Pour une révolution fiscale québécoise
Le spectre de l’austérité
La conjoncture sociopolitique des prochaines
années sera marquée par l’approfondissement d’un problème structurel qui frappe
de plein de fouet plusieurs sociétés sur la scène internationale : la
crise fiscale de l’État. Si l’augmentation de la dette publique et le
ralentissement de la croissance économique ne datent pas d’hier, la crise
financière mondiale débutant en 2007 ouvre une ère où les déficits budgétaires
deviendront le principal prétexte pour achever le démantèlement de
l’État-providence. À l’heure où la financiarisation du capitalisme a montré son
incapacité à assurer la prospérité pour tous, allant même jusqu’à menacer
d’effondrement le système bancaire et l’économie mondiale, le discours des
experts et des élites politiques recommandent de procéder à une cure
d’austérité en invoquant le spectre d’une décote des agences de notation. Cette
situation paradoxale, où la performance économique désastreuse du modèle
néolibéral s’accompagne d’un renforcement de ses dogmes, son inefficacité
pratique étant compensée par son emprise idéologique, met en évidence les
contradictions fondamentales de la société de marché.
Le Québec n’échappe pas à cette tendance de
fond, l’épée de Damoclès des « plans de structuration » qui ont déjà
frappé la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, l’Irlande, le Royaume-Uni et
la France pouvant s’abattre ici à tout moment. Le dernier rapport des
économistes Luc Godbout et Claude Montmarquette sur l'état des finances publiques va dans ce sens, avec un ton catastrophiste et péremptoire.
L'étau
fiscal se resserre et appelle le grand sacrifice de l'austérité ; le peuple
devant se soumettre béatement au prêche du curé Montmarquette, qui a « exhorté
les Québécois à appuyer une vaste opération de resserrement des dépenses
publiques, à défaut de quoi le Québec « continue[ra] à s’enfoncer ».
Le choix est simple : « On soutient le gouvernement ou on ne le
soutient pas. [L’inaction] pourrait mettre en péril tous les programmes,
le futur de tes enfants et de tes petits-enfants », a-t-il mis en garde.
La clé : « Tu ne vas pas dans la rue et tu acceptes simplement les
modifications qui doivent être faites. »[1]
Les solutions proposées vont dans la droite ligne des plans
d’austérité qui frappent la plupart des pays d’Europe : gel de la masse
salariale des fonctionnaires, abandon des programmes sociaux « moins
performants », demande d’un « effort » accru aux sociétés d’État, augmentation
des tarifs des services publics (garderies, frais de scolarité), privatisation
d'Hydro-Québec et la Société des alcools du Québec, tout y passe. L’univers des
possibles est ouvert, les réformes structurelles pouvant prendre la forme d’une
hausse des taxes, des tarifs de transport et de soins, l’augmentation de l’âge
des retraites, la réduction des transferts aux collectivités locales, etc. Néanmoins,
l'absurdité d'un tel rituel sacrificiel nécessite une bonne stratégie de
communication pour éviter la discorde populaire : « L’acceptabilité sociale
d’un programme de réformes est aussi fondamentale. Ça ne sert à rien de
demander aux politiciens de faire ce que les gens refusent d’accepter — si on
retrouve les gens dans la rue à protester sur tout et rien essentiellement ».
L’irrationalité des masses qui contestent contre la précarisation et la
dégradation de leurs conditions de vie doit évidemment être éclairée par les
lumières de la logique comptable.
Le renversement historique
Devant ce contexte d’accélération historique
de destruction des institutions publiques, la lutte contre l’austérité sera un
important cheval de bataille des syndicats, mouvements sociaux, milieux
communautaires et populaires dans les quatre prochaines années[2]. La
Coalition opposée à la tarification et la privatisation des services publics
devra reprendre du poil de la bête, et s’associer aux centrales syndicales dans
la ronde de négociation des conventions collectives de la fonction publique en
2015. Ceux-ci doivent négocier non pas selon leurs intérêts corporatistes, mais
sur la base d’une campagne politique afin
de surmonter l’argument du déficit budgétaire et de l’explosion des dépenses
publiques. Le principe consiste à montrer une série de solutions pour aller
chercher de nouveaux revenus : restauration de la taxe sur le capital,
augmentation du palier d’impositions, hausse des impôts pour les grandes
entreprises et les institutions financières, etc.
