Esquisse de la révolution citoyenne : repenser la question nationale par la démocratie radicale
L’égalitarisme démocratique radical
Le renouvellement du modèle québécois issu de
la Révolution tranquille suppose un changement de paradigme, non seulement dans
notre manière de concevoir la redistribution, la fiscalité et les services
publics, mais dans la forme même des institutions politiques. À quoi sert de
remplacer le moteur d’une voiture pour la rendre plus « performante »
si le conducteur n’a pas l’expérience nécessaire pour l’utiliser
adéquatement ? La révolution fiscale appelle donc une révolution
citoyenne, c’est-à-dire une « démocratisation de la démocratie » qui
replace le pouvoir citoyen, et non l’État, au cœur de la vie politique. La
justice sociale présuppose la justice politique, soit la capacité pour chacun
et chacune de pouvoir participer de manière significative aux décisions
collectives qui affectent sa vie en tant qu’individu et/ou membre d’une
communauté. Mais l’exercice effectif du principe démocratique suppose à son
tour un accès égal aux ressources matérielles et sociales nécessaires à la
réalisation d’une vie épanouie. Une démocratie vivante ne peut fonctionner dans
un monde traversé par de profondes inégalités, et une réforme radicale dans la
distribution des ressources ne peut advenir sans une participation majeure des
gens dans les affaires publiques. Cette double conception de la justice,
définissant les contours d’un égalitarisme démocratique radical[1], servira
d’idéal normatif pour repenser non seulement la question sociale, mais pour
aborder sous un angle nouveau la question nationale.
Digression sur l’idéologie nationaliste
Dans un contexte sociopolitique marqué par la
défaite spectaculaire du Parti québécois, il serait superficiel de se contenter
d’une analyse des erreurs stratégiques et tactiques de ce parti en espérant un
changement au sein de la direction, la réhabilitation de l’idéal de René
Lévesque ou une hypothétique convergence des forces souverainistes comme si le
projet en lui-même n’était en rien affecté. L’analyse ici proposée met en
évidence l’effondrement du bloc historique sur lequel reposait le mouvement
souverainiste, ce diagnostic impliquant le fait que le PQ était bel et bien un
parti générationnel, et que le point 1 de son programme (réaliser
la souveraineté du Québec à la suite d’une consultation de la population par
référendum tenu au moment jugé approprié par le gouvernement) a définitivement du
plomb dans l’aile. Cela signifie-t-il que l’indépendance représente un idéal
révolu, « un projet d’un autre siècle » comme l’affirme de manière
triomphante Philippe Couillard ?
En fait, c’est davantage l’idéologie nationaliste qui doit être
remise en question, soit l’idée d’une grande coalition pour un pays sans
contenu, l’indétermination du projet étant nécessaire pour éviter les divisions
dans la population. Cette conception implique la mise entre parenthèses des
questions sociales, économiques, écologiques et démocratiques pour mieux souder
la communauté nationale, repoussant ainsi la forme du pays aux calendes grecques de l’après-référendum. Ce mythe
fondateur du mouvement souverainiste est mort aujourd’hui, pour le meilleur et
pour le pire. Celui-ci promettait un référendum portant sur la souveraineté de
l’État québécois, donnant ainsi un chèque en blanc aux politiciens pour qu’ils
négocient un repartage des pouvoirs entre Québec et Ottawa. Un pays, pour quoi
faire ? On regardera après, contentez-vous pour l’instant de voter Oui au
référendum…
Cette « réforme par le haut » ne fait plus sens
aujourd’hui, car le peuple se méfie toujours plus d’une classe politique
professionnalisée, conservatrice et trop souvent corrompue. Pourquoi transférer
des compétences de l’État fédéral au Québec, si c’est pour confier à une élite
nationale des ressources qu’elle gaspillera ou utilisera à son avantage comme à
tous les paliers de gouvernement ? La crise du projet souverainiste ne
peut être séparée d’une crise plus profonde de la démocratie représentative, la
montée du cynisme et l’impuissance collective résultant de la confiscation du
pouvoir populaire. La méfiance envers l’État et les doutes concernant les
contours de l’identité nationale se font toujours plus sentir, alors que la
souveraineté revendique justement la création d’un nouvel État-nation. À
l’heure de la mondialisation néolibérale, la perte de légitimité des
institutions et la montée des particularismes, comment élaborer une volonté
collective, un ensemble de forces sociales agissant ensemble dans un projet de
libération nationale ?
