Au-delà de la gauche et du nationalisme : Partie 1
Cartographie des identités politiques
Pour faire le ménage dans les débats
idéologiques fort complexes qui animent notre époque, il convient de distinguer
les discours et leurs principes constitutifs qui constituent les identités politiques. L’identité
politique est une forme particulière d’identité sociale qui définit
l’appartenance des individus à des groupes partageant des idées communes sur
l’organisation du pouvoir dans la société. L’idée politique va au-delà de
l’identification partisane, car elle peut s’incarner dans des mouvements,
réseaux et petits groupes qui défendent des visions aussi variées que le
nationalisme, le socialisme, l’anarchisme, le conservatisme, la théorie queer, le pluralisme, etc. De plus, les
identités politiques ne se limitent pas à des systèmes d’idées abstraites parce
qu’elles embrassent également les croyances implicites, les symboles, la
culture et les pratiques relatives de groupes déterminés. Ce sont donc des
totalités concrètes et signifiantes particulières qui aspirent à redéfinir les
structures économiques, institutions politiques et/ou les pratiques sociales au
sein d’une collectivité.
Les identités politiques, bien qu’elles
possèdent une certaine stabilité qui permet de les caractériser au sein de
l’espace public, sont des entités historiques et donc dynamiques qui
interviennent pour critiquer, légitimer ou transformer les rapports de pouvoir
entre différents groupes. Cette caractéristique apparemment anodine implique
une conséquence majeure sur le plan théorique et pratique ; les identités
politiques ne sont pas des individus séparés évoluant en vase clos, mais des
processus interdépendants, des entités qui se définissent en fonction des
relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Elles représentent
en quelque sorte des nébuleuses, évoluant par le biais de
processus physico-chimiques et de forces gravitationnelles, qui permettent
l’attraction et la différenciation des éléments qui la composent. Bien qu’il ne
soit pas question ici de faire une sorte d’« astrophysique
politique », qui dégagerait les mécanismes psychologiques, sociaux et
historiques expliquant la genèse, la persistance, la mort et la transformation
de ce type d’identités (socialisation, psychologie morale, cadres cognitifs,
mobilisation des ressources, etc.), il convient tout de même de tracer une
carte des constellations politiques de notre temps. Pour distinguer les
différentes identités politiques, nous ferons appel à l’analyse de Nancy Fraser
concernant le « triple mouvement » de la marchandisation, la protection
sociale et l’émancipation.
La marchandisation désigne le
« désencastrement » de l’économie par rapport à la société, c’est-à-dire
le processus par lequel le marché se détache des normes culturelles et politiques
de la collectivité en devenant un système autonome qui étend ses valeurs
(efficacité, maximisation de l’utilité, contractualisme, concurrence,
compétitivité) à l’ensemble des secteurs de la société, celle-ci devenant un
simple appendice du marché. Ce mouvement entraîne la désintégration des
communautés, l’éclatement des solidarités, la privatisation des institutions
publiques et le pillage de la nature. La
Grande Transformation de Karl Polanyi, qui décrit ce long processus
historique par lequel la foi libérale en l’auto-régulation du marché au XIXe
siècle mène à la catastrophe financière des années 30, la montée du fascisme et
la Seconde Guerre mondiale, souligne également un contre-mouvement de
« protection sociale » par lequel la société tente de formuler
de nouvelles normes et régulations pour « ré-encastrer » l’économie à
l’intérieur de limites compatibles avec la préservation des communautés et de
la nature. Ce double mouvement décortiqué
dans le grand ouvrage de Karl Polanyi s’avère particulièrement éclairant à
notre époque.
« L’histoire que relate La Grande Transformation rappelle
fortement certaines évolutions actuelles. De prime abord, il existe de bonnes
raisons pour considérer que la crise actuelle trouve ses racines dans les
récentes tentatives de débarrasser les marchés de toute réglementation (tant
nationale qu’internationale) instaurée après la Seconde Guerre mondiale. Ce que
nous appelons aujourd’hui le « néolibéralisme » n’est rien d’autre
que le retour de la croyance dans le « marché auto-régulateur » qui
prévalait au XIXe siècle et qui a déclenché la crise capitaliste
décrite par Polanyi. Aujourd’hui, comme à l’époque, les tentatives pour
appliquer ce credo à la vie réelle détruisent les liens sociaux, les moyens de
subsistance et la nature. Aujourd’hui, comme à l’époque, des forces
d’opposition se mobilisent pour faire cesser ces destructions. La crise
actuelle peut donc raisonnablement être considérée comme le retour de la grande transformation »[1].
Or, cette opposition entre marchandisation et
protection présente un tiers manquant qui permet d’identifier les formes
d’inégalités sournoises qui passent généralement sous le radar de l’économie
dominante et des institutions qui prétendent « défendre la société ».
« Concentré à l’excès sur les luttes contre les ravages du marché, cet
ouvrage néglige les luttes contre les injustices ancrées dans la
« société » et enchâssées dans les protections sociales. C’est pourquoi
les théoriciennes féministes ne sauraient adopter le cadre théorique de Polanyi
tel qu’il apparaît dans La Grande
Transformation. Il importe de le remodeler pour dégager une nouvelle
conception de la crise capitaliste, une conception qui évite non seulement
l’économisme réducteur, mais aussi une lecture romancée de la
« société ». […]
Ce troisième projet historique, que
j’appellerai « émancipation », vise à démanteler toutes les formes
d’assujettissement ancrées dans la « société ». […] Pour comprendre
pourquoi, il faut prendre en considération le fait que l’émancipation diffère
fortement de la principale catégorie positive de Polanyi, à savoir la
protection sociale. Alors que la protection s’oppose à l’exposition,
l’émancipation s’oppose à la domination. Tandis que la protection vise à
protéger la « société » des effets désintégrateurs des marchés non
régulés, l’émancipation vise à mettre fin à la domination d’où qu’elle vienne,
de la société comme de l’économie. Si l’objet de la protection est d’assujettir
les échanges marchands à des normes non économiques, celui de l’émancipation
est de soumettre à la fois les échanges marchands et les normes non-marchandes
à un examen critique. Enfin, si les valeurs suprêmes de la protection sont la
sécurité, la stabilité et la solidarité sociales, la priorité de l’émancipation
est la non-domination. »[2]
L’articulation entre la marchandisation, la
protection sociale et l’émancipation ne va pas de soi ; la combinaison de
ces principes forme différentes configurations qui définissent les identités
politiques contemporaines. Celles-ci entretiennent non seulement des rapports
ambivalents avec le discours dominant, mais présentent des attitudes
contradictoires envers les institutions. La critique du néolibéralisme, qui représente
à juste titre l’idéologie dominante de la société, sinon la force réelle par
laquelle ce discours hégémonique transforme les institutions communes et les
subjectivités de manière à les faire fonctionner comme le marché[3], se
retrouve à différents degrés au sein des « contre-discours » qui
cherchent à limiter les dégâts du processus de marchandisation intégrale du
monde. Or, les diverses composantes du libéralisme (économique, politique et
culturel) sont rejetées de manière inégale, ce qui permet de distinguer des
idéologies relativement proches mais qui entretiennent différents antagonismes
entre elles, ces identités politiques se critiquant mutuellement sans qu’elles
soient capables de proposer une alternative globale et cohérente contre le
néolibéralisme. Après avoir dégagé deux principales formes d’identités
politiques prévalant au Québec à l’heure actuelle (elles même différenciées en
deux sous-courants), nous proposerons une nouvelle alternative qui pourrait
surmonter les contradictions entre des critiques partielles du libéralisme et de
fonder un nouveau projet politique.