Or, ces solutions désirables et faisables à
l’heure actuelle n’arrivent pas à saisir l’imaginaire collectif, celui étant probablement
paralysé par le « réalisme » du discours dominant et une certaine
impuissance face au système représentatif désuet et une classe politique
corrompue. Comment ouvrir une brèche dans la conscience populaire alors que
l’État-providence agonise, ne semble plus viable et « trop coûteux »,
symbolisant le monument déchu d’une génération qui fut jadis portée par le
mouvement spectaculaire des Trente glorieuses ? Comment renouer avec
l’élan de la Révolution tranquille, alors que le contexte sociopolitique a
complètement basculé ? Un simple aperçu des principales caractéristiques
des années 1960 et 2010 montre le profond décalage entre les conditions d’émergence du modèle
québécois et ses conditions de persistance
dans une trajectoire historique marquée non pas par le triomphe, mais par la
crise du capitalisme. Ainsi, il s'avère difficile, voire impossible de défendre l'État-providence dans sa forme actuelle.
Caractéristiques sociales
|
Révolution tranquille
(1960-1970)
|
Québec contemporain
(2000-2010)
|
|
Développement
économique
|
Forte
croissance
|
Faible
croissance, stagnation
|
|
Courbe
démographique
|
Baby boom
(majorité d’adolescents/jeunes adultes)
|
Population
vieillissante
|
|
Relation
capital/travail
|
Syndicalisation,
rapport de force favorable au travail
|
Crise du
syndicalisme, pouvoir croissant du capital
|
|
Retraites
|
Création
du Régime des rentes du Québec, création de la Caisse de dépôt et de
placements
|
Crise des
retraites, financiarisation de la Caisse de dépôt et de placements
|
|
Ressources
naturelles
|
Nationalisation
de l’hydro-électricité, modèle orienté vers le développement industriel et le
marché intérieur
|
Plan
Nord, projets de transport et d’exploitation des hydrocarbures, modèle
extractiviste basé sur les exportations
|
|
Système
politique
|
Classe
politique relativement progressiste et visionnaire, forts mouvements
|
Classe
politique conservatrice, crise de la représentation, recul démocratique
|
|
Dans un contexte caractérisé par une faible
croissance économique, l’inversion de la courbe démographique, la crise du
syndicalisme, une hausse du coût des services publics accompagné d’une chute
des revenus de l’État, la crise de la démocratie représentative, des projets de
transport et d’exploitation des hydrocarbures à l’heure de la crise climatique
et financière à l’échelle mondiale, il s’avère contre-productif d’atténuer
l’ampleur du problème en essayant de montrer que nous pouvons conserver notre
mode de vie avec quelques réformes fiscales et administratives. Bien que la
gauche doit contrer le discours pro-austérité qui ne ferait qu’aggraver une
situation déjà extrêmement précaire, elle ne peut se contenter de gagner du
temps avant que le bulldozer du déficit zéro anéantisse les derniers
morceaux de l’État social. Il ne s’agit plus de résister mais de transformer
le modèle québécois, la gauche sautant sur le tremplin de la crise fiscale pour
légitimer son projet de société en déjouant la droite sur un terrain qu’elle a
monopolisé jusqu’à maintenant.
La révolution fiscale
La lutte contre l’austérité présente l’aspect
négatif d’un processus qui nécessite une transformation globale et positive
visant à surmonter une fois pour toute la crise fiscale de l’État. Ce
changement implique non pas la défense d’un système qui ne fonctionne plus,
mais la création d’un nouveau modèle susceptible de recevoir un large appui
populaire. C’est pourquoi il ne suffit pas d’invoquer des impôts « plus
justes » et une « fiscalité progressive », ni d’énumérer une
série de mesures techniques qui apparaissent comme une complexification d’un système
fiscal déjà opaque. Il faut un concept qui frappe l’imaginaire en évoquant
immédiatement un changement social positif qui permettrait d’améliorer dès
maintenant la condition financière de la majorité de la population.
La
« révolution fiscale » vise à repenser la question sociale et la
crise fiscale de l'État par la réorganisation radicale du système de
prélèvement des taxes et impôts, tant au niveau des revenus, des entreprises,
des institutions financières, des ressources naturelles, du foncier, des
municipalités, etc. Ce n'est donc pas
qu'une réforme, mais un ensemble de mesures visant à inverser le rapport de
forces au sein du système de distribution afin d'alléger le fardeau des classes
moyennes et populaires. Ainsi, la justice sociale n’apparaît plus comme une
vertu morale opposée au réalisme économique, un idéal indéfiniment accessible
devant la dure réalité budgétaire, mais comme le moyen concret de sortir de la
crise structurelle de l’État. Autrement dit, la révolution fiscale permet de
concrétiser l’idéal de solidarité par un changement de paradigme dans notre
manière de concevoir la redistribution.