Tout d’abord, il faut éviter le double piège du
« patriotisme technocratique » et de « l’identité
culturelle ». Ces deux pôles du projet souverainiste consistent d’une part
à vanter les mérites d’un pouvoir accru sur les lois, impôts et traités qui
pourraient être gérés par l’Assemblée nationale ; d’autre part, il s’agit
de préserver une culture commune menacée par la situation minoritaire des
québécois dans le contexte canadien. La conquête administrative et la langue,
voilà les deux motifs constitutifs de l’élite nationaliste qui avaient un sens
précis dans le contexte de la Révolution tranquille.
Or, la situation
historique a complètement changé depuis trente ans, l’autonomie politique du
Québec et la défense de la langue française ayant fait des gains majeurs grâce
aux importantes luttes et réformes des années 1960 et 1970. Il ne s’agit pas
ici d’affirmer que la situation est réglée et que les combats menés n’ont plus
leur pertinence aujourd’hui, mais ce ne sont plus des objets de mobilisation
suffisamment puissants, des chevaux de bataille susceptibles d’animer la lutte
pour l’indépendance nationale au XXIe siècle. Tout comme l’idéal
socialiste qui s’est effondré avec le mur de Berlin, le projet souverainiste a
frappé un mur en 1995 et son principal véhicule politique est maintenant en
panne, faute d’un renouvellement capable d’adapter la question nationale dans
un contexte social profondément différent.
La
signification mystérieuse du printemps québécois
Le sens d’une renaissance du projet d’indépendance se trouve
paradoxalement au sein d’un mouvement qui a évité de poser ce problème
directement. La grève étudiante de 2012 et son débordement sur des couches plus
larges de la population provoqua une crise sociale sans précédent qui prit le
nom de « printemps québécois ». Ce moment d’effervescence collective,
marqué par l’absence flagrante de la question nationale, laissa le mouvement
souverainiste relativement pantois. Comment se fait-il qu’un mouvement qui
remettait en question le fonctionnement général de la société et souhaitait
tout changer omit-il de poser la question incontournable du statut politique du
Québec ?
Ce mystère suscita diverses réponses, parfois triviales,
d’autres fois trompeuses. Par exemple, il est facile de montrer que la raison
initiale du mouvement, qui visait à bloquer la hausse des frais de scolarité et
même à revendiquer la gratuité scolaire, s’adressait d’abord au gouvernement du
Québec et non à l’État fédéral. Il mettait de l’avant la question sociale avec
une polarisation gauche/droite qui remettait en arrière-plan le débat entre
souverainistes et fédéralistes. Le fait que ces deux questions soient séparées
explique donc le fait que la justice sociale et la lutte contre le
néolibéralisme furent au cœur de la mobilisation, et non l’indépendance du
Québec.
Or, cette explication est insatisfaisante parce qu’elle néglige
le fait que le mouvement visait à protéger les acquis du modèle québécois et
que plusieurs fleurdelysés, souvent ornés de carrés rouges, flottaient dans les
rues aux côtés de slogans anticapitalistes et de drapeaux noirs. L’absence
notable de drapeaux canadiens témoigne que l’imaginaire collectif et l’univers
symbolique ne mobilisaient pas l’identité canadienne, mais la redéfinition
générationnelle de la société québécoise et sa projection dans l’avenir.
Le printemps québécois avait les airs d’une résurgence de quelque chose
d’enfoui, comme une rivière qui sort de son lit pour raviver l’utopie
révolutionnaire qui l’avait jadis habité, poursuivant le processus
d’émancipation des générations qui l’ont précédées.
