Des nouvelles interfaces politiques
Partie III : La troisième vague et le « non-parti »
du M5S
En faisant une typologie des partis de
gauche de 1960 à nos jours, nous pouvons les classer schématiquement en trois moments
historiques. La première vague, qui a connu son moment fort de 1960 à 1980,
rassemble la gauche social-démocrate, socialiste et communiste. Avec
l’effondrement du communisme d’État, la montée du néolibéralisme et la dérive
de la social-démocratie vers le social-libéralisme, une deuxième vague apparue
à l’aube des années 2000. Une gauche radicale et altermondialiste prit le
relais par la création de nouveaux partis-coalitions, qui visaient à
reconstruire les éléments démembrés de la gauche classique par la crise des
années 1980-1990. Québec solidaire, les différents partis de la gauche
européenne (Syriza, Die Linke, Front de gauche), ainsi que la gauche
latino-américaine qui a pris le pouvoir au Venezuela, en Bolivie, et en Équateur
dans les années 2000 (Chavez, Morales, Correa) participent de ce même mouvement
politique à l’échelle internationale.
Par ailleurs, une troisième vague de la
gauche émerge depuis le début des années 2010, qui se caractérise par
d’apparition de mouvements de contestation populaires (printemps arabe,
Indignados, Occupy Wall Street, printemps québécois, insurrections à Istanbul,
au Brésil, etc.) et de nouvelles formes
d’organisation « post-partisanes » difficiles à cerner par les
schémas traditionnels. La stratégie essentielle de ce nouveau type de parti
politique consiste paradoxalement à ne
pas être un parti. Ceci s’explique notamment par la crise endémique du
parlementarisme qui n’a pas réussi à surmonter la crise mondiale de 2007, les
partis de centre-gauche comme ceux de centre-droite continuant d’appliquer les
mêmes politiques néolibérales et des plans d’austérité, ce qui contribue à la
montée des extrêmes et du populisme, à la dénonciation de la finance mondiale, à
la crise de l’Europe, etc. Si ce contexte de crise sociale favorise la poussée
de l’extrême-droite à titre d’alternative (supposée) au système, elle contribue
également à l’émergence de « populismes potentiellement progressistes »
qu’il faut regarder de plus près.
Le premier exemple est le « Mouvement 5 étoiles » (Movimento 5 Stelle
ou M5S en italien) créé le 4 octobre 2009 à partir du blog de l’humoriste Beppe
Grillo. Ce mouvement politique italien, qui se qualifie d’« association
libre de citoyens », a d’abord participé aux élections municipales et
régionales en faisant élire quelques conseillers, puis a obtenu plus de 23,5%
au Sénat et 25,5% à la Chambre des députés aux élections nationales de 2013,
gagnant pas moins que 163 parlementaires à leur première expérience
électorale !
Le M5S, qui se désigne comme un
« non-parti », prône la participation directe des citoyen.nes dans la
gestion des affaires publiques à travers des formes de cyberdémocratie, et
utilise abondamment les réseaux sociaux comme moyen d’information. Il vise non
seulement à changer radicalement la société, mais la façon même de faire de la
politique ; ils considèrent que les gens ne devraient plus déléguer leur
pouvoir aux partis, qui sont devenus des intermédiaires archaïques et corrompus
entre les citoyen.nes et l’État, servant les intérêts des lobbies et du pouvoir
financier. Les candidat.es aux élections européennes furent sélectionnés par un
vote en ligne, et aucune personne ne peut obtenir plus de deux mandats à
n’importe quel échelon (local, régional, national ou européen) car la
politique est considérée comme étant un « service temporaire ». Le
M5S propose également un « zero-cost politics » par l’auto-réduction
des salaires des élu.es et le rejet du remboursement public des dépenses
électorales, en privilégiant le socio-financement (crowdfunding) et en
redonnant les montants excédentaires à un fonds de micro-crédit pour le
développement des petites et moyennes entreprises.
Sur le plan idéologique, les cinq étoiles
du logo symbolisent l’eau publique, les transports durables, le développement
durable, la connectivité et l’environnement. Le V majuscule représente à la
fois le « V » de victoire et le mot vaffanculo qui signifie « va te faire foutre ».
