Des nouvelles interfaces politiques


Partie III : La troisième vague et le « non-parti » du M5S

En faisant une typologie des partis de gauche de 1960 à nos jours, nous pouvons les classer schématiquement en trois moments historiques. La première vague, qui a connu son moment fort de 1960 à 1980, rassemble la gauche social-démocrate, socialiste et communiste. Avec l’effondrement du communisme d’État, la montée du néolibéralisme et la dérive de la social-démocratie vers le social-libéralisme, une deuxième vague apparue à l’aube des années 2000. Une gauche radicale et altermondialiste prit le relais par la création de nouveaux partis-coalitions, qui visaient à reconstruire les éléments démembrés de la gauche classique par la crise des années 1980-1990. Québec solidaire, les différents partis de la gauche européenne (Syriza, Die Linke, Front de gauche), ainsi que la gauche latino-américaine qui a pris le pouvoir au Venezuela, en Bolivie, et en Équateur dans les années 2000 (Chavez, Morales, Correa) participent de ce même mouvement politique à l’échelle internationale.

Par ailleurs, une troisième vague de la gauche émerge depuis le début des années 2010, qui se caractérise par d’apparition de mouvements de contestation populaires (printemps arabe, Indignados, Occupy Wall Street, printemps québécois, insurrections à Istanbul, au Brésil, etc.) et  de nouvelles formes d’organisation « post-partisanes » difficiles à cerner par les schémas traditionnels. La stratégie essentielle de ce nouveau type de parti politique consiste paradoxalement à ne pas être un parti. Ceci s’explique notamment par la crise endémique du parlementarisme qui n’a pas réussi à surmonter la crise mondiale de 2007, les partis de centre-gauche comme ceux de centre-droite continuant d’appliquer les mêmes politiques néolibérales et des plans d’austérité, ce qui contribue à la montée des extrêmes et du populisme, à la dénonciation de la finance mondiale, à la crise de l’Europe, etc. Si ce contexte de crise sociale favorise la poussée de l’extrême-droite à titre d’alternative (supposée) au système, elle contribue également à l’émergence de « populismes potentiellement progressistes » qu’il faut regarder de plus près.

Le premier exemple est le « Mouvement 5 étoiles » (Movimento 5 Stelle ou M5S en italien) créé le 4 octobre 2009 à partir du blog de l’humoriste Beppe Grillo. Ce mouvement politique italien, qui se qualifie d’« association libre de citoyens », a d’abord participé aux élections municipales et régionales en faisant élire quelques conseillers, puis a obtenu plus de 23,5% au Sénat et 25,5% à la Chambre des députés aux élections nationales de 2013, gagnant pas moins que 163 parlementaires à leur première expérience électorale !

Le M5S, qui se désigne comme un « non-parti », prône la participation directe des citoyen.nes dans la gestion des affaires publiques à travers des formes de cyberdémocratie, et utilise abondamment les réseaux sociaux comme moyen d’information. Il vise non seulement à changer radicalement la société, mais la façon même de faire de la politique ; ils considèrent que les gens ne devraient plus déléguer leur pouvoir aux partis, qui sont devenus des intermédiaires archaïques et corrompus entre les citoyen.nes et l’État, servant les intérêts des lobbies et du pouvoir financier. Les candidat.es aux élections européennes furent sélectionnés par un vote en ligne, et aucune personne ne peut obtenir plus de deux mandats à n’importe quel échelon (local, régional, national ou européen) car la politique est considérée comme étant un « service temporaire ». Le M5S propose également un « zero-cost politics » par l’auto-réduction des salaires des élu.es et le rejet du remboursement public des dépenses électorales, en privilégiant le socio-financement (crowdfunding) et en redonnant les montants excédentaires à un fonds de micro-crédit pour le développement des petites et moyennes entreprises.