Les deux variantes de la gauche
La gauche contemporaine est structurée sur le « progressisme »
qui accepte, dans une large mesure, l’idéal de non-domination et la conception
libérale de la liberté négative. Elle rejette généralement la liberté positive
des Anciens et de l’humanisme civique, associée à une définition substantielle
de la vie bonne prenant racine dans l’activité citoyenne et la communauté. Le
progressisme entretient ainsi une certaine méfiance vis-à-vis des institutions
et des valeurs collectives, celles-ci étant susceptibles d’interférer avec les
droits individuels et les minorités qui pourraient être brimés par la tyrannie
de la majorité ou un État trop imposant. Dans sa version modérée, la gauche libérale se base sur
l’individualisme méthodologique qui met l’accent sur l’égalité formelle des
individus et considère que la justice consiste à assurer une certaine équité
par la redistribution des ressources issues du surplus coopératif,
essentiellement produit par le marché. Elle suppose donc une économie marchande
et un État qui doit veiller à réguler celui-ci, acceptant ici largement les
prémisses du capitalisme et du gouvernement représentatif. Autrement dit, les
libéraux « progressistes », par opposition aux libéraux conservateurs
et libertariens (qui misent sur l’accroissement de la marchandisation pour
réduire le pouvoir de l’État et libérer l’individu), se contentent généralement
d’un libéralisme politique associé à une régulation du libéralisme économique,
tout en reconnaissant l’importance du pluralisme, soit la non-imposition d’une
conception commune du Bien prenant parfois la forme du multiculturalisme. Le
libéralisme de gauche s’associe généralement avec l’idée social-démocrate d’une
économie mixte (composée d’entreprises privées et d’un secteur public fort)
et d’une démocratie représentative qui permettraient la
maximisation des libertés individuelles et l’allocation équitable des
ressources.
Face à cette gauche modérée et réformiste, la
gauche radicale amène une critique plus sévère du libéralisme politique et
économique, considérant que le gouvernement représentatif et l’économie de
marché ne permettent pas de maximiser les libertés individuelles et d’assurer
la justice. Elle rejette donc les prémisses des démocraties libérales en
prônant une forme radicale de participation citoyenne (démocratie directe), une
transformation substantielle de l’État bourgeois ou encore l’abolition pure et
simple de toute forme de gouvernement centralisé. Du point de vue économique,
la gauche radicale met de l’avant les vertus de l’autogestion, la planification
démocratique, l’abolition de la propriété privée des moyens de production et
toutes formes de transformations nécessaires au dépassement du système
capitaliste. Si le libéralisme de gauche représente la négation du libéralisme abstrait (néolibéral) par la
mise en place d’institutions régulatrices, la gauche radicale rejette la critique abstraite du néolibéralisme par
la gauche libérale, qui occulte les rapports de forces asymétriques du
capitalisme et les contraintes structurelles qui empêchent une réelle
libération des individus, laquelle ne deviendra possible que par une transformation
globale du système économique et politique.
La gauche radicale propose donc une critique
beaucoup plus systématique du néolibéralisme que la version naïve du
libéralisme progressiste, mais entretient la même méfiance face au pouvoir
potentiellement oppresseur des institutions, celles-ci pouvant entraîner une perte
de liberté individuelle et une discrimination implicite de divers groupes
sociaux. Tandis que la gauche libérale possède une conception instrumentale des institutions (outils
de régulation économique, politique et sociale), la gauche radicale rejette
systématiquement toute forme de structure ou d’institutions qui ne seraient pas
strictement contrôlés par des groupes affinitaires, l’autogestion ou une
démocratie directe. Les idées de Nation, de Peuple et de Souveraineté suscitent
généralement une réaction allergique de cette gauche anti-institutionnaliste,
parce que ces notions sont conçues comme des fictions qui occultent la lutte
des classes, des unités homogènes étouffant les différences individuelles et
l’identité des minorités.
La gauche radicale est donc davantage
pluraliste que la gauche libérale, car elle dépasse une vision purement
abstraite de l’individu (homo economicus
ou citoyen d’un État) pour considérer l’ensemble des particularismes qui
doivent être pris en compte pour éviter toute forme de domination en termes de
sexe, genre, race, ethnie, âge, capacité physique, etc. Elle favorise donc la
déconstruction des identités collectives, la critique systématique des
institutions, le rejet de la Tradition, etc. Elle concentre donc toute son
attention sur le principe d’émancipation, rejetant les protections sociales (encastrées
dans l’État et la culture) au profit d’une auto-organisation des individus et
des groupes opprimés. Alors que la gauche modérée possède une vision faible de la protection sociale, la
gauche anticapitaliste de tendance anarchiste suppose une conception négative de la protection sociale.
Ces deux variantes de la gauche sont donc
ancrées sur l’idée d’une auto-fondation de l’émancipation, incompatible avec une
définition positive ou substantielle des institutions et l’idée de
« société » comprise comme une totalité objective. Le libéralisme
culturel est conservé, le libéralisme politique et économique étant préservés
ou rejetés en fonction de la critique plus ou moins poussée de la
marchandisation. C’est pourquoi ces deux formes dominantes de la gauche
contemporaine (modérée ou anticapitaliste) représentent deux versions plus ou
moins radicales du libéralisme ou du pluralisme, car elles opèrent une critique
de la marchandisation à partir d’une conception négative de la liberté, fondée
la primauté normative du principe d’émancipation. Sur le plan philosophique et
académique, ces deux courants sont illustrés par l’opposition entre la
philosophie politique anglo-saxonne (inspirée des travaux de John Rawls) et la
théorie critique issue de la philosophie continentale et des sciences sociales,
bien qu’il y ait un certain chevauchement entre ces deux traditions.
Les deux visages du nationalisme
Tandis que la gauche modérée et radicale
critiquent le néolibéralisme par le biais de la question sociale (justice
socio-économique) et le principe d’émancipation, le nationalisme met de l’avant
la protection sociale de l’État-nation comme vecteur d’intégration de la
communauté et de solidarité politique. La question nationale, particulièrement
importante au Québec à cause de son histoire spécifique et du mouvement
souverainiste, se retrouve également dans de nombreux pays européens. Le
nationalisme peut prendre des visages variés comme l’indépendantisme
(généralement progressiste à la manière des mouvements de libération nationale
en Écosse et en Catalogne), ou le national-populisme de tendance conservatrice
et identitaire qui insiste sur la protection de la solidarité nationale contre
les méfaits de la marchandisation et des institutions européennes dans les
État-nations déjà constitués. Si la première forme de nationalisme prend
souvent une forme social-démocrate, réformiste, socialiste voire
révolutionnaire, la deuxième s’apparente au conservatisme, à l’extrême droite,
voire au fascisme dans certains cas (UKIP, Front national, Aube Dorée, etc.).
Qu’est-ce qui unit et différencie ces deux courants, et pourquoi
représentent-ils une voie distincte de la gauche libérale ou radicale ?
Tout d’abord, le nationalisme se considère
généralement comme étant ni à gauche ni à droite, car il se distingue à la fois
de l’idéologie néolibérale qui met de l’avant la marchandisation, et de la
gauche qui insiste sur l’émancipation, la justice et la diversité. La gauche
comme la droite se situent sur un axe socio-économique qui fait abstraction de
la question nationale, tandis que la nationalisme se rattache davantage à une
conception de la liberté positive qui identifie la citoyenneté à l’adhésion
forte à une communauté politique qui doit devenir ou demeurer souveraine par
rapport à d’autres États-nations. Les institutions publiques, les valeurs
collectives et les normes culturelles ne sont pas vues comme des simples
instruments de régulation des libertés individuelles ou des vecteurs potentiels
de domination, mais comme des sources symboliques et politiques positives qui
définissent les conditions objectives de la liberté.
La différence entre le nationalisme
progressiste et conservateur réside dans son rapport ambivalent aux principales
composantes du libéralisme. Généralement, le nationalisme social-démocrate
préserve le libéralisme politique et économique à la manière de la gauche
libérale, car il souhaite la fondation d’un État-nation basé sur les principes
du gouvernement représentatif et d’une économie de marché régulée. Cette
identité politique admet également le libéralisme culturel sous la forme d’un
pluralisme qui accepte l’interculturalisme comme voie mitoyenne de
reconnaissance de la majorité historique et des minorités dans un dialogue
réciproque. À la manière de la gauche modérée, le nationalisme progressiste
retient tous les éléments du libéralisme en critiquant légèrement les dérives
de la marchandisation, tout en ajoutant la nécessité de former un État-nation
dans les situations historiques où celui-ci n’est pas encore souverain et
demeure sous la tutelle d’une autre puissance. C’est pourquoi cette variante
douce du nationalisme se retrouve dans le cas des luttes pour l’émancipation nationale,
la protection sociale étant d’abord un moyen d’assurer la capacité pour un
peuple de se gouverner lui-même.
Par contraste, le nationalisme conservateur
rejette fortement le discours pluraliste et la forme faible du nationalisme
civique qui n’admettent pas l’identité nationale comme principe ultime
d’organisation du pouvoir. Cette forme dure de nationalisme voit la lutte pour
l’émancipation nationale comme un moyen pour protéger une identité collective définie par son appartenance
historique, culturelle et symbolique. La protection sociale représente donc le
socle de la critique de la marchandisation, ce discours étant beaucoup plus
virulent à l’endroit de la mondialisation néolibérale et de la gauche
postmoderne. Ces deux courants sont mis dans le même sac de l’idéologie
post-nationale, les « inclusifs » libéraux et l’anticapitalisme
s’accordant pour rejeter toute tentative d’affirmation nationale d’une majorité
en crise identitaire. Le nationalisme conservateur est donc farouchement
hostile à l’inclusion de la gauche modérée ou radicale au sein des rangs
nationalistes, ceux-ci étant vus comme des facteurs de délégitimation de
l’identité nationale.
Paradoxalement, le national-populisme manipule
habilement la rhétorique marxiste et la critique radicale de la mondialisation
néolibérale, afin de montrer la nécessité d’un État-nation fort pour garantir
la souveraineté populaire et nationale. À cet égard, cette forme de
nationalisme conservateur se rapproche beaucoup de la gauche radicale quant à
sa critique de la marchandisation, à la différence subtile mais importante
qu’elle ne remet pas en question le capitalisme, sinon par une dénonciation
morale de la société de consommation qui dissout les mœurs nationales et
favorise l’individualisme triomphant. Mais cette identité politique préserve
les principes du marché pour défendre les classes moyennes et les petits
entrepreneurs contre les multinationales, ainsi que le gouvernement
représentatif comme facteur d’ordre face à l’extrémisme de la démocratie directe
et des mouvements sociaux qui rejettent l’État et la communauté nationale. Le
principal coupable est donc le libéralisme culturel, le cosmopolitisme et les
idéologies post-nationales qui doivent être remplacés par le primat d’une
culture majoritaire unitaire comme source première de liberté collective.
Ce discours, qui prétend dépasser l’opposition
gauche/droite par une troisième voie nationaliste-radicale, constitue le socle
idéologique des différents mouvements d’extrême droite qui fleurissent dans une
majorité de pays européens qui vivent d’importances crises sociales à l’heure
actuelle. Lorsqu’il est tempéré par un conservatisme soft et un certain libéralisme politique, à la manière de la pensée
de Mathieu Bock-Côté et du think tank
identitaire Génération Nationale au Québec, ces courants demeurent compatibles
avec les présupposés de la démocratie. Néanmoins, leur radicalisation se
rapproche de la nébuleuse de l’extrême droite, même si celle-ci brouille
efficacement les repères idéologiques et le clivage gauche/droite pour assurer
sa respectabilité. Le noyau idéologique du nationalisme conservateur québécois
est exprimé dans le manifeste du groupe Génération Nationale, qui résume l'idée de l'identité nationale comme foyer principal de la protection sociale.
