Au-delà de la gauche et du nationalisme : Partie 2
Vers un dépassement dialectique d’une antinomie politique
En constatant l’importance relative et
partielle que la gauche et le nationalisme accordent à la critique de la
marchandisation, l’émancipation et la protection sociale, nous devons envisager
une troisième voie pour embrasser une critique radicale du capitalisme et
élaborer les contours d’une nouvelle identité politique capable de proposer une
réelle alternative sociale, culturelle et économique. Jusqu’à maintenant, il
semble que chaque idéologie a permis de cerner une partie du problème en
rejetant les biais de ses adversaires, tout en étant incapable de saisir la
totalité, c’est-à-dire l’ensemble des dimensions qui bloquent le changement
social et empêchent de penser un projet positif fondé sur un équilibre entre
liberté et préservation du monde commun.
Alors que le nationalisme conservateur mise
exclusivement sur la protection sociale pour contrer l’effet désintégrateur de
la marchandisation en critiquant de manière virulente le
« modernisme » de la gauche libérale et radicale, les identités
politiques progressistes rejettent catégoriquement le nationalisme comme source
de préservation de la communauté en mettant de l’avant l’importance de la
justice sociale et du pluralisme comme moyen de lutter contre l’idéologie
néolibérale. La question nationale se retrouve donc séparée et opposée à la
question sociale, nationalistes conservateurs et libéraux progressistes se
plaçant dans une guerre de tranchées où nul ne semble être capable de surmonter
cette contradiction. Au sein de la gauche, les tendances réformistes et
anticapitalistes n’arrivent pas à proposer une alternative globale et viable au
modèle néolibéral, tandis que le nationalisme se retrouve divisé en deux camps
qui cohabitent difficilement au sein d’un mouvement souverainiste désorienté et
déconnecté de l’axe gauche/droite.
Ces identités politiques se constituent par
une série de contradictions qui représentent une sorte de mouvement dialectique
qui permet de remplacer la typologie statique des idéologies par une analyse
dynamique et relationnelle des moments
de la conscience politique. Par exemple, la gauche libérale propose une
négation progressiste du néolibéralisme qui préserve ses principaux ingrédients,
la gauche radicale critiquant le libéralisme économique et politique de la
gauche libérale en radicalisant le libéralisme philosophique comme matrice de
l’émancipation. Face à cette radicalisation de la question sociale qui rejette
le besoin d’institutions communes, le nationalisme social-démocrate critique
l’obsession pour la justice sociale et met de l’avant la nation comme moyen de
dépasser l’axe gauche/droite. Or, le nationalisme conservateur critique le
libéralisme rampant du nationalisme réformiste et civique, en radicalisant
l’idée de l’identité nationale qui s’oppose en bloc à la gauche (modérée ou
anticapitaliste) qui favorise la synergie entre le multiculturalisme
anglo-saxon et la mondialisation. La lutte contre la marchandisation se
retrouve donc séparée par une dichotomie, une opposition figée et abstraite
entre d’une part l’hégémonie de la question sociale qui occulte la question de
la souveraineté populaire, et d’autre part un nationalisme aux relents
populistes qui prétend dépasser le débat gauche/droite par la suprématie de
l’identité nationale.
Le libéralisme économique, politique et
culturel se retrouve rejeté complètement ou en partie, sans qu’il soit possible
de trouver un équilibre dynamique entre les principes d’émancipation et de protection
sociale qui permettrait à la société de résister au rouleau compresseur de la
marchandisation sans reproduire de nouvelles formes de domination. Comment
peut-on articuler positivement la question sociale (émancipation) et la
question nationale (préservation) en dépassant les querelles entre libéraux et
conservateurs ? Comment surmonter les contradictions entre les pôles
disjoints des identités politiques qui isolent divers éléments par une analyse
partielle, et donc abstraite, du
monde social ? Comment élaborer une unité complexe qui ne soit pas un
simple amalgame confus, un mélange éclectique et fait sur mesure qui n’aurait
pas en lui-même son principe de cohérence ? Autrement dit, comment opérer
le dépassement dialectique (aufhebung)
de cette contradiction politique, où les éléments opposés seraient à la fois
affirmés et éliminés par une synthèse conciliatrice, les pôles de
l’émancipation et de la protection étant saisis dans leur complémentarité et
non pas hypostasiés comme des idées figées ?