Quelle
forme pourrait prendre une telle révolution ? Une profonde réflexion
théorique, économique et stratégique devra être initiée par de nombreux acteurs
et actrices progressistes, think tanks et groupes de travail afin de préciser
les revendications sociales et les politiques publiques susceptibles de les
satisfaire. La « guerre de position » entre la vision pro-austérité
et la perspective de la révolution fiscale (antilibérale) devra s’amorcer très
rapidement afin de diffuser largement des arguments, images et affects capables
de montrer qu’une autre réalité budgétaire est possible. Avec le contexte d’austérité
et la montée des luttes, il est d’autant plus nécessaire que le discours
politique de la gauche soit en diapason avec les revendications des syndicats
et associations étudiantes, même si ceux-ci refusent de s’allier au seul parti
politique capable de satisfaire l’ampleur de leurs demandes[3].
Par
ailleurs, il ne s’agit pas simplement de plaquer le mot
« révolution » sur une série de propositions progressistes qui
fleurissent déjà au sein des revendications des mouvements sociaux et la
plateforme de Québec solidaire. Il faut « adapter » ce discours au
niveau de conscience populaire, en simplifiant la logique d’une grande réforme
qui sera sans doute largement complexe sur le plan politique et administratif. De plus, il est possible de prendre appui sur le discours conservateur ambiant
pour couper l’herbe sous le pied de la droite. Par exemple, au lieu de miser
d’abord sur l’ajout d’une dizaine de paliers d’imposition
pour les individus gagnant entre 0 et 150 000$ par année, insistant ainsi sur
la redistribution entre pauvres, classes moyennes et personnes relativement
aisées, il serait pertinent de marquer l’opposition entre la grande majorité de
la population (des plus précaires aux professions libérales, petits
entrepreneurs, etc.) et les hyper-riches, les banques et les grandes
entreprises.
Celle-ci pourrait être popularisée par une campagne similaire au Inequality Briefing[4]
organisée par l’Intitute for New Economic
Thinking au Royaume-Uni[5], ou Wealth Inequality in America. Au
moment où le « 99% » du mouvement Occupy s’avère non seulement un
slogan mais une véritable réalité socio-économique[6], il est
important d’expliciter cet antagonisme afin de surmonter les divisions au sein
de la population (jeunes vs vieux, contribuables vs fonctionnaires,
travailleurs vs étudiants, québécois de souche vs immigrants, etc.) et ainsi mieux
opposer les classes moyennes et populaires à l’élite économique et politique.
Lutter contre la bureaucratie, la corruption et le
capitalisme
Un autre élément clé qui pourrait augmenter le
caractère désirable de la révolution fiscale serait d’ajouter une composante
anti-bureaucratique comme la simplification de l’évaluation de l’impôt sur le
revenu. La déclaration annuelle des revenus représente une corvée, un processus
pénible et compliqué pour une très grande majorité de la population, alors que les
plus riches et les grandes entreprises peuvent faire appel à des experts
comptables qui permettent d’éviter le fisc. Autrement dit, la complexité du
système fiscal actuel défavorise largement la classe des salariés[7].
C’est
pourquoi le salaire, les gains sur le capital et toute autre forme de
rémunération devraient être fusionnés dans un même revenu, celui-ci étant taxé
de manière progressive. La gauche ne doit pas complexifier le modèle
d’imposition mais le simplifier pour le rendre plus intelligible, transparent
et juste. Un système fiscal moins abstrait, et du même plus désirable, intuitif
et concret, susciterait un large appui populaire, car les individus
pourraient alors savoir plus efficacement comment l’État opère les prélèvements
et redistribue la richesse. L’argument selon lequel les gens sont prêts à payer
davantage d’impôts mais demeurent réticents face au gaspillage des fonds
publics, pourrait ainsi être surmonté en partie.
