Comment le Big Shift permet de repenser la question canadienne
Une mystérieuse mutation
Les progressistes, qu’ils soient fédéralistes
ou souverainistes, constatent à leur grand regret le virage conservateur du
Canada depuis l’arrivée au pouvoir de Stephen Harper en 2006. Huit ans plus
tard, ce changement de cap nous laisse encore pantois ; tout se passe
comme si nous ne pouvions pas renoncer à l’idéal canadien, au mythe d’un grand
pays bilingue, pacifique, ouvert à la diversité, soucieux de l’environnement,
mariant habilement équité et efficacité. Ce grand récit, imprégné profondément
dans notre imaginaire collectif, évoque en nous un sentiment confus de
nostalgie, d’incompréhension et d’indignation face au renversement des valeurs
qui avaient jadis fondé notre représentation de l’identité canadienne.
« Le Canada a-t-il troqué les Casques
bleus, la coopération et la culture pour le pétrole, les coups de force dans
l’Arctique et un rôle de mauvais garçon dans les sommets
internationaux ? », s’interrogent les auteurs du dossier « Le
Canada dont nous ne voulons pas » du dernier numéro de la revue Nouveau
Projet. La réponse est évidemment oui, mais une question plus fondamentale
demeure toujours en suspens : pourquoi ?
Malheureusement, la grande majorité de l’intelligentsia libérale,
néo-démocrate, souverainiste et solidaire semble incapable d’expliquer le processus sociohistorique
ayant mené à cette grande transformation économique, idéologique, culturelle et
géopolitique. Nous nous contentons trop souvent de constater les dégâts du
gouvernement Harper, de décrire les effets de surface de cette mutation, au
lieu de chercher attentivement les causes de celle-ci. Cette attitude mène la « bonne
conscience » à condamner moralement les politiques publiques
conservatrices, à renforcer sa croyance en la force irrésistible du progrès, à
rejeter l’irrationalité des masses devant l’évidence de la crise climatique et
la montée des inégalités économiques.
Néanmoins, l’ancienne vision progressiste du
Canada ne colle plus à la réalité sociale, et devient de plus en plus
impuissante face aux forces foudroyantes de l’économie pétrolière, la
militarisation, le démantèlement de l’État-providence et la répression
systématique des contre-pouvoirs scientifiques, écologistes et citoyens. Notre
analyse politique de cette situation
historique est cruciale, car elle déterminera en bonne partie les conclusions
pratiques et stratégiques que nous devrons tirer pour changer cet état de
choses. Les politologues David Morin et Stéphane Roussel, analysant la politique
étrangère du gouvernement canadien, dégagent à ce titre deux perspectives
divergentes : la première considère le virage conservateur comme un
phénomène conjoncturel, tandis que la seconde suggère une transformation
structurelle. La nouvelle question canadienne peut être résumée dans sa plus
simple expression : Harper est-il la cause
première, ou plutôt l’expression
d’un changement plus profond ?
« D’une
part, si l’on estime que la politique étrangère canadienne actuelle reflète la
vision du monde de l’équipe au pouvoir, ou encore qu’elle est d’abord un
instrument dont se sert le Parti conservateur pour affermir sa base électorale,
alors il est possible de conclure qu’un changement de gouvernement entraînera
un changement de politique étrangère et que le Canada pourrait revenir à un
comportement international plus conforme à ce qu’il était jusqu’en 2006.