La critique conservatrice de ce mouvement insista évidemment sur
le manque de mémoire d’une nouvelle génération cosmopolite déliée de tout
ancrage culturel, branchée sur Internet et méfiante de toute identité qui
définirait un « nous » susceptible d’articuler l’héritage d’une
tradition et un projet de pays. Le « progressisme » de la grève
étudiante représenterait alors un obstacle inévitable à la question nationale,
celle-ci devant être reposée sur le socle ferme de la culture, d’une définition
transcendante (par le haut) des valeurs québécoises. Le ressac conservateur
provoqué par le tonnerre du printemps québécois symbolise évidemment ce repli
identitaire, exprimant le refoulement de la question sociale qui tentait de
redéfinir l’idée de la nation québécoise par le bas. Colmater la brèche pour
que rien ne change, pour préserver une identité menacée par le vent du
changement, voilà la réponse nationaliste à la métamorphose culturelle exprimée
pendant cet épisode de bouleversement. « La crise consiste justement dans le
fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet
interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. »[2]
Herméneutique d’un manifeste
Où peut-on trouver le sens du nouveau monde
qui hésite à apparaître ? Une piste de recherche se trouve dans le texte
qui annonce la naissance d’un nouveau bloc historique : Nous sommes avenir. Une tentative fugace
de redéfinition des valeurs communes se trouve cristallisée dans le manifeste
de la CLASSE, qui était à la tête d’un mouvement de libération populaire qui
commençait à prendre conscience de lui-même. Comment déchiffrer un tel message
afin d’éclairer l’amorce d’une révolution qui n’a pas encore eu le temps de
porter ses fruits ? L’herméneutique, d’abord définie comme la science de
la critique et de l’interprétation des textes et des symboles bibliques, peut
être élargie à l’étude des textes littéraires, philosophiques, juridiques et
historiques. Elle permet l’interprétation des signes en tant qu’éléments
symboliques d’une culture qui cherche à se comprendre elle-même par un
processus de va-et-vient entre le passé et le présent. Et si le sens de la
révolution citoyenne à venir ne résidait pas dans la rupture d’un passé proche,
qui gonfle le présent d’une promesse d’émancipation ? En d’autres termes,
comment renouveler le projet d’indépendance par l’esprit d’un mouvement qui
souhaitait à la fois préserver l’héritage d’une Révolution passée et changer la
société ?
Le principe fondateur du manifeste est celui d’une démocratie
réelle et agissante. « Notre vision, c’est celle d’une démocratie directe
sollicitée à chaque instant. C’est celle d’un Nous qui s’exprime dans
les assemblées : à l’école, au travail et dans les quartiers. Notre
vision, c’est celle d’une prise en charge permanente de la politique par la
population, à la base, comme premier lieu de la légitimité politique. C’est une
possibilité pour ceux et celles que l’on n’entend jamais de prendre la parole.