De plus, la révolution fiscale doit porter
sur l’ensemble du système des taxes, que ce soit sur le revenu, les
entreprises, l’héritage, l’immobilier (réforme de la taxe foncière et
scolaire), la vente de biens et services, les ressources naturelles (mines,
eau), les cotisations sociales (assurance-chômage, retraites), etc. Il s’agit
de rendre la répartition de la richesse plus juste et plus efficace, non pas au
sens de la droite, mais de manière à rendre le processus plus cohérent, global,
moins administrativement opaque, et donc plus concrètement saisissable par
l’individu moyen. Autrement dit, il s’agit d’épargner le contribuable tout en
lui faisant réaliser que la source de la crise fiscale de l’État ne vient pas
de programmes sociaux trop coûteux, mais d’une minorité possédante qui profite
abondamment du laxisme de la classe politique et des paradis fiscaux. Ce thème
pourrait d’ailleurs devenir le cheval de bataille d'une lutte
anti-corruption, l’évitement fiscal étant un autre puissant argument à brandir
contre les élites politiques et économiques.
La révolution fiscale sert en quelque sorte de
pivot pour structurer le discours sur la justice sociale, en prenant en compte
l'endettement des ménages et la réalité matérielle de l’individu étouffé par un État qui lui demande
toujours plus de payer en lui offrant toujours moins. Elle permet de concrétiser la
lutte contre l’austérité (augmentation des frais de scolarité, taxe santé,
frais d’hydroélectricité) pour les classes moyennes, et peut servir de levier
aux contestations populaires en prenant comme exemple la mobilisation du Front
de Gauche en France contre l’augmentation de la TVA. Si nous considérons avec
Liam Murphy et Thomas Nagel que la question fiscale représente une partie
intégrante d’un système global de droits de propriétés, alors il s’agit d’un
axe incontournable d’une remise en question des rapports de pouvoir entre les
classes sociales au sein de notre régime économique et politique. Le mot
révolution n’est donc pas qu’un slogan ; c’est l’ébranlement d’un pilier
central du capitalisme, à savoir un système de répartition de la richesse régressif et fondé
sur l’inégalité économique.
Financer un nouvel État-providence
La défense des services publics et des mesures
sociales doit être repensée à l’aune de la révolution fiscale. Les réformes les
plus ambitieuses de Québec solidaire, comme la gratuité scolaire, l’instauration
d’un revenu minimum garanti ou les transports collectifs gratuits en 10 ans,
demeureront controversées tant et aussi longtemps qu’un mode de financement
viable ne sera pas proposé et largement accepté par population. La révolution
fiscale est évidemment le concept qui pourra résumer l’ensemble des mesures
complexes nécessaires à cette refonte en profondeur de l’État-providence. Il
s’agit de surmonter le scepticisme ambiant en proposant l’image d’un changement
susceptible de refonder un modèle québécois qui peine à résister dans sa forme
actuelle. Si la réforme systématique du mode de prélèvement des taxes constitue
le cœur de cette approche, elle doit s’accompagner du développement d’institutions
publiques capables de générer d’importants revenus et d’assurer une
souveraineté financière contre la toute-puissance des banques privées et des
agences de notation.
La création de nouveaux leviers étatiques vise
à dégager une marge de manœuvre pour la consolidation et l’extension des
services publics et des programmes sociaux, en prolongeant le processus de la
Révolution tranquille qui a vu naître de nouvelles institutions. La création de
Pharma-Québec ainsi que l’instauration d’un pôle bancaire public sont des
mesures qui doivent être comprises comme des parties constitutives de la
révolution fiscale, car elles permettent d’élargir l’autonomie financière de
l’État et de remettre en question le « système bancaire » responsable
en bonne partie de l’impasse actuelle (spéculation immobilière,
financiarisation de l’économie, etc.). De plus, il est facile d’opposer les
profits gargantuesques des banques face à l’austérité imposée aux États, alors
que ces derniers ont précisément servis à renflouer les coffres des premières
qui ont déclenché la crise financière. La création d’une banque populaire et
d’un pôle d’achat de médicaments et de recherche pour se libérer de la
contrainte des compagnies pharmaceutiques qui font exploser les coûts du
système de santé à leur profit, pourrait être articulée dans cette perspective.
