, qui devient alors synonyme de
corruption, de gaspillage et d’inefficacité, allant même jusqu’à remettre en
question la pertinence des services publics et le principe de redistribution.
Face à ce constat, la réponse habituelle de la gauche consiste à déconstruire
ce discours en montrant que le principal problème ne réside pas dans la sphère
publique mais dans l’hégémonie du privé, qui impose sa logique de profit à
l’ensemble de la société.
La gauche prend ainsi la défense acharnée de l’État contre
l’offensive d’une droite décomplexée, qui se pose alors comme la grande
réformatrice capable de libérer les classes moyennes et populaires du joug de
la centralisation, de l’asphyxie fiscale et de la dette publique qui ne cesse de
paralyser le progrès (économique). Les solidaires se retrouvent à vouloir conserver le modèle québécois, à
préserver les institutions publiques qui ont forgé le Québec moderne, même si
l’État-providence traverse une crise depuis une trentaine d’années. Ce
renversement du rapport de forces conduit à une situation paradoxale où la
droite apparaît comme « progressiste », c’est-à-dire comme la
principale alternative à une gauche « conservatrice » vouée à
protéger un modèle révolu qui ne profite plus qu’à une minorité
privilégiée : fonctionnaires, étudiants, intellectuels, bobos, etc. Que le
discours néolibéral soit vrai ou faux dans sa description de la réalité
sociopolitique n’élimine pas son effet performatif, soit la transformation de
la conscience populaire par un langage anti-système qui oppose le peuple
opprimé à une élite politique qui ne cherche qu’à le tromper et l’exploiter.
L’hypothèse de la révolution solidaire consiste non pas à
combattre ce préjugé populaire, mais à le retourner contre son auteur ; en
suivant l’expression de Hegel, la gauche doit « épouser la force de
l’adversaire pour l’anéantir de l’intérieur »[1]. Le but n’est pas d’opposer
l’égoïsme du privé aux vertus de l’égalité et de la solidarité, comme si ces
valeurs faisaient déjà consensus implicitement au sein des classes subalternes.
Bien que nous puissions constater un conflit objectif entre les intérêts particuliers des élites économiques et
l’intérêt général (le bien commun), cette opposition ne mène pas naturellement
à un antagonisme subjectif entre la
majorité sociale et la minorité dirigeante. De surcroît, la lutte des classes
et le marxisme ne parviennent plus à canaliser spontanément l’indignation et
les passions populaires, leurs mots d’ordre étant perçus comme des archaïsmes
malgré le fait qu’ils s’avèrent, paradoxalement, sociologiquement pertinents et
politiquement nécessaires à l’époque actuelle.
Il est donc nécessaire d’actualiser l’esprit des mouvements d’émancipation (socialiste, indépendantiste,
féministe, écologiste), par-delà leur forme historique particulière et les
slogans par lesquels ceux-ci ont formulé leurs revendications. Le développement
d’une nouvelle culture consiste à développer des idées neuves à partir d’images
anciennes, en s’enracinant dans le langage et le sens commun d’une époque pour
retrouver des rêves enfouis et transformer ceux-ci à l’aune de l’avenir. La
crise structurelle du modèle québécois, l’effondrement récent du bloc
souverainiste et le « vide idéologique » de notre époque laissent
ainsi un espace inespéré pour la reconfiguration des visions du monde, pour le
bricolage d’idées susceptibles de forger une nouvelle unité populaire. À ce
titre, il faut prendre en considération cette observation de Gramsci sur la
transformation des discours et de l’identité collective comme processus
d’hybridation.