Une occasion pour les femmes de parler à titre d’égales, de soulever des enjeux
qui, trop souvent, sont négligés ou simplement oubliés. Notre démocratie ne
fait pas de promesses: elle agit. Notre démocratie ne nourrit pas le cynisme,
elle le détruit. Notre démocratie rassemble, et nous l’avons démontré à maintes
reprises. Lorsque nous prenons la rue et érigeons des piquets de grève, c’est
cette démocratie qui respire. C’est une démocratie d’ensemble. »[3]
Cette démocratie radicale s’oppose au
gouvernement représentatif qui limite la participation aux seules urnes, en défendant
systématiquement les intérêts d’une élite politique et économique qui n’hésite
pas à employer « les bâtons, le poivre et les gaz lacrymogènes »
lorsque son autorité est contestée dans la rue. L’hégémonie de la classe
dominante repose sur le « principe soit-disant consensuel
d’utilisateur-payeur », qui mène à la tarification et la privatisation des
services publics. À cette logique qui impose une discrimination aux plus
défavorisé-e-s en accélérant le démantèlement du bien commun, s’oppose l’idée
d’un accès égal aux ressources matérielles et sociales nécessaires à la
réalisation d’une vie épanouie : la gratuité. « La gratuité n’est pas seulement
une absence de prix, c’est l’abolition des barrières économiques pour l’accès à
ce qui nous est le plus précieux collectivement. C’est l’abolition des entraves
à la pleine réalisation de notre humanité. La gratuité, c’est payer ensemble
ce que l’on possède ensemble. »
L’intrication
de la justice sociale et de la justice politique représente le fondement d’un égalitarisme
démocratique radical qui rejette toute forme de domination basée sur la race,
le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, etc. Cette prise en compte de
l’intersectionnalité des types d’oppression ne mène pas à une fragmentation des
luttes, mais à la formation d’un nouveau corps, d’une majorité sociale qui
dépasse la somme des minorités culturelles et des exclu-e-s. Elle définit une
plèbe qui prétend représenter la totalité de la communauté, comme le
prolétariat jadis qui ce concevait comme étant la classe universelle. « Nous
sommes gays, straight, bisexuelles, et nous le revendiquons. Nous
n’avons jamais été une couche séparée de la société. Notre grève n’est pas
contre le peuple. Nous
sommes le peuple. »
Ce
« peuple émergent » dépasse donc les intérêts strictement étudiants
par un mouvement de réappropriation du commun qui est menacé par la marchandisation
et la prédation des élites économiques. « Si on nous dépossède des droits
les plus fondamentaux en mettant nos institutions scolaires sur le marché, il
en va aussi des hôpitaux, d’Hydro-Québec, de nos forêts, de notre sous-sol.
Plus encore que les services publics, nous partageons des espaces de vie. Ils
étaient là avant nous, et nous voulons qu’ils nous survivent. » Un sens
profond de la continuité historique et de l’appartenance au territoire
caractérise cette identité collective, qui oppose le « monde
habité » des petits à la domination des grands qui cherchent à se
l’accaparer pour leur profit. En termes harbermassiens, il s’agit de résister à
la « colonisation du monde vécu » par la rationalité économique et
administrative qui dépossède les individus et les communautés du pouvoir sur
leur milieu de vie.
Or,
en quoi cette identité est-elle « québécoise », alors que la figure
de la résistance semble être celle de la femme autochtone, et le peuple celui
des Premières nations ? « Loin des caméras, pauvres et donc
facilement oubliées, les femmes autochtones sont les premières victimes de
cette vente à rabais. Heureusement, les peuples autochtones, déportés par
chaque nouvelle prospection, résistent à ce vol continuel. Si certains projets
d’exploitation sauvage ont pu être mis sur pause, c’est parce que des femmes et
des hommes ont osé les défier. Ils et elles ont su résister à ce pillage des ressources,
malgré les discours catastrophistes affirmant que notre survie économique
dépend de l’exploitation rapide, à tout prix, de notre sous-sol. »
En
fait, il s’agit de définir le peuple québécois à partir de l’autochtonie et des « sans-part », c’est-à-dire
les individus et les communautés dépossédés de leur passé, leur terre et leur
avenir. « Ensemble, nous serons toutes et tous affecté-e-s par le
gaspillage des ressources parce que nous nous soucions des peuples avec qui
nous partageons tous ces espaces et de celles et ceux qui viendront après nous.
Nous voulons penser mieux, nous voulons penser plus loin. » Le principe
des intérêts affectés, la démocratie, amène ainsi un destin commun et une
solidarité populaire, l’oppression du peuple québécois ne pouvant être séparée
des autres formes de domination. Loin de s’opposer, la question sociale et la
question nationale sont donc intimement liées.