Le socialisme républicain
Un début de réponse se retrouve dans une
tradition intellectuelle et politique oubliée, tant par les variantes marxistes
et anarchistes de la nouvelle gauche que par les adeptes de la
social-démocratie ou d’une souveraineté renouvelée. Il s’agit du socialisme
républicain de type jaurésien qui permet de résoudre deux
contradictions relatives à l’articulation de la question sociale et
nationale. D’une part, Jean Jaurès souligne que « la Révolution a fait les
Français rois dans la cité, mais les a laissé serfs dans l'entreprise »,
montrant ainsi que le socialisme désigne la poursuite de la révolution
démocratique dans la sphère économique, le projet républicain permettant
d’assurer une pleine liberté, égalité et solidarité de tous les citoyens par la
création d’une véritable République sociale (selon les promesses inaccomplies
de la Révolution française de 1848).
D’autre part, le socialisme républicain permet
de dépasser l’opposition abstraite entre nationalisme et internationalisme, la
protection sociale de l’État et l’émancipation générale de l’humanité. Comme
l’affirme Jaurès, « un
peu d'internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup
d'internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de
l'Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène ». Autrement dit,
une pensée de gauche superficielle comme l’altermondialisme souhaite
l’abolition des frontières sans reconnaître l’importance des mécanismes
institutionnels qui permettent d’assurer une pleine souveraineté populaire et
territoriale, tandis que le nationalisme naïf du mouvement souverainiste fait
abstraction des divisions de classes, de l’impérialisme et de la nécessité de
lutter internationalement contre le système économique qui assujettit
l’ensemble des peuples du monde malgré la souveraineté formelle des États.
Par ailleurs, le socialisme républicain plonge
ses racines dans la tradition « associationniste » qui met de l’avant
le principe de réciprocité, de coopération et de décentralisation par des ateliers
sociaux, les conseils ouvriers, l’auto-gouvernement des communes et d’autres
institutions qui permettent d’éviter une trop forte centralisation du pouvoir
économique et politique dans les mains de l’État administratif. Ce courant
associationniste est réhabilité par des auteurs comme Philippe Chanial qui
reconstitue une constellation d’identités politiques autour des pensées de
Pierre Leroux, Benoit Malon, Pierre-Joseph Proudhon, Paul Brousse, Eugène
Fournière, Jean Jaurès dans la France du XIXe siècle[1], de même
que Marcel Mauss, Hannah Arendt, Karl Polanyi, Antonio Gramsci, et Cornelius
Castoriadis au XXe siècle.
De plus, le socialisme républicain se
distingue clairement du républicanisme libéral et social-démocrate de penseurs
contemporains comme Christian Nadeau, qui réhabilite le
« solidarisme » de Léon Bourgeois pour dépasser l’opposition entre
collectivistes socialistes et libéraux individualistes par un « juste
milieu » qui ne va pas au-delà du compromis historique des Trente
Glorieuses (modèle québécois de la Révolution tranquille)[2].
« Au
regard de l'histoire française, cette tradition associationniste, à l'instar du
modèle conseilliste d'Hannah Arendt, fut une tradition vaincue. Vaincue non
seulement au sein d'un mouvement socialiste qui s'engagera, après la Première Guerre,
dans une tout autre histoire, mais aussi par la constitution de l'État Providence,
la victoire, au tournant du siècle, du « schéma de la solidarité » et qui
annonce déjà le compromis des Trente Glorieuses. D'un point de vue arendtien,
« l'invention du social », promu par le solidarisme républicain,
s'identifie à ce qu'elle nomme l'avènement de la « société », « cette forme sous
laquelle on donne une importance publique au fait que les hommes dépendent les
uns des autres et rien de plus ». La morale de la solidarité, cette morale du
juste milieu qui repose avant tout sur le simple fait de l'interdépendance
réciproque des hommes, est appelée à se substituer aux passions
révolutionnaires et républicaines. Elle conduit ainsi à dépolitiser la question
sociale pour n'y voir plus qu'une question morale, voire comptable que l'État,
tel un ingénieur social, serait chargé de régler techniquement en fixant les
parts légitimes de chacun dans la production collective de la richesse sociale.