Cette dernière expression fut attachée au V-Day, une initiative populaire
lancée par Beppe Grillo qui visait à dénoncer la corruption du gouvernement à
travers la campagne parlamento pulito
(parlement propre). En fait, ce « non-parti » opère un curieux
mélange idéologique qui dépasse à certains égards le clivage
gauche/droite : populisme, cyberdémocratie, écologie politique, décroissance,
anti-corruption, antipartisme, altermondialisme, anticapitalisme,
euroscepticisme. D’un point de vue économique, il préconise la création
d’emplois verts, le développement d’énergies propres, et s’oppose à des projets
coûteux et polluants comme les incinérateurs qui nuisent à la qualité de vie.
Il touche également des thèmes de la droite comme la réduction de la dette
publique à travers de fortes coupures dans les dépenses de l’État, notamment
par l’usage de nouvelles technologies pour éliminer les intermédiaires entre les
citoyen.nes et les services publics. Le M5S propose des politiques
progressistes comme le revenu de citoyenneté, s’oppose à toute règlementation
d’Internet, à l’énergie nucléaire et aux projets de TGV, mais fait
(curieusement) partie du groupe parlementaire « Europe libertés
démocratie », qui rassemble une partie de la droite nationaliste,
identitaire, populiste et eurosceptique (qui inclut entre autres le fameux
parti britannique UKIP).
Vers une nouvelle gauche
populaire: l’exemple de Podemos
Si
le Mouvement 5 étoiles rejette explicitement le clivage gauche/droite, peut-il
être situé tout de même à gauche de l’échiquier politique ? Malgré
certaines positions ambiguës et une idéologie hybride qui se laisse
difficilement catégoriser, il semble que sa base électorale soit principalement
au centre-gauche[1]. Par
ailleurs, son projet écologiste qui vise une démocratisation radicale des
institutions politiques s’oppose à l’étatisme et à la construction européenne
parce qu’ils ont tendance à centraliser le pouvoir et à vider de sa substance
la souveraineté populaire. Le populisme du M5S est donc beaucoup plus progressiste
que le populisme d’extrême droite, qui ne remet aucunement en question le
capitalisme et le productivisme destructeur de l’environnement, en proposant
généralement des politiques conservatrices et réactionnaires. Mais le mouvement
de Beppe Grillo n’est pas forcément en synergie avec l’héritage de la gauche
historique et les mouvements sociaux, de sorte qu’il représente davantage un
populisme à saveur progressiste qu’une véritable « gauche
populaire », c’est-à-dire un mouvement qui aurait adapté son projet de
transformation sociale dans le moule d’un discours à la fois populiste et
émancipateur.
Le
meilleur exemple de cette nouvelle gauche populaire est sans doute le mouvement
Podemos, cofondé par son porte-parole charismatique, Pablo Iglesias, qui
« incarne à lui seul certaines des mutations
de la gauche espagnole. Ce professeur de sciences politiques, né en 1978 à
Vallecas, dans la banlieue sud de Madrid, a fondé début 2014 Podemos (« nous
pouvons »), un collectif né dans
le sillage des mobilisations « indignées ». À peine quatre mois
plus tard, ce mouvement rassemblait 1,2 million de voix aux élections européennes
de mai et décrochait cinq sièges d'eurodéputés. Vedette
des réseaux sociaux, connu pour des émissions télé de débat politique (dont
La Tuerka), Iglesias veut faire de Podemos une alternative aux partis de
gauche traditionnels, à commencer par les socialistes du PSOE. »[2]
Comment
expliquer un tel succès électoral pour un parti de gauche radicale, qui fait
même concurrence aux écolo-communistes d'Izquierda Unida
au sein du même groupe parlementaire européen (Gauche unitaire
européenne) ? Selon Pablo Iglesias, « ce qui nous différencie, ce
n'est pas tant le programme. Nous voulons un audit de la dette, la défense de
la souveraineté, la défense des droits sociaux pendant la crise, un contrôle
démocratique de l'instrument monétaire… Ce
qui nous différencie, c'est le protagoniste populaire et citoyen. Nous ne
sommes pas un parti politique, même si nous avons dû nous enregistrer comme
parti, pour des raisons légales, en amont des élections. Nous parions sur le
fait que les gens « normaux » fassent de la politique. Et ce n'est
pas une affirmation gratuite : il suffit de regarder le profil de nos
eurodéputés pour s'en rendre compte (parmi les cinq élus, on trouve une
professeur de secondaire, un scientifique, etc.) ».[3]
La particularité de ce parti « nouveau
genre » ne réside donc pas dans son idéologie ou son projet de société,
mais dans son modèle d’organisation souple et horizontal. Il représente une « innovation
politique » qui dépasse la séparation traditionnelle entre le parti et les
mouvements sociaux, en traduisant les pratiques de démocratie participative et
délibérative des grandes contestations populaires qui ont suivi le printemps
arabe sur le plan institutionnel. Il représente en quelque sorte la « forme
politique enfin trouvée » de l’émancipation populaire ; les luttes
sociales et initiatives citoyennes peuvent dès lors dépasser leur méfiance du
pouvoir et des partis pour construire directement et collectivement un projet
politique capable de se confronter aux urnes tout en restant ancré à la base
par des « cercles ».
