Réflexions sur l’action politique émancipatrice
Qu'est-ce que la politique?
Nous distinguons généralement le politique de la politique. D’une part, le
politique correspond à l’ensemble des mouvements sociaux et des discussions
prenant part dans l’espace public et la société civile, c’est-à-dire comme
l’activité délibérative des individus et des groupes visant à élaborer les
normes de la vie commune. D’autre part, le sens commune limite le champ de la politique à la sphère
institutionnelle de l’État, qui jouit du monopole légitime de la violence,
détermine les lois ayant une force contraignante sur un territoire, par le
biais du pouvoir exécutif, législatif, judiciaire, policier et militaire. Cette
distinction, qui est à toute fait pertinente, a cependant tendance à opposer
une « bonne société civile » qui serait le lieu naturel de la
démocratie, et le « méchant gouvernement » qui serait
essentiellement un vecteur de domination arbitraire.
Or, même les soulèvements populaires et les
mouvements les plus anti-étatistes sont orientés
vers l’État pour le contraindre, limiter son pouvoir, le transformer ou
l’abolir. La société civile n’est pas un espace clos sur lui-même, mais un lieu
protéiforme aux frontières floues, en constante interaction avec la sphère
étatique et économique. La société civile, considérée en elle-même, renvoie
autant au milieu communautaire, à l’économie sociale et solidaire, aux
initiatives citoyennes, à la communauté, à la sphère culturelle et médiatique,
bref à des espaces a-politiques et parfois dépolitisés. Le lieu de la politique
proprement dit ne réside donc ni dans la société civile, ni dans l’État, mais entre les deux, lorsque ces deux sphères
cherchent à s’influencer mutuellement. L’action politique est une interface,
une mince couche d’eau sur laquelle glisse le pouvoir citoyen pour réaliser des
figures sur la patinoire de l’État. Comme le dit Max Weber, la politique est
« la direction ou l’influence exercée sur la direction d’un groupement politique, aujourd’hui par conséquent
d’un État. »[1]
Or, si l’État constitue un appareil
spécialisé et situé au-dessus de la société pour déterminer et renforcer la
loi, son pouvoir ne repose pas uniquement sur la force et la coercition.
L’autorité étatique se fonde ultimement sur le consentement, c’est-à-dire sur
les différentes formes de légitimité qui amènent le corps citoyen à accepter
les décisions des gouvernants. « De même que les groupements politiques
qui l’ont précédé historiquement, l’État est un rapport de domination
exercé par des hommes sur d’autres hommes, et appuyé sur le moyen de la
violence légitime (ce qui signifie : considérée comme légitime). Pour
qu’il existe, il faut donc que les hommes dominés se soumettent à l’autorité
revendiquée par ceux qui se trouvent en position de domination dans chaque société.
Quand et pourquoi le font-ils ? Sur quelles raisons justificatrices
internes et sur quels moyens externes s’appuie cette domination ? »[2]
C’est ici qu’entre en jeu la célèbre
typologie de Weber concernant les trois formes de légitimité qui permettent à
l’État d’exercer son autorité. « En premier lieu, l’autorité de
l’« éternel hier », c’est-à-dire des mœurs sanctifiées par une validité immémoriale et par l’habitude
acquise de les respecter : la domination « traditionnelle »,
telle que l’exerce le patriarche et le prince patrimonial de type ancien.
