Dépasser les élections nationales : vers une nouvelle stratégie fédérale
Partie I : les multiples soubassements d’une
intuition féconde
L’objectif de ce texte est d’esquisser les
contours d’un nouveau projet politique qui pourrait être mis sur pied dès les
prochains mois et présenter des candidatures populaires et citoyennes lors des
prochaines élections fédérales. Les facteurs à l’origine de cette réflexion
résident dans l’insatisfaction des options politiques existantes à l’échelle
canadienne, la lecture du livre Constituer
le Québec de Roméo Bouchard, l’émergence du média indépendant Ricochet,
ainsi que la découverte du parti espagnol Podemos
qui obtint un résultat spectaculaire aux dernières élections européennes.
La rencontre de ces éléments hétérogènes,
fruit des circonstances sociales, historiques et idéologiques de cette étrange
période de transition civilisationnelle, a permis de déclencher une
« catalyse philosophico-pratique » d’un lent processus de rumination
intellectuelle et militante, qui tenta d’intégrer les différentes questions qui
ont été ressassées au fil des 67 derniers articles publiés sur ce blogue :
question écologique, question sociale, question nationale, question municipale.
Curieusement, la synthèse politique de ces multiples problèmes en tension fut
rendue possible par l’inclusion de dimensions extérieures au cadre national qui
furent négligées jusqu’à maintenant : la question autochtone, canadienne
et internationale.
Par ailleurs, ces différentes élucubrations
théoriques émanent fondamentalement d’un problème pratique, à savoir le mode
d’organisation politique « approprié » à la convergence des luttes
populaires nécessaires à la réalisation du double objectif d’émancipation
nationale et de transformation sociale, et
ce dans une perspective de démocratisation radicale opérant à plusieurs
échelles simultanément. La stratégie ici esquissée vise à dépasser le
double écueil de la gauche québécoise antilibérale : d’une part,
l’obsession de Québec solidaire pour la démocratie représentative et la conquête
du pouvoir d’État à l’échelle nationale ; d’autre part, le dogme de la
démocratie directe et le confinement du mouvement libertaire à l’échelle
locale. Il ne s’agit pas de rejeter ces deux chemins de l’émancipation qui
participent involontairement à une certaine division du travail politique, mais
de surmonter la séparation de ces approches antagonistes par l’intégration de
leurs mérites perspectifs dans une synthèse qui ne se contente plus de
l’opposition exclusive « réforme ou révolution ». Ce qui est proposée
est rien de moins qu’une « nouvelle gauche intégrale ».
La dérive de la social-démocratie fédéraliste
L’intuition de ce projet est d’abord issue
d’une question très concrète : pour qui devrais-je voter aux prochaines
élections fédérales ? Étant à la fois écosocialiste et indépendantiste, je
ne peux me reconnaître dans les deux candidats potentiels à la représentation
des valeurs de la gauche souverainiste à l’échelle canadienne : le Nouveau
Parti démocratique (NPD) et le Bloc québécois. Le premier parti, fédéraliste et
« social-démocrate », a effectué un important « recentrage »
depuis la mort de Jack et Layton et le leadership de Thomas Mulcair, qui a
d’ailleurs appelé à voter pour la droite (Parti libéral du Québec) lors des
dernières élections provinciales. Si l’objectif est de renverser le
gouvernement conservateur en 2015 par le vote stratégique, les libéraux (PLC)
et les néo-démocrates seraient, grosso modo, des options largement
équivalentes. De plus, les libéraux ont par le passé réussi à polariser davantage
le débat entre fédéralistes et souverainistes, de sorte qu’il serait
« utile », de manière machiavélique, de voter pour ce cher Justin
Trudeau. Ce dernier incarnerait d’ailleurs la boutade de Marx, à savoir que
« tous les grands événements et personnages historiques se répètent
pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois
comme farce ».
Évidemment, loin de moi l’intention cynique
d’appuyer ironiquement un chef opposé à mes valeurs éthiques et politiques.
Dans ce cas, le NPD serait-il un moindre mal ? À regarder de près le
projet de création d’une filière provinciale de cette formation politique, le
NPD-Québec, qui viendrait concurrencer directement Québec solidaire, il serait
absurde d’appuyer un parti mollement progressiste qui ne remet pas en cause le
néolibéralisme et les institutions parlementaires déficientes, et qui viendrait
menacer directement l’unification des forces progressistes québécoises. Outre
ces « intérêts corporatistes », il semble peu probable, de toute
façon, qu’un gouvernement néo-démocrate majoritaire puisse améliorer
substantiellement les choses à l’échelle canadienne. Les deux contradictions
fondamentales, à savoir le capitalisme et la domination fédérale sur le peuple
québécois et les Premières Nations, ne seraient pas remises en question. Le
NPD suivrait alors la trajectoire historique de l’ensemble des partis de
centre-gauche, qui appliquent des mesures d’austérité et des politiques
néolibérales parce qu’ils sont incapables de remettre en question les règles du
jeu de la finance mondiale, la cage de fer du modèle de développement dominant
qui essaie de concilier de manière schizophrénique croissance économique et
préservation de l’environnement.