Podemos reprend d’une certaine façon la
méthode d’élaboration du programme de Québec solidaire par les « cercles
citoyens », mais utilise pleinement les nouvelles technologies de
communication par une démarche inspirée du modèle collaboratif de Wikipédia.
Cela permet d’inclure un nombre beaucoup plus élevé de citoyen.nes, tout en
réduisant substantiellement le temps nécessaire à ce processus participatif,
qui fut capable d’élaborer une plateforme pour les élections européennes en
moins d’un mois ! Cette structure légère est l’un des atouts majeurs du
mouvement qui lui permet de s’organiser efficacement, sans négliger le lien
entre les urnes et la rue, ni entre le monde virtuel et les assemblées locales
organisées dans des espaces publics de proximité.
Une interface pas comme les
autres
« Bien qu’il soit à l’initiative de la
liste électorale, le mouvement politique Podemos s’est développé en Espagne via
des « cercles » formés sur les réseaux sociaux. Des assemblées de
quartier, des universitaires ou des partis anti-capitalistes sont à l’origine
de ces regroupements virtuels. Pas de nombre minimum de participants, pas
besoin d’affiliation, ni de donner son identité seulement un nom et une adresse
mail suffisent pour faire partie d’un cercle. À la veille des élections, 400 cercles virtuels s’étaient constitués de
manière spontanée. Le parti Podemos n’a pas de bâtiment ni de lieux
physiques. Les rencontres et assemblées se programment sur Internet et se font
dans la rue sur des places. Mauro Fuentes, directeur d’une multinationale
spécialiste en réseaux explique dans un article d’El Pais qu’« Internet fait partie de son ADN. Le parti vit
grâce aux réseaux sociaux, mais ne les utilisent pas comme un moyen de
propagande, sinon comme un moyen pour s’organiser ». Un guide sur la création de
cercles est disponible sur le site du parti et la démarche à suivre est
similaire à l’organisation et au fonctionnement des assemblées du mouvement du
15M. Les cercles peuvent être reproduits et dissouts facilement. »[4]
Enfin, il est temps de concevoir le parti
comme une interface entre les
citoyens et l’État, soit un dispositif qui permet des échanges et interactions
entre différents acteurs. En chimie, une interface est une surface entre deux
produits où ont lieu des phénomènes comme la catalyse, ce qui résonne avec la
conception gramscienne du parti comme « expérimentateur historique des
conceptions du monde », ou l’« élaborateur des intellectualités
nouvelles et intégrales ». En géographie enfin, une interface est un
espace permettant la mise en relation de deux espaces ou territoires ;
c’est une zone de contact entre deux pays ou régions, qui accélère les échanges
économiques et culturels (nous reviendrons sur cette signification). Tout se
passe comme si les anciens partis politiques possédaient des interfaces
désuètes, lourdes et lentes, verrouillées à la libre appropriation des usagers ;
ce sont des « logiciels propriétaires » qui se mettent à jour
périodiquement sans faciliter pour autant leur utilisation.
Le problème avec les grands partis comme le
NPD ou le Bloc québécois, ce n’est pas tant que leur projet politique soit
démodé (il est toujours possible de renouveler le discours) ; c’est leur structure même qui est périmée.
Il est temps que les partis porteurs d’une nouvelle vision du monde prennent
acte du potentiel révolutionnaire du logiciel libre, en tant que modèle de
transformation des modes d’organisation politique. Il faut ouvrir un chantier
de recherche théorique et pratique sur l’« ergonomie politique »,
c’est-à-dire « l’étude scientifique de la relation entre l’homme et ses
moyens, méthodes et milieux de travail »[5], et
l’application de ces connaissances à la conception de nouvelles organisations
politiques « qui puissent être utilisées avec le maximum de confort, de
sécurité et d’efficacité par le plus grand nombre »[6].