Par ailleurs, la question écologique qui sera
davantage élaborée dans la section sur la « révolution verte » peut
être pensée à travers la perspective fiscale. D’une certaine manière, la
réforme du système des redevances issues de l’exploitation minière ou de l’eau
renvoie moins à la reconversion écologique des industries et le développement
d’une économie verte, qu’à une réappropriation des ressources communes pouvant
en partie financer les services publics. À ce titre, il faut éviter le piège de
l’exploitation pétrolière et du Plan Nord proposés par le Parti québécois et le
Parti libéral du Québec, qui cherchent à répondre à la chute des revenus de
l’État par un modèle extractiviste issu du XIXe et XXe
siècle. La révolution fiscale consiste à montrer qu’il est possible d’aller
chercher des revenus autrement qu’en surexploitant nos ressources, évitant
ainsi de menacer les écosystèmes, les communautés locales et le bien-être des
générations futures.
Cela permet de court-circuiter l’argument
classique du discours pro-austérité qui martèle l’idée que la dette publique
est ce qui constitue la plus grande injustice entre les générations, comme si les
antagonismes de classes et les conditions d’existence (sociales et naturelles)
des prochaines générations n’existaient pas. En procédant à une redistribution
radicale de la richesse qui se trouve concentrée dans les mains d’une minorité
d’hyper-riches, de grandes entreprises et de banquiers, la révolution fiscale
pourrait redonner à l’ensemble de la société les ressources nécessaires pour
financer adéquatement des services publics et aux programmes sociaux bénéfiques
à tous les âges de la vie, des plus jeunes aux aînés : éducation, santé,
retraites, garderies, etc. Ainsi, il est possible de réconcilier les
générations en surmontant la crise fiscale de l’État, tout en évitant de
saccager le territoire québécois.
Repenser le revenu garanti
Enfin, la délicate question du revenu minimum
garanti, qui représente la plus importante partie des dépenses publiques
supplémentaires dans le cadre financier 2014 de Québec solidaire[8], doit
être posée en d’autres termes que la lutte contre la pauvreté. Il faut défaire
le cliché d’une assistance publique généralisée, qui siphonne l’argent des
classes moyennes besogneuses pour le redistribuer aux fainéants, en montrant
que cette mesure s’insère dans un changement de paradigme du système fiscal qui
permettra de redistribuer l’argent d’une classe d’hyper-riches vers la grande
majorité de la population (et non simplement une minorité). Le problème est que
Québec solidaire a opté pour un revenu minimum dans une optique de réalisme
budgétaire, alors que cette version particulière du revenu de base consiste à
garantir 12000$ à chaque individu de plus de 18 ans sans donner un même montant
à tous les citoyens et citoyennes. Autrement dit, l’État allonge la fin du mois
à ceux et celles qui ont le moins d’argent.
Or, l’allocation universelle inconditionnelle
consiste à verser un montant à tous les individus indépendamment de leur
revenu, la part excédentaire pouvant être facilement récupérée chez les
individus plus riches par le biais d’un système fiscal réellement efficace et
progressif. Autrement dit, l’État reprendrait automatiquement l’argent versé en
trop chez ceux qui en ont suffisamment. Les classes moyennes et les personnes qui
ne se sentent pas appartenir à la classe des plus défavorisés pourraient donc
aisément en bénéficier, suscitant ainsi une unité populaire plus large contre
les élites économiques. Ainsi, le revenu de base ne s'adresse pas qu'aux pauvres, mais à chaque citoyen. De plus, le revenu garanti permet de limiter la
bureaucratie nécessaire à des programmes souvent mal coordonnés et
stigmatisants pour les groupes ciblés, en simplifiant la sécurité sociale par
un revenu décent qui n’a plus besoin de systèmes de contrôle onéreux et peu
efficaces.