Ensuite, l’autorité de la grâce
personnelle extra-quotidienne (charisme), l’abandon de soi tout à fait
personnel et la confiance personnelle dans les révélations, l’héroïsme ou
d’autres qualités propres aux chefs qu’un individu se trouve posséder : la
domination « charismatique », telle que l’exercent le prophète ou
(dans le domaine politique) le chef de guerre élu, le maître plébiscitaire, le
grand démagogue ou le chef du parti politique. Enfin, la domination de la vertu
de la « légalité », c’est-à-dire de la croyance en la validité d’une codification légale et de la
« compétence » objective fondée sur l’application de règles
instituées de manière rationnelle, donc en vertu de la disposition à
l’obéissance et à l’accomplissement des devoirs conformément à cette
codification : une domination du type de celle qu’exercent le
« serviteur d’État » moderne et tous les détenteurs de pouvoirs qui
lui ressemblent à cet égard. »[3]
Une nouvelle typologie du
pouvoir
À première vue, les dominations
traditionnelle, charismatique et rationnelle-légale présentent des
caractéristiques essentiellement négatives qui ne donnent pas envie de leur
accorder, pour la conscience progressiste, la moindre once de légitimité. Les
figures du bon père de famille, du démagogue et du fonctionnaire conformiste ne
sont guère sexy, malgré leur curieuse
popularité en cette étrange période de populisme généralisé. Sur le plan
stratégique, faut-il endosser malgré tout ces différentes formes de pouvoir
pour exercer une influence politique, même progressiste, ou doit-on les rejeter
en bloc par la valorisation d’une éthique libertaire ? Pour sortir de ce
dilemme, nous voudrions nuancer la typologie de Weber et les formes
particulières de domination qu’il évoque en remontant aux principes de
légitimité qui les fondent, pour ensuite déterminer s’il est possible
d’envisager des formes de pouvoir potentiellement émancipatrices.
Tout d’abord, la domination traditionnelle
repose sur le passé, la domination charismatique sur la volonté, et la
domination légale sur la rationalité. Ces trois principes peuvent être
reformulés par les concepts de réceptivité, d’activité et de réflexivité. Dans
le premier cas, la tradition renvoie à la culture, aux habitudes enracinées dans
le langage et l’inconscient collectif, aux normes non-réfléchies qui guident le
comportement des individus et structurent la vie quotidienne. Jürgen Habermas
et Nancy Fraser parlent à ce titre d’une intégration sociale « stabilisée
par les normes ». « Ce sont les actions coordonnées sur la base d’un
consensus pré-réflexif, conventionnel, considéré comme allant de soi, à propos
des valeurs et des fins, consensus qui est le produit d’une intériorisation
pré-critique de la tradition culturelle et de la socialisation. »[4]
Néanmoins, la culture n’est pas pour autant
un bloc monolithique ; elle peut recevoir diverses significations en
fonction des perspectives qui la revendiquent et la mettent en jeu. Par
exemple, nous pouvons soulever une conception « conservatrice » de la
tradition, qui cherche d’abord à la préserver en bloc, à éviter toute critique
de celle-ci, voire à restaurer une unité perdue. Par contraste, nous pouvons
dégager une conception « progressiste » de la tradition qui ancre
l’histoire présente dans la mémoire des vaincus, dans un rapport
non-traditionnel à l’héritage qu’il importe de réfléchir pour comprendre le
présent et orienter l’avenir. Cette nuance repose sur une conception
dialectique de la culture, telle que théorisée par le philosophe et sociologue
québécois Fernand Dumont dans son ouvrage Le
lieu de l’homme. Celui-ci distingue une culture première et une culture
seconde qui ne sont pas des choses séparées, mais deux moments d’un même
processus historique.
« La culture première est un donné.
Les hommes s’y meuvent dans la familiarité des significations, des modèles et
des idéaux convenus : des schémas d’actions, des coutumes, tout un réseau
par où l’on se reconnaît spontanément dans le monde comme dans sa
maison. »[5] Mais
cette culture première, généralement refermée sur elle-même, s’ouvre par
ailleurs à de multiples remaniements par la stylisation, la connaissance
scientifique, le retour réflexif sur soi et la création de visions du monde
explicites qui permettent d’instaurer une distance entre soi et le monde.
« Dans ces diverses expériences, si
courantes et si simples, comment ne pas apercevoir comme un retour de la
culture sur elle-même, sa répudiation de soi comme donné, comme ensemble de
signes et de modèles où elle dit d’abord, et d’une manière toute spontanée, ma
première appartenance au monde ? C’est dans le mouvement de cette
contestation que l’on saisit sa faculté d’élaborer de nouvelles imageries,
cette fois plus construites et plus manifestes. […] Je reprends aussi à mon compte
une certaine distance entre un sens premier du monde disséminé dans la praxis
propre à mon contexte collectif et un univers second où ma communauté
historique tâche de se donner, comme horizon, une signification cohérente
d’elle-même. »[6]
L’unité de la culture ne se trouve plus
dans la quête vaine d’une origine disparue, mais dans la reconstruction
réflexive d’une vision du monde qui permet de redonner un sens à la vie
commune, par la constitution d’une conscience historique qui n’a rien de
réactionnaire, bien au contraire. Le problème de l’identité québécoise peut
ainsi recevoir une interprétation conformiste lorsqu’il s’agit de retourner
simplement à une culture première évidente et donc inquestionnée, et une
interprétation émancipatrice lorsqu’il s’agit de problématiser la dualité de la
culture et les moyens de lui redonner forme à l’intérieur d’une société
hétérogène. C’est pourquoi le pouvoir de la tradition peut être mobilisé par la
gauche à certaines conditions, à travers un souci du langage, de la langue, de
la parole vivante et du sens commun, c’est-à-dire des représentations
collectives que nous pouvons raviver à l’intérieur d’un projet d’émancipation.