« Pourquoi et comment se diffusent, en
devenant populaires, les nouvelles conceptions du monde? […] En réalité, ces
éléments varient suivant le groupe social et le niveau culturel du groupe
considéré. Mais la recherche a surtout un intérêt en ce qui concerne les
masses populaires, qui changent plus difficilement de conceptions, et qui ne
les changent jamais, de toute façon, en les acceptant dans leur forme « pure »,
pour ainsi dire, mais seulement et toujours comme une combinaison plus ou moins
hétéroclite et bizarre. La forme rationnelle, logiquement cohérente, le
caractère exhaustif du raisonnement qui ne néglige aucun argument pour ou
contre qui ait quelque poids, ont leur importance, mais sont bien loin d'être
décisifs ; mais ce sont des éléments qui peuvent être décisifs sur un plan
secondaire, pour telle personne qui se trouve déjà dans des conditions de crise
intellectuelle, qui flotte entre l'ancien et le nouveau, qui a perdu la foi
dans l'ancien et ne s'est pas encore décidée pour le nouveau, etc. »[2]
L’anti-étatisme critique
L’élaboration d’une nouvelle gauche québécoise doit interroger
l’ancien à partir du présent, soit envisager la Révolution tranquille non pas à
partir de sa marche triomphante vers le progrès, mais en fonction de son impasse
et ses contradictions. Il est donc nécessaire d’interroger attentivement les
discours qui visent à surmonter la crise du projet national et social du modèle
québécois, jadis associé à l’idée de souveraineté et de justice sociale. Le
virage nationaliste opéré par le gouvernement Marois sous l’influence du
discours conservateur, prôné notamment par Mathieu Bock-Côté, représente une
réponse idéologique à la crise de l’État qui mérite d’être prise en compte
malgré l’échec manifeste de cette stratégie particulière. En d’autres termes,
il faut rester attentif aux raisonnements de la droite pour être capable de mieux la
déjouer sur son propre terrain.
« Le PQ a longtemps cru qu’il devait jouer au « bon
gouvernement » pour gagner. Cette fois, c’est perdu d’avance. La
respectabilité médiatique qu’il quête piteusement se paie du prix de son
insignifiance idéologique. Tout au contraire, le PQ doit préciser son offre
politique. Il ne doit plus suivre les débats. Mais les créer. Et polariser.
Cela implique de mettre de l’avant des idées fortes qui attireront l’attention
sur lui pour d’autres raisons que ses déboires. Il a deux options. La première,
c’est l’alliance à gauche. Avec Québec solidaire (QS). C’est la mauvaise idée
du jour. Le PQ perdrait sa crédibilité chez ceux que le folklore gauchiste
radical n’excite pas. Par ailleurs, il prendrait comme remède le poison qui l’a
tué. C’est parce que le PQ est devenu le relais politique de la bureaucratie
que la classe moyenne s’en éloigne. Doit-il se lier absolument avec une
social-démocratie en déroute ? […] Sociale bureaucratie oblige, avec lui,
les Québécois sont devenus de moins en moins des membres d’un peuple
culturellement défini et de plus en plus des prestataires d’un État providence
endetté. Ils sont passés de citoyens à bénéficiaires. Ce patriotisme
technocratique n’interpelle plus les Québécois. »[3]
Le constat de Bock-Côté peut se prêter à une réappropriation
critique de la gauche qu’il pourfend par ailleurs. Tout d’abord, Québec
solidaire ne devrait pas chercher à acquérir une respectabilité médiatique
qu’il ne pourra gagner qu’au prix de son insignifiance. En effet, si le projet
solidaire souhaite réellement changer les choses et renverser le statu quo, il
dérangera ipso facto les intérêts
établis. S’il veut être accepté dans le cadre du consensus dominant, alors il
devra émousser son discours et ressembler aux autres grands partis, perdant
ainsi son caractère d’alternative au profit de l’image d’un parti « apte à
gouverner ». C’est la voie du social-libéralisme qui se contente de gérer
les affaires de l’État en créant maintes déceptions dans la population,
préparant ainsi un retour en force du cynisme, de la droite et l’extrême-droite
comme on peut le constater avec la dérive des partis sociaux-démocrates en
Europe. Cette perspective étatiste consiste à passer de la contestation du
pouvoir (la rue), à l’exercice du pouvoir (les urnes), sans envisager une transformation
du pouvoir (révolution).