Mais
convenir à l’inverse que la politique étrangère actuelle du Canada n’est que la
conséquence d’une lame de fond économique, démographique ou idéologique mène
plutôt à conclure que de tels changements sont là pour de bon, et que les
citoyens canadiens qui ne se reconnaissent plus dans le rôle joué par leur pays
sur la scène internationale devront s’y faire. »[1]
Tout
nous porte à croire que la seconde interprétation est plus proche de la
réalité, ou du moins qu’elle ouvre une piste de recherche qui sera plus
fructueuse que les condamnations superficielles des méchants conservateurs. « Ne
pas rire, ni se lamenter, ni haïr, mais comprendre », disait Spinoza. De
plus, une fine compréhension de la situation ne peut se limiter à une critique extérieure de l’adversaire, car elle
reste trop souvent ancrée sur des préjugés qui évacuent des ressorts essentiels
de l’action humaine. C’est pourquoi il semble plus prometteur d’investiguer la
stratégie de l’ennemi de l’intérieur. Pour le meilleur et pour le pire, la
droite a lu Machiavel et Gramsci, et la gauche devra relire l’Art de la guerre de Sun Tzu. « Qui connaît son ennemi comme il se connaît, en
cent combats ne sera point défait. Qui se connaît mais ne connaît pas l'ennemi
sera victorieux une fois sur deux. Qui ne connaît ni son ennemi ni lui-même est
toujours en danger. »
Le Big Shift
Pour
bien comprendre la mentalité conservatrice, il faut lire l’influent livre The Big Shift (2013) co-écrit par John
Ibbitson et Darrell Bricker. Malgré l’allégeance politique douteuse des auteurs
et le ton triomphaliste qui célèbre les politiques de Harper, la
marginalisation du Québec et le démantèlement de la CBC/Radio-Canada, il est
tout à fait crucial de connaître la conception du monde dominante et les
mécanismes sociaux sur lesquels elle s’appuie pour diriger la
lutte idéologique dans la société civile. L’analyse qui suit n’est pas un
compte-rendu objectif de leur propos, mais une lecture critique de leurs idées
réfléchies à travers un prisme gramscien.
La
thèse principale de leur livre se résume comme suit : depuis la seconde
moitié du XXe siècle, le Canada fut dirigé par le « Consensus
laurentien » composé par les élites politiques, médiatiques et économiques
de Toronto, Ottawa et Montréal. Or, ce groupe a progressivement perdu son
influence au profit d’une nouvelle coalition entre l’électorat rural de l’Ouest
canadien et les immigrants des banlieues ontariennes. Un des pays les plus
consensuels au monde est rapidement devenu polarisé entre l’Est et l’Ouest, les
créatifs progressistes et les classes moyennes laborieuses, laissant les
anciennes élites ébahies par ce soudain renversement. Une simple lecture des
titres des chapitres montre le ton à la fois prophétique et cynique des auteurs
qui considèrent que la réalité sociale canadienne a durablement changé.
1. The Death of the Laurentian Consensus : Why the people who used to matter most don’t
anymore
2.
The
Great Divide : Conservatives values
and the Big Shift
3.
Quebec : The suns
sets. The sun might just possibly rise
4.
It’s
not ROC Anymore : The Ottawa River
Curtain descends
5.
The
Wests : Getting used to being in
charge
6.
They Don’t Get It : And
why they don’t
7.
The Conservatives Century : Why the Tories will rule, and how they’ll be defeated
8.
Not So Fragile : The
Canada your mother never knew
9.
The
Big Shift Means Business : Is yours
ready ?
10. The Decline of the Laurentian Media : Why it doesn’t matter if the press gallery
doesn’t like Stephen Harper
11. Things Will Change
(1) : At home
12. Things Will Change
(2) : Abroad
13.
Conclusion : Margin
of Error
Si
le Parti conservateur a su tirer son épingle du jeu en proposant une idéologie
adaptée à sa base électorale émergente, celle-ci procède d’un nouveau contexte
démographique marqué par la relocalisation massive de la population canadienne
vers l’Ouest et une importante immigration d’origine asiatique qui s’installe
dans les banlieues des grandes métropoles. Si on ajoute à cela l’hégémonie du
secteur pétrolier et la consolidation d’un modèle de développement basé sur
l’exportation des ressources énergétiques, ce shift démographique et économique
donnera une longueur d’avance aux forces conservatrices dans les années à
venir. Autrement dit, nous n’assistons pas à un simple remaniement de surface,
mais à l’apparition d’un nouveau bloc
historique, c’est-à-dire à une alliance complexe entre des classes
dominantes (liées au secteur pétrolier, minier et financier) et des classes
dominées (populations rurales, classes moyennes immigrantes), unifiées par une
même conception du monde. Cette base sociale et idéologique perdurera à travers
le temps malgré le changement des partis au pouvoir. Pour le meilleur et pour
le pire, le Big Shift est là pour rester.