Sur le plan idéologique, les cinq étoiles du logo symbolisent l’eau publique, les transports durables, le développement durable, la connectivité et l’environnement. Le V majuscule représente à la fois le « V » de victoire et le mot vaffanculo qui signifie « va te faire foutre ». Cette dernière expression fut attachée au V-Day, une initiative populaire lancée par Beppe Grillo qui visait à dénoncer la corruption du gouvernement à travers la campagne parlamento pulito (parlement propre). En fait, ce « non-parti » opère un curieux mélange idéologique qui dépasse à certains égards le clivage gauche/droite : populisme, cyberdémocratie, écologie politique, décroissance, anti-corruption, antipartisme, altermondialisme, anticapitalisme, euroscepticisme. D’un point de vue économique, il préconise la création d’emplois verts, le développement d’énergies propres, et s’oppose à des projets coûteux et polluants comme les incinérateurs qui nuisent à la qualité de vie. Il touche également des thèmes de la droite comme la réduction de la dette publique à travers de fortes coupures dans les dépenses de l’État, notamment par l’usage de nouvelles technologies pour éliminer les intermédiaires entre les citoyen.nes et les services publics. Le M5S propose des politiques progressistes comme le revenu de citoyenneté, s’oppose à toute règlementation d’Internet, à l’énergie nucléaire et aux projets de TGV, mais fait (curieusement) partie du groupe parlementaire « Europe libertés démocratie », qui rassemble une partie de la droite nationaliste, identitaire, populiste et eurosceptique (qui inclut entre autres le fameux parti britannique UKIP).

Vers une nouvelle gauche populaire: l’exemple de Podemos

Si le Mouvement 5 étoiles rejette explicitement le clivage gauche/droite, peut-il être situé tout de même à gauche de l’échiquier politique ? Malgré certaines positions ambiguës et une idéologie hybride qui se laisse difficilement catégoriser, il semble que sa base électorale soit principalement au centre-gauche[1]. Par ailleurs, son projet écologiste qui vise une démocratisation radicale des institutions politiques s’oppose à l’étatisme et à la construction européenne parce qu’ils ont tendance à centraliser le pouvoir et à vider de sa substance la souveraineté populaire. Le populisme du M5S est donc beaucoup plus progressiste que le populisme d’extrême droite, qui ne remet aucunement en question le capitalisme et le productivisme destructeur de l’environnement, en proposant généralement des politiques conservatrices et réactionnaires. Mais le mouvement de Beppe Grillo n’est pas forcément en synergie avec l’héritage de la gauche historique et les mouvements sociaux, de sorte qu’il représente davantage un populisme à saveur progressiste qu’une véritable « gauche populaire », c’est-à-dire un mouvement qui aurait adapté son projet de transformation sociale dans le moule d’un discours à la fois populiste et émancipateur.

Le meilleur exemple de cette nouvelle gauche populaire est sans doute le mouvement Podemos, cofondé par son porte-parole charismatique, Pablo Iglesias, qui « incarne à lui seul certaines des mutations de la gauche espagnole. Ce professeur de sciences politiques, né en 1978 à Vallecas, dans la banlieue sud de Madrid, a fondé début 2014 Podemos (« nous pouvons »), un collectif né dans le sillage des mobilisations « indignées ». À peine quatre mois plus tard, ce mouvement rassemblait 1,2 million de voix aux élections européennes de mai et décrochait cinq sièges d'eurodéputés. Vedette des réseaux sociaux, connu pour des émissions télé de débat politique (dont La Tuerka), Iglesias veut faire de Podemos une alternative aux partis de gauche traditionnels, à commencer par les socialistes du PSOE. »[2]

Comment expliquer un tel succès électoral pour un parti de gauche radicale, qui fait même concurrence aux écolo-communistes d'Izquierda Unida au sein du même groupe parlementaire européen (Gauche unitaire européenne) ? Selon Pablo Iglesias, « ce qui nous différencie, ce n'est pas tant le programme. Nous voulons un audit de la dette, la défense de la souveraineté, la défense des droits sociaux pendant la crise, un contrôle démocratique de l'instrument monétaire… Ce qui nous différencie, c'est le protagoniste populaire et citoyen. Nous ne sommes pas un parti politique, même si nous avons dû nous enregistrer comme parti, pour des raisons légales, en amont des élections. Nous parions sur le fait que les gens « normaux » fassent de la politique. Et ce n'est pas une affirmation gratuite : il suffit de regarder le profil de nos eurodéputés pour s'en rendre compte (parmi les cinq élus, on trouve une professeur de secondaire, un scientifique, etc.) ».[3]

La particularité de ce parti « nouveau genre » ne réside donc pas dans son idéologie ou son projet de société, mais dans son modèle d’organisation souple et horizontal. Il représente une « innovation politique » qui dépasse la séparation traditionnelle entre le parti et les mouvements sociaux, en traduisant les pratiques de démocratie participative et délibérative des grandes contestations populaires qui ont suivi le printemps arabe sur le plan institutionnel. Il représente en quelque sorte la « forme politique enfin trouvée » de l’émancipation populaire ; les luttes sociales et initiatives citoyennes peuvent dès lors dépasser leur méfiance du pouvoir et des partis pour construire directement et collectivement un projet politique capable de se confronter aux urnes tout en restant ancré à la base par des « cercles ».