Même si Bock-Côté se moque du « folklore gauchiste radical »
qui n’existe que dans son imagination pour mieux évacuer l’option solidaire, il
a pourtant raison de pointer l’image négative associée à la bureaucratie, la « social-démocratie
en déroute » et la crise structurelle de l’État-providence. La gauche ne
peut pas se contenter de défendre comme tel le modèle québécois, en réclamant
toujours plus d’État, même si dans les faits nous assistons à la privatisation
et la tarification des services publics, et à la mainmise croissante des forces
du marché sur l’ensemble de la société. Pour convaincre les classes moyennes et
populaires d’un projet de transformation sociale, la gauche doit inévitablement
tenir compte de la méfiance généralisée à l’égard de la classe politique et de
l’importante crise de la démocratie représentative. Mais il ne faut pas pour
autant tomber dans le piège de l’anti-étatisme naïf, à la manière des
néolibéraux, libertariens et anarchistes qui cherchent la réduction, voire
l’abolition complète de l’État et des institutions au bénéfice d’une libre
association des individus.
Il s’agit plutôt d’élaborer un « anti-étatisme critique »
ou stratégique ; ne pas nier l’importance des
services publics, de la démocratie et de la redistribution, mais lutter contre
la bureaucratisation, la centralisation du pouvoir, l’éloignement des décisions
du citoyen ordinaire. Il faut changer l’État de fond en comble pour assurer un
réel contrôle populaire des institutions politiques et économiques. Le problème
fondamental n’est pas le principe
mais le culte de l’État, c’est-à-dire
l’idée qu’un pouvoir public fort et centralisé pourra pleinement compensé les
failles du capitalisme et même remplacer le marché. L’étatisme débouche ainsi
sur l’idée d’une économie mixte (économie de marché régulée associée aux
entreprises publiques) ou d’une économie centralement planifiée. Il est
nécessaire de remplacer l’idée de nationalisation
par celle de socialisation,
c’est-à-dire l’appropriation sociale des moyens de production par le biais
d’associations, de coopératives, et de services publics contrôlés
démocratiquement par les citoyen-nes. Pour le dire autrement, la gauche doit
faire une auto-critique de l’État.
De plus, la promotion des services publics
et d’un État social se fera d’autant mieux que ces institutions seront mises en
arrière-plan. C’est ce qu’a compris Mathieu Bock-Côté en voulant fonder son
État national à partir de l’anti-étatisme ambiant ; il attribue l’échec de
l’État-providence et la montée de la technocratie aux élites progressistes pour
les opposer au peuple qu’il définit sur une base culturelle et identitaire. Il
vise la construction d’une Nation objective en misant sur le rejet subjectif de
l’État bureaucratisé. À l’inverse, Québec solidaire doit viser la
reconstruction d’un peuple solidaire par l’unification des forces citoyennes
opposées aux élites politiques et économiques. Autrement dit, la gauche doit
créer son sujet politique,
c’est-à-dire rendre possible un processus de subjectivation collective à partir
de la matrice culturelle de l’époque et l’effet performatif d’un discours
populaire. Celui-ci sera d’autant plus efficace qu’il pourra renouer avec les
aspirations de la Révolution tranquille tout en leur donnant une nouvelle
signification et une portée transformatrice à l’heure d’une crise structurelle
de l’État qui exige de repenser le partage du pouvoir économique et politique à
l’échelle de la société.
Les trois piliers
Pour rendre opératoire cette perspective
anti-étatiste dans le contexte québécois, la stratégie de la « révolution
solidaire » consiste à élaborer un projet qui vise non pas la préservation, mais la transformation de l’État québécois. Ce
discours cherche à réaliser plusieurs objectifs simultanément :
a) dé-diaboliser le mot
« révolution » en l’insérant dans le prolongement de la Révolution
tranquille, la gauche reprenant à son compte la tâche historique que la
bourgeoisie n’a pas su réaliser, à savoir l’accomplissement de ce grand projet
social et national inachevé ;
b) donner une signification
« solidaire » à cette révolution, en mettant l’accent sur son
caractère inclusif, égalitaire, démocratique et non-violent, personne n’étant
exclu de cette transformation sociale ;
c) couper l’herbe sous le pied de
l’idéologie néolibérale (réduire les taxes, épargner le contribuable,
réduire la bureaucratie, défendre la liberté individuelle) tout en récupérant
ses thèmes par une vision progressiste et anti-élitiste ;
d) repenser la question nationale à
partir de la décentralisation, la démocratie et le pouvoir citoyen ;
e) développer une hégémonie culturelle sur les
régions et les classes moyennes, afin de dépasser la vision montréalo-centriste
et « bobo » actuellement associée à la gauche québécoise.