En
sacrifiant l'exigence politique de citoyenneté sur l'autel de la solidarité, la
synthèse républicaine a accompli un geste de clôture, refroidissant
l'ébullition inventive qui l'a précédée et dont le socialisme associationniste
fin de siècle prolongeait encore l'héritage. En ce sens, elle a bel et bien
achevé la Révolution. Or la tradition associationniste française visait à
terminer tout autrement la Révolution. S'y dessinait l'horizon d'une démocratie
et d'une citoyenneté sociales où la socialisation des moyens de production, des
services collectifs, des protections et des sécurités personnelles restait
indissociable d'une socialisation des pouvoirs, bref d'une extension continue
de l'espace public. Ce « trésor perdu » du mouvement ouvrier et
socialiste français mérite néanmoins d'être gardé en mémoire. L'effondrement
des « socialismes réels », la crise de la social-démocratie et
l'effritement du compromis fordiste lui redonnent une nouvelle actualité qui
s'invente déjà, sous des formes qui portent peut-être encore aujourd'hui
l'espoir d'un nouvel espace public. »[3]
De prime abord, le socialisme républicain se
démarque de la gauche libérale (modérée ou radicale) par son accent sur les
institutions qui constituent les conditions objectives de la liberté politique.
Sa critique féroce de la marchandisation ne se réduit pas à la critique
superficielle de la mondialisation « homogénéisante », de
l’individualisme et du multiculturalisme (à la manière du nationalisme
conservateur) ; elle renverse cette perspective moralisante et abstraite
en montrant que la cause première de la désintégration des communautés,
l’éclatement des solidarités, la privatisation des institutions publiques et le
pillage de la nature se retrouve dans le processus de valorisation inhérent au Capital,
qui doit abolit toute norme, toute souveraineté et tout mécanisme de régulation
pour assurer l’accroissement infini de la valeur d’échange.
La réponse à ce mouvement illimité ne peut pas
se contenter d’une « émancipation abstraite », c’est-à-dire d’une
conception de la liberté négative comme auto-fondement de l’individu qui n’a
pas besoin de la société et de la culture pour acquérir son autonomie et
développer ses facultés. Le socialisme républicain est donc particulièrement
critique de la gauche libérale et radicale qui ont laissé tombé la défense
du « monde commun » (Hannah Ardent), « l’appartenance à la
société » (Michel Freitag), la « common decency » des classes populaires (George Orwell),
« l’enracinement » (Simone Weil) et la « conscience
historique » (Gershom Scholem) au profit d’une conception purement
instrumentale des institutions, l’apologie non-critique du pluralisme, la déconstruction
infinie des identités, l’idéologie des réseaux, une méfiance à l’égard des
unités totalisantes qui devraient être remplacés par l’auto-organisation de la
Multitude.
Malgré sa critique radicale de la modernité,
la gauche postmoderne repose souvent sur une forme non-réfléchie de
progressisme qui fait table rase du passé en accélérant le démantèlement des
institutions et des ressources symboliques de la vie commune causé par le
processus de la mondialisation capitaliste. En ce sens, la gauche réformiste et
radicale aura tendance à associer le socialisme républicain à l’identité
politique du nationalisme conservateur, car tous deux critiquent les
« excès » du pluralisme libéral par une mise en avant de la
« protection sociale », de la nation, de la souveraineté et d’autres institutions
positives du vivre-ensemble.