Repenser
la souveraineté populaire
Quelle leçon peut-on tirer du
manifeste de la CLASSE pour repenser le projet d’indépendance, alors qu’il ne
mentionne aucunement la question du statut politique du Québec ? Tout
d’abord, il ne faut pas concevoir le peuple à partir d’une identité nationale
virtuelle, mais la nation à partir d’une solidarité populaire en acte. Ce renversement
conceptuel consiste à repenser la souveraineté nationale en fonction du
principe de la souveraineté populaire, c’est-à-dire le pouvoir du peuple sur
lui-même et ses institutions. Le peuple doit non seulement s’émanciper des
institutions et des puissances étrangères, comme l’État canadien, la
pétro-industrie, les agences de notation, les firmes multinationales et les
compagnies minières, mais remettre en question ses propres institutions qui lui
sont devenues étrangères.
Cela implique certes que la
redéfinition du statut politique du Québec doive reposer sur un processus
constituant démocratique, mais ce même processus n’a de sens qu’en vertu d’une
transformation radicale des institutions politiques dans le but de redonner le
pouvoir aux citoyens et citoyennes sur leur milieu. Autrement dit,
l’indépendance appelle la décentralisation et la démocratisation de l’État,
afin de redonner à la souveraineté populaire sa pleine signification. La
question nationale doit être comprise comme l’application, à l’échelle de la
communauté politique, de l’idéal démocratique, le principe d’auto-détermination
des peuples n’étant qu’une manifestation particulière du principe plus
fondamental d’auto-gouvernement populaire. C’est ce qu’on appelle « l’indépendance
par le bas ». Au fond, le texte de la CLASSE Nous sommes avenir représente un manifeste profondément
souverainiste qui, feignant d’ignorer la question nationale, a mis en lumière
la souveraineté du peuple et le principe oublié de tout mouvement
d’émancipation populaire : la démocratie réelle, en acte.
Cette nouvelle interprétation de
la question nationale permet d’amener une lecture insoupçonnée du programme
politique du principal parti de gauche indépendantiste, Québec solidaire. Au
lieu de considérer les sections « Pour un Québec indépendant » et
« Élargir l’exercice de la démocratie » comme deux questions
séparées, il s’agit d’interpréter la première partie à la lumière de la
seconde. Le principe constitutif qui donne sens à la souveraineté populaire est
formulé de la manière suivante : « Québec solidaire se réclame de la
démocratie participative et citoyenne. Un gouvernement de Québec solidaire
mettra en place les conditions et les moyens permettant d’élargir le pouvoir
des citoyennes et des citoyens. La population sera appelée en permanence à
débattre et à décider des enjeux qui la concernent et ce, à tous les niveaux :
de l’entreprise à l’État, du quartier à la région. »[4]
La
décentralisation démocratique
Cette démocratie radicale, même
si elle inclut une amélioration de la démocratie représentative par la réforme
du mode de scrutin, la parité hommes/femmes et le droit de vote aux immigrant-e-s,
repose avant tout sur le pouvoir citoyen. Cela implique non seulement de
profondes réformes à l’échelle nationale, mais une importante décentralisation,
la « démocratisation des instances municipales et régionales et la prise
en charge par les citoyen-ne-s de ce développement. […] Tout en respectant les
principes voulant que l’État québécois agisse comme leader, rassembleur,
gardien des valeurs communes, de l’équité et de la solidarité sociale et la
protection de l'environnement, […] Québec solidaire procèdera à une dévolution
de pouvoirs, de responsabilités et de ressources aux régions afin qu’elles
assurent de façon démocratique leur développement, garantissent les services
publics à la population et assument l’ensemble de leurs responsabilités. Le
partage de ces pouvoirs et de ces responsabilités, ainsi que le type
d’instances régionales, leurs sources de financement, tout comme, les liens qui
les unissent à l’État québécois devront faire l’objet d’un large consensus
social et viser à redonner le pouvoir aux citoyens et aux citoyennes. »
Ce projet de décentralisation et
de démocratisation intégrale de l’État permet de dessiner le visage d’un Québec
indépendant, non en partant d'une totalité homogène mais d'un assemblage de morceaux en voie de réunification. La souveraineté ne vise pas d’abord à donner tous les pouvoirs à
un gouvernement centralisé, mais à assurer la pleine expression des
particularités des communautés de base et des multiples lieux qui le constituent.