Cette stratégie comporte trois dimensions,
permettant de reformuler de manière anti-étatiste les axes de la dernière
campagne électorale de Québec solidaire : une société juste pour mieux
vivre ensemble (justice sociale) ; décider pour nous-mêmes
(indépendance) ; une économie au service du bien commun (virage vert).
Bien que ces principes soient tout à fait pertinents, ils se prêtent aisément à
une interprétation étatiste : la justice sociale contribue à
l’augmentation de la taille de l’État, la multiplication des prestataires de
services sociaux et le piège de la bureaucratie ; l’indépendance nationale
vise à donner plus de pouvoirs à l’État québécois (déjà très centralisé) et aux
politiciens professionnels ; le virage vert implique une transition
énergétique et technocratique, de gros investissements publics et une économie
dirigée par le haut. Ce discours donne une prise facile à la droite et aux
préjugés populaires, d’autant plus que les mots « justice »,
« indépendance » et « économie verte » constituent des
abstractions qui résonnent trop peu dans l’imaginaire collectif.
Il faut donc simplifier les idées de la
gauche pour les rendre accessibles, leur fournir une expression concrète et
adaptée à plusieurs niveaux de conscience, sans pour autant sombrer dans le
simplisme. Il s’agit de créer des idées structurantes et un schème cohérent,
des images fortes et bien articulées, permettant de rendre sensibles les
principes progressistes afin qu’ils répondent adéquatement aux aspirations et
aux craintes populaires. La construction idéologique ne doit pas être
abêtissante et réductrice, mais inciter les gens à réfléchir, à questionner
l’ordre établi, à imaginer un autre monde possible, et à s’engager directement
dans l’action politique. L’expression la plus simple de ce discours se présente
comme suit : la révolution solidaire vise à redonner le pouvoir aux gens
sur leur argent (révolution fiscale), leur démocratie (révolution citoyenne),
et leur environnement (révolution verte).
L’exposition plus détaillée de ces trois
pivots permettra d’éclairer une nouvelle configuration du projet solidaire,
ancrée dans le programme du parti mais mettant en valeur des éléments qui
donnent à l’ensemble une image différente et insolite. D’ailleurs, il faut
noter que la révolution solidaire ne constitue pas une perspective toute faite,
mais une piste de recherche, voire un chantier théorique et pratique qui
nécessitera un travail collectif d’élaboration, de débats et de réalisation sur
le terrain. La présentation particulière de la révolution fiscale, citoyenne et
verte qui sera développée dans le prochain texte n’est donc qu’une forme parmi
d’autres que pourrait prendre ce vaste projet, qui aura besoin d’une réflexion large
et approfondie pour explorer toutes ses ramifications. Autrement dit, il s’agit
moins d’une représentation figée qu’un processus dynamique visant à construire et diffuser le plus largement possible une nouvelle conception du monde susceptible
de catalyser une éventuelle révolution québécoise.
« Créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuellement
des découvertes « originales », cela signifie aussi et surtout diffuser
critiquement des vérités déjà découvertes, les « socialiser » pour
ainsi dire et faire par conséquent qu'elles deviennent des bases d'actions
vitales, éléments de coordination et d'ordre intellectuel et moral. Qu'une
masse d'hommes soit amenée à penser d'une manière cohérente et unitaire la
réalité présente, est un fait « philosophique » bien plus important
et original que la découverte faite par un « génie » philosophique
d'une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes
intellectuels. »[4]
À suivre.
[1] Cité par Walter Benjamin dans Œuvres
III, « Eduard Fuchs, collectionneur et historien », Gallimard,
Paris, p.193
[2] Antonio Gramsci, Dans le texte,
première partie, Les Classiques des sciences sociales, 2001
http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/dans_le_texte/gramsci_ds_texte_t1.doc
[3] Mathieu Bock-Côté, SOS PQ,
Le journal de Montréal, 19 janvier 2012, http://www.vigile.net/SOS-PQ
[4] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position,
cahier 11, §12, note IV, La Fabrique, Paris, 2012,
p.102
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