Podemos reprend d’une certaine façon la méthode d’élaboration du programme de Québec solidaire par les « cercles citoyens », mais utilise pleinement les nouvelles technologies de communication par une démarche inspirée du modèle collaboratif de Wikipédia. Cela permet d’inclure un nombre beaucoup plus élevé de citoyen.nes, tout en réduisant substantiellement le temps nécessaire à ce processus participatif, qui fut capable d’élaborer une plateforme pour les élections européennes en moins d’un mois ! Cette structure légère est l’un des atouts majeurs du mouvement qui lui permet de s’organiser efficacement, sans négliger le lien entre les urnes et la rue, ni entre le monde virtuel et les assemblées locales organisées dans des espaces publics de proximité.

Une interface pas comme les autres

« Bien qu’il soit à l’initiative de la liste électorale, le mouvement politique Podemos s’est développé en Espagne via des « cercles » formés sur les réseaux sociaux. Des assemblées de quartier, des universitaires ou des partis anti-capitalistes sont à l’origine de ces regroupements virtuels. Pas de nombre minimum de participants, pas besoin d’affiliation, ni de donner son identité seulement un nom et une adresse mail suffisent pour faire partie d’un cercle. À la veille des élections, 400 cercles virtuels s’étaient constitués de manière spontanée. Le parti Podemos n’a pas de bâtiment ni de lieux physiques. Les rencontres et assemblées se programment sur Internet et se font dans la rue sur des places. Mauro Fuentes, directeur d’une multinationale spécialiste en réseaux explique dans un article d’El Pais qu’« Internet fait partie de son ADN. Le parti vit grâce aux réseaux sociaux, mais ne les utilisent pas comme un moyen de propagande, sinon comme un moyen pour s’organiser ». Un guide sur la création de cercles est disponible sur le site du parti et la démarche à suivre est similaire à l’organisation et au fonctionnement des assemblées du mouvement du 15M. Les cercles peuvent être reproduits et dissouts facilement. »[4]

Enfin, il est temps de concevoir le parti comme une interface entre les citoyens et l’État, soit un dispositif qui permet des échanges et interactions entre différents acteurs. En chimie, une interface est une surface entre deux produits où ont lieu des phénomènes comme la catalyse, ce qui résonne avec la conception gramscienne du parti comme « expérimentateur historique des conceptions du monde », ou l’« élaborateur des intellectualités nouvelles et intégrales ». En géographie enfin, une interface est un espace permettant la mise en relation de deux espaces ou territoires ; c’est une zone de contact entre deux pays ou régions, qui accélère les échanges économiques et culturels (nous reviendrons sur cette signification). Tout se passe comme si les anciens partis politiques possédaient des interfaces désuètes, lourdes et lentes, verrouillées à la libre appropriation des usagers ; ce sont des « logiciels propriétaires » qui se mettent à jour périodiquement sans faciliter pour autant leur utilisation.

Le problème avec les grands partis comme le NPD ou le Bloc québécois, ce n’est pas tant que leur projet politique soit démodé (il est toujours possible de renouveler le discours) ; c’est leur structure même qui est périmée. Il est temps que les partis porteurs d’une nouvelle vision du monde prennent acte du potentiel révolutionnaire du logiciel libre, en tant que modèle de transformation des modes d’organisation politique. Il faut ouvrir un chantier de recherche théorique et pratique sur l’« ergonomie politique », c’est-à-dire « l’étude scientifique de la relation entre l’homme et ses moyens, méthodes et milieux de travail »[5], et l’application de ces connaissances à la conception de nouvelles organisations politiques « qui puissent être utilisées avec le maximum de confort, de sécurité et d’efficacité par le plus grand nombre »[6]. L’ergonomie politique est elle-même liée au « design institutionnel », c’est-à-dire l’activité créatrice à vocation sociopolitique qui vise à inventer, façonner, améliorer et faciliter l’usage ou le fonctionnement des institutions, qui interagissent avec les individus et les groupes par le biais d’interfaces matérielles, symboliques et virtuelles.