Nul discours progressiste ne pourra être popularisé s’il ne devient pas par le
même mouvement un phénomène « populaire », c’est-à-dire ancré dans la
culture populaire des classes moyennes et subalternes.
De la parrêsia au césarisme progressif
Dans le cas problématique du pouvoir
charismatique, il est nécessaire de distinguer deux dimensions fondamentalement
différentes. D’une part, il faut critiquer l’aspect démagogique, autoritaire et
manipulateur du chef qui cherche à entretenir les préjugés populaires sans
élever le niveau de conscience général, car son pouvoir repose précisément sur
l’entretien de l’ignorance des masses. D’autre part, nous pouvons faire appel à
une fonction non-démagogique du pouvoir persuasif dont parle Michel Foucault
dans son cours sur Le courage de la
vérité.
« Durant le cours de 1982-1983, en
effet, Foucault avait étudié la notion de parrêsia
(mot grec formé sur le pronom pan (tout) et le verbe rein (dire) et qu’on peut
traduire par « dire-vrai » ou « franc-parler ») dans ses
implications d’ordre politique. Il s’agissait alors de dégager ce qu’on
pourrait appeler une condition non formelle de la démocratie athénienne :
le courage d’un dire-vrai s’exerçant depuis l’exposition publique d’une tribune
politique. Ce qui rend effectif et authentique le jeu démocratique, c’est ce
« courage de la vérité » qui suppose toujours une prise de risque et
une mise en jeu de l’existence même du citoyen prenant la parole dans
l’assemblée et acceptant le débat contradictoire. »[7]
« Parler librement » ne renvoie
pas à la liberté d’expression abstraire de dire n’importe quoi ou de marteler
des bêtises, comme le font les démagogues des radio-poubelles. Il s’agit de
sortir de la langue de bois politicienne par le franc-parler, l’audace et même
l’effronterie devant le pouvoir, à la manière de Socrate, Jésus ou Michel
Chartrand. Malgré les différences profondes entre ces hommes, ceux-ci étaient
bel et bien des leaders charismatiques au sens progressiste du terme. Ils étaient
porté par le devoir de dire la vérité au nom du bien commun, tout en mettant
leur vie en jeu. Ils gardaient un humour et une humanité qui ne les empêchaient
pas de se mettre en colère pour défendre leurs idéaux ou améliorer le sort des
plus démunis.
Nous pouvons donc opposer la figure du chef
politicien à celui du tribun, du porte-parole lié aux organisations
démocratiques qui le portent et déterminent les grandes lignes qui devront être
exprimées par une voix persuasive et vivante. La rhétorique, si elle est
aujourd’hui largement instrumentalisée par les sophistes, le marketing et les
relations publiques, peut être subvertie par la capacité d’exprimer des idées
concrètes, qui parlent aux sentiments tout en aiguisant l’esprit critique. Il
ne s’agit pas d’endormir le peuple et de le guider passivement, mais de lui
donner une voix afin qu’il se mette en mouvement et développe ses propres capacités
d’auto-organisation.
Le pouvoir charismatique n’est pas chose
commune, et c’est pourquoi Max Weber parle à ce titre d’une grâce. Mais cette disposition à
convaincre peut être davantage développée par un travail d’activation, par la
lutte collective, par le développement des capacités d’action dans certains
moments clés de l’histoire. Gabriel Nadeau-Dubois n’est pas né porte-parole de
l’ASSÉ ; il fut porté par une organisation large, démocratique et
combattive, il fut formé par d’anciens militants, et fut lancé à l’avant-scène
médiatique pour défendre un discours contre-hégémonique qui bousculait l’ordre
établi. Toute la question est de savoir si le tribun est réellement porté par
un franc-parler qui résonne dans la conscience populaire, et non une personne
simplement habile avec le jeu médiatique. Qu’on le veuille ou non, il faut
composer avec ce genre de figures qui jouent un certain rôle dans le
développement des luttes prenant part dans les périodes critiques de
l’histoire. Gramsci parle à ce titre de « césarisme » pour parler du
rôle ambivalent du pouvoir charismatique, qui peut recevoir différentes
significations selon le contexte sociopolitique.
