La Révolution verte, ou comment repenser la voie québécoise vers le socialisme


Le besoin d’une alternative globale

Ni une réforme radicale dans le système de répartition de la richesse, ni une démocratisation majeure des institutions politiques ne peuvent, à elles seules, renverser le mode de production responsable de la crise écologique : le capitalisme. Il faut non seulement mieux distribuer les ressources produites par le marché et les entreprises privées, ni simplement contrôler davantage le gouvernement, mais produire autrement. La révolution verte permet de reposer à nouveaux frais la question de la sortie du capitalisme et d’esquisser les contours d’une société écosocialiste, sans employer pour autant un vocabulaire qui pourrait rebuter certaines personnes peu familières au discours de la gauche radicale. L’idée de révolution a d’ailleurs l’avantage de désigner un changement de paradigme, une transformation en profondeur de la sphère économique, du travail et de l’entreprise. L’adhésion ou non à ce projet dépendra du caractère désirable, viable et réalisable de l’alternative proposée, et donc de la capacité de la gauche à mobiliser la population grâce à l’image positive d’une société postcapitaliste. Comment le disait Marx, « une idée devient une force matérielle lorsqu’elle s’empare des masses. »

Trois structures économiques

Afin de bien saisir les contours d’une nouvelle structure économique, nous ferons d’abord un détour par une analyse des relations de pouvoir inspirée des travaux du philosophe et sociologue Erik Olin Wright dans son ouvrage Envisioning Real Utopias (disponible gratuitement ici). Qu’est-ce que le pouvoir ? Bien que ce concept soit particulièrement controversé et débattu au sein des théories philosophiques, sociales et politiques, nous le définirons ici comme la capacité des acteurs à accomplir des choses dans le monde. Cette idée comporte une dimension instrumentale au sens où elle met l’accent sur les capacités que les agents utilisent pour accomplir des choses, et une dimension structurelle dans la mesure où l’effectivité de ces capacités dépend de conditions et de structures sociales dans lesquelles les personnes agissent[1]. Par exemple, le pouvoir des capitalistes dépend non seulement de leur richesse, mais des rapports de production comme les droits de propriété privée qui rendent possible une telle accumulation. Le contrôle d’importantes ressources économiques ne constitue donc un pouvoir réel qu’à partir de conditions sociales particulières, à savoir la formation historique du capitalisme.

À partir de cette perspective générale, nous pouvons distinguer trois formes particulières de pouvoir : le pouvoir économique est basé sur le contrôle des ressources économiques, le pouvoir étatique sur la création et le renforcement des lois sur un territoire, et le pouvoir social sur la capacité des gens à se mobiliser pour des actions collectives volontaires et coopératives. Il faut noter ici que le pouvoir social est synonyme du pouvoir citoyen, soit l’auto-organisation et le renforcement des capacités d’action des classes subalternes et populaires à l’extérieur des institutions.

De manière synthétique, nous pouvons influencer les gens en les achetant, en les forçant ou en les persuadant. Ces trois types de pouvoir correspondent à des domaines distincts de la vie sociale. Premièrement, la sphère économique est constituée par les interactions permettant de produire et de distribuer des biens et services, l’économie capitaliste étant composée majoritairement d’entreprises privées et d’activités coordonnées par le marché. Deuxièmement, l’État représente un ensemble d’institutions capables d’imposer des lois et des règles contraignantes sur un territoire, soit l’appareil juridique, législatif et administratif possédant le monopole légitime de la violence. Troisièmement, la société civile est une sphère d’interaction sociale où les individus et les groupes forment volontairement des associations pour diverses raisons. Certaines d’entre elles sont organisées de manière formelle avec des membres et objectifs précis, comme les clubs, partis politiques, syndicats, églises, associations de quartier, etc. D’autres associations sont de nature plus informelle, à la manière de réseaux sociaux ou de la communauté. Bien que chaque société comprenne ces trois types de pouvoir à différents degrés, nous pouvons distinguer trois structures économiques en fonction de la forme dominante de pouvoir dirigeant l’activité économique :

1. Le capitalisme est défini par la propriété privée des moyens de production, qui permet le contrôle des investissements, de la production et de la distribution par l’exercice du pouvoir économique.
2. L'étatisme est caractérisé par la propriété étatique des moyens de production, l'allocation et l'usage de ressources pour différents objectifs sociaux étant réalisés à travers une forme de mécanisme administratif d'État.
3. Le socialisme est une structure économique définie par la propriété sociale des moyens de production, l’allocation et l’usage des ressources étant effectué par le pouvoir social au sein de la société civile. Cette dernière ne doit pas être conçue comme un simple espace d'activité, de sociabilité et de communication, mais aussi comme un espace de pouvoir réel. La propriété sociale renvoie à la propriété collective d’un bien par tous les membres d’une unité sociale quelconque, qu’il s’agisse d’un kibboutz ou d’une coopérative par exemple[2].