Vertu pratique du sens commun

Mais la forme d’organisation ne saurait expliquer à elle seule la popularité du mouvement Podemos, qui a su adapter son discours à la conscience populaire. Son programme cherche à « construire la démocratie » à travers six axes intelligibles qui renvoient à la réappropriation et la conquête de l’économie, la liberté, l’égalité, la fraternité, la souveraineté et la Terre. Le cœur de Podemos est de redonner du pouvoir d’agir aux gens, de favoriser l’émergence d’une véritable souveraineté populaire et citoyenne contre l’establishment par la participation directe des citoyen.nes. L’analyse de Pablo Iglesias révèle à ce titre un déplacement de la logique classique de la gauche, basée sur le schéma de la « lutte de classes » qui oppose bourgeois et prolétaires, marché et État, vers un antagonisme « populiste » ou « républicain » au sens de Machiavel, c’est-à-dire entre les grands qui veulent dominer, et le peuple qui veut être libre, c’est-à-dire ne pas être dominé. Le conflit sous-jacent à l’instauration d’un autogouvernement populaire passe donc entre les grands et les petits, le 1% et le 99%, les patriciens et la plèbe, l’oligarchie et la démocratie radicale.

« L'axe fondamental pour appréhender la situation politique n'est plus l'axe gauche-droite. Je suis de gauche, mais l'échiquier politique a changé. Le déclic en Espagne a été le mouvement du « 15-M » (en référence au 15 mai 2011, date du surgissement des « Indignés »). L'alternative se définit désormais entre la démocratie et l'oligarchie, entre ceux d'en haut et ceux d'en bas, entre une caste de privilégiés qui a accès aux ressources du pouvoir et une majorité sociale. L'enjeu, pour nous, c'est de convertir cette majorité sociale en majorité politique et électorale. Nous voulons dire des choses simples : on est contre la corruption, contre l'absence d'un vrai contrôle démocratique sur l'économie, pour que les riches paient des impôts. On pense qu'il est possible de construire une majorité sur ces sujets, pour changer les règles du jeu. C'est ce qu'il se passe depuis 15 ans en Amérique latine : la contestation du libéralisme ne s'est pas tant faite sur une base idéologique que sur des thématiques nationales-populaires. Ce schéma peut aussi fonctionner en Europe. Le pouvoir n'a pas peur de l'unité des gauches, mais de l'unité populaire. »[7]

La question nationale devient en quelque sorte le catalyseur de la question sociale, car elle ancre le projet de société dans une volonté d’indépendance politique et économique. Inversement, le projet de souveraineté nationale se dissocie d’une élite politique et économique nationaliste pour rejoindre directement la souveraineté populaire, qui vise rien de moins que la transformation de la société. Pour reprendre l’expression de Kant, « des idées progressistes sans contenu national-populaire sont vides ; la souveraineté nationale sans justice sociale et démocratie véritable est aveugle ». Le « populisme de gauche » représente ainsi un puissant opérateur discursif qui trace un antagonisme fondamental et intelligible pour le plus grand nombre. Un bon exemple de ce populisme émancipateur se retrouve dans la typologie binaire de Roméo Bouchard, qui permet de distinguer simplement les riches et les pauvres :

« Ceux que j’appelle les riches sont ceux qui prétendent créer la richesse et se croient justifiés d’imposer leur loi à tout le monde : les grandes entreprises, les banquiers, les assureurs, la mafia, ceux qui gagnent 20 fois, 100 fois, 300 fois le revenu moyen. Ce sont les gros, les puissants, l’aristocratie, l’oligarchie. Ceux qui créent la richesse et font marcher l’économie sont bien plus, selon moi, les travailleurs sous-payés et les consommateurs endettés, les écoles publiques qui développent et transmettent les connaissances, les services publics, les familles, les artistes, les contribuables qui paient les subventions et les crédits d’impôt aux entreprises, nos ressources qu’on leur cède pour moins que rien,
nos ancêtres et les Premières Nations qui ont exploré, défriché et habité notre territoire, l’Univers et ses milliards d’atomes et d’étoiles qui tournent et inventent le monde depuis toujours. […] Comme on l’a dit pour Albert Camus, j’ai la chance d’être né pauvre. Je n’ai jamais été et je ne serai jamais dans le club. J’ai toujours été du côté du monde, du peuple, des petits, des régions. »[8]