« Dresser un catalogue des événements
historiques qui ont culminé dans une grande personnalité
« héroïque ». On peut dire que le césarisme exprime une situation
dans laquelle les forces en lutte s’équilibrent de façon catastrophique,
c’est-à-dire s’équilibrent de telle façon que la poursuite de la lutte ne peut
aboutir qu’à leur destruction réciproque. […] Mais si le césarisme exprime
toujours la solution par « arbitrage », confiée à une grande
personnalité, d’une situation historico-politique caractérisée par un équilibre
de forces annonciateur de catastrophes, il n’a pas toujours la même
signification historique. Il peut y avoir un césarisme progressif et un
césarisme régressif et, en dernière analyse, ce n’est pas un schéma
sociologique mais l’histoire concrète qui peut établir la signification exacte
de chaque forme de césarisme.
Le césarisme est progressif quand son
intervention aide la force progressive à triompher, même au prix de certains
compromis et de certains adoucissements qui limitent sa victoire ; il est
régressif quand son intervention aide la force régressive à triompher, au prix,
dans ce cas aussi, de certains compromis et de certaines limitations. […] Du
reste, le césarisme est une formule polémique-idéologique et non un canon
d’interprétation historique. On peut avoir affaire à une solution césariste, même
en l’absence d’un César, même en l’absence d’une personnalité
« héroïque » et représentative. »[8]
Le pouvoir charismatique n’est donc pas un
bloc monolithique qu’il faudrait rejeter a
priori, mais une arme politique essentielle à condition qu’elle soit arrimée
rigoureusement à un contrôle démocratique. D’une certaine manière, même en
l’absence d’une ou d’un porte-parole talentueux, une organisation peut
elle-même être charismatique dans son ensemble, en tant que groupe exprimant
une vision du monde de manière persuasive et capable de forger une unité
populaire. Mais la formation d’une volonté collective ne peut pas reposer
uniquement sur les qualités personnelles d’un individu ou d’une
organisation ; elle doit elle-même être élaborée démocratiquement, c’est-à-dire
par le biais d’une rationalité communicationnelle qui n’est pas du tout
identique à la rationalité administrative et bureaucratique.
Rationalité réflexive et
démocratie délibérative
D’un côté, nous avons la rationalité
communicationnelle qui renvoie aux interactions, à la délibération, à la
discussion critique et collaborative des individus qui définissent mutuellement
des normes communes à partir des ressources symboliques du monde vécu. De
l’autre, nous avons une raison instrumentale, qui n’est pas ancrée dans le
langage vivant et la parole, mais procède d’une logique impersonnelle qui vise
à déterminer les moyens les plus efficaces de réaliser certains objectifs,
ceux-ci échappant au domaine de la réflexion. Il faut donc distinguer la
rationalité des fins, la détermination des valeurs éthiques et politiques qui
permettent de guider la conduite individuelle et la vie collective, de la
rationalité des moyens qui renvoient à l’auto-régulation du système économique
et politique (autonomie), soit l’intégration systémique détachée de la
conscience des individus et des groupes qui les dominent de l’extérieur
(hétéronomie).
La rationalité délibérative, critique ou
réflexive correspond à une forme d’intégration sociale « réalisée par la
communication ». « Ce sont des actions coordonnées au moyen d’un
consensus explicite atteint réflexivement au terme d’une discussion sans
contraintes dans les conditions de liberté, d’égalité et d’équité »[9].