D’une certaine manière, le socialisme
républicain renferme un « moment conservateur » nécessaire pour contrebalancer
la critique de gauche qui a tendance à absolutiser le principe d’émancipation
en faisant abstraction des « racines de la liberté ». Un des maîtres
penseurs de ce courant, Jean-Claude Michéa, réhabilite à ce titre l’étrange
expression « anarchisme tory » de George Orwell pour essayer de
dépasser l’antinomie entre nationalisme conservateur et gauche libérale. Ce
courant méconnu critique l’abandon de la lutte des classes par une gauche
progressiste qui se distingue de la droite uniquement du point de vue des
enjeux sociétaux, laissant tomber les classes moyennes et populaires qui se
retrouvent alors dans le giron de l’extrême droite. Le socialisme républicain propose
ainsi une critique anticapitaliste de l’idée de « progrès » afin que
celle-ci ne soit plus le seul apanage des groupes nationalistes.
« Dans l’imaginaire progressiste,
l’histoire suit donc son cours « naturel », sans jamais présenter le
moindre plan B. C’est naturellement dans ce climat intellectuel devenu
hégémonique qu’il faut comprendre l’usage provocateur qu’Orwell a pu faire du
mot tory. À partir du moment, en
effet, où l’on renonce à la croyance que l’histoire de l’humanité serait régie
par un « mystérieux processus » baptisé « nécessité historique »,
les dossiers philosophiques de l’idéologie progressiste avait conduit à traiter
comme des affaires classées se retrouvent inévitablement rouverts. En d’autres
termes, dès que l’on accepte de rompre avec l’idée que ce qui est nouveau est nécessairement meilleur, il devient enfin possible
d’envisager sous un tout autre angle l’expérience historique de l’humanité.
C’est alors seulement qu’on peut commencer à comprendre que la volonté
d’édifier un monde meilleur – volonté en elle-même légitime – risque toujours
de conduire au pire si nous négligeons simultanément de lutte, comme le
préconisait Camus, « pour empêche que le monde ne se défasse ».
C’est cette nécessité pratique de protéger les
fondements même de la vie en commun – qu’ils soient moraux ou matériels – qui explique
que toute critique anticapitaliste cohérente – c’est le grand mérite d’Orwell
de l’avoir compris – doit intégrer, par définition, une dimension
conservatrice. Ce sens du passé – sans lequel le projet socialiste perdrait
l’une de ses principales conditions de possibilité – n’a donc rien à voir avec
une volonté de fuir le présent ni même avec une quelconque nostalgie. […] Il se
fonde, au contraire, sur la compréhension – intuitive ou réfléchie – que la
condition humaine n’est pas sans conditions. »[4]
L’« anarchisme tory » accompagne
donc le besoin d’une préservation du monde commun d’une critique radicale du
capitalisme, de la marchandisation et de ses variantes idéologiques qui
empêchent d’ancrer le projet d’émancipation dans une conscience socio-historique
plus large. Contrairement au nationalisme conservateur qui insiste sur le rejet
du libéralisme culturel tout en préservant les jalons du libéralisme économique
et politique, afin de mieux opposer idéologie libertarienne et progressisme
comme si cette dichotomie épuisait le champ des possibles, le socialisme
républicain essaie d’articuler étroitement « préservation et
émancipation » dans une perspective qui pourrait être qualifiée de
« gauche institutionnaliste ».
Évidemment, ce courant sera rapidement
identifié au nationalisme conservateur par les adeptes de la social-démocratie
libérale et de l’anticapitalisme anti-institutionnaliste qui structurent le
champ idéologique de la gauche contemporaine. Il n’en demeure pas moins que le
socialisme républicain se distingue clairement du conservatisme, car ce dernier reste enfermé dans le « moment
conservateur » de la critique, ne problématise pas l’idée d’
« identité » qu’elle prend pour une vérité évidente et transcendante,
et ne propose pas un réel dépassement des contradictions de la société
actuelle.
Comme le souligne Christopher Lasch, la
critique conservatrice du progrès demeure abstraite parce qu’elle insiste sur
un passé immuable sans proposer de réappropriation critique de celui-ci. Elle
oppose la Modernité et la Tradition comme deux blocs monolithiques en excluant
tout rapport non-traditionnel à l’histoire. « Maintenant que nous avons
commencé à prendre conscience des limites écologiques à l’expansion économique,
nous avons besoin de soumettre l’idée de progrès à une critique
minutieuse ; mais une vision nostalgique du passé ne fournit pas les
arguments nécessaires à une telle critique. Elle ne nous donne qu’une image inversée du progrès. »[5]
Le nationalisme représente ainsi l’image renversée
de la gauche progressiste, en remplaçant le primat de la justice sociale par le
dogme de la Nation, sans examiner la trajectoire historique d’un peuple inséré
à l’intérieur de rapports de pouvoir économiques et politiques qui définissent
le champ de son émancipation. Dans sa version modérée, le nationalisme civique
et réformiste préserve toutes les dimensions du libéralisme (économique,
politique et culturel) en excluant la possibilité du socialisme et de la
démocratie radicale en se contentant d’une souveraineté-association basée sur
un gouvernement représentatif. À l’inverse, le nationalisme conservateur troque
le culte du Progrès par celui de l’Histoire, avec une conception figée de
l’État-nation comme seul bloc immémorial pouvant s’opposer au libéralisme
multiculturaliste anglo-saxon.
Critique de la gauche institutionnaliste
L’accent « institutionnaliste » du
socialisme républicain et sa critique virulente de la gauche progressiste amène
ce courant à miser sur la protection sociale représentée par la État, la
souveraineté nationale et la culture pour contrebalancer l’émancipation
abstraite des approches réformistes et déconstructivistes. Le rejet complet du
libéralisme économique, politique et culturel, qui s’accompagne d’un souci
particulier pour le passé, la mémoire, la tradition, le sens commun, la nation
et les classes populaires, pourrait évidemment faire pencher l'équilibre entre
préservation et émancipation du premier côté. Comme cette identité politique
tente de se détacher de l’hégémonie du progressisme qui fait abstraction des
conditions institutionnelles et culturelles de l’autonomie individuelle et
collective, elle omet de réfléchir aux critères de justice ou aux principes
critiques qui permettraient de limiter les formes subtiles de domination
inhérentes à certaines formes de protection sociale. Si nous avons besoin
d’institutions pour édifier un monde commun, comment pouvons-nous les définir
pour s’assurer que celles-ci soient émancipatrices ? La réponse à cette
question semble malheureusement déborder le champ conceptuel du socialisme
républicain stricto sensu.
La philosophie hégélienne sous-jacente à cette
théorie de la société met l’accent sur les modes de « reproduction
formelle de la société », celle-ci étant comprise à partir des concepts de
totalité et de médiation. L’expression politique de cette vision du monde prend
la forme d’un holisme socialiste opposé à l’atomisme libéral. Ce parti pris se
reflète dans la primauté de l’universel, où l’État constitue le peuple et non
l’inverse, celui-ci n’étant qu’une multitude informe sans l’existence d’une
totalité qui lui donne forme de l’extérieur. Le socialisme républicain peut
donc facilement s’accommoder d’une politique de la représentation, d’une
philosophie de l’esprit objectif répondant aux aspirations du mouvement
souverainiste. L’identité nationale n’apparaît plus comme une essence figée
mais comme un processus d’objectivation par lequel une conscience collective
cherche à se réaliser en se donnant des institutions qui lui permettront de se
reconnaître elle-même comme totalité. Le républicanisme nationaliste de Danic
Parenteau illustre bien cette idée :
« La
raison essentielle qui justifie et rend légitime le projet de souveraineté du
Québec demeure inchangée : il s’agit pour un peuple, élevé à sa conscience
nationale et qui en a les moyens, d’être pleinement maître de lui-même. Cette
raison était à l’œuvre au moment de la sécession des 13 colonies américaines en
1776, de l’indépendance d’Haïti en 1804, en passant par l’indépendance du
Soudan du Sud il y a trois ans. Cette raison est intemporelle et
universelle. »[6] Le principe sous-jacent à cette perspective est donc celui de la
souveraineté de l’État, les
institutions précédant logiquement l’émancipation des individus.
Par contraste, la gauche émancipatrice
critique le « moment conservateur » du socialisme républicain en tant
que négation abstraite (ou morale) de la gauche postmoderne, cette dernière
opposant mécaniquement préservation et émancipation. Or, la gauche institutionnaliste
représente une « négation de la
négation » de la protection sociale, qui ne parvient pas à poser le
fondement de sa logique sur un principe positif. Cette identité politique est
donc essentiellement réactive, car
elle s’attarde à la critique théorique
du capitalisme, du postmodernisme et des faux-semblants de l’émancipation qui
nient l’importance de la société et de la préservation, sans prendre le temps
d’affirmer ce qui la rend vraie dans l’expérience concrète et dans la pratique.
Comme le souligne Karl Marx en critiquant Hegel dans des manuscrits de
1844 :
« La position, ou l’affirmation et la
confirmation de soi, qui repose dans la négation de la négation est comprise
comme une position qui n’est pas encore assurée d’elle-même, et donc encore
affectée de son contraire, comme une position qui doute d’elle-même et qui donc
a besoin d’une preuve, donc comme une position qui ne se prouve pas par sa
propre existence, qui ne s’avoue pas comme telle, et à laquelle s’oppose donc
de façon directe et immédiate la position fondée sur soi-même de ce qui est
certain de manière sensible. »[7]
L’opposition formelle au
« progressisme » met l’accent sur les racines de la liberté, et non sur l’exercice réel de la liberté par les individus vivants. La
radicalisation du socialisme républicain, qui est en même temps son
renversement pratique, insiste sur le « moment émancipateur » qui
dépasse la tradition par un mouvement de suppression/préservation, afin de
réaliser les promesses inaccomplies du passé. Dans cette perspective, la
société n’est ni objective, ni subjective ; elle n’est pas une chose ou
une substance concrète, une totalité déjà constituée, mais elle ne se réduit
pas non plus à une pure fiction, à une idée partagée par plusieurs individus
qui se reconnaissent comme faisant partie d’un groupe.
La société est à la fois un fond virtuel et un
horizon potentiel, qui doivent être actualisés par la praxis des sujets vivants qui savent saisir l’éclair du passé pour
faire sauter le temps homogène et vide de la continuité historique qui empêche
le présent d’advenir. Autrement dit, la société n’est pas d’abord le résultat
d’un long processus de reproduction symbolique et institutionnelle par le lent
polissage de l’histoire, car cette activité d’auto-conservation représente la
forme extérieure d’un devenir vivant
qui échappe à la répétition et rompt avec l’ordre de la représentation.
L’histoire qui se fait est plutôt le
fruit d’une reprise, d’une expérience de transformation qui prend racine dans
une rencontre surprenante avec un héritage dont elle refait le sens. Cette
perspective inspirée par les thèses sur le concept d’histoire de Walter
Benjamin souligne la charge explosive du passé, dont l’activation par un sujet
politique permet d’ouvrir un espace d’émancipation permettant aux générations
actuelles de s’arracher aux déterminations de leur époque.
« L’historien matérialiste ne saurait
renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage
du temps. Car un tel concept définit justement le présent dans lequel, pour sa
part, il écrit l’histoire. L’historicisme compose l’image
« éternelle » du passé, le matérialisme historique dépeint
l’expérience unique de la rencontre avec ce passé. Il reste maître de ses forces : assez viril pour faire
éclater le continuum de l’histoire. »[8]
D’une certaine manière, le socialisme
républicain repose sur une philosophie pré-marxiste au sens où la société,
l’histoire, la culture et les institutions sont conçues comme des objets, des
choses persistant à travers le temps, bref comme le substrat de l’humanité, et non comme le produit d’une activité
pratique. « Le principal défaut, jusqu'ici, du matérialisme de tous les
philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l'objet, la réalité, le
monde sensible n'y sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais
non en tant qu'activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non
subjective. »[9]
Alors que le socialisme républicain souligne
que la société et les institutions précèdent ontologiquement les individus,
insistant ainsi sur la reconnaissance d’un héritage prenant d’abord la forme
d’une réceptivité passive (culture première), la gauche émancipatrice fait place
à l’activité créatrice de la culture seconde. Elle est beaucoup plus à l’aise
avec le pluralisme et certaines implications normatives du libéralisme
culturel, car elle prend en compte l’intersectionnalité des formes de
domination qu’elle cherche à articuler avec la nécessité d’institutions
communes et des phénomènes généralement oubliés comme l’oppression nationale[10].