Cette grille d’analyse permet de penser à nouveaux frais l’impératif démocratique. Dans son sens politique, la démocratie peut être conçue comme la subordination du pouvoir étatique au pouvoir social. L’expression du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ne signifie donc pas le gouvernement par des élites choisies périodiquement par l’agrégation de préférences individuelles, mais le gouvernement du peuple collectivement organisé sous diverses formes : partis, syndicats, coopératives, organisations citoyennes, associations de quartier, etc. « La démocratie est donc, en soi, un principe profondément socialiste. Si démocratie est le nom donné à la subordination du pouvoir étatique au pouvoir social, socialisme est celui de la subordination du pouvoir économique au pouvoir social. »[3] Pour le dire autrement, le socialisme est la poursuite de la révolution démocratique dans la sphère économique, comme le rappelle Jean Jaurès dans sa célèbre formule : « la Révolution a fait les Français rois dans la cité, mais les a laissé serfs dans l'entreprise ».

Du néolibéralisme à la social-démocratie en déroute

Même si cette typologie vise d’abord à distinguer des structures économiques, l’articulation des trois formes de pouvoir permet de dégager différents régimes sociopolitiques comme le néolibéralisme, le social-libéralisme ou la social-démocratie. Pour ce faire, nous ferons appel à une schématisation dynamique des relations entre la sphère économique, politique et associative en fonction de leur capacité à influencer les processus de décision et à déterminer les normes qui structurent la vie collective. L’utilisation du langage visuel élaboré par Wright servira à illustrer plus simplement des relations complexes de pouvoir.[4]

Dans le régime néolibéral, la forme dominante du pouvoir réside dans la possession d’importantes ressources économiques et la diffusion de la logique marchande dans l’ensemble des secteurs de la société. Contrairement aux idées reçues, le néolibéralisme ne doit pas être réduit à l’idéologie du libre marché et à un retrait de l’État ; il désigne plutôt une nouvelle rationalité économique qui implique une transformation et un rôle accru de l’État dans le gouvernement des conduites, la construction du marché et la mise en ordre des subjectivités[5]. Le néolibéralisme, étroitement lié à la logique de la « gouvernance » et du management, augmente la porosité entre le secteur public et privé par un discours prônant les valeurs entrepreneuriales comme la bonne gestion, le partenariat, la responsabilité, l’efficacité, la compétitivité, etc. C’est pour cette raison que la société civile se trouve elle-même « colonisée » par la rationalité économique, plusieurs organismes non-gouvernementaux et à but non lucratif prenant à leur compte ces thèmes et ces modes d’organisation.

De son côté, le social-libéralisme ou « troisième voie », tel que théorisée par Anthony Giddens et appliqué par les gouvernements de Bill Clinton et Tony Blair, représente un régime sociopolitique hybride associant certains présupposés du néolibéralisme avec une attention particulière aux politiques sociales. La prédominance de l’économie de marché est contrebalancée par une forte modernisation de l’État, la promotion des droits civiques, la cohésion de la communauté et une volonté de diminuer les inégalités économiques sans pour autant remettre en question les causes structurelles de celles-ci. D’une certaine manière, elle récuse la tendance conservatrice et autoritaire du néolibéralisme de Ronald Reagan et Margaret Thatcher pour favoriser la conciliation des sphères économique, politique et associative par le dialogue. L’idée de « démocratie associative », telle que défendue par les théoriciens Paul Hirst, Joshua Cohen et Joel Rogers, vise à mettre les ONGs et les associations au cœur du renouvellement démocratique, tout en restant prisonnier d’une conception libérale de la société civile[6].

« Ce modèle social-libéral peut prendre en compte les conditions socioéconomiques et politiques de l’exercice du pouvoir, sans pour autant interroger structurellement les inégalités sociales. Il intègre une partie de la critique féministe quand celle-ci défend par exemple l’intégration des femmes dans le marché du travail comme un apport au développement économique. Dans ce modèle, l’empowerment prend place dans une chaîne d’équivalences aux côtés des notions d’égalité, d’opportunités, de lutte contre la pauvreté, de bonne gouvernance, d’autonomisation et de capacité de choix. »[7] Ainsi, ce modèle considère le pouvoir citoyen comme un vecteur d’inclusion et de prise en charge de la collectivité permettant de diminuer le fardeau de l’État et d’améliorer la bonne marche de l’économie de marché, et non comme le tremplin d’une transformation sociale.


Par ailleurs, la social-démocratie renvoie à la régulation du secteur privé par l’État et des entreprises publiques fortes, le pouvoir étatique étant contrôlé par le pouvoir social via la démocratie représentative. Elle définit un régime sociopolitique plus étatiste que le néolibéralisme et le social-libéralisme, qui mettent surtout de l’avant l’économie de marché et la société civile. La social-démocratie est sans doute ce qui caractérise le mieux le modèle québécois forgé par les réformes de la Révolution tranquille. La nationalisation de l’hydro-électricité, la création d’importantes institutions et entreprises publiques et la mise sur place de programmes sociaux donnent à l’État un rôle accru. Celui-ci est d’ailleurs le garant du consensus national, qu’il négocie avec les « partenaires sociaux » que ce sont les centrales syndicales et le milieu patronal.


Néanmoins, la social-démocratie se retrouve dans une double impasse : sur le plan économique, une faible croissance et une crise fiscale amènent une importante pression sur les finances publiques, tandis que la corruption et la crise de légitimité des institutions politiques font en sorte que la démocratie représentative ne parvient plus à canaliser les demandes populaires, l’État devenant largement au service des élites et du milieu des affaires. De manière générale, l’effondrement du bloc soviétique, l’affaiblissement du mouvement ouvrier ainsi que l’absence d’alternative crédible confirment la victoire idéologique du néolibéralisme sur la classe politique. La social-démocratie est en panne d’idées, se tournant alors vers le social-libéralisme ou le modèle suédois pour essayer de rénover vainement le modèle québécois.

Un nouveau type de socialisme

Quel régime sociopolitique est-il susceptible de réaliser une transformation du système économique et d’assurer une véritable transition écologique? Ni le social-libéralisme qui accepte les règles du jeu capitaliste, ni l’étatisme de la social-démocratie ne peuvent prétendre mettre sur pied les bases d’une nouvelle société libérée du carcan productiviste et de la dictature des marchés financiers. Reste-t-il uniquement comme alternative le socialisme étatiste qui vise le renversement du capitalisme par la prise du pouvoir d’État, la nationalisation des moyens de production et la planification centralisée de l’économie? Si nous considérons la dictature du prolétariat puis du Parti-État sur l’ensemble de la société comme foncièrement incompatible avec l’égalitarisme démocratique radical de la révolution citoyenne, alors il ne semble plus rester de perspectives d’émancipation.


Heureusement, il existe une « quatrième voie » qui réhabilite une conception conflictuelle et anti-capitaliste de la société civile : le socialisme participatif. Cette perspective insiste davantage sur le contrôle démocratique des institutions politiques, l’extension de l’économie sociale et solidaire et le ré-encastrement de l’économie de marché par des normes sociales et écologiques collectivement définies. Contrairement à l’anarchisme ou au communisme qui souhaitent l’abolition ou le dépérissement de l’État, le socialisme participatif considère que cette institution est nécessaire pour soutenir et protéger la société civile contre les forces du marché. L’État peut avoir un certain rôle à jouer sur le plan de la redistribution et de l’organisation des services publics, qui ne peuvent pas toujours être fournis par des collectifs citoyens autogérés.

Bien qu’un tel scénario ne soit jamais complètement réalisé, l’exemple du budget participatif de Porte Alegre est probablement ce qui se rapproche le plus de cet idéal. L’objectif de la démarche participative est alors une participation active des citoyens à la gestion des ressources communes et au contrôle de la machine administrative, ainsi que l’inversion des priorités sociales en faveur des classes subalternes. Ce projet suppose une « démocratisation de la démocratie » par l’articulation de la démocratie directe et représentative permettant un réel partage du pouvoir décisionnel à plusieurs échelles. Les institutions démocratiques doivent laisser place au conflit et à la coopération, la contestation et la délibération, assurer une co-construction des politiques publiques et une co-décision entre les élus et les citoyens, ainsi qu’une forte autonomie à la société civile[8].

Si le socialisme participatif prend la forme de la révolution citoyenne dans la sphère politique, elle incarne une révolution verte dans la réorganisation de la sphère économique. La révolution verte insiste sur les activités humaines qui permettent de nouer un rapport d’appartenance avec la communauté et l’environnement. Elle représente une réforme radicale du modèle de développement par la relocalisation et la démocratisation des activités économiques, en transformant les entreprises pour qu’elles deviennent vertes et à échelle humaine : coopératives, économie sociale et solidaire, PME, agriculture de proximité, etc. La révolution verte implique également un contrôle démocratique des ressources naturelles, les communautés locales ayant le droit de décider par elles-mêmes de l’usage de leur territoire. Gestion écosystémique des forêts, planification urbaine participative, délibérations démocratiques sur les projets d’exploitation, aménagement durable du territoire, développement local et régional, toutes ces facettes de la révolution verte permettent de redonner le pouvoir aux citoyen(ne)s sur leur environnement et leur économie.

Au-delà de la sortie du pétrole

Cette perspective a l’avantage d’intégrer les principales composantes du plan de sortie du pétrole de Québec solidaire (développement massif des transports collectifs, chantier d’efficacité énergétique, énergies renouvelables)[9], sans insister sur l’objectif d’un renoncement aux hydrocarbures d’ici 2030. Entendons-nous bien : la lutte contre l’exploitation pétrolière, le gaz de schiste et les projets d’oléoducs représente un combat essentiel à mener dans les prochaines années. Mais cela ne peut représenter l’idée directrice d’un plan qui devra restructurer des pans entiers de l’économie québécoise, l’aménagement du territoire, l’agriculture, etc. La révolution verte insiste moins sur l’abandon d’une ressource énergétique qui amènera par ailleurs des conséquences économiques, que sur la transformation de la structure économique qui permettra l’abandon progressif d’énergies sales. Autrement dit, la transition énergétique est l’une des pièces d’un grand projet d’émancipation sociale, et non son fil d’Ariane.

La révolution verte met en arrière-plan les importants investissements publics (sans y renoncer) et le discours néo-keynésien (New Green Deal) qui prête le flanc à l’étatisme et à l’idée d’une croissance verte qui ne tient pas compte du mur écologique qui nous attend vers 2025-2030[10]. L’étatisme débouche trop souvent sur l’idée d’une économie mixte (économie de marché régulée associée aux entreprises publiques) ou d’une économie centralement planifiée. Il est nécessaire de déplacer l’accent de la nationalisation vers le concept de socialisation, c’est-à-dire l’appropriation sociale des moyens de production par le biais d’associations, de coopératives et de services publics contrôlés démocratiquement par les citoyen(ne)s.

La révolution verte permet ainsi de donner chair à l’idée d’une « économie plurielle, basée sur des valeurs d’équité, de solidarité, de diversité, d’autogestion et de liberté, sous des conditions d’équilibre écologique et d’efficacité, incluant l’exploration de systèmes économiques alternatifs. »[11] Bien qu’elle laisse au secteur public un rôle non négligeable, cette conception anti-étatiste vise à long terme la socialisation des activités économiques par le rôle structurant des coopératives, le milieu communautaire et les organisations à but non lucratif, tout en gardant une place aux petites et moyennes entreprises privées qui répondent à des normes sociales et écologiques. Ce modèle de socialisme participatif laissent une place secondaire à la propriété privée et au marché à l’intérieur d’une République décentralisée, où le pouvoir citoyen incarne la souveraineté populaire dans la sphère politique et économique.

Par ailleurs, la révolution verte doit articuler soigneusement la question urbaine et rurale, le droit à la ville et la revitalisation des villages, afin de proposer une transformation du système économique à la fois globale et adaptée aux différentes régions du Québec. De plus, elle ne doit pas oublier la question du « travail », qui inclut non seulement la question de la gestion hiérarchique ou démocratique de l’entreprise, mais le monde syndical qui demeure souvent allié aux intérêts du patronat dans le maintien des énergies sales ou d’industries non durables. Une alliance entre les groupes écologistes, les comités citoyens, et les travailleurs et travailleuses est un aspect incontournable d’une stratégie de gauche en faveur d’une transition sociale et environnementale. La reconversion écologique des industries et les « emplois verts » (électrification des transports collectifs, rénovation des bâtiments, développement des énergies renouvelables, agriculture paysanne), pourraient ainsi susciter un large appui des classes ouvrières, moyennes et populaires, car ce seront elles et non l’État qui bâtiront concrètement les infrastructures du Québec de demain.

Enfin, le concept de révolution verte, éclairé par la perspective du socialisme participatif qui l’articule à la révolution citoyenne, permet de donner une cohérence au projet économique de Québec solidaire en mettant l’accent sur le pouvoir régional et les initiatives locales. Il concrétise ce qu’on doit entendre par « une économie au service du bien commun », en incluant le plan de sortie du pétrole (énergie, transport et climat) dans un plan qui met de l’avant la souveraineté alimentaire, l’occupation dynamique du territoire, le soutien à la relève et l’innovation, le développement régional, les entreprises locales, la démocratie économique, l’autogestion, la décentralisation, la gestion communautaire des ressources naturelles, l’aménagement de milieux de vie sains, le verdissement des villes et la revitalisation des collectivités territoriales.

Tous ces éléments étaient déjà présents dans la plateforme de Québec solidaire, mais ils étaient mis sous l’ombre d’un grand projet de relance économique par l’État, qui prêtait facilement le flanc à l’argument des dépenses publiques astronomiques (28 G$ en 5 ans) et à une critique de son montréalo-centrisme (20G$ pour le transport collectif seulement, dont presque la moitié dans la grande région de Montréal). Cette restructuration est sans doute bénéfique et nécessaire, mais il n’en demeure pas moins qu’elle privilégie la création d’emplois par le haut et non la mise sur pied d’alternatives économiques par la base. C’est pourquoi il est nécessaire de dépasser la perspective d’une social-démocratie verte pilotée par une classe politique éclairée par un écosocialisme participatif ancré dans le développement d’initiatives locales et une démocratisation de l’économie qui renforce le pouvoir citoyen sur l’ensemble du territoire québécois.

Digression sur l’économie sociale et solidaire

Le concept d’économie sociale et solidaire (ESS) sur lequel s’appuie la perspective du socialisme participatif doit être précisé. En effet, cette notion est souvent définie vaguement, à la manière d’autres notions à la mode comme le « développement durable » ou la « transition ». Elle peut renvoyer autant au statut juridique des organisations concernées (associations, coopératives, mutuelles), qu’à un « tiers secteur » qui rassemblerait l’ensemble des activités extérieures à l’économie marchande et publique. Le Chantier d’économie sociale du Québec définit cette notion de la manière suivante : « Pris dans son ensemble, le domaine de l’économie sociale regroupe l’ensemble des activités et organismes, issus de l’entrepreneuriat collectif, qui s’ordonnent autour des principes et règles de fonctionnement suivants :

- l’entreprise de l’économie sociale a pour finalité de servir ses membres ou la collectivité plutôt que de simplement engendrer des profits et viser le rendement financier;
- elle a une autonomie de gestion par rapport à l’État;  
- elle intègre dans ses statuts et ses façons de faire un processus de décision démocratique impliquant usagères et usagers, travailleuses et travailleurs;
- elle défend la primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition de ses surplus et revenus;
- elle fonde ses activités sur les principes de la participation, de la prise en charge et de la responsabilité individuelle et collective. »[12]

Au début des années 2000, l’économie sociale regroupait plus de 7000 entreprises collectives (coopératives et OSBL), 150 000 emplois, 17 G$ en chiffre d’affaires et représentait plus de 8% du PIB. Néanmoins, elle ne semble pas représenter pour l’instant une « alternative » cohérente au système capitaliste, celle-ci cherchant plutôt à gagner une légitimité auprès du secteur public et privé dans une logique de concertation. Par exemple, si le projet de renforcement de l'économie sociale à Montréal est une excellente nouvelle en soi, les motivations sous-jacentes demeurent social-libérales, voire néolibérales : relancer l'économie dans les espaces vacants du marché, augmenter l'attractivité de la ville pour les grandes entreprises, améliorer la compétitivité, etc. Les « innovations sociales » sont ainsi au cœur de luttes idéologiques entre discours cherchant à dépasser ou à consolider le modèle dominant de développement.

Dans un contexte comme le nôtre, l’économie sociale peut rapidement perdre son potentiel émancipateur en s'hybridant à la logique marchande et aux techniques dominantes du management. Les caisses populaires Desjardins représentent un excellent exemple de ce phénomène, les organisations non-capitalistes imitant les entreprises privées qui les entourent par un processus d’« isomorphisme organisationnel ». Comme le dit Jean-Louis Laville : « les coopératives pensaient changer le marché ; c’est le marché qui a changé les coopératives ». Mais ce n’est pas pour autant une fatalité, car il est possible de politiser les acteurs et actrices de l’économie sociale par un projet visant la construction d’une économie postcapitaliste, à la manière du « socialisme associatif » de Pierre Leroux, des républicains de gauche et d’autres socialistes au XIXe siècle.


C’est pourquoi nous limiterons l’usage du terme « économie sociale » à sa définition minimale (en bleu) qui se prête à une récupération par les entreprises capitalistes (en jaune) et utiliserons l’expression « économie solidaire » pour marquer une perspective émancipatrice associée à un projet général de démocratisation de l’économie (en vert). L’ESS ne pourra devenir une alternative qu'à condition d’être décolonisée de l’imaginaire néolibéral (dimension idéologique) et d’un renversement du rapport de force entre le pouvoir économique et politique par le « réencastrement » de l'économie dans la société par des normes collectives et écologiques élaborées démocratiquement (dimension institutionnelle). Cela n'adviendra qu'avec une forte régulation du marché, ainsi que l'abolition de la propriété privée des principaux moyens de production. L'ESS en soi n'est donc pas une alternative, quoiqu'elle représente un élément clé d'une économie postcapitaliste, c'est-à-dire d’une société libérée de la dictature du grand capital et des forces du marché.



[1] Erik Olin Wright, Envisioning Real Utopias, Verso, London, 2010, p.112
[2] Ibid., p.120-121
[3] Erik Olin Wright, En quête d’une boussole de l’émancipation. Vers une alternative socialiste, Contretemps, 2012. http://www.contretemps.eu/interventions/en-quête-dune-boussole-émancipation-vers-alternative-socialiste-0
[4] Erik Olin Wright, « Transforming Capitalism through Real Utopias », American Sociological Review, XX(X) 1–25, 2012, p.13-19
[5] Pierre Dardot, Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009
[6] Ash Amin, « Beyond associative democracy », New Political Economy, vol.1, no.3, 1996, p.309-333
[7] Marie-Hélène Bacqué, Carole Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice, La Découverte, Paris, 2013, p.16
[8] Marie-Hélène Bacqué, Yves Sintomer, Henri Rey, Démocratie participative et gestion de proximité, La Découverte, Paris, 2015, p.298-299
[11] Québec solidaire, Pour une économie solidaire, écologique et démocratique, enjeu II,  2011. http://www.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2012/08/Programme_de_QS-_Pour_une_economie_solidaire_verte_et_democratique.pdf

Commentaires

  1. Parce que ça s'accorde très bien avec cette merveilleuse série de textes:

    « Les pauvres, les ouvriers, les femmes, les indigènes ont un sens de l'appartenance sociale. Mais ce qui manque est un sentiment de «destiné». Et sans destiné il n'y a pas d'alternative viable. Où allons-nous? [...] Sans alternative, la lutte s'effondre. [...] Tous les êtres humains ont besoin de grands récits et je pense que tant qu'il y aura de l'humanité [...] il y aura toujours de grands espoirs, de grands récits. Comme disent les post-modernistes, nous ne vivons pas à une époque où ont disparus les méta-récits. Ce qui se passe c'est qu'au récit de l'émancipation a été substitué ces vingt dernières années un autre grand méta-récit: la résignation, qui est sans espoir, sans héroïsme. [...] C'est ce que la gauche doit dépasser, surmonter. Il est temps de laisser la procession, le deuil des anciennes défaites. [...] Nous avons besoin d'une gauche sans complexe face à l'avenir»
    -Alvaro Garcia Linera, vice-président de l'État plurinational de Bolivie

    "L'Indépendance comprise depuis le maintenant, depuis l'ici, nous oblige à voir jusqu'au passé pour trouver la bonne direction vers l'avenir. C'est pour cela qu'à la thèse réactionnaire de l'Empire et de la bourgeoisie apatride contre la Patrie, nous, nous opposons la thèse combative, créative et libératrice de l'Indépendance et du socialisme
    comme projet ouvert et construction dialectique : l'Indépendance n'est pas atteinte et nous la forgeons dans notre lutte quotidienne et permanente."
    -Hugo Chavez-

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