« Génération
Nationale a été fondée dans le but de faire la promotion de l’idée de nation
auprès de la jeunesse québécoise. Alors que la question de notre statut
national n’est toujours pas réglée, une forme d’autodénigrement décomplexé sous
couvert de bons sentiments semble émerger au sein de nos élites. Tandis que le
Québec semble actuellement bloqué, notre jeunesse n’est pas à l’abris des
pièges liés aux deux courants idéologiques post-nationaux se livrant à une
compétition en matière de « progressisme » et de
« modernisme ». D’un côté, la « gauche », « accommodante »
à souhait, s’estime parfois « citoyenne du monde », « cosmopolite » et
rejette les frontières. La rhétorique de la « tolérance » est sur-utilisée par
elle pour camoufler le vertueux reniement de soi. Son
« progressisme » la mène à l’acceptation de pratiques archaïques et
obscurantistes au nom de « l’ouverture à l’autre ». De l’autre, une
nouvelle « droite » s’auto-qualifie bien souvent de « libertarienne ».
Ceux qui s’en réclament versent dans un individualisme forcené et dans un rejet
viscéral de l’appartenance nationale. Ceux qui s’en réclament sont bien souvent
anglomanes, fédéralistes, partisans de la mondialisation financière et obsédés
par la culture américaine. Entre ces deux options, l’idée nationale doit
prévaloir comme horizon de pensée. Génération Nationale réaffirme la légitimité
même de la majorité historique de se définir comme référence culturelle. Notre
statut de « petite nation » - dont l’existence même n’est aucunement garantie
à long terme - exige précisément une fermeté
accrue en matière d’affirmation identitaire. La nation se doit d’être le
cadre de solidarité et de protection de ses composantes, surtout à l’ère de la
mondialisation soi-disant immuable. »[4]
Le national-populisme peut mener, dans un
contexte de crise sociale, de polarisation et de crispation des identités, à
alimenter la haine des minorités culturelles et des libertés individuelles en
privilégiant une protection sociale forte qui rejette idéologiquement le
principe d’émancipation (non-domination) tout en préservant le capitalisme sous
l’autorité d’un État-nation renforcé. Le rejet populaire des élites libérales
(des gouvernements de droite comme de gauche), jumelé à la faiblesse historique
de la gauche radicale dans la plupart des pays européens (sauf en Grèce et en
Espagne), permettent aux mouvances identitaires d’apparaître aux yeux des mases
comme la principale alternative politique face aux forces dissolvantes du
libéralisme anglo-saxon, sans remettre en question les mécanismes de la
marchandisation et les risques d’un recours non-critique à une protection
sociale déliée de toute perspective d’émancipation.
« Dénoncer simultanément le socialisme et
le capitalisme, comme une seule et même descendance de l’individualisme, permet
au [national-populisme], à l’aide d’une formule unique, de se poser aux yeux
des masses comme l’ennemi juré des deux. De cette façon, l’hostilité du peuple
envers le capitalisme libéral est retournée avec grand succès contre le
socialisme, sans la moindre réflexion sur les formes non libérales,
c’est-à-dire corporatives, du capitalisme. La supercherie, bien
qu’inconsciente, est des plus astucieuses. On identifie d’abord le libéralisme
au capitalisme ; puis, on soumet le libéralisme au supplice de la
planche ; mais le capitalisme n’est pas mauvais nageur et il s’en sort
indemne, sous un nouveau nom. »[5]
Gauche libérale
|
Gauche radicale
|
Nationalisme social-démocrate
|
Nationalisme conservateur
|
|
Critique
de la marchandisation
|
+
|
+++
|
+
|
++
|
Émancipation
|
++
|
+++
|
+
|
|
Protection sociale
|
+
|
++
|
+++
|
À suivre…
[1] Nancy Fraser, « Entre marchandisation et
protection sociale. Les ambivalences du féminisme dans la crise du
capitalisme », dans Nancy Fraser, Le
Féminisme en mouvements, La Découverte, Paris, 2012, p.311-312
[2] Ibid.,
p.312-317
[3] Christian Laval, Pierre Dardot. La nouvelle raison du monde. Essai sur la
société néolibérale, La Découverte, Paris, 2010
[5] Karl Polanyi, « L’essence du
fascisme », dans Essais de Karl
Polanyi, Seuil, Paris, 2008, p.375
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