Autrement dit, elle est moins en réaction contre le postmodernisme que la
gauche institutionnaliste et le nationalisme conservateur, parce qu’elle
considère la société de masse comme un donné qu’elle cherche à dépasser par la
construction d’une nouvelle culture qui dépasse l’apologie de l’immédiateté.
La gauche émancipatrice ne se sépare pas
complètement du passé à la manière de la modernité et du progressisme de la
gauche actuelle, qui rompt tout lien avec cet héritage ; elle développe
une conscience historique qui a pour objet la construction d’un avenir par
l’élaboration d’un projet politique visant à préserver un « monde
commun ». Dans une société postmoderne déliée par la marchandisation, la
culture commune n’est plus un donné, un « déjà là » qu’il faudrait
simplement rejeter ou conserver, mais une tâche historique, un horizon à reconstituer
par la reprise critique des trésors du passé.
Socialisme républicain
|
Gauche émancipatrice
|
|
Critique de la marchandisation
|
+++
|
+++
|
Émancipation
|
+
|
+++
|
Protection sociale
|
+++
|
+++
|
La souveraineté populaire comme fondement pratique de la
république
La gauche émancipatrice cherche ainsi à
dépasser l’idéalisme du socialisme républicain, car dans une république, disait
Hegel, c’est pour une Idée que l’on vit. Or, le fondement de la république ne
se retrouve pas d’abord dans le primat des valeurs collectives, ni dans
l’égalité formelle de tous les citoyens devant la loi, ni dans l’identité
nationale fondée sur l’histoire, mais dans la primauté ontologique du peuple
qui représente le pôle vivant et constituant de l’État. Si la république
représente le projet d’une société,
celui-ci ne deviendra effectif qu’à travers la pratique émancipatrice d’un
sujet collectif qui actualisera sa propre puissance constituante. La
souveraineté populaire n’exclut pas l’idée de souveraineté nationale, ni
l’importance de l’histoire comme source de compréhension de soi et d’inspiration
inestimable. Mais elle considère cette souveraineté nationale-étatique comme un
dérivé d’un phénomène plus profond. Comme le souligne Sébastien
Ricard dans son texte sur la souveraineté renversée :
« L’idée
de la
souveraineté est ce qui cache le fait de la souveraineté. […] Au
Québec, et chez les souverainistes tout particulièrement, la souveraineté
populaire est généralement confondue avec le droit à l’auto-détermination des
peuples, ce dernier s’étant exprimé, du moins le croit-on, lors des deux référendums
sur la souveraineté du Québec. Mais en vérité ce droit procède de ce principe.
On pourrait argumenter que l’un et l’autre sont une seule et même chose et ce
serait accepter que les deux sont donc absents. Mais le principe a préséance
sur le droit. Il est ce sur quoi le droit s’échafaude. Alors que le droit est
perfectible, amendable, corruptible, et sujet à toutes les interprétations, le
principe est un et inaliénable, vertical et structurant. Le peuple est par
essence souverain. […] Ce ne sont pas les États qui fondent les peuples, mais
bien les peuples qui fondent les États. Reconnaître cette prémisse, c’est
admettre du même coup la souveraineté ontologique, inaliénable, du peuple,
première et constitutive. Dans la mesure où il veut affirmer, consacrer, par
son pouvoir constituant, sa présence structurante et verticale, le peuple
affirme sa souveraineté ontologique, inaliénable, et pose du même coup un
geste de rupture. »[11]
La gauche émancipatrice, tout en reconnaissant
le primat ontologique de la souveraineté populaire en tant que vecteur de
l’émancipation, ancre celle-ci dans le besoin d’enracinement qui n’est pas
autre chose que la conscience historique qui permet au souci de préservation de
s’inscrire dans une activité pratique de transformation du monde.