L’ergonomie politique est elle-même liée au « design
institutionnel », c’est-à-dire l’activité créatrice à vocation
sociopolitique qui vise à inventer, façonner, améliorer et faciliter l’usage ou
le fonctionnement des institutions, qui interagissent avec les individus et les
groupes par le biais d’interfaces matérielles, symboliques et virtuelles.
Vertu pratique du sens commun
Mais la forme d’organisation ne saurait
expliquer à elle seule la popularité du mouvement Podemos, qui a su adapter son
discours à la conscience populaire. Son programme cherche à « construire
la démocratie » à travers six axes intelligibles qui renvoient à la
réappropriation et la conquête de l’économie, la liberté, l’égalité, la
fraternité, la souveraineté et la Terre. Le cœur de Podemos est de redonner du
pouvoir d’agir aux gens, de favoriser l’émergence d’une véritable souveraineté
populaire et citoyenne contre l’establishment par la participation directe des
citoyen.nes. L’analyse de Pablo Iglesias révèle à ce titre un déplacement de la
logique classique de la gauche, basée sur le schéma de la « lutte de
classes » qui oppose bourgeois et prolétaires, marché et État, vers un antagonisme
« populiste » ou « républicain » au sens de Machiavel,
c’est-à-dire entre les grands qui veulent dominer, et le peuple qui veut être
libre, c’est-à-dire ne pas être dominé. Le conflit sous-jacent à l’instauration
d’un autogouvernement populaire passe donc entre les grands et les petits, le
1% et le 99%, les patriciens et la plèbe, l’oligarchie et la démocratie
radicale.
« L'axe fondamental pour appréhender
la situation politique n'est plus l'axe gauche-droite. Je suis de gauche, mais
l'échiquier politique a changé. Le déclic en Espagne a été le mouvement du
« 15-M » (en référence au 15 mai 2011, date du surgissement des « Indignés »).
L'alternative se définit désormais entre la démocratie et l'oligarchie, entre
ceux d'en haut et ceux d'en bas, entre une caste de privilégiés qui a accès aux
ressources du pouvoir et une majorité sociale. L'enjeu, pour nous, c'est de
convertir cette majorité sociale en majorité politique et électorale. Nous
voulons dire des choses simples : on est contre la corruption, contre
l'absence d'un vrai contrôle démocratique sur l'économie, pour que les riches
paient des impôts. On pense qu'il est possible de construire une majorité sur
ces sujets, pour changer les règles du jeu. C'est ce qu'il se passe depuis 15
ans en Amérique latine : la contestation du libéralisme ne s'est pas tant
faite sur une base idéologique que sur des thématiques nationales-populaires.
Ce schéma peut aussi fonctionner en Europe. Le pouvoir n'a pas peur de l'unité
des gauches, mais de l'unité populaire. »[7]
La
question nationale devient en quelque sorte le catalyseur de la question
sociale, car elle ancre le projet de société dans une volonté d’indépendance
politique et économique. Inversement, le projet de souveraineté nationale se
dissocie d’une élite politique et économique nationaliste pour rejoindre
directement la souveraineté populaire, qui vise rien de moins que la transformation
de la société. Pour reprendre l’expression de Kant, « des idées
progressistes sans contenu national-populaire sont vides ; la souveraineté
nationale sans justice sociale et démocratie véritable est aveugle ». Le
« populisme de gauche » représente ainsi un puissant opérateur
discursif qui trace un antagonisme fondamental et intelligible pour le plus
grand nombre. Un bon exemple de ce populisme émancipateur se retrouve dans la
typologie binaire de Roméo Bouchard, qui permet de distinguer simplement les
riches et les pauvres :
« Ceux
que j’appelle les riches sont ceux qui prétendent créer la richesse et se
croient justifiés d’imposer leur loi à tout le monde : les grandes entreprises,
les banquiers, les assureurs, la mafia, ceux qui gagnent 20 fois, 100 fois, 300
fois le revenu moyen. Ce sont les gros, les puissants, l’aristocratie,
l’oligarchie. Ceux qui créent la richesse et font marcher l’économie sont bien
plus, selon moi, les travailleurs sous-payés et les consommateurs endettés, les