Cette
mutation historique succède à l’ancienne hégémonie des élites
laurentiennes ; professeurs d’université, grands politiciens, figures
médiatiques, artistes des grandes villes québécoises et ontariennes formaient
alors un petit groupe sélect qui élaborèrent une conception libérale et
progressiste du monde à travers le contrôle des leviers culturels et politiques
à Québec, Montréal et Ottawa. Malgré les contradictions du Consensus
laurentien, qui reposait sur une unité fragile entre les intérêts canadiens et
la volonté d’accommoder les aspirations du peuple québécois dans certaines
limites, cette alliance permettait tout de même d’assurer le leadership moral
et intellectuel de l’Est sur l’Ouest, le bassin versant du Saint-Laurent représentant
le pôle de gravité des grandes décisions politiques et économiques du grand
rêve canadien.
La
question du Québec occupait alors une place centrale dans l’espace public. La
contradiction principale s’exprimait à travers les joutes constitutionnelles et
idéologiques entre fédéralistes et souverainistes, tandis que la question
sociale restait en arrière-plan sous la forme d’un consensus implicite en
faveur de l’État-providence. À cette époque, le Canada et le Québec étaient
tous deux largement « progressistes », tant sur le plan de la
diplomatie internationale, la redistribution, l’ouverture sur le monde, etc. Or,
l’effondrement du Consensus laurentien sur lequel reposait l’hégémonie libérale
contribua également à la perte d’influence du mouvement souverainiste qui perdit
son principal adversaire à Ottawa. Nous sommes passés d’un antagonisme dynamique entre l’État canadien et québécois à une
sorte d’indifférence mutuelle. Le débat entre multiculturalisme et nationalisme
se retrouve en arrière-plan, alors que le consensus progressiste s’effrite et
fait revenir à la surface la fracture socio-économique entre l’Est et l’Ouest,
la gauche et la droite. L’effondrement soudain du Bloc québécois et le
surgissement du NPD au Québec représentent le symptôme de ce réalignement, qui
laisse la question nationale en suspens.
Le triomphe des banlieues
Pour
expliquer le Big Shift, John Ibbitson
et Darrell Bricker se concentrent notamment sur les mutations démographiques et
le rôle déterminant de l’urbanisation qui distribue différents groupes sociaux
sur le territoire. Si dans les années 1920 50% de la population canadienne résidait
dans les villes, 70% habite maintenant dans les grandes régions
métropolitaines. Alors que la pression conjointe de l’industrialisation et de
l’urbanisation contribua à l’émergence du capitalisme fordiste et de
l’État-providence (d’abord au Canada dans les années 1930 et en 1960 au
Québec), les années subséquentes furent marquées par un processus de
péri-urbanisation (ou de métropolisation) qui relocalisa les nouvelles classes
moyennes dans de larges municipalités faiblement peuplées et dépendantes de
l’automobile. Le triomphe des banlieues et de la vie privée permit
l’accélération du processus de modernisation, l’émiettement des valeurs
collectives ainsi que la consolidation de la société de consommation. La
jeunesse progressiste des années 1960 et 1970 (baby-boomers) se tourna vers la
sécurité économique et le confort matériel, l’épuisement des projets
d’émancipation sociale (communisme, social-démocratie) et de libération
nationale (indépendance du Québec) laissant largement place au triomphe de la
pensée économique, individualiste et sécuritaire.