Sans nous lancer dans des débats interminables sur le caractère idéaliste ou
pragmatique de l’éthique de la discussion, nous pouvons situer ce principe de
« rationalité démocratique » comme étant la troisième forme de
pouvoir légitime, qui permet d’ancrer l’autorité d’une norme ou d’une décision
sur un processus collectif, inclusif et réflexif. D’une certaine manière, il
s’agit du fondement ultime de l’autorité, car la norme est alors fondée sur le
pouvoir de persuasion de la meilleure idée, ou comme dit Habermas « the forceless force of the better argument. »
Cette rationalité démocratique ne doit pas
être conçue comme un cadre abstrait dans lequel des individus atomisés doivent
discuter rationnellement en se dépouillant de toute identité en termes de
classe, genre, ethnicité ou nationalité, bref de tout attachement social et
culturel qui les précède et les constitue dans leur subjectivité. Au contraire,
la réflexion collective est fondée sur l’usage critique d’un langage commun,
qui est lui-même basé sur une culture qui se retrouve par le fait même examinée
comme origine et horizon de la délibération. Cette mise à distance de soi et du
monde, qui représente un retour sur soi de la culture, permet de dénicher les
formes de domination qui se cachent dans les normes communément admises et les
préjugés populaires. Le but de la délibération démocratique n’est donc pas
d’abord de déterminer les droits individuels et les principes de justice devant
guider le travail des institutions, mais de reconstruire un « monde
commun » par la préservation et
le dépassement d’une culture dans une perspective d’émancipation.
Le triple mouvement :
marchandisation, protection sociale et émancipation
Une condition essentielle pour que la
domination traditionnelle ne soit pas subordonnée à la mentalité conservatrice
réside non pas dans la négation de
toute conscience nationale et historique, mais dans la conscience critique d’une culture commune qui nous forge, nous
détermine, nous contraint et nous rend libre simultanément. Il faut dépasser
l’opposition binaire entre marchandisation et protection de la société,
mondialisation néolibérale et défense de l’identité nationale, en ajoutant un
troisième terme qui permette d’inscrire la préservation du monde commun dans un
projet historique d’émancipation populaire. C’est ici que nous ferons appel au
« triple mouvement » suggéré par Nancy Fraser dans sa lecture
originale de Karl Polanyi.
« Dans son classique de 1944, La Grande Transformation, il décrit la
crise capitaliste comme un processus historique à multiples facettes initié avec
la révolution industrielle en Grande-Bretagne, et qui s’est répandu, en plus
d’un siècle, dans le monde entier, entraînant la colonisation, des récessions
périodiques et des guerres cataclysmiques. De plus, pour Polanyi, la crise
capitaliste est moins à comprendre en termes d’effondrement de l’économie au
sens strict que de désintégration des communautés, d’éclatement des solidarités
et de pillage de la nature. Ses racines se trouvent moins dans des
contradictions internes à l’économie – comme la baisse tendancielle du taux de
profit – que dans un gigantesque repositionnement de l’économie par rapport à
la société.
Inversant la relation, jusque-là
universelle, par laquelle les marchés étaient encastrés dans les institutions
sociales et soumis à des normes morales et éthiques, les partisans du
« marché autorégulateur » ont cherché à bâtir un monde dans lequel la
société, la morale et l’éthique seraient subordonnées aux marchés et modelés
par eux. Cette aspiration, irréalisable et autodestructrice, a entraîné des
évolutions si profondément dévastatrices de la société humaine qu’elles ont
déclenché un contre-mouvement visant la « protection » de cette
dernière. C’est ce « double mouvement », de marchandisation non
régulée puis de revendications de protection sociale, qui a conduit, d’après
Polanyi, au fascisme et à la guerre mondiale. »[10]
Cette brève synthèse d’un ouvrage dense et
complexe montre l’actualité criante des analyses de Polanyi ; le
néolibéralisme est en quelque sorte un retour de la Grande Transformation, par
la croyance aux vertus d’un marché autorégulateur et désencastré de normes
communes, menant au démantèlement des mécanismes de protection sociale et de
solidarité nationale qui ont été forgés par les États-providence durant la
période des Trente Glorieuses. La défense des particularités nationales, qui se
manifeste malheureusement par la forte montée de l’extrême droite en Europe, ne
peut être simplement expliquée par la « fausse conscience » et le
déni de la lutte des classes. Il s’agit plutôt d’un mécanisme de défense, d’une
réponse fonctionnelle au processus de décomposition culturelle alimentée par la
pression de l’oligarchie financière, la marchandisation des biens communs et le
blocage institutionnel des démocraties libérales qui sont incapables de
répondre de manière adéquate aux enjeux sociaux, économiques et écologiques de
notre époque.