écoles publiques qui développent et transmettent les connaissances, les
services publics, les familles, les artistes, les contribuables qui paient les
subventions et les crédits d’impôt aux entreprises, nos ressources qu’on leur
cède pour moins que rien,
nos ancêtres et les Premières Nations qui ont
exploré, défriché et habité notre territoire, l’Univers et ses milliards
d’atomes et d’étoiles qui tournent et inventent le monde depuis toujours. […] Comme
on l’a dit pour Albert Camus, j’ai la chance d’être né pauvre. Je n’ai jamais
été et je ne serai jamais dans le club. J’ai toujours été du côté du monde, du
peuple, des petits, des régions. »[8]
Nationalisme et internationalisme
Or,
l’effectivité du discours populiste ne repose-t-elle pas d’abord sur un cadre
national ? La catégorie de « peuple » sur laquelle est fondée
l’idée de « nation » n’est-elle pas incompatible avec la perspective
internationaliste ? La gauche radicale est-elle fondamentalement hostile à
la question de la souveraineté nationale, comme l’a trop souvent montré
certains marxistes orthodoxes qui rejetaient toute forme d’identité autre que
la classe sociale ? Relisons à ce titre le Manifeste du Parti communiste
qui montre un discours beaucoup plus nuancé sur la question : « En outre on a accusé les communistes de vouloir abolir la
patrie, la nationalité. Les ouvriers n'ont pas de
patrie. On ne peut leur prendre ce qu'ils n'ont pas. Comme le prolétaire doit
en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe nationale,
se constituer lui-même en nation, il est encore par là national, quoique
nullement au sens où l'entend la bourgeoisie. »[9]
Le Québec, qui n’est pas encore un pays,
reste alors une patrie à faire, à conquérir par le développement d’une classe
nationale, c’est-à-dire d’une majorité sociale unifiée en peuple. Cela suppose
le développement d’une volonté collective opposée à l’élite politique et
économique, qu’elle soit nationale ou internationale. Ce « nationalisme
populaire » se distingue donc du « nationalisme bourgeois ou
conservateur », qui privilégie une grande coalition nationale masquant les
rapports de domination entre les riches et les pauvres, et ouvrant ainsi la
porte à la construction d’un nouvel État pseudo-démocratique associé à un
partenariat libre-échangiste qui enlève tout véritable pouvoir au peuple sur la
vie politique et économique. L’édification de la souveraineté nationale ne peut
être dissociée de la solidarité entre peuples, qui doivent combattre ensemble
les classes dominantes qui les oppriment respectivement ou simultanément.
« Déjà les démarcations nationales et
les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le
développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l'uniformité
de la production industrielle et les conditions d'existence qu'elle entraîne. Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore. Son action
commune, dans les pays civilisés tout au moins, est l'une des premières
conditions de son émancipation. À mesure qu'est abolie
l'exploitation de l'homme par l'homme, est abolie également l'exploitation
d'une nation par une autre nation. Du jour où tombe
l'antagonisme des classes à l'intérieur de la nation, tombe également
l'hostilité des nations entre elles. »[10]
Nous
n’avons qu’à changer l’expression « prolétariat » par « unité
populaire » et « antagonisme de classes » par « conflit
entre le peuple et l’oligarchie » pour marquer les nouveaux sujets
politiques. Cela suppose de porter une attention particulière à l’échelle
nationale, qui n’est pas refermée sur elle-même mais s’ouvre sur une
perspective internationaliste. Gramsci apporte ici un correctif important à la
pensée marxiste, car il ne considère pas le développement économique
international comme le prélude d’une révolution prolétarienne qui pourra abolir
le capitalisme et donc l’impérialisme ; au contraire, il voit dans la
lutte nationale-populaire (décolonisatrice) un moyen de lutter contre
l’impérialisme et de forger une véritable solidarité internationale qui
pourrait accélérer, idéalement, le renversement du capitalisme.