L’antagonisme entre le « peuple »
compris au sens large et l’élite pourrait également être alimenté par
l’adoption d’un « revenu maximum », ou du moins d’une imposition à
80% pour les ultra-riches, la révolution fiscale visant à limiter la démesure
et les inégalités extrêmes des deux côtés. Certaines personnes sont d’ailleurs
spontanément plus favorables à l’idée d’un revenu maximum qu’un revenu minimum,
car une richesse colossale ne semble plus légitime au-delà d’un certain seuil. Un
outil pédagogique indiquant la situation financière d’une personne sur la
courbe des revenus pourrait ainsi montrer le contraste énorme entre le revenu
médian d’une famille québécoise (68 000$)[9] et les
individus les plus privilégiés. Le rapport entre le revenu minimum et maximum
devrait-il être de 1:20, 1:30, 1:50 ? S’il faut évidemment adapter le
montant en fonction du contexte québécois, il est possible de s’inspirer des
propositions de partis européens comme le Front de Gauche qui propose « un revenu maximum
autorisé : taxation à 100 % des revenus (tous revenus confondus)
au-delà de 20 fois le revenu médian. Qui serait concerné par la taxation à
100 % ? Celles et ceux qui gagnent plus de 360 000 euros annuels, c’est à dire
plus de 30 000 euros mensuels (0,05 % des contribuables, soit 15 000
ultra-riches). »[10]
Cependant, l’élément le plus important du
revenu garanti ne renvoie pas à la question des inégalités économiques, mais à
la refonte en profondeur de la citoyenneté. D’une part, cette réforme peut être
revendiquée comme un droit, au même titre que le droit à l’éducation, à la
santé, au logement, à vivre dans un environnement sain, etc. D’autre part, le
revenu garanti permet de libérer l’individu de la contrainte du salariat pour
dégager du temps libre favorable au développement d’initiatives, de projets
coopératifs, de petites entreprises et d’une participation accrue à la vie
civique. Cette réforme redonne du pouvoir économique et politique aux
citoyens et citoyennes, à condition bien sûr qu’on leur laisse la capacité de
participer activement à la gestion de la cité. Nous sommes ainsi amenés à
élargir la perspective du revenu garanti, et de la révolution fiscale plus
généralement. Si celle-ci contribue à une refondation de l’État-providence, et
donc à un éventuel accroissement du rôle de l’État, il est absolument
nécessaire de contre-balancer cette tendance « étatiste » par une
démocratisation radicale des institutions politiques.
Ainsi, si nous souhaitons transformer en
profondeur le système fiscal tout en donnant de nouveaux revenus à l’État, ce
n’est pas pour qu’une poignée de politiciens privilégiés détournent les fonds
publics pour leurs intérêts privés. La confiance envers les institutions
publiques et l’adhésion spontanée à la révolution fiscale ne pourront
fonctionner qu’à condition que l’État ne devienne plus le cœur de la vie
politique et économique du Québec ; il est donc nécessaire d’accompagner
une réforme radicale de la fiscalité d’une décentralisation politique et d’une
extension majeure du pouvoir de décision aux citoyens et citoyennes ordinaires,
afin qu’ils contrôlent eux-mêmes les ressources communes et les décisions
collectives qui affectent directement leur vie. La révolution fiscale pave la
voie à une autre dimension qui doit lui être organiquement liée : la
révolution citoyenne.
À suivre.
Postface
Le concept de « révolution fiscale »
circule déjà abondamment dans l’espace public, notamment avec les travaux de
l’économiste français Thomas Piketty qui jouit maintenant d’une renommée
internationale[11].
L’auteur de ce texte n’est donc pas l’inventeur de cette idée, bien qu’il
cherche à l’adapter au contexte québécois pour concrétiser le principe de
justice sociale, repenser la stratégie de la gauche et fournir une arme
idéologique permettant de forger un contre-discours efficace aux mesures
d’austérité. La création d’un groupe de recherche sur la révolution fiscale permettrait
de poursuivre un travail collaboratif essentiel à la précision de ce concept,
afin qu’il n’en reste pas à des énoncés vagues et stériles. Il devra démontrer
scientifiquement le caractère régressif du système fiscal actuel et développer
une proposition solide, chiffrée et opérationnelle basée sur des principes
comme l’équité, la progressivité réelle et la démocratie. Des hyperliens vers
des textes poursuivant cette piste de recherche seront publiés à la fin de cet
article et mis à jour régulièrement.
La révolution fiscale, un impôt sur le revenu
pour le XXIe siècle: http://www.revolution-fiscale.fr
[1] Marco Bélair-Cirino, Rapport sur les finances publiques. Sérieux coup de barre à l’horizon,
Le Devoir, 26 avril 2014.
[2] Hugo Prévost, Anne Laguë, L’ASSÉ poursuivra la mobilisation contre
l’austérité, La Presse, 27 avril 2014
[3]
« Pas question, toutefois, de s'allier aux
forces de Québec solidaire, dont la vision du redressement des finances
publiques passe également par une réforme fiscale et l'exploitation de
nouvelles sources de revenus. M. Arcand est cependant clair: en 2015, lors du
renouvellement des conventions collectives de bon nombre de fonctionnaires,
l'ASSÉ fera cause commune avec les syndicats. »
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