Or, la réponse grandissante à
l’affaissement du « consensus libéral », qu’elle prenne la forme du
conservatisme moral et fiscal, du nationalisme identitaire mono-culturaliste,
du populisme autoritaire ou de l’extrême droite, représente une réaction
non-critique et anti-démocratique à la domination d’un système impersonnel,
revendiquant alors la mise au ban des minorités et des étrangers, une défense
rigide des valeurs traditionnelles, ou le retour d’une figure charismatique
dont la volonté permettrait de faire le ménage et de rétablir l’ordre social. À
ce mouvement social d’ampleur, qui déborde largement la sphère des partis
politiques pour imprégner une bonne partie de la « mentalité
populaire », il serait absurde d’opposer abstraitement la bonne vertu et
l’irrationalité de masses, la tolérance et la diversité contre le méchant
nationalisme des classes populaires. Ce schéma alimente en bonne partie la
dynamique de la droite dure, qui se représente alors elle-même comme une
alternative au système, par le retour du gros bon sens contre l’hypocrisie des
élites intellectuelles, médiatiques et politiques.
Pour sortir de ce dilemme, Nancy Fraser
« propose d’élargir la problématique de Polanyi afin d’y inclure un
troisième projet historique de lutte sociale, qui traverse le conflit, central
pour Polanyi, opposant marchandisation et protection sociale. Ce troisième
projet historique, que j’appellerai « émancipation », vise à
démanteler toutes les formes d’assujettissement ancrées dans la société. […]
Pour comprendre pourquoi, il faut prendre en considération le fait que
l’émancipation diffère de la principale catégorie positive de Polanyi, à savoir
la protection sociale. Alors que la protection s’oppose à l’exposition,
l’émancipation s’oppose à la domination. Tandis que la protection vise à
protéger la « société » des effets désintégrateurs des marchés non
régulés, l’émancipation vise à mettre fin à la domination d’où elle vienne, de
la société comme de l’économie. Si l’objet de la protection est d’assujettir
les échanges marchands à des normes non économiques, celui de l’émancipation
est de soumettre à la fois les échanges marchands et les normes non marchandes
à un examen critique. Enfin, si les valeurs suprêmes de la protection sont la
sécurité, la stabilité et la solidarités sociales, la priorité de
l’émancipation est la non-domination. »[11]
La rationalité réflexive et la délibération
démocratique doivent alors examiner tous les types de normes de la culture
première à la lumière des principes de justice sociale comme l’équité,
l’autonomie relationnelle, l’auto-gouvernement populaire, etc. Ce « tiers
manquant » permet non pas de rejeter
la question de l’identité culturelle et de la solidarité nationale, mais
d’interroger et de reconstruire les normes communes du vivre ensemble, de bâtir
une nouvelle société à partir des matériaux de la communauté, tout en
dépouillant celle-ci des préjugés et des conduites résiduelles qui causent des
torts systématiques à certains groupes sociaux. Il ne s’agit pas d’opposer le
capitalisme et la défense de la société comme totalité, mais de re-faire société par la transformation
démocratique des normes éthiques et politiques qui permettront de protéger les
liens de solidarité, d’assurer l’héritage d’un monde commun, et d’assurer
l’émancipation des personnes qui restaient subordonnées à l’ancienne
configuration des valeurs.
[1] Max Weber, Le savant et le politique, La Découverte, Paris, 2003, p.118
[2] Ibid.,
p.119
[3] Ibid.,
p.120
[4] Nancy Fraser, Le féminisme en mouvements. De 1960 à l’ère néolibérale, La
Découverte, Paris, 2012, p.44
[5] Fernand Dumont, Le lieu de l’homme. La culture comme distance et mémoire, Montréal,
Éditions HMH, 1968, p.51
[6] Ibid.,
p.52-53, 41
[7] Henri de Monvallier, Michel Foucault : Le
Courage de la vérité. Le Gouvernement de soi et des autres II, 2009. http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article124
[8] Guerre
de position, guerre de mouvement, p.226-227
[9] Le
féminisme en mouvements, p.44
[10] Ibid.,
p.310-311
[11] Ibid.,
p.312, 316-317
Commentaires
Enregistrer un commentaire