« Le Québec est composé de régions uniques. Ces régions sont généralement
définies par des territoires spécifiques et habitées par des populations qui
partagent une histoire commune qui en font des communautés vivantes. Ces
communautés devraient participer au développement de l’ensemble du Québec et en
ont la capacité. Ces régions sont d’ailleurs un peu comme des parties, dont le
tout est plus grand que la somme.»
Le projet de pays s’enracine
ainsi sur l’idéal démocratique et la pluralité culturelle qui définit le peuple
québécois, en favorisant le sentiment d’appartenance par un ancrage territorial
et régional (l’indépendance, c’est la dévolution, le pouvoir aux régions). Cela
permet de dépasser l’opposition abstraite en le nationalisme identitaire et le nationalisme
civique par une perspective géo-nationaliste, qui considère le milieu comme le principal vecteur de
l’identité collective. Le milieu signifie à la fois le territoire et le lieu
des activités, par opposition à l’espace abstrait ; c’est le monde tel qu’il
est habité[5].
La révolution citoyenne va de pair avec une attention particulière aux espaces
concrets de participation, le milieu communautaire et associatif, les espaces
publics de proximité, bref tout ce qui permet de renforcer la société civile
afin qu’elle devienne un contre-pouvoir efficace contre la domination de l’État
et du capitalisme.
Par ailleurs, le fait d’insister
d’abord sur la décentralisation et la démocratisation de l’État québécois
permet d’amener des changements importants et concrets dans la vie des gens
sans devoir attendre l’éventuel résultat d’un référendum. Cette stratégie
amorce une révolution citoyenne qui définit un nouveau partage du pouvoir entre
le gouvernement et les communautés de base, en redonnant confiance aux
individus et aux groupes en leurs propres capacités d’action. Cette logique de
« proximité » et d’empowerment
permet de contrebalancer la perspective jacobine et centralisatrice du
mouvement de la Révolution tranquille, qui visait à construire l’État-providence
québécois par quelques élites politiques et hauts fonctionnaires pour ensuite
l’administrer tranquillement. La révolution citoyenne consiste à remettre les
individus et les communautés locales au cœur du processus décisionnel, en
donnant le pouvoir aux régions, aux villes et villages sur l’ensemble du
territoire québécois, par la mise en place de budgets participatifs, la
planification démocratique, les conseils de quartier, etc. « L’indépendance par
le bas » doit ainsi être comprise au double sens d’un renforcement
des instances locales et d’une souveraineté populaire comprise comme la
capacité du peuple de décider par lui-même.
L’indépendance,
entre État unitaire et République décentralisée
La souveraineté populaire,
néanmoins, ne saurait être complète sans l’élargissement de ce processus à un
niveau plus fondamental, soit « le pouvoir du peuple de décider en toute
démocratie de son avenir et des règles qui régissent sa propre vie, incluant
les règles fondamentales, comme l’appartenance ou non à un pays, ou la
rédaction d’une constitution. » La critique de l’État par la droite
néolibérale et conservatrice peut être renversée comme suit : la question
n’est pas d’avoir plus ou moins d’État, mais de changer l’État. L’assemblée
constituante vise non seulement à définir démocratiquement les valeurs et les
principes qui doivent régir la vie collective, mais les institutions, la
répartition des pouvoirs et le statut politique du Québec. C’est les citoyen-ne-s
rassemblés qui peuvent alors transformer l’État à leur image. L’indépendance
devient alors ni un moyen d’accroître la domination de la classe politique sur
nos vies, ni de défendre l’identité nationale contre le multiculturalisme, mais
de construire le pouvoir citoyen par le biais d’une République décentralisée basée
sur la démocratie participative.
Ainsi, la justification du projet
indépendantiste ne repose pas d’abord sur des arguments économiques,
administratifs, culturels ou linguistiques, mais sur l’idéal d’une démocratie
radicale. « Accéder à l’indépendance, c’est d’abord remettre aux
citoyennes et citoyens du Québec les pleins pouvoirs de manière à ce que
puissent être mises en place des institutions politiques favorisant
l’expression de leur propre pouvoir, c’est-à-dire la démocratie la plus inclusive
et la plus participative. » Cette conception inspirée de l’égalitarisme
démocratique radical permet notamment d’éviter les accents centralisateurs et
jacobins du discours républicain classique, tel que défendu par plusieurs
intellectuels qui essaient actuellement de renouveler l’idéologie souverainiste
par l’Idée de République. Par exemple, le « Précis républicain à l’usage
des québécois » de Danic Parenteau cherche à déterrer une mentalité
républicaine enracinée dans l’imaginaire collectif qui pourrait éclairer les
débats concernant la laïcité, les accommodements raisonnables, la citoyenneté et
l’identité québécoise[6].
Bien que le discours républicain
soit en vogue à l’heure actuelle, celui-ci peut être de gauche comme de
droite : libéral, conservateur, démocrate ou socialiste. Dans sa version
centriste que l’on retrouve de manière prédominante au sein du mouvement
souverainiste pour contrebalancer les excès du nationalisme conservateur, on
défend généralement une assemblée constituante qui accoucherait d’une
constitution brève et minimale, car celle-ci devrait faire consensus. Elle doit
alors éviter à tout prix les débats sur le projet de société pour mieux se
concentrer sur la fondation de l’État national. Ce type de républicanisme
reproduit le schème idéologique du nationalisme classique, qui limite la
souveraineté populaire au processus constituant servant à atteindre
l’indépendance, laissant ainsi de côté la
souveraineté du peuple après le référendum.
Or, la révolution citoyenne
repose sur un républicanisme de gauche qui vise l’élaboration d’une constitution
permettant de donner le plein pouvoir au peuple québécois, et non seulement à
ceux et celles qui dirigent son État. Cela exige d’encastrer le projet de
société dans le projet de constitution (à la manière de l'assemblée constituante équatorienne de 2007), que ce soit pas le biais de droits
socioéconomiques, la propriété commune des ressources naturelles, les droits de la nature, la souveraineté alimentaire, la
décentralisation, etc. « Québec solidaire défend un ensemble de grands
principes républicains permettant l'expression de la souveraineté populaire. Il
les mettra de l'avant lors de la rédaction de la constitution du Québec. Ces
principes constitutionnels aborderont tant les chartes des droits sociaux et
individuels que les modalités d'organisation des institutions politiques, le
type de laïcité que nous voulons, la démocratie citoyenne et participative, le
modèle d'intégration privilégié, l'importance des biens publics et la
décentralisation des pouvoirs. La république que nous défendons sera le
dépositaire de l'intérêt général et reposera sur une démocratie qui rejette
toute forme de concentration du pouvoir vidant de sa substance la souveraineté
populaire. »
L’indépendantisme
stratégique aux accents libertaires
Cette perspective anti-étatiste,
en diapason avec l’élan révolutionnaire du printemps québécois, permet de
repenser l’indépendance contre le nationalisme conservateur et le
républicanisme étatiste ; à quoi bon se donner un pays s’il doit être dirigé
par un gouvernement comme les autres, à l’image de l’État unitaire français qui
empêche son peuple d’exercer le pouvoir dans sa demeure ? Pourquoi se
sortir du carcan fédéraliste canadien pour se créer une nouvelle prison qui
vide la souveraineté populaire de sa substance après le référendum ? La
révolution citoyenne permet de dépasser l’étatisme du mouvement souverainiste
en hybridant le projet de société de la Révolution tranquille avec les accents
libertaires du mouvement étudiant, formant ainsi une sorte de
« social-démocratie libertaire » pavant la voie d’une République
décentralisée, socialiste et démocratique.