« L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus
méconnu de l’âme humaine. C’est un des plus difficiles à définir. Un être
humain a une racine par sa participation
réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve
vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. »[12] Il faut
donc dépasser l’image figée des racines
de la liberté par l’activité vivante de l’enracinement
qui définit un double processus de préservation/émancipation.
La gauche émancipatrice permet ainsi de réaliser
l’idée du socialisme républicain en lui révélant l’activité créatrice qui lui
donne vie, la praxis instituante qui crée
les institutions qui permettront à la société et aux individus d’assurer leur
autonomie. Et cette perspective dépasse le mirage anti-institutionnaliste de la
gauche radicale en renversant sa signification étymologique. En effet, si la
gauche radicale désigne une perspective d’émancipation cherchant à débusquer la
cause profonde des injustices sociales, faisant ainsi une obsession de la racine du problème, elle ne pense pas le
problème de la racine, c’est-à-dire
l’articulation de l’émancipation avec la nécessité d’une préservation active du
monde commun.
La critique théorique de la gauche radicale par le socialisme républicain se
transforme par l’activité pratique d’un
pouvoir constituant qui dépasse la fausse dichotomie entre la gauche abstraite
et le nationalisme désuet, en réunissant les principes d’émancipation et de
protection sociale par la praxis de
la souveraineté populaire. Cette perspective trace les contours d’un socialisme
démocratique comme alternative globale au capitalisme et au gouvernement
représentatif, par une attention particulière au commun, à la culture, aux
institutions et aux classes populaires. Ce souci de préservation est lui-même
modéré par la conscience critique et la délibération démocratique comme ingrédients
de réflexivité culturelle, permettant de déguiser la nouveauté d’un projet
révolutionnaire dans les habits d’une tradition réappropriée par un sujet
collectif qui cherche à faire éclater le continuum de l’histoire.
« L’histoire est l’objet d’une
construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps
saturé d’« à-présent ». Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique
était un passé chargé d’« à-présent », qu’il arrachait au continuum
de l’histoire. La Révolution française se comprenant comme une seconde Rome.
Elle citait l’Ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume
d’autrefois. La mode sait flairer l’actuel, si profondément qu’il se niche dans
les fourrés de l’autrefois. Elle est le saut du tigre dans le passé. Mais ceci
a lieu dans une arène où commande la classe dominante. Le même saut, effectué
sous le ciel libre de l’histoire, est le saut dialectique, la révolution telle
que la concevait Marx. »[13]
[1] Philippe Chanial, La délicate essence du socialisme. L’association, l’individu et la
République, Le Bord de l’eau, Paris, 2009
[2] Christian Nadeau, Liberté, égalité, solidarité. Refonder la démocratie et la justice
sociale, Boréal, Montréal, 2013
[3] Philippe Chanial, « Les trésors perdus
du socialisme associationniste français », Hermès, vol. 36, 2003, p.52
[4] « Jean-Claude Michéa répond à dix
questions », dans Gilles Labelle, Éric Martin et Stéphane Vibert, Les racines de la liberté. Réflexions à
partir de l’anarchisme tory, Nota Bene, 2014, p.328-329
[5] Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, Flammarion, Paris, 2006 p.16
[6] Danic Parenteau, L’échec d’une certaine idée de la souveraineté, Le Devoir, 2 mai
2014,
http://www.ledevoir.com/politique/quebec/407177/lad
[7] Karl Marx, Manuscrits de 1844, troisième
cahier, p.158-159
[8] Walter Benjamin, « Sur le concept
d’histoire », XVI, dans Œuvres III,
Gallimard, Paris, 2000, p.440-44
[9] Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450001.htm
[10] Jonathan Durand Folco, Oppression nationale et intersectionnalité, Ekopolitica, 15
septembre 2013,
[11] Sébastien Ricard, La souveraineté renversée. Rapport final des États généraux sur la
souveraineté du Québec, juin 2014, p.12-13-22
http://www.ledevoir.com/documents/pdf/ricard_rapportdissident.pdf
[12] Simone Weil, L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être
humain, Gallimard, Paris, 1949, p.9
[13] Walter Benjamin, « Sur
le concept d’histoire », XIV, p.439
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