En rejetant le capitalisme vert et à visage
humain prôné par le NPD, ainsi que son « fédéralisme coopératif » qui
admet sur le bout des lèvres le droit à l’autodétermination des peuples tout en
prônant une forte unité canadienne, il reste alors le Bloc québécois. Ce parti
représente-il une alternative crédible à l’échelle fédérale ? D’une part,
ce parti organiquement relié au Parti québécois et prônant la défense des
intérêts nationaux dans les institutions parlementaires canadiennes, fut créé
dans le but de « préparer le terrain de l’indépendance » et d’offrir
une tribune pour diffuser l’idéologie nationaliste et souverainiste. L’élection
récente de Mario Beaulieu à la tête du parti est représentative à cet
égard ; bien que certains y voient un risque électoral à cause de la ligne
dure de son discours et de sa volonté d’investir pleinement la lutte
idéologique en faveur de l’indépendance, cela n’est pas un problème en soi,
bien au contraire. La question réside dans la manière dont le projet d’émancipation nationale doit être porté
pour recevoir un large écho populaire dans les circonstances historiques du XXIe
siècle.
L’impasse souverainiste
Or, c’est précisément là que le bât
blesse : Mario Beaulieu ne renouvelle pas le discours indépendantiste,
mais fait preuve d’un volontarisme qui ne remet pas en question les
contradictions du mouvement souverainiste traditionnel. La forme de
nationalisme prôné par le nouveau chef, qui fut d’ailleurs appuyé par une dynamique
équipe militante (composée de plusieurs jeunes issus d’Option nationale qui investissent
massivement le Bloc par l’anticipation de l’effondrement de leur parti),
représente au mieux un retour aux sources de l’idéal de René Lévesque, au pire
une caricature d’une idéologie qui peine à se réinventer. Malgré l’importante
crise du mouvement souverainiste, découlant de l’effondrement du Bloc québécois
en 2011 et de la défaite historique du PQ en 2014, et qui laisse théoriquement
aux jeunes la possibilité de changer les choses et de transformer ces deux
partis de l’intérieur, la question fondamentale demeure la suivante :
s’agit-il de vieux vin dans de nouvelles bouteilles, ou de nouveau vin dans de
vieilles bouteilles ? Malgré la bonne volonté de la nouvelle génération
souverainiste formée dans les rangs d’Option nationale, le « sang neuf »
ne semble pas accompagné d’une transformation radicale de l’esprit, car la
stratégie classique reste fondamentalement inchangée.
De plus, l’insistance sur la question
identitaire et linguistique, manifestée par certaines déclarations
controversées de Beaulieu et la centralité de la lutte contre la
« québécophobie », n’augure pas un réel élargissement la cause
souverainiste aux minorités culturelles et à de nouveaux groupes de la
population. Je ne veux pas ici nier l’importance de redéfinir l’identité québécoise
et de préserver la langue française, qui demeurent somme toute précaires à
l’heure de la mondialisation. Mais l’enjeu linguistique est intrinsèquement
polarisant, et ne représente pas une bonne perspective stratégique pour fonder
le projet d’indépendance et rallier une large unité populaire qui dépasserait
la simple majorité francophone. La lutte linguistique, prise isolément,
représente une position défensive et réactive, et non un large projet
d’émancipation qui permettrait de fonder la Nation québécoise sur une nouvelle
base sociale et politique. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas d’abord la
conservation ou la restauration de la culture québécoise menacée par les forces
dissolvantes de l’anglicisation, du multiculturalisme, des droits individuels, etc.,
mais sa reconstruction par l’émergence de nouvelles valeurs collectives de
solidarité qui traversent les clivages traditionnels, en vue de fonder une
nouvelle République en Amérique du Nord.
D’un point de vue pragmatique, le Bloc
québécois pourrait éventuellement reprendre vie par quelques sièges
supplémentaires au Parlement canadien, et redonner un peu d’espoir au mouvement
souverainiste qui peine à se rebâtir. L’objectif à court terme n’est donc pas
de faire peser réellement les intérêts du Québec à l’échelle fédérale, mais de
ralentir le processus de décomposition d’un mouvement en profonde
désorientation. L’important est de ne pas lâcher, de continuer à croire à
l’idéologie souverainiste coûte que coûte. Celle-ci considère la question
nationale comme une priorité politique absolue, les questions sociales,
économiques, écologiques, autochtones étant subordonnées, voire sacrifiées, à
l’éventuel salut par l’indépendance. Le problème est qu’on hiérarchise encore
les luttes populaires en croyant que les intérêts nationaux ne sont pas
traversés par d’importantes contradictions : les intérêts de Québecor et des
employé.es en lock-out ne sont pas les mêmes, ceux de Pétrolia et des
municipalités en lutte pour préserver leur eau potable non plus. Au fond, le Bloc
québécois ne se soucie guère des intérêts pour les classes populaires du reste
du Canada, pourvu que les « intérêts québécois », supposément
uniformes, soient pris en compte. Cette forme de « corporatisme
national » alimente paradoxalement la « québécophobie » qui est
dénoncée par ailleurs, alors qu’il faudrait prôner une solidarité entre peuples
québécois, canadien et autochtones contre l’État pétrolier et impérialiste
canadien.
Une alternative populaire ?
Compte tenu qu’il est peu probable que le Bloc
québécois fasse un virage à gauche en mettant sur un pied d’égalité la question
sociale et nationale, ou que le NPD fasse preuve d’ouverture à l’égard du
projet indépendantiste et retourne aux valeurs du socialisme démocratique, le
changement politique à l’échelle canadienne semble être bloqué. Je me retrouve
donc, comme une majorité de solidaires et de personnes qui en ont marre du
système démocratique actuel, qui ne croient plus aux promesses des grands
partis vieillis et bureaucratisés, dans une position d’orphelin politique.
Devrais-je faire un compromis, c’est-à-dire choisir entre mes valeurs qui me
tiennent à cœur et qui sont incarnées séparément (et de manière
insatisfaisante !) dans deux formations politiques distinctes, la
souveraineté (Bloc) ou la justice sociale (NPD) ? Devrais-je renoncer à me
compromettre et plutôt voter blanc, pour le Parti communiste du Canada, ou le
Parti Rhinocéros ? L’abstention ou un vote de contestation sont-ils une
solution ?
Devrait-on plutôt miser sur les mouvements
sociaux, se retrancher sur la société civile en voie de reconstruction, et
espérer une convergence des luttes qui pourrait être amorcée lors du prochain
Forum social des peuples qui aura lieu pour la première fois à Ottawa du 21 au
24 août 2014 ? Le mouvement Idle no more, les luttes écologistes et
citoyennes contre les projets d’oléoducs, les syndicats en guerre contre Harper
à l’échelle canadienne, tous ces acteurs dispersés et divisés par la langue,
des référents culturels distincts et la force des classes dominantes,
pourront-il se sortir de leur isolément respectif, et entamer un réel dialogue
qui pourrait déboucher sur de nouvelles alliances ? Si cela est possible,
et doit être minimalement essayé afin de donner une chance aux classes
subalternes et aux peuples opprimés de se reprendre en main, resterons-nous
enfermés dans un espace de discussion sans débouchés politiques concrets ?
Comment dépasser ce qui se passe trop souvent avec le mouvement
altermondialiste et les forums sociaux, où les échanges fructueux peinent à se
traduire dans une pratique effective en dehors de ces moments de
« tourisme militant »? Doit-on bouder les urnes fédérales, ou essayer
de s’appuyer sur les luttes sociales pour proposer un projet politique global,
qui pourrait être construit et élaboré différemment à de multiples
échelles locales et nationales ?
Pourrait-on créer une alternative
politique, à l’image de Québec solidaire, c’est-à-dire un parti de gauche
écologiste, féministe, pluraliste et altermondialiste à l’échelle
pancanadienne, qui reconnaîtrait pleinement les projets d’auto-détermination
des peuples québécois et autochtones ? La forme du parti politique
traditionnel serait-elle adaptée à une telle ambition ? Serait-il utopique
de se lancer dans un projet de la sorte, compte tenu des forces fragiles de la
gauche québécoise et canadienne, qui peinent déjà à obtenir un appui suffisant
dans leurs milieux respectifs ? C’est cette interrogation folle, cette
option qui aurait due être écartée d’emblée par souci de « réalisme
politique », qu’il faut prendre à bras le corps. Et si la réponse
était : Oui nous pouvons !