Évidemment, les libertaires
rechigneront devant ce syncrétisme « anarcho-indépendantiste » en
montrant que l’État-nation reste un appareil répressif et centralisé
incompatible avec la forme d’une société réellement démocratique et autogérée. Néanmoins,
il faut considérer l’hypothèse d’un « indépendantisme stratégique »
pour les adeptes de la démocratie directe, en considérant que le peuple
québécois est actuellement dominé non pas par un, mais par deux États, le gouvernement canadien étant particulièrement
centralisé, militariste et même impérialiste[7].
Pourquoi ne pas se débarrasser d’un État pour ensuite forger un pays sans armée[8],
avec des institutions susceptibles d’assurer la démocratie à tous les niveaux,
l’autogestion, etc. ? Une société sans classes et sans hiérarchies
peut-elle réellement naître dans le cadre fédéral canadien, et une lutte de
libération nationale menée par le bas ne serait-elle pas un tremplin pour une
transformation sociale qui profiterait du momentum
révolutionnaire pour déployer de nouvelles pratiques démocratiques à l’image du
printemps québécois ?
Au-delà de ce débat apparemment
futile entre socialistes et anarchistes concernant l’importance de la question
nationale pour la construction d’une société postcapitaliste en sol québécois
(indépendantisme stratégique), celui-ci permet de montrer la pertinence d’un
« anti-étatisme stratégique » pour repenser le nationalisme. Ces deux
moments participent d’un même processus d’hybridation de la question sociale et
nationale à l’aune de la démocratie radicale et du pouvoir citoyen, en montrant
qu’une institution garante du bien commun n’est pas incompatible avec une
souveraineté populaire effective. La stratégie visant à transformer notre État
dans une perspective d’émancipation du peuple québécois et des autres peuples
qui partagent ce territoire se nomme révolution citoyenne, et elle nécessite
l’indépendance du Québec par un processus constituant composé de centaines d'assemblées citoyennes pour amorcer
cette rupture démocratique.
Enfin, même si l’indépendance est
absolument nécessaire à la lutte de libération nationale, l’identité plurielle du
peuple québécois ne pourra s’épanouir sans une décentralisation importante, que
ce soit par le renforcement des régions ou par la démocratie municipale. Sur le
plan politique, la révolution citoyenne permet de remplacer le nationalisme
centralisateur, qui privilégie systématiquement la métropole économique et la
capitale administrative, par le régionalisme solidaire. Même si nous pouvons
demander un statut spécial pour Montréal et Québec, il ne s’agit pas d’un
traitement de faveur mais d’un élément dans un large processus visant à redonner
le pouvoir à l’ensemble des villes du territoire québécois, afin de remettre le
pouvoir de décision aux citoyens et citoyennes pour qu’ils puissent modeler
leur monde à leur image ; l’État est seulement l’outil de la révolution
par le bas.
[1] Erik
Olin Wright, Envisioning Real Utopias,
Verso, 2010, London, p.12
[2]
Antonio Gramsci, Cahiers de prison,
Cahier 3, §34, Gallimard, Paris, p.283
[4] Québec solidaire, Un pays démocratique et pluriel, 5e congrès de Québec
solidaire, novembre 2009.
http://www.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2012/08/Programme-ENJEU_1-Democratie.pdf
[5] Pour une étude plus détaillée du géo-nationalisme,
voir Ekopolitica, Qu’est-ce que le
géo-nationalisme ?, mai 2013
[6] Louis Cornellier, Et si nous étions républicains ?, Le Devoir, 29 mars 2014
[7] Voir à ce titre les analyses d’Alain Denault
sur l’articulation entre la question minière et les paradis fiscaux qui font du
Canada un havre pour les entreprises multinationales qui exploitent les pays du
Sud. Alain Deneault, Paradis sous
terre - Comment le Canada est devenu une plaque tournante pour l'industrie
minière mondiale, Écosociété, Montréal,
2012
[8] En 2010, ving-huit pays indépendants ne
possédaient pas d’armée. http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_qui_ne_possèdent_pas_d'armée
Commentaires
Enregistrer un commentaire