« Le point qu’il me semble nécessaire de
développer est celui-ci : que selon la philosophie de la praxis (dans sa manifestation
politique), soit dans la formulation de son fondateur, mais surtout dans la
mise au point du plus récent de ses grands théoriciens, il faut considérer la
situation internationale dans son aspect national. En fait le rapport
« national » est le résultat d’une combinaison
« originale » unique (dans un certain sens) qui doit être comprise et
conçue dans cette originalité et cette unicité si on veut la dominer et la
diriger. Certes le développement va en direction de l’internationalisme, mais
le point de départ est « national », et c’est de ce point de départ
qu’il faut partir. Mais la perspective est internationale et ne peut être que
telle. »[11]
Toutefois,
l’échelle nationale n’est pas simplement donnée parce qu’elle repose sur un sol
raboteux, un « développement inégal et combiné » qui doit être unifié
par l’action politique. Il faut donc rejeter à la fois l’internationalisme
abstrait (friand de citoyenneté mondiale) et le nationalisme abstrait (repli
sur une identité collective déjà constituée), pour adopter une approche
multiscalaire qui vise la reconstruction
d’une conscience nationale visant une véritable souveraineté populaire. Gramsci
note que l’originalité de cette stratégie « consiste à épurer
l’internationalisme de tout élément vague et purement idéologique (au mauvais
sens du terme) pour lui donner un contenu de politique réaliste. C’est dans le
concept d’hégémonie que se nouent les exigences de caractère national. […] Une
classe de caractère international, dans la mesure où elle guide les couches
sociales strictement nationales (les intellectuels), et même souvent moins
encore que nationales, particularistes et municipalistes (les paysans), doit
« se nationaliser », dans un certain sens, et ce sens doit d’ailleurs
être compris de façon assez large, parce que avant que ce forment les conditions
d’une économie selon un plan mondial, il faut traverser les phases multiples où
peuvent entrer des combinaisons régionales (de groupes de nations)
variées. »[12]
Où
nous amènent toutes ces réflexions sur le Mouvement 5 étoiles et Podemos,
le rôle de l’interface et de l’ergonomie politique, le populisme de gauche, le
rapport entre nationalisme et internationalisme ? Tous ces exemples
concrets et ces considérations théoriques montreront leur fécondité en
éclairant une situation historique particulière, à savoir la reconfiguration
potentielle de la gauche à l’échelle locale, nationale et fédérale, par une
double perspective nationaliste et internationaliste qui rassemble les peuples
québécois, canadien et autochtones dans une lutte commune contre l’État pétrolier canadien
et la création d’une réelle souveraineté populaire exercée à même un
nouveau véhicule politique.
À
suivre.
[2] Pablo Iglesias (Podemos): « Nous ne
voulons pas être une colonie de l'Allemagne », entretien par Ludovic
Lamant, 20 juin 2014. http://www.mediapart.fr/journal/international/200614/pablo-iglesias-podemos-nous-ne-voulons-pas-etre-une-colonie-de-lallemagne
[3] Ibid.
[4] De la rue à toile jusqu’aux urnes :
« Podemos ». http://emi-cfd.com/echanges-partenariats/?p=3591
[5] Extrait de la définition adoptée par le IVe
Congrès international d'ergonomie (1969).
[6] Extrait de la définition de l'ergonomie retenue
par la Société d'Ergonomie de Langue Française.
[7] Pablo Iglesias : « Nous
ne voulons pas être une colonie de l'Allemagne ».
[8] Roméo Bouchard, Constituer la démocratie, p.23,33
[9] Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848, Les
classiques des sciences sociales, p.22
[10] Ibid.,
p.22
[11] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position,
p.244
[12] Ibid.,
p.244-245
Très intéressant!
RépondreSupprimerIl me semble que le contraste entre le M5S et Podemos démontre très bien que l'ergonomie politique ne prend son sens que si elle va de pair avec un projet politique ayant un minimum de cohérence, un noyau dur idéologique autour duquel peuvent s'organiser, avec des méthodes nouvelles, une foule d'initiatives locales, horizontales, etc.
SupprimerDans le cas de Québec solidaire, ce noyau dur est l'idée de l'unité de la gauche, celle-ci étant définie en opposition avec le social-libéralisme, les politiques d'austérité, le tout au marché, etc. On y retrouvera donc des éléments anticapitalistes mais d'autres qui pensent pouvoir concilier les exigences de justice sociale, de démocratie participative, et autres valeurs de gauche avec un capitalisme réformé.
Pour le Réseau écosocialiste, je suggère que le centre du projet est une détermination à en finir avec le capitalisme, au plus vite (en raison de la gravité de la crise écologique) et par tous les moyens pertinents. Autour de ce cette idée centrale peuvent se rassembler des personnes et des groupes ayant toutes sortes d'idées différentes sur comment sortir du capitalisme, par quoi le remplacer, etc.
Pourquoi ce noyau dur est-il nécessaire? Parce que la plupart du temps, la plupart des gens acceptent la plupart des idées de la classe dominante. Si on se contente d'un culte populiste de la spontanéité, on se retrouve avec des monstres difformes comme le parti de Brillo qui s'est fait absorber par l'extrême-droite. C'est le sens le plus ancien et le plus fondamental du concept de parti qu'il faut maintenir. On doit "prendre parti", choisir son camp. Après, on peut faire preuve de la plus grande flexibilité tactique et de créativité stratégique.
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