De la structure logique du projet politique
Le projet politique, entre programme et plateforme
électorale
« Un projet collectif ne saurait
s’identifier d’abord avec le programme d’un parti. Non pas qu’il faille
mépriser les partis politiques. Ceux-ci représentent des agglomérations
d’opinions, des rassemblements d’intérêts et d’idées qui ont fait surface dans
une conjoncture historique et qui, au risque de se scléroser, perdurent parfois
par la suite. Mais les partis ont leur logique propre et qui leur vient d’abord
des nécessités du combat qu’ils mènent pour l’accession au pouvoir. Ils
écrèment les projets qui naissent alentour, quitte à faire des compromis plus
discrets avec les forces, plus obscures aussi, qui travaillent les
collectivités. Il faut donc, lorsqu’on s’interroge sur le destin des sociétés,
chercher au fond le projet collectif. » -Fernand Dumont[1]
Pour que la gauche politique devienne
réellement populaire, elle ne doit pas seulement évoquer l’expression
« projet de société », mais le définir clairement et simplement.
Comme l’affirme de manière lapidaire Charles Gagnon : « que signifie
en effet ce « projet de société » dont on a réclamé la formulation
lors des séances des Commissions régionales sur l’avenir du Québec ? Primo, réclamer un projet de société,
c’est admettre qu’on n’en a pas… à moins de considérer qu’un tel projet
résulterait de l’amalgame de toutes les revendications populaires
existantes. »[2]
Il serait quand même excessif d’affirmer que la gauche n’a pas de projet
collectif, mais celui-ci demeure encore hésitant quant à ses objectifs. Elle
veut certes une société juste, mais celle-ci est-elle compatible avec le
système capitaliste ? Elle veut un « pays de projets », mais
qu’elle est sa vision concrète d’un Québec indépendant ?
Pour l’instant, Québec solidaire est tiraillé
par deux processus qui fonctionnent séparément selon des logiques et des
rythmes très différents. D’une part, le processus d’élaboration du programme
rassemble patiemment les demandes de la société civile par des « cercles
citoyens », des commissions thématiques sectorielles (économie,
environnement, santé, etc.) et des associations locales qui formulent des
propositions, articulées par la commission politique puis un comité synthèse
qui réunit les amendements pour les faire adopter en congrès. Après plusieurs
enjeux programmatiques et un lourd processus de démocratie participative, lent,
mais régulier, le parti aura complété son programme après 10 ans d’existence.
D’autre part, les communiqués de presse, les interventions publiques et les
plateformes électorales sont déterminés par le rythme rapide et saccadé de
l’arène parlementaire, du fil d’actualités, des échéanciers électoraux et de la
conjoncture politique du moment. Ce travail stratégique est principalement dirigé
par le comité de coordination national, l’équipe de l’aile parlementaire,
l’équipe des communications et les employés du parti.
Les grandes valeurs de la déclaration de
principes et les innombrables points du programme servent alors de base pour
orienter le discours solidaire dans une sphère politique tracassée et un espace
public fluctuant, sans qu’il soit possible de tracer les jalons de la société à
construire. Outre le fait que la division fonctionnelle de ces deux processus
peut mener à des problèmes de communication et de démocratie (comme tout parti
politique), cette dislocation entre le programme et la plateforme électorale
fait perdre de vue l’élément qui permet de les relier : le projet
politique. Celui-ci est ce qui donne une articulation logique aux réformes du
programme et une lisibilité pour la conscience populaire. Le projet politique
définit en quelque sorte l’architecture conceptuelle du programme et le design
sensible qui permet de faciliter son appropriation par les gens ordinaires avant,
pendant et après la période électorale. Il s’agit d’une interface qui doit être
non seulement belle, mais fonctionnelle, pratique et intuitive pour le commun
des mortels. S’il y avait un livre à écrire, son titre serait : Traité d’ergonomie politique.
L’ergonomie politique ne se limite pas à
l’image médiatique, à la communication ou au marketing, car ceux-ci sont des
instruments graphiques et stratégiques au service d’une « vision du
monde », c’est-à-dire un schème conceptuel et pratique, un ensemble systématique
d’idées permettant d’éclairer l’expérience et de guider l’action. Autrement
dit, la gauche a besoin d’une philosophie politique et d’imagination
spéculative pour lier ses grands principes au monde vécu dans un tout cohérent.
Cette conception s’inspire de celle du philosophe Alfred North Whitehead :
« La philosophie spéculative est la tentative pour former un système
d’idées générales qui soit nécessaire, logique, cohérent et en fonction duquel
tous les éléments de notre expérience puissent être interprétés. Par cette
notion d’« interprétation », je veux dire que tout ce dont nous
sommes conscients, en tant qu’aimé, perçu, voulu ou pensé, doit avoir le
caractère d’un cas particulier du schème général. »[3]
Si un discours politique ne pourrait avoir la
même généralité qu’une philosophie complète ou une conception intégrale du
monde, il doit viser le même degré de systématicité quant à son propre champ
d’application, soit l’interprétation et la transformation de la réalité
sociale. Le projet collectif doit se refléter dans le programme politique, et son
adéquation se manifeste lorsqu’il dépasse des généralités abstraites pour
départager concrètement les grandes alternatives auxquelles la société fait
face.
« Nous avons l’habitude de ne guère
prendre au sérieux les programmes politiques. Ceux-ci n’ont été ici, à de très
rares exceptions près, que des prétextes. Nos partis traditionnels sont des
organisations à clientèles. On vote pour eux selon la conjoncture du moment ou
par habitude. Parfois on y est attaché par des intérêts. Leurs idéologies
portent sur des thèmes très généraux, faute de pouvoir mettre ensemble les
impératifs concrets et aussi pour laisser pleine liberté de manœuvre devant les
variations des opinions. L’autonomie,
un Québec prospère, des révisions constitutionnelles, un Québec fort dans un Canada fort, égalité ou indépendance, un nouveau Québec, une société juste… toutes choses qui ne constituent pas vraiment un
programme et qui ne sauraient non plus attirer la réflexion critique. […]
Si l’on adhère vraiment à l’idéal
démocratique, il faut d’abord croire à la fonction originale de la politique.
Celle-ci doit mettre en évidence les choix fondamentaux des sociétés. Ce n’est
pas seulement l’administration, mais aussi l’idéologie qui peut introduire la
cohérence des objectifs dans la vie sociale. Dans la multiplicité des pouvoirs
et dans le grouillement des opinions, le citoyen a besoin que les partis lui
offrent de grandes alternatives. Non pas des objectifs si généraux qu’ils
excluent à l’avance les débats : comment être en désaccord avec des
slogans comme la société juste, un nouveau Québec ou un Québec prospère ? Si l’on veut que
nos démocraties survivent et se développent, les partis devront mettre des
plans, c’est-à-dire de grands objectifs assortis de moyens, dans les enjeux
électoraux. »[4]
Généalogie des plateformes
solidaires
Si nous analysons brièvement les deux dernières
plateformes électorales de Québec solidaire, nous verrons à l’œuvre le
tâtonnement d’un projet politique en quête de lui-même. Lors des élections de
2012, le parti élabora une première synthèse sous la forme du Plan vert. Un développement économique pour
une prospérité partagée[5].
Celui-ci définissait un réel plan de développement économique, écologique et
solidaire en réponse au projet du Plan Nord de Jean Charest. Son but affiché
était de « transformer l’économie » pour surmonter la crise
écologique, redistribuer la richesse et créer des emplois stables pour tout le
monde par une série de mesures structurantes touchant une foule de
secteurs : