La Révolution verte, ou comment repenser la voie québécoise vers le socialisme
Le besoin d’une alternative globale
Ni
une réforme radicale dans le système de répartition de la richesse, ni une
démocratisation majeure des institutions politiques ne peuvent, à elles seules,
renverser le mode de production responsable de la crise écologique : le
capitalisme. Il faut non seulement mieux distribuer les ressources produites
par le marché et les entreprises privées, ni simplement contrôler davantage le
gouvernement, mais produire autrement. La révolution verte permet de reposer à
nouveaux frais la question de la sortie du capitalisme et d’esquisser les
contours d’une société écosocialiste, sans employer pour autant un vocabulaire
qui pourrait rebuter certaines personnes peu familières au discours de la
gauche radicale. L’idée de révolution a d’ailleurs l’avantage de désigner un
changement de paradigme, une transformation en profondeur de la sphère
économique, du travail et de l’entreprise. L’adhésion ou non à ce projet
dépendra du caractère désirable, viable et réalisable de l’alternative
proposée, et donc de la capacité de la gauche à mobiliser la population grâce à
l’image positive d’une société postcapitaliste. Comment le disait Marx,
« une idée devient une force matérielle lorsqu’elle s’empare des
masses. »
Trois structures économiques
Afin
de bien saisir les contours d’une nouvelle structure économique, nous ferons
d’abord un détour par une analyse des relations de pouvoir inspirée des travaux
du philosophe et sociologue Erik Olin Wright dans son ouvrage Envisioning Real Utopias (disponible gratuitement ici). Qu’est-ce que le pouvoir ? Bien que ce concept soit
particulièrement controversé et débattu au sein des théories philosophiques,
sociales et politiques, nous le définirons ici comme la capacité des
acteurs à accomplir des choses dans le monde. Cette idée comporte une dimension
instrumentale au sens où elle met l’accent sur les capacités que les agents
utilisent pour accomplir des choses, et une dimension structurelle dans la
mesure où l’effectivité de ces capacités dépend de conditions et de structures
sociales dans lesquelles les personnes agissent[1].
Par exemple, le pouvoir des capitalistes dépend non seulement de leur richesse,
mais des rapports de production comme les droits de propriété privée qui
rendent possible une telle accumulation. Le contrôle d’importantes ressources
économiques ne constitue donc un pouvoir réel qu’à partir de conditions
sociales particulières, à savoir la formation historique du capitalisme.
À
partir de cette perspective générale, nous pouvons distinguer trois formes
particulières de pouvoir : le pouvoir économique est basé sur le contrôle
des ressources économiques, le pouvoir étatique sur la création et le
renforcement des lois sur un territoire, et le pouvoir social sur la capacité
des gens à se mobiliser pour des actions collectives volontaires et
coopératives. Il faut noter ici que le pouvoir social est synonyme du pouvoir
citoyen, soit l’auto-organisation et le renforcement des capacités d’action des
classes subalternes et populaires à l’extérieur des institutions.
De
manière synthétique, nous pouvons influencer les gens en les achetant, en les
forçant ou en les persuadant. Ces trois types de pouvoir correspondent à des
domaines distincts de la vie sociale. Premièrement, la sphère économique est
constituée par les interactions permettant de produire et de distribuer des
biens et services, l’économie capitaliste étant composée majoritairement
d’entreprises privées et d’activités coordonnées par le marché. Deuxièmement,
l’État représente un ensemble d’institutions capables d’imposer des lois et des
règles contraignantes sur un territoire, soit l’appareil juridique, législatif
et administratif possédant le monopole légitime de la violence. Troisièmement,
la société civile est une sphère d’interaction sociale où les individus et les
groupes forment volontairement des associations pour diverses raisons.
Certaines d’entre elles sont organisées de manière formelle avec des membres et
objectifs précis, comme les clubs, partis politiques, syndicats, églises,
associations de quartier, etc. D’autres associations sont de nature plus
informelle, à la manière de réseaux sociaux ou de la communauté. Bien que
chaque société comprenne ces trois types de pouvoir à différents degrés, nous
pouvons distinguer trois structures économiques en fonction de la forme
dominante de pouvoir dirigeant l’activité économique :
1.
Le capitalisme est défini par la propriété privée des moyens de production, qui
permet le contrôle des investissements, de la production et de la distribution
par l’exercice du pouvoir économique.
2. L'étatisme est
caractérisé par la propriété étatique des moyens de production, l'allocation et
l'usage de ressources pour différents objectifs sociaux étant réalisés à
travers une forme de mécanisme administratif d'État.
3. Le socialisme est une structure économique définie par la propriété
sociale des moyens de production, l’allocation et l’usage des ressources étant
effectué par le pouvoir social au sein de la société civile. Cette dernière ne
doit pas être conçue comme un simple espace d'activité, de sociabilité et de
communication, mais aussi comme un espace de pouvoir réel. La propriété sociale
renvoie à la propriété collective d’un bien par tous les membres d’une
unité sociale quelconque, qu’il s’agisse d’un kibboutz ou d’une coopérative par
exemple[2].
Cette grille d’analyse permet de penser à nouveaux frais l’impératif
démocratique. Dans son sens politique, la démocratie peut être conçue comme la
subordination du pouvoir étatique au pouvoir social. L’expression du
« gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ne
signifie donc pas le gouvernement par des élites choisies périodiquement par
l’agrégation de préférences individuelles, mais le gouvernement du peuple
collectivement organisé sous diverses formes : partis, syndicats,
coopératives, organisations citoyennes, associations de quartier, etc.
« La démocratie est donc, en soi, un principe profondément socialiste. Si démocratie est le nom donné à la
subordination du pouvoir étatique au pouvoir social, socialisme est celui de la
subordination du pouvoir économique au pouvoir social. »[3]
Pour le dire autrement, le socialisme est la poursuite de la révolution
démocratique dans la sphère économique, comme le rappelle Jean Jaurès dans sa
célèbre formule : « la Révolution a fait les Français rois dans la
cité, mais les a laissé serfs dans
l'entreprise ».
Du néolibéralisme à la
social-démocratie en déroute
Même si cette typologie vise d’abord à distinguer des structures
économiques, l’articulation des trois formes de pouvoir permet de dégager
différents régimes sociopolitiques comme le néolibéralisme, le social-libéralisme
ou la social-démocratie. Pour ce faire, nous ferons appel à une schématisation
dynamique des relations entre la sphère économique, politique et associative en
fonction de leur capacité à influencer les processus de décision et à
déterminer les normes qui structurent la vie collective. L’utilisation du
langage visuel élaboré par Wright servira à illustrer plus simplement des
relations complexes de pouvoir.[4]
Dans le régime néolibéral, la forme dominante du pouvoir réside dans la
possession d’importantes ressources économiques et la diffusion de la logique
marchande dans l’ensemble des secteurs de la société. Contrairement aux idées
reçues, le néolibéralisme ne doit pas être réduit à l’idéologie du libre marché
et à un retrait de l’État ; il désigne plutôt une nouvelle rationalité
économique qui implique une transformation et un rôle accru de l’État dans le
gouvernement des conduites, la construction du marché et la mise en ordre des
subjectivités[5]. Le
néolibéralisme, étroitement lié à la logique de la « gouvernance » et
du management, augmente la porosité entre le secteur public et privé par un
discours prônant les valeurs entrepreneuriales comme la bonne gestion, le
partenariat, la responsabilité, l’efficacité, la compétitivité, etc. C’est pour
cette raison que la société civile se trouve elle-même « colonisée »
par la rationalité économique, plusieurs organismes non-gouvernementaux et à
but non lucratif prenant à leur compte ces thèmes et ces modes d’organisation.
De son côté, le social-libéralisme ou « troisième voie », tel
que théorisée par Anthony Giddens et appliqué par les gouvernements de Bill
Clinton et Tony Blair, représente un régime sociopolitique hybride associant
certains présupposés du néolibéralisme avec une attention particulière aux
politiques sociales. La prédominance de l’économie de marché est contrebalancée
par une forte modernisation de l’État, la promotion des droits civiques, la
cohésion de la communauté et une volonté de diminuer les inégalités économiques
sans pour autant remettre en question les causes structurelles de celles-ci.
D’une certaine manière, elle récuse la tendance conservatrice et autoritaire du
néolibéralisme de Ronald Reagan et Margaret Thatcher pour favoriser la
conciliation des sphères économique, politique et associative par le dialogue. L’idée
de « démocratie associative », telle que défendue par les théoriciens
Paul Hirst, Joshua Cohen et Joel Rogers, vise à mettre les ONGs et les associations
au cœur du renouvellement démocratique, tout en restant prisonnier d’une
conception libérale de la société civile[6].
« Ce modèle social-libéral peut prendre en compte les conditions
socioéconomiques et politiques de l’exercice du pouvoir, sans pour autant
interroger structurellement les inégalités sociales. Il intègre une partie de
la critique féministe quand celle-ci défend par exemple l’intégration des
femmes dans le marché du travail comme un apport au développement économique.
Dans ce modèle, l’empowerment prend place dans une chaîne d’équivalences aux
côtés des notions d’égalité, d’opportunités, de lutte contre la pauvreté, de
bonne gouvernance, d’autonomisation et de capacité de choix. »[7]
Ainsi, ce modèle considère le pouvoir citoyen comme un vecteur d’inclusion et
de prise en charge de la collectivité permettant de diminuer le fardeau de
l’État et d’améliorer la bonne marche de l’économie de marché, et non comme le
tremplin d’une transformation sociale.
Par ailleurs, la social-démocratie renvoie à la régulation du secteur
privé par l’État et des entreprises publiques fortes, le pouvoir étatique étant
contrôlé par le pouvoir social via la démocratie représentative. Elle définit
un régime sociopolitique plus étatiste que le néolibéralisme et le
social-libéralisme, qui mettent surtout de l’avant l’économie de marché et la
société civile. La social-démocratie est sans doute ce qui caractérise le mieux
le modèle québécois forgé par les réformes de la Révolution tranquille. La
nationalisation de l’hydro-électricité, la création d’importantes institutions
et entreprises publiques et la mise sur place de programmes sociaux donnent à
l’État un rôle accru. Celui-ci est d’ailleurs le garant du consensus national,
qu’il négocie avec les « partenaires sociaux » que ce sont les
centrales syndicales et le milieu patronal.
Néanmoins, la social-démocratie se retrouve dans une double
impasse : sur le plan économique, une faible croissance et une crise
fiscale amènent une importante pression sur les finances publiques, tandis que
la corruption et la crise de légitimité des institutions politiques font en
sorte que la démocratie représentative ne parvient plus à canaliser les
demandes populaires, l’État devenant largement au service des élites et du
milieu des affaires. De manière générale, l’effondrement du bloc soviétique,
l’affaiblissement du mouvement ouvrier ainsi que l’absence d’alternative
crédible confirment la victoire idéologique du néolibéralisme sur la classe
politique. La social-démocratie est en panne d’idées, se tournant alors vers le
social-libéralisme ou le modèle suédois pour essayer de rénover vainement le
modèle québécois.
Un nouveau type de
socialisme
Quel régime sociopolitique est-il susceptible de réaliser une
transformation du système économique et d’assurer une véritable transition
écologique? Ni le social-libéralisme qui accepte les règles du jeu capitaliste,
ni l’étatisme de la social-démocratie ne peuvent prétendre mettre sur pied les
bases d’une nouvelle société libérée du carcan productiviste et de la dictature
des marchés financiers. Reste-t-il uniquement comme alternative le socialisme
étatiste qui vise le renversement du capitalisme par la prise du pouvoir
d’État, la nationalisation des moyens de production et la planification
centralisée de l’économie? Si nous considérons la dictature du prolétariat puis
du Parti-État sur l’ensemble de la société comme foncièrement incompatible avec
l’égalitarisme démocratique radical de la révolution citoyenne, alors il ne
semble plus rester de perspectives d’émancipation.
Heureusement, il existe une « quatrième voie » qui réhabilite
une conception conflictuelle et anti-capitaliste de la société civile : le
socialisme participatif. Cette perspective insiste davantage sur le contrôle
démocratique des institutions politiques, l’extension de l’économie sociale et
solidaire et le ré-encastrement de l’économie de marché par des normes sociales
et écologiques collectivement définies. Contrairement à l’anarchisme ou au
communisme qui souhaitent l’abolition ou le dépérissement de l’État, le
socialisme participatif considère que cette institution est nécessaire pour
soutenir et protéger la société civile contre les forces du marché. L’État peut
avoir un certain rôle à jouer sur le plan de la redistribution et de
l’organisation des services publics, qui ne peuvent pas toujours être fournis
par des collectifs citoyens autogérés.
Bien qu’un tel scénario ne soit jamais complètement réalisé, l’exemple
du budget participatif de Porte Alegre est probablement ce qui se rapproche le
plus de cet idéal. L’objectif de la démarche participative est alors une
participation active des citoyens à la gestion des ressources communes et au
contrôle de la machine administrative, ainsi que l’inversion des priorités
sociales en faveur des classes subalternes. Ce projet suppose une
« démocratisation de la démocratie » par l’articulation de la
démocratie directe et représentative permettant un réel partage du pouvoir
décisionnel à plusieurs échelles. Les institutions démocratiques doivent
laisser place au conflit et à la coopération, la contestation et la
délibération, assurer une co-construction des politiques publiques et une co-décision
entre les élus et les citoyens, ainsi qu’une forte autonomie à la société
civile[8].
Si
le socialisme participatif prend la forme de la révolution citoyenne dans la
sphère politique, elle incarne une révolution verte dans la réorganisation de
la sphère économique. La révolution verte insiste sur les activités humaines
qui permettent de nouer un rapport d’appartenance avec la communauté et
l’environnement. Elle représente une réforme radicale du modèle de
développement par la relocalisation et la démocratisation des activités
économiques, en transformant les entreprises pour qu’elles deviennent vertes et
à échelle humaine : coopératives, économie sociale et solidaire, PME,
agriculture de proximité, etc. La révolution verte implique également un contrôle
démocratique des ressources naturelles, les communautés locales ayant le droit
de décider par elles-mêmes de l’usage de leur territoire. Gestion écosystémique
des forêts, planification urbaine participative, délibérations démocratiques
sur les projets d’exploitation, aménagement durable du territoire,
développement local et régional, toutes ces facettes de la révolution verte
permettent de redonner le pouvoir aux citoyen(ne)s sur leur environnement et
leur économie.
Au-delà de la sortie du pétrole
Cette
perspective a l’avantage d’intégrer les principales composantes du plan de
sortie du pétrole de Québec solidaire (développement massif des transports
collectifs, chantier d’efficacité énergétique, énergies renouvelables)[9],
sans insister sur l’objectif d’un renoncement aux hydrocarbures d’ici 2030.
Entendons-nous bien : la lutte contre l’exploitation pétrolière, le gaz de
schiste et les projets d’oléoducs représente un combat essentiel à mener dans
les prochaines années. Mais cela ne peut représenter l’idée directrice d’un
plan qui devra restructurer des pans entiers de l’économie québécoise,
l’aménagement du territoire, l’agriculture, etc. La révolution verte insiste
moins sur l’abandon d’une ressource énergétique qui amènera par ailleurs des
conséquences économiques, que sur la transformation de la structure économique
qui permettra l’abandon progressif d’énergies sales. Autrement dit, la
transition énergétique est l’une des pièces d’un grand projet d’émancipation
sociale, et non son fil d’Ariane.
La
révolution verte met en arrière-plan les importants investissements publics
(sans y renoncer) et le discours néo-keynésien (New Green Deal) qui prête le
flanc à l’étatisme et à l’idée d’une croissance verte qui ne tient pas compte
du mur écologique qui nous attend vers 2025-2030[10].
L’étatisme débouche trop souvent sur l’idée d’une économie mixte (économie de
marché régulée associée aux entreprises publiques) ou d’une économie
centralement planifiée. Il est nécessaire de déplacer l’accent de la nationalisation vers le concept de socialisation, c’est-à-dire
l’appropriation sociale des moyens de production par le biais d’associations,
de coopératives et de services publics contrôlés démocratiquement par les
citoyen(ne)s.
La
révolution verte permet ainsi de donner chair à l’idée d’une « économie
plurielle, basée sur des valeurs d’équité, de solidarité, de diversité,
d’autogestion et de liberté, sous des conditions d’équilibre écologique et
d’efficacité, incluant l’exploration de systèmes économiques alternatifs. »[11]
Bien qu’elle laisse au secteur public un rôle non négligeable, cette conception
anti-étatiste vise à long terme la socialisation des activités économiques par
le rôle structurant des coopératives, le milieu communautaire et les
organisations à but non lucratif, tout en gardant une place aux petites et
moyennes entreprises privées qui répondent à des normes sociales et
écologiques. Ce modèle de socialisme participatif laissent une place secondaire
à la propriété privée et au marché à l’intérieur d’une République
décentralisée, où le pouvoir citoyen incarne la souveraineté populaire dans la
sphère politique et économique.
Par
ailleurs, la révolution verte doit articuler soigneusement la question urbaine
et rurale, le droit à la ville et la revitalisation des villages, afin de
proposer une transformation du système économique à la fois globale et adaptée
aux différentes régions du Québec. De plus, elle ne doit pas oublier la
question du « travail », qui inclut non seulement la question de la
gestion hiérarchique ou démocratique de l’entreprise, mais le monde syndical
qui demeure souvent allié aux intérêts du patronat dans le maintien des
énergies sales ou d’industries non durables. Une alliance entre les groupes
écologistes, les comités citoyens, et les travailleurs et travailleuses est un
aspect incontournable d’une stratégie de gauche en faveur d’une transition
sociale et environnementale. La reconversion écologique des industries et les
« emplois verts » (électrification des transports collectifs, rénovation
des bâtiments, développement des énergies renouvelables, agriculture paysanne),
pourraient ainsi susciter un large appui des classes ouvrières, moyennes et
populaires, car ce seront elles et non l’État qui bâtiront concrètement les
infrastructures du Québec de demain.
Enfin,
le concept de révolution verte, éclairé par la perspective du socialisme
participatif qui l’articule à la révolution citoyenne, permet de donner une
cohérence au projet économique de Québec solidaire en mettant l’accent sur le
pouvoir régional et les initiatives locales. Il concrétise ce qu’on doit
entendre par « une économie au service du bien commun », en incluant
le plan de sortie du pétrole (énergie, transport et climat) dans un plan qui
met de l’avant la souveraineté alimentaire, l’occupation dynamique du
territoire, le soutien à la relève et l’innovation, le développement régional,
les entreprises locales, la démocratie économique, l’autogestion, la
décentralisation, la gestion communautaire des ressources naturelles,
l’aménagement de milieux de vie sains, le verdissement des villes et la
revitalisation des collectivités territoriales.
Tous
ces éléments étaient déjà présents dans la plateforme de Québec solidaire, mais
ils étaient mis sous l’ombre d’un grand projet de relance économique par
l’État, qui prêtait facilement le flanc à l’argument des dépenses publiques
astronomiques (28 G$ en 5 ans) et à une critique de son montréalo-centrisme
(20G$ pour le transport collectif seulement, dont presque la moitié dans la
grande région de Montréal). Cette restructuration est sans doute bénéfique et
nécessaire, mais il n’en demeure pas moins qu’elle privilégie la création
d’emplois par le haut et non la mise sur pied d’alternatives économiques par la
base. C’est pourquoi il est nécessaire de dépasser la perspective d’une
social-démocratie verte pilotée par une classe politique éclairée par un
écosocialisme participatif ancré dans le développement d’initiatives locales et
une démocratisation de l’économie qui renforce le pouvoir citoyen sur l’ensemble
du territoire québécois.
Digression sur l’économie sociale et
solidaire
Le
concept d’économie sociale et solidaire (ESS) sur lequel s’appuie la
perspective du socialisme participatif doit être précisé. En effet, cette
notion est souvent définie vaguement, à la manière d’autres notions à la mode
comme le « développement durable » ou la « transition ».
Elle peut renvoyer autant au statut juridique des organisations concernées
(associations, coopératives, mutuelles), qu’à un « tiers secteur »
qui rassemblerait l’ensemble des activités extérieures à l’économie marchande
et publique. Le Chantier d’économie sociale du Québec définit cette notion de
la manière suivante : « Pris dans son ensemble, le domaine de l’économie
sociale regroupe l’ensemble des activités et organismes, issus de
l’entrepreneuriat collectif, qui s’ordonnent autour des principes et règles de
fonctionnement suivants :
- l’entreprise de l’économie sociale a pour finalité
de servir ses membres ou la collectivité plutôt que de simplement engendrer des
profits et viser le rendement financier;
- elle a une autonomie de gestion par rapport à
l’État;
- elle intègre dans ses statuts et ses façons de faire
un processus de décision démocratique impliquant usagères et usagers,
travailleuses et travailleurs;
- elle défend la primauté des personnes et du travail
sur le capital dans la répartition de ses surplus et revenus;
- elle fonde ses activités sur les principes de la
participation, de la prise en charge et de la responsabilité individuelle et
collective. »[12]
Au début des années 2000, l’économie sociale regroupait plus de 7000 entreprises
collectives (coopératives et OSBL), 150 000 emplois, 17 G$ en chiffre
d’affaires et représentait plus de 8% du PIB. Néanmoins, elle ne semble pas
représenter pour l’instant une « alternative » cohérente au système
capitaliste, celle-ci cherchant plutôt à gagner une légitimité auprès du
secteur public et privé dans une logique de concertation. Par exemple, si le projet de
renforcement de l'économie sociale à Montréal est une excellente nouvelle en
soi, les motivations sous-jacentes demeurent social-libérales, voire
néolibérales : relancer l'économie dans les espaces vacants du marché,
augmenter l'attractivité de la ville pour les grandes entreprises, améliorer la
compétitivité, etc. Les « innovations sociales » sont ainsi au cœur de
luttes idéologiques entre discours cherchant à dépasser ou à consolider le
modèle dominant de développement.
Dans un contexte comme
le nôtre, l’économie sociale peut rapidement perdre son potentiel émancipateur
en s'hybridant à la logique marchande et aux techniques dominantes du
management. Les caisses populaires Desjardins représentent un excellent exemple
de ce phénomène, les organisations non-capitalistes imitant les entreprises
privées qui les entourent par un processus d’« isomorphisme
organisationnel ». Comme le dit Jean-Louis Laville : « les
coopératives pensaient changer le marché ; c’est le marché qui a changé
les coopératives ». Mais ce n’est pas pour autant une fatalité, car il est
possible de politiser les acteurs et actrices de l’économie sociale par un
projet visant la construction d’une économie postcapitaliste, à la manière du
« socialisme associatif » de Pierre Leroux, des républicains de
gauche et d’autres socialistes au XIXe siècle.
C’est pourquoi nous
limiterons l’usage du terme « économie sociale » à sa définition
minimale (en bleu) qui se prête à une récupération par les
entreprises capitalistes (en jaune) et utiliserons l’expression « économie
solidaire » pour marquer une perspective émancipatrice associée à un
projet général de démocratisation de l’économie (en vert). L’ESS ne pourra devenir
une alternative qu'à condition d’être décolonisée de l’imaginaire néolibéral
(dimension idéologique) et d’un renversement du rapport de force entre le
pouvoir économique et politique par le « réencastrement » de
l'économie dans la société par des normes collectives et écologiques élaborées
démocratiquement (dimension institutionnelle). Cela n'adviendra qu'avec une
forte régulation du marché, ainsi que l'abolition de la propriété privée des
principaux moyens de production. L'ESS en soi n'est donc pas une alternative,
quoiqu'elle représente un élément clé d'une économie postcapitaliste,
c'est-à-dire d’une société libérée de la dictature du grand capital et des
forces du marché.
[1] Erik Olin Wright, Envisioning
Real Utopias, Verso, London, 2010, p.112
[2] Ibid., p.120-121
[3] Erik Olin Wright, En
quête d’une boussole de l’émancipation. Vers une alternative socialiste,
Contretemps, 2012. http://www.contretemps.eu/interventions/en-quête-dune-boussole-émancipation-vers-alternative-socialiste-0
[4] Erik Olin Wright,
« Transforming Capitalism through Real Utopias », American Sociological Review, XX(X)
1–25, 2012, p.13-19
[5] Pierre Dardot, Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La
Découverte, Paris, 2009
[6] Ash Amin, « Beyond
associative democracy », New
Political Economy, vol.1, no.3, 1996, p.309-333
[7] Marie-Hélène Bacqué, Carole Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice,
La Découverte, Paris, 2013, p.16
[8] Marie-Hélène Bacqué, Yves Sintomer, Henri Rey, Démocratie participative et gestion de
proximité, La Découverte, Paris, 2015, p.298-299
[9]
Québec solidaire, Plan de sortie du
pétrole 2015-2030, mars 2014.
[11] Québec solidaire, Pour
une économie solidaire, écologique et démocratique, enjeu II, 2011. http://www.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2012/08/Programme_de_QS-_Pour_une_economie_solidaire_verte_et_democratique.pdf
Parce que ça s'accorde très bien avec cette merveilleuse série de textes:
RépondreSupprimer« Les pauvres, les ouvriers, les femmes, les indigènes ont un sens de l'appartenance sociale. Mais ce qui manque est un sentiment de «destiné». Et sans destiné il n'y a pas d'alternative viable. Où allons-nous? [...] Sans alternative, la lutte s'effondre. [...] Tous les êtres humains ont besoin de grands récits et je pense que tant qu'il y aura de l'humanité [...] il y aura toujours de grands espoirs, de grands récits. Comme disent les post-modernistes, nous ne vivons pas à une époque où ont disparus les méta-récits. Ce qui se passe c'est qu'au récit de l'émancipation a été substitué ces vingt dernières années un autre grand méta-récit: la résignation, qui est sans espoir, sans héroïsme. [...] C'est ce que la gauche doit dépasser, surmonter. Il est temps de laisser la procession, le deuil des anciennes défaites. [...] Nous avons besoin d'une gauche sans complexe face à l'avenir»
-Alvaro Garcia Linera, vice-président de l'État plurinational de Bolivie
"L'Indépendance comprise depuis le maintenant, depuis l'ici, nous oblige à voir jusqu'au passé pour trouver la bonne direction vers l'avenir. C'est pour cela qu'à la thèse réactionnaire de l'Empire et de la bourgeoisie apatride contre la Patrie, nous, nous opposons la thèse combative, créative et libératrice de l'Indépendance et du socialisme
comme projet ouvert et construction dialectique : l'Indépendance n'est pas atteinte et nous la forgeons dans notre lutte quotidienne et permanente."
-Hugo Chavez-