Néanmoins,
cette pensée conservatrice latente ne fut pas « activée » avant le
milieu des années 1990, époque où l’idéologie néolibérale se répandit aux
quatre coins du globe. Le Consensus laurentien et la conscience nationale
(québécoise) occupaient encore largement l’imaginaire collectif, la
« superstructure » reflétant encore les grands débats des décennies
précédentes. Or, l’infrastructure économique et démographique se modifiait
graduellement mais irréversiblement, la pression conjointe de la mondialisation
et de l’immigration marginalisant toujours plus la nation québécoise et les
peuples autochtones, la population canadienne représentant une grande mosaïque
sans unité culturelle réelle. « The Canadien nation ? There is no
such thing, and never was. »[2]
L’unité
fictive de la nation canadienne fut remplacée par la construction de nouvelles
identités collectives et l’émergence d’un antagonisme géographique opposant les strivers et les creatives. Ces catégories sociales floues représentent des
marqueurs idéologiques, des idéaux-types sur lesquels s’appuient les conservateurs
pour élaborer leur discours et leur stratégie politique. Les premiers désignent
les classes moyennes qui travaillent durement pour obtenir une réussite sociale
et une sécurité matérielle, tandis que les seconds s’intéressent davantage aux
activités culturelles, écologiques et citoyennes. Ce portrait schématique,
voire largement réducteur, exprime néanmoins une fracture sociale très visible
sur le plan électoral et culturel si nous comparons par exemple des quartiers
centraux comme le Plateau-Mont-Royal et Rosemont (bastion de Projet Montréal et
Québec solidaire) avec les autres municipalités de la grande région de Montréal
(qui votent majoritairement à droite).
« In
marketing terms, middle-class suburbanistes are « strivers »,
upwardly mobile people seeking to own a home in a safe community while they
pursue their dreams. They contrast with « creatives », who place a
stronger emphasis on community supports, the environment, and international
engagement. More likely to vote Liberal or New Democrat, creatives also tend to
live downtown, which is where those parties remain strong, at least in English
Canada. But in each election since 2004, suburban strivers have increasingly
identified with the Conservatives – and immigrants are more likely to be
strivers than creatives. »[3]
La
force des conservateurs consiste à avoir gagné l’adhésion (conscience ou
inconsciente) des couches immigrantes des banlieues ontariennes qui étaient
historiquement attachées au Parti libéral du Canada. La réussite économique
relative de ces groupes contribue à leur intégration dans le mode de vie
américain et l’idéal multiculturel, où chaque personne peut acquérir sa
propriété privée et vaquer librement à la poursuite de ses préférences
individuelles et communautaires. Si le multiculturalisme fut forgé par les
libéraux, ceux-ci ne semblent plus profiter du capital de sympathie des
nouveaux arrivants. L’épuisement du PLC, le scandale des commandites et les
problèmes de leadership représentent certes différents facteurs de ce
phénomène, mais celui-ci se manifeste notamment à l'échelle municipale à Toronto
avec le règne de Rob Ford qui incarne à merveille les valeurs
conservatrices : taxes faibles pour plaire aux contribuables,
assainissement des finances publiques, gros bon sens, etc. Si le populisme de
droite est catalysé et renforcé par les élites politiques, c’est d’abord parce
qu’il exprime et alimente une mentalité conservatrice largement diffuse dans la
population. Il suffit de créer une alliance idéologique entre la région
immédiate de la ville-centre (banlieues ontariennes), et les autres régions
non-urbaines (de l’Ouest canadien) et de l’opposer à l’attitude snobinarde des
étudiants, écologistes, élites médiatiques, artistes et autres fainéants pour
consolider les idées de droite dans les classes moyennes et populaires.
L’impasse de la gauche canadienne
Devant
ce phénomène de polarisation, où l’idéologie conservatrice s’étend à des
couches plus larges de la population, est-il possible de réanimer le Consensus
laurentien, l’idéal libéral et progressiste qui avait guidé les institutions
politiques canadiennes jusqu’à la fin du XXe siècle ? Autrement
dit, le rêve d’une social-démocratie dans l’unité canadienne est-il encore
possible ? Malheureusement, ce scénario devient de moins en probable dans
le contexte historique actuel. Le premier problème renvoie à la séparation
croissante entre les aspirations et
les attentes de la population,
c’est-à-dire entre les grands enjeux sociaux et la croyance en la capacité
effective des dirigeants à les résoudre. John Ibbitson et Darrell Bricker
montrent par des sondages intéressants que la population canadienne s’intéresse
encore aux enjeux transformateurs (transformative
issues) comme la santé publique, le vieillissement de la population,
l’éducation et l’environnement, mais qu’un nombre croissant de personnes ont
peu confiance dans le fait que les gouvernements pourront sérieusement régler
ces problèmes de grande ampleur. À l’inverse, une majorité d’électeurs
considère que des enjeux de moindre importance pourront être pris en charge, ce
qui permettrait d’améliorer légèrement leur situation matérielle.
« Respondents
placed a lower priority on « transactional issues », incremental
improvements that could make things modestly better. These include developing
Canada’s natural resources, policing the border, trading with other nations,
and improving infrastructures such as roads and bridges. But on these issues,
there was much greater confidence that governments could actually get something
done. […] You may have noticed something. The big transformative issues are
embraced by socially progressive parties that rightly assume that they are
championing the values that matter most to voters. What they don’t understand
is that most voters have little confidence in their ability to deliver. »[4]
Les
partis « progressistes » comme le Parti Vert, le PLC et le NPD se
retrouvent alors dans une situation inconfortable, caractérisée par la perte de
légitimité des institutions politiques, la crise de confiance envers les élus,
l’affaissement des projets collectifs et l’atrophie de la vie publique. Le
problème réside dans le fait que les gens ne croient plus en leurs capacités d’action, ni à la
possibilité de changer radicalement la société, et encore moins au pouvoir des
politiciens à réaliser les changements qu’ils promettent par lors de leurs campagnes électorales. Les conservateurs misent sur « les vraies affaires »
qui touchent à la sécurité physique et matérielle d’une population inquiète,
comme la lutte contre le crime et la croissance économique. Leur mot d’ordre frappe par sa
simplicité : des prisons et des jobs.
Admettons
à titre d’hypothèse que la population canadienne se lasse progressivement du
discours conservateur et commence à s’inquiéter davantage des enjeux
environnementaux, de la montée des inégalités sociales et de la guerre. Pour que
ce changement idéologique se traduise en projet de société, il faudrait créer
une alliance progressiste pan-canadienne qui propose une alternative politique
à l’hégémonie conservatrice.
« Let’s
quickly remind ourselves of what’s at stake here. The current values and
priorities of Harper government emphasize a tough approach to law and order
that punishes criminals and rewards gun owners, that play’s up Canada’s
connection to the monarchy as well as other elements of the British colonial
past, that is pro-military and anti-peacekeeping, that takes the side of Big
Oil, that considers the CBC and other cultural institutions elitist and
contemptuous of conservative values, that minimizes the role of the federal
government in redistributing income and enforcing national standards for social
programs, including health care.
Just
listing that agenda suggests its polar opposite : giving new life to the
federal power as a means of enforcing equity both vertically, among classes,
and horizontally, among regions ; protecting and advancing a national
culture that spans regions and languages ; reviving a vision of Canada
that transcends its colonial past ; promoting a pan-national strategy for
renewable energy. That might be something worth voting for. »[5]
Qui
pourrait bien incarner ce projet politique d’envergure ? Un NPD qui
reviendrait à ses sources sociale-démocrates (avant le recentrement opéré par
Mulcair), un PLC qui miserait réellement sur la justice sociale, une coalition
des deux partis ? Dans tous les cas, Bricker et Ibbitson considèrent que
l’émergence d’une telle alternative ne peut venir que du Québec, qui demeure le
dernier bastion de solidarité au Canada. « From Quebec could come the
invitation to the surburban Ontario middle class to abandon its alliance with
the Conservative Pacific West and embrase a progressive Central Canadian
future. From Quebec could come a new alliance within the manufacturing
heartland combining against the resource-based hinterlands. From Quebec in
conjonction with Ontario could come the twenty-first-century equivalent of
Robert Baldwin and Louis-Hippolyte Lafontaine. »
Évidemment,
un tel scénario est extrêmement peu probable pour l’instant, notamment à cause
des divergences politiques entre le NPD et le PLC, de la présence du Bloc
québécois qui s’oppose a priori au
renforcement du pouvoir fédéral et au projet d’unification canadienne, et de la
timidité de Québec solidaire concernant la question fédérale. Les défis qu’une
telle coalition devra relever sont redoutables, et il est presque impossible
que ces obstacles pourront être surmontés par les partis existants.
Un autre projet politique pour une nouvelle situation
historique
Par
ailleurs, les nombreuses transformations institutionnelles imposées par les
conservateurs, que ce soit sur le plan des institutions politiques, économiques, environnementales, culturelles et sociales, ne pourront pas être renversées par un parti progressiste à
l’intérieur d’un ou deux mandats. Il faudrait sans doute des décennies avant de
pouvoir recréer ce que les conservateurs ont détruit en quelques années. De
plus, il faut reconnaître que le Canada est devenu un État pétrolier, militaire
et sécuritaire, favorisant le colonialisme et l’oligarchie financière via ses
législations de complaisance et son paradis fiscal pour les compagnies
minières. Le visage sombre du Canada ne pourra pas être effacé par le sourire
candide de Justin Trudeau, et il ne semble pas que la social-démocratie
libérale ait un grand avenir politique. Les Trente Glorieuses sont terminées
depuis quarante ans, et le XXIe siècle sera marqué par la fin de la
croissance, l’austérité et la crise climatique.
Seule
une grande transition écologique accompagnée d’une redistribution massive de la
richesse et l’instauration d’une démocratie digne de ce nom pourra assurer
l’avenir des générations futures. Pour l’instant, aucun parti politique ne
porte un tel projet d’émancipation, et seule la convergence des mouvements
sociaux pourrait favoriser l’émergence d’une alternative. Le Forum social des
peuples qui aura lieu du 20 au 24 août à Ottawa sera sans doute l’occasion de
réfléchir à cette douloureuse question : comment rallier la gauche
québécoise, les organisations progressistes canadiennes et le mouvement Idle No
More dans une même direction ? Quelle place donner au droit à l’auto-détermination
des peuples, à la question de l’indépendance du Québec et à la question
coloniale qui touche les Premières Nations ?
Somme
toute, le plus grand défi réside dans l’élargissement des luttes écologistes,
citoyennes et sociales à de plus larges secteurs de la population. La gauche
doit enlever ses œillères et analyser sérieusement le nouveau contexte
politique, en prenant à bras le corps la transformation structurelle de l’État
canadien. Le même discours souverainiste ou progressiste, élaboré dans le sillage
de la Révolution tranquille, ne peut plus être martelé compulsivement auprès
des classes moyennes et populaires, conquises par la simplicité de l’idéologie
conservatrice. Il faut réaliser une fois pour toute que le peuple n’est plus spontanément progressiste. Il faut
briser l’alliance sur laquelle repose le Big
Shift, recréer de nouveaux liens entre la ville et les régions, et dépasser
le réflexe anti-institutionnel des mouvements sociaux qui empêchent trop
souvent l’émergence d’une unité populaire. Il faut arrêter de penser que les
militants pourront changer le monde en restant entre progressistes, et
commencer à couper l’herbe sous le pied des conservateurs par la conquête
démocratique des classes populaires. Telle est la leçon stratégique du Big Shift conservateur qui offre, par le
dévoilement des mécanismes de son hégémonie, des munitions à son adversaire.
« Our
only point is this : This Big Shift is real and permanent. The coalition
of suburban middle-class voters in Ontario and voters in the West is powerful.
If the Conservatives are to be defeated, progressives must take the Big Shift
into account. They must take the changing attitudes of immigrants into account.
They must take the the West into account. If the Conservatives are to be
defeated, they must be defeated on their
own turf. Rallying the votes of students and faculty at the University of
Toronto, bringing Montreal’s student protestors onside, recruiting labour
leaders (without actually recruiting factory workers), and co-opting the Occupy
movement will not elect a government. By talking to one another about one
another and then convincing one another that they are the majority, downtown
progressives delude themselves. Get into the suburbs. Go west. Win your
arguments there. And then you’ll be in government again. »[6]
[1] David Morin, Stéphane Roussel, Harper a-t-il vraiment tout changé?, Le
Devoir, 19 juillet 2014.
[2] John Ibbitson, Darrell Bricker, The Big Shift. The seismic change in
canadian politics, business, and culture and what it means for our future,
HarperCollins, Toronto, 2013, p.15
[3] Ibid.,
p.34
[4] Ibid.,
p.44
[5] Ibid.,
p.66-67
[6] Ibid.,
p.245
Merci pour cet article que je diffuse.
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