Nationalisme et internationalisme

Or, l’effectivité du discours populiste ne repose-t-elle pas d’abord sur un cadre national ? La catégorie de « peuple » sur laquelle est fondée l’idée de « nation » n’est-elle pas incompatible avec la perspective internationaliste ? La gauche radicale est-elle fondamentalement hostile à la question de la souveraineté nationale, comme l’a trop souvent montré certains marxistes orthodoxes qui rejetaient toute forme d’identité autre que la classe sociale ? Relisons à ce titre le Manifeste du Parti communiste qui montre un discours beaucoup plus nuancé sur la question : « En outre on a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur prendre ce qu'ils n'ont pas. Comme le prolétaire doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe nationale, se constituer lui-même en nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens où l'entend la bourgeoisie. »[9]

Le Québec, qui n’est pas encore un pays, reste alors une patrie à faire, à conquérir par le développement d’une classe nationale, c’est-à-dire d’une majorité sociale unifiée en peuple. Cela suppose le développement d’une volonté collective opposée à l’élite politique et économique, qu’elle soit nationale ou internationale. Ce « nationalisme populaire » se distingue donc du « nationalisme bourgeois ou conservateur », qui privilégie une grande coalition nationale masquant les rapports de domination entre les riches et les pauvres, et ouvrant ainsi la porte à la construction d’un nouvel État pseudo-démocratique associé à un partenariat libre-échangiste qui enlève tout véritable pouvoir au peuple sur la vie politique et économique. L’édification de la souveraineté nationale ne peut être dissociée de la solidarité entre peuples, qui doivent combattre ensemble les classes dominantes qui les oppriment respectivement ou simultanément.

« Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l'uniformité de la production industrielle et les conditions d'existence qu'elle entraîne. Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est l'une des premières conditions de son émancipation. À mesure qu'est abolie l'exploitation de l'homme par l'homme, est abolie également l'exploitation d'une nation par une autre nation. Du jour où tombe l'antagonisme des classes à l'intérieur de la nation, tombe également l'hostilité des nations entre elles. »[10]

Nous n’avons qu’à changer l’expression « prolétariat » par « unité populaire » et « antagonisme de classes » par « conflit entre le peuple et l’oligarchie » pour marquer les nouveaux sujets politiques. Cela suppose de porter une attention particulière à l’échelle nationale, qui n’est pas refermée sur elle-même mais s’ouvre sur une perspective internationaliste. Gramsci apporte ici un correctif important à la pensée marxiste, car il ne considère pas le développement économique international comme le prélude d’une révolution prolétarienne qui pourra abolir le capitalisme et donc l’impérialisme ; au contraire, il voit dans la lutte nationale-populaire (décolonisatrice) un moyen de lutter contre l’impérialisme et de forger une véritable solidarité internationale qui pourrait accélérer, idéalement, le renversement du capitalisme.

 « Le point qu’il me semble nécessaire de développer est celui-ci : que selon la philosophie de la praxis (dans sa manifestation politique), soit dans la formulation de son fondateur, mais surtout dans la mise au point du plus récent de ses grands théoriciens, il faut considérer la situation internationale dans son aspect national. En fait le rapport « national » est le résultat d’une combinaison « originale » unique (dans un certain sens) qui doit être comprise et conçue dans cette originalité et cette unicité si on veut la dominer et la diriger. Certes le développement va en direction de l’internationalisme, mais le point de départ est « national », et c’est de ce point de départ qu’il faut partir. Mais la perspective est internationale et ne peut être que telle. »[11]

Toutefois, l’échelle nationale n’est pas simplement donnée parce qu’elle repose sur un sol raboteux, un « développement inégal et combiné » qui doit être unifié par l’action politique. Il faut donc rejeter à la fois l’internationalisme abstrait (friand de citoyenneté mondiale) et le nationalisme abstrait (repli sur une identité collective déjà constituée), pour adopter une approche multiscalaire qui vise la reconstruction d’une conscience nationale visant une véritable souveraineté populaire. Gramsci note que l’originalité de cette stratégie « consiste à épurer l’internationalisme de tout élément vague et purement idéologique (au mauvais sens du terme) pour lui donner un contenu de politique réaliste. C’est dans le concept d’hégémonie que se nouent les exigences de caractère national. […] Une classe de caractère international, dans la mesure où elle guide les couches sociales strictement nationales (les intellectuels), et même souvent moins encore que nationales, particularistes et municipalistes (les paysans), doit « se nationaliser », dans un certain sens, et ce sens doit d’ailleurs être compris de façon assez large, parce que avant que ce forment les conditions d’une économie selon un plan mondial, il faut traverser les phases multiples où peuvent entrer des combinaisons régionales (de groupes de nations) variées. »[12]

Où nous amènent toutes ces réflexions sur le Mouvement 5 étoiles et Podemos, le rôle de l’interface et de l’ergonomie politique, le populisme de gauche, le rapport entre nationalisme et internationalisme ? Tous ces exemples concrets et ces considérations théoriques montreront leur fécondité en éclairant une situation historique particulière, à savoir la reconfiguration potentielle de la gauche à l’échelle locale, nationale et fédérale, par une double perspective nationaliste et internationaliste qui rassemble les peuples québécois, canadien et autochtones dans une lutte commune contre l’État pétrolier canadien et la création d’une réelle souveraineté populaire exercée à même un nouveau véhicule politique.

À suivre.




[2] Pablo Iglesias (Podemos): « Nous ne voulons pas être une colonie de l'Allemagne », entretien par Ludovic Lamant, 20 juin 2014. http://www.mediapart.fr/journal/international/200614/pablo-iglesias-podemos-nous-ne-voulons-pas-etre-une-colonie-de-lallemagne
[3] Ibid.
[4] De la rue à toile jusqu’aux urnes : « Podemos ». http://emi-cfd.com/echanges-partenariats/?p=3591
[5] Extrait de la définition adoptée par le IVe Congrès international d'ergonomie (1969).
[6] Extrait de la définition de l'ergonomie retenue par la Société d'Ergonomie de Langue Française.
[7] Pablo Iglesias : « Nous ne voulons pas être une colonie de l'Allemagne ».
[8] Roméo Bouchard, Constituer la démocratie, p.23,33
[9] Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848, Les classiques des sciences sociales, p.22
[10] Ibid., p.22
[11] Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, p.244
[12] Ibid., p.244-245

Commentaires

  1. Réponses
    1. Il me semble que le contraste entre le M5S et Podemos démontre très bien que l'ergonomie politique ne prend son sens que si elle va de pair avec un projet politique ayant un minimum de cohérence, un noyau dur idéologique autour duquel peuvent s'organiser, avec des méthodes nouvelles, une foule d'initiatives locales, horizontales, etc.
      Dans le cas de Québec solidaire, ce noyau dur est l'idée de l'unité de la gauche, celle-ci étant définie en opposition avec le social-libéralisme, les politiques d'austérité, le tout au marché, etc. On y retrouvera donc des éléments anticapitalistes mais d'autres qui pensent pouvoir concilier les exigences de justice sociale, de démocratie participative, et autres valeurs de gauche avec un capitalisme réformé.
      Pour le Réseau écosocialiste, je suggère que le centre du projet est une détermination à en finir avec le capitalisme, au plus vite (en raison de la gravité de la crise écologique) et par tous les moyens pertinents. Autour de ce cette idée centrale peuvent se rassembler des personnes et des groupes ayant toutes sortes d'idées différentes sur comment sortir du capitalisme, par quoi le remplacer, etc.

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    2. Pourquoi ce noyau dur est-il nécessaire? Parce que la plupart du temps, la plupart des gens acceptent la plupart des idées de la classe dominante. Si on se contente d'un culte populiste de la spontanéité, on se retrouve avec des monstres difformes comme le parti de Brillo qui s'est fait absorber par l'extrême-droite. C'est le sens le plus ancien et le plus fondamental du concept de parti qu'il faut maintenir. On doit "prendre parti", choisir son camp. Après, on peut faire preuve de la plus grande flexibilité tactique et de créativité stratégique.

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