Le croyance que quelque chose est possible
ne suffit pas à sa réalisation, mais elle permet d’ouvrir le champ de
l’envisageable, et donc d’introduire ce qui était précédemment tenu pour
impossible dans le domaine de l’action, qui aura alors pour fonction
d’actualiser cette nouvelle donne par la puissance de la volonté et la patience
du savoir pratique. L’idéalisme pragmatique est la maxime morale qui permettra
au pouvoir citoyen de reprendre en main son destin. « La politique
consiste à creuser avec force et lenteur des planches dures, elle exige à la
fois la passion et le coup d’œil. Il est tout à fait exact, et toute
l’expérience historique le confirme, que l’on n’aurait jamais atteint le
possible si l’on n’avait toujours et sans cesse dans le monde visé
l’impossible. »[1]
Très intéressant, j'ai hâte de lire la suite. Cependant dans ton analyse des partis politiques canadiens, tu sembles complètement oublier le parti vert du canada qui est, parmi les partis capable d'avoir des députés, celui le plus à gauche. Ça ne serait pas une option intéressante ?
RépondreSupprimerOui, moi aussi je me pose cette question, Jonathan, d'autant plus que la cause environnementale me semble être l'enjeu le plus crucial au Canada en ce moment, avec les sables bitumineux, les projets de pipelines et, pour couronner le tout, les politiques obscurantistes de Harper qui ont fait ces dernières années fermer des dizaines de centres de recherche au pays.
RépondreSupprimerAutre chose : est-ce qu'une alliance Verts-NPD, selon toi, est envisageable ? Si le plan est de battre les Conservateurs sans se retrouver avec les Libéraux — dont les soucis écologiques me semblent
d'ordre plutôt cosmétique —, il me semble qu'une telle alliance, affichant un mandat écologiste fort, serait susceptible de renouveler la vague progressiste qu'on a connue en mai 2011.
La question écologique me semble primer à l'heure actuelle sur celle de l'axe gauche-droite, quoiqu'elles sont intimement reliées. Si les politiques de droite mènent à la destruction de l'environnement et de l'équilibre écologique, voire à un réchauffement catastrophique de la
planète, il faut que celles de gauche, ne se contentent pas de les ralentir ou de les stopper, mais inversent radicalement, constructivement la tendance, éclairées de solides connaissances en
sciences environnementales.
J'aime ton idée d'un nouveau parti politique canadien, Jonathan, mais l'échéancier me semble un peu serré… Il me semble en tout cas qu'au Canada aujourd'hui, et sans doute encore plus demain, c'est la
question vitale et de plus en plus criante de l'environnement qui est la plus apte à rallier les progressistes.
Quant à la question de l'indépendance du Québec, c'est ce dernier qui en décidera, non ? Le Bloc peut s'en faire l'avocat sur la scène canadienne, mais je doute que ce soit de l'énergie très bien dépensée…
La réflexion de Jonathan me semble très féconde. Voici quelques remarques à chaud.
RépondreSupprimerJ'ai assisté à la conférence Marxism 2014 à Toronto ce printemps. C'était tout de suite après l'élection ontarienne et l'atelier le plus couru a probablement été celui sur le NPD. Il en ressort pour moi une double constatation. D'une part, une bonne partie de la gauche canadienne en a assez des glissements à droite répétés du NPD, tant dans l'exercice du pouvoir que dans sa manière de mener des campagnes. Ce parti se détache de plus en plus de sa base militante historique dans les syndicats et autres groupes militants. En même temps, cette gauche de la gauche canadienne (qui se reconnaît dans l'altermondialisme, l'anti-impérialisme, la solidarité avec la Palestine et avec les Premières nations, etc.) n'a pas accumulé l'énergie sociale nécessaire pour complètement quitter l'orbite du NPD, encore perçu (à tort ou à raison) comme le parti du 99% contre les partis du patronat.
Il y a donc ici une contradiction qui peut trouver une solution pratique. Si on décidait de présenter un nombre limité de candidature en 2015 (de toutes façons, on n'aurait pas le temps ou l'expérience nécessaires pour 300 candidatures et plus) et qu'on choisissait les circonscriptions en évitant les endroits où ces candidatures pourraient faire perdre une lutte serrée au NPD ou au parti Vert (voir même du Bloc...)? Je pense à Vanier dans la région d'Ottawa, à Papineau et Outremont à Montréal... De vastes coalitions pourraient se former au tour de ces candidatures, un peu sur le modèle de Chartrand contre Bouchard en 1998 ou de Cliche dans Mercier en 2001. (À suivre...)