Nous pouvons : quelques ruminations théoriques sur un parti de troisième génération
Les problèmes des partis
Nous sommes d’une génération qui aura non
seulement la chance, mais le devoir de transformer radicalement la société. Nous
vivons présentement une période d’« accélération historique », où le
trou béant laissé par la crise financière, l’austérité, la corruption, la
spoliation du territoire par les élites économiques, politiques et pétrolières,
laisse entrevoir une lumière qui perce la grande noirceur, l’étincelle d’un
nouveau monde qui demande à naître. Celui-ci se manifeste par l’irruption de
grands mouvements de contestation, d’initiatives citoyennes, d’expérimentations
collectives prenant place dans les interstices du système. Des fils tissent une
vaste toile de nouvelles pratiques sociales, le terreau d’une société libre,
écologique, démocratique et coopérative. Toute la question réside dans la traduction politique des aspirations
citoyennes, c’est-à-dire la nécessaire transformation des institutions afin que
celles-ci ne servent plus à freiner, mais à laisser libre cours à la créativité
populaire.
Ce problème délicat est nul autre que celui
de l’articulation complexe entre la sphère politique et les mouvements sociaux,
l’État et la société civile, le parti et l’auto-organisation populaire. C’est
bien sur cette question cruciale et difficile, celle du pouvoir et de la forme
de l’organisation politique susceptible de réaliser une transformation sociale
à grande échelle, que le mouvement altermondialiste reste aujourd’hui bloqué.
Il faut maintenant repenser, dans notre contexte spécifique et national, la stratégie
qui devra guider une action politique réellement populaire. Celle-ci ne réside
pas tant dans le contenu du projet de société, mais dans la façon de le
promouvoir, dans la forme vivante et incarnée qui pourra porter ces nouvelles
idées. Cette réflexion interroge le rôle central de la « mise en discours »,
de la création du véhicule, du « logiciel » qui pourra éveiller la
conscience commune, forger une volonté collective qui ne se limitera plus à
« une rue opposée aux urnes », mais deviendra le pouvoir
constituant de la société à venir.
Pour le meilleur et pour le pire, la
corruption généralisée et la crise du parlementarisme amène une perte de
légitimité de la démocratie représentative, et alimente une méfiance
grandissante envers les partis qui sont dès lors obligés de se réinventer. Or,
la majorité de ceux-ci ne le peuvent pas, précisément par ce que sont de vieux
partis, c’est-à-dire des organisations politiques ayant une longue histoire,
une structure très hiérarchique, une « inertie institutionnelle » qui
freine le changement organisationnel et l’émergence de nouvelles idées. Nous
nommerons « partis de première génération » les organisations qui
représentent non seulement de vieilles conceptions du monde, mais des formes
institutionnelles archaïques calquées sur le modèle parlementaire, et qui
visent d’abord à gouverner sans changer la société. La grande majorité des
partis politiques provinciaux et fédéraux entrent dans cette catégorie :
PLQ, PQ, CAQ, Bloc québécois, Parti conservateur, PLC, NPD. Il y a également
les « partis de seconde génération », qui se caractérisent par de
nouvelles visions du monde, une volonté de changement sincère, une aisance avec
les nouvelles formes de communication et de démocratie participative. Ce sont
en quelque sorte les partis « progressistes » qui sont nés après
les années 2000, et sont composés en bonne partie de jeunes : Québec
solidaire et Option nationale.
Néanmoins, ces jeunes partis héritent de la
forme organisationnelle de l’ancienne génération, et de la même obsession pour
les élections nationales. S’ils souhaitent transformer la société en profondeur
(par le contrôle démocratique du système économique et/ou l’indépendance
politique), ils préservent la distinction classique entre la rue et les urnes, la
fonction du parti étant d’obtenir une majorité parlementaire pour mettre en
œuvre le projet de pays et/ou de société. Or, la politique traditionnelle n’est
plus mobilisatrice et vectrice d’enthousiasme populaire. Les campagnes
électorales sont plus souvent révélatrices d’un système politique désuet, où
les candidats nous courtisent en prétendant qu’ils sont moins corrompus que
leur voisin et qu’ils pourront « bien gouverner » à notre place, en
utilisant des slogans insipides quand ils ne sont pas carrément ridicules. Il
semble de moins en moins probable que les grands changements exigés par les
défis du XXIe siècle puissent venir de l’élection d’un parti
salvateur, qui appliquera de grandes réformes « par le haut » à la
manière de la « révolution passive » des années 1960-1970.
Une troisième génération
Doit-on pour autant renoncer à toute
participation électorale ? Si nous regardons la majorité des théoriciens
critiques et la constellation de la nouvelle gauche radicale, il semble que
l’hégémonie idéologique soit davantage celle de l’anti-étatisme des mouvements
sociaux, autonomes, communistes et libertaires, ceux-ci se méfiant sérieusement
de la logique parlementaire et prônant l’auto-organisation de la multitude, des
luttes sociales et de la démocratie intempestive, à la manière des Indignés, du
printemps québécois et de l’insurrection de la place Taksim. Nous serions
davantage à l’ère de la révolte et de la contestation que de la révolution. Or,
l’émergence d’une nouvelle expérience politique vient de bousculer le
« partage du sensible » entre les urnes et la rue, comme un éclair
qui soulève l’enthousiasme de plusieurs personnalités critiques aux
sensibilités apparemment diverses. Qui aurait cru
que Wendy Brown, Étienne Balibar, Judith Butler, Noam Chomsky, Mike Davis,
Michael Hardt, Naomi Klein, Chantal Mouffe, Antonio Negri, Jacques Rancière et
Slavoj Žižek signeraient un jour une lettre commune pour appuyer un parti
politique ?
« Podemos est
issu de la vague de soulèvements populaires qui, depuis 2011, se sont propagés
à travers le monde en exigeant une démocratie digne de ce nom. Son
fonctionnement favorise la participation politique du peuple, organisant des
élections primaires ouvertes, l’élaboration d’un programme politique
participatif, la constitution de plus de 400 cercles et assemblées populaires
dans le monde entier. Podemos obtient ses ressources exclusivement de
contributions populaires, refusant tout prêt bancaire, et toute sa comptabilité
est publique et accessible en ligne (podemos.info). Tous ses représentants
seront révocables, et soumis à la stricte limitation de leurs mandats, leurs
privilèges et leurs salaires.
Le programme
politique de Podemos reflète les contributions de plusieurs milliers de
citoyens, et exprime un sens commun partagé par des millions de personnes
autour du monde : il propose de rompre avec la logique néolibérale de
l’austérité et la dictature de la dette ; une répartition équitable des
richesses et du travail ; la démocratisation radicale de toutes les
instances de la vie publique ; la défense des droits sociaux et des
services publiques ; ainsi que la fin de l’impunité et de la corruption
qui ont transformé le rêve européen de liberté, d’égalité et de fraternité en
cauchemar d’une société injuste, cynique et oligarchique.
Cette élection nous a
montré que la désaffection et le malaise créés par les politiques de la Troïka
favorisent la montée de la xénophobie et du fascisme. Il est donc urgent que
l’espoir exprimé par Podemos se diffuse dans l’ensemble de nos pays :
c’est l’image d’un peuple qui refuse de se soumettre à la passivité et se
propose de récupérer ce pouvoir qui lui est propre, la capacité démocratique de
décider ce qui est commun, ce qui détermine la vie de tous. »[1]
L’art du discours
La première force du mouvement Podemos se
trouve dans son nom. « Nous pouvons » n’est pas un énoncé constatif,
c’est-à-dire un nom qui décrit une chose comme Québec solidaire ou Option
nationale, mais un énoncé performatif, qui accomplit une action en changeant la
conscience de celui qui entend ou prononce cette déclaration. Idle no more avait cette même fonction
performative, comme le slogan yes we
can de la campagne Obama. Par ailleurs, l’expression « nous
pouvons » a la capacité d’articuler étroitement deux termes apparemment
vagues lorsqu’ils sont considérés séparément. Qu’est-ce que le
« nous », et qu’est-ce que « pouvoir » ? En fait, le
« nous » se définit par la capacité d’agir, et cette puissance cerne
les contours de ce « nous » en le réalisant. Le « nous »
isolé est une chose, une réification
de la communauté, considérée dans sa passivité ; le « nous
pouvons » désigne plutôt une relation dynamique, une activité qui
s’auto-institue ; l’action précède et détermine l’identité collective.
Cette expression renvoie à la logique de l’empowerment,
c’est-à-dire du processus d’apprentissage et du développement des capacités
d’action. En français, nous parlons parfois de capacitation, d’autonomisation,
de pouvoir d’agir, et même d’émancipation.
Dans le contexte québécois, le nom « nous
pouvons » n’aurait sans doute pas le même écho dans la conscience
populaire, car il n’émane pas d’une large expérience vécue et du langage « parlé »
par la majorité. C’est pourquoi nous devons d’abord faire appel à notre propre
langue, une étude fine du langage et du sens commun étant un élément
incontournable d’une stratégie politique, et même de toute philosophie
pratique, comme le rappelle Gramsci. « Une fois que l’on a posé la
philosophie comme conception du monde et conçu l’activité philosophique non
plus [seulement] comme un travail « individuel » d’élaboration de
concepts systématiquement cohérents, mais aussi et surtout comme une lutte
culturelle pour transformer la « mentalité » populaire et répandre
les innovations philosophiques qui s’avèreront « historiquement
vraies » pour autant qu’elles deviendront concrètement, c’est-à-dire
historiquement et socialement, universelles, le problème du langage et des
langues doit techniquement être placé au premier plan. Il faudra revoir à ce
sujet les publications des pragmatistes. »[2]
Nous devons élaborer un nouveau vocabulaire
politique, une sémantique de l’émancipation qui associe étroitement des termes
comme « démocratie radicale », « pouvoir d’agir »,
« cercles citoyens », « unité populaire »,
« révolution solidaire » au cœur d’un discours cohérent et expressif,
qui résonne directement dans l’imaginaire collectif. « On peut déduire de
cette constatation l’importance du « moment culturel » jusque dans
l’activité pratique (collective) : tout acte historique ne peut pas ne pas
être accompli par l’« homme collectif » ; il présuppose,
autrement dit, la réalisation d’une unité « culturelle-sociale »
grâce à laquelle une multiplicité de volontés séparées, avec des finalités
hétérogènes, se soude pour un même but sur la base d’une conception du monde
(égale) et commune (générale et particulière, agissant de manière transitoire –
par la voie émotionnelle – ou permanente, en sorte que la base intellectuelle
est tellement enracinée, assimilée, vécue, qu’elle peut devenir une passion).
Puisque c’est ainsi que les choses se passent, on peut voir l’importance du
problème linguistique général, c’est-à-dire de la réalisation collective d’un
même « climat » culturel. »[3]
Le problème du charisme
Une première objection que nous pouvons
faire à cette stratégie discursive renvoie au rôle central joué par le recours
aux affects, à la personnalisation, au magnétisme des mots visant à forger une
unité populaire autour d’un individu ou d’un groupe charismatique. Le cas de
Podemos est exemplaire à cet égard, car malgré la structure horizontale du
parti, l’importante démocratie participative et numérique qui le constitue, le
socio-financement de l’ensemble des projets collectifs et le travail
collaboratif qui visent à limiter la concentration du pouvoir, le leader du
mouvement, Pablo Iglesias, jouit d’un important charisme qui séduit une bonne
partie de l’électorat. Comment expliquer ce paradoxe ? Il faut en effet
voir que l’expérience de Podemos a été rendue possible par l’implication des
Indignés, l’initiative de collectifs anticapitalistes associés au NPA (Izquierda anticapitalista) et l’habilité
médiatique de Pablo Iglesias à titre de porte-parole du mouvement.
« En effet, sa relation avec le petit
écran n’est pas le fruit du hasard. Elle est intentionnelle et stratégique. « Nous
expérimentons notre communication politique depuis le principal espace de
communication politique qu’est la télévision, explique-t-il. Tout ce que
nous avons appris à La Tuerka, nous l’appliquons sur les grandes
chaînes. » La Tuerka est une émission de télévision que Pablo
Iglesias et ses collaborateurs (professeurs et élèves de sciences politiques à
l’université Complutense de Madrid) ont diffusée sur Internet et sur la TNT.
Dans ces espaces aux audiences a priori marginales, Iglesias s’est formé
comme présentateur, interviewer et homme de télévision. Certes, l’homme
dénonce, mais il est entraîné à parler face au public. Et avec un message
inflexible. D’entrée de jeu, son passage à la télévision généraliste a été un
succès : il savait se contenir, il pouvait débattre, il était à l’aise devant
les caméras, il pouvait participer à des émissions de l’autre bord idéologique,
mais il ne perdait jamais contenance. Une main de fer idéologique dans un gant
de velours.
La télévision et les réseaux sociaux ont fait le reste. Ils ont
permis de mettre un visage et une queue-de-cheval sur cette voix de la gauche.
Iglesias est un homme tranquille au message dur, adressé aux déshérités, aux
victimes de la crise économique et aux classes moyennes appauvries. Il
s’exprime sans détours, qualifie de castes les directions des grands partis,
appelle « régime de 78 » la transition démocratique, évoque ces
grands-pères qui ont défendu la République il y a quatre-vingts ans et critique
les “millionnaires aux bracelets rouge et jaune [drapeau de l’Espagne] ».[4]
Pablo Iglesias serait-il le « Margaret
Thatcher de gauche »[5] que
Slavoj Žižek appelle de ses vœux ? La rapide
expansion électorale de Podemos quelques mois après sa création est-elle
symptomatique d’une mode passagère, et risquerait-elle d’amener une séparation
rapide entre la base et la tête du parti en l’absence d’un véritable
enracinement local ? Devrait-on se méfier des discours populistes, même de
gauche, qui s’appuient sur l’air du temps et reproduisent un vedettariat qui
pourrait s’avérer pernicieux à la longue, malgré les meilleurs intentions
démocratiques du mouvement ? Tout pouvoir charismatique est-il à rejeter,
tout comme les formes de dominations traditionnelle et bureaucratique qui nous
enferment dans des rapports autoritaires qui empêchent le peuple de
s’auto-gouverner ? Pour mettre en perspectives ces épineuses questions,
nous ferons un détour par l’analyse classique de Max Weber dans Le savant et le politique.
À suivre…
J'ai hâte de lire la suite!
RépondreSupprimerPour ma part je crois que les partis politiques (même les plus jeunes comme QS et ON) font la même erreur que la « démocratie » représentative. Ils se constituent avant tout autour d'enjeux et de points de programme: voici ce que nous voulons, par conséquent voici la machine électorale.
Or si le contenu du programme c'est la liberté, l'émancipation, la souveraineté populaire, cela doit aussi être le « contenu du parti ». Je veux dire par là que la première chose qu'un parti devrait faire, avant de discuter de tout programme politique, c'est d'élaborer rigoureusement ses propres statuts, qui seront sa constitution. Quitte à prendre plusieurs années à démarrer réellement.
Sur la question du charisme, on a un triste exemple avec Aussant. Bien des gens ont déserté ON à la suite de son départ, parce que, je le crois, ils ne savaient pas ce que devait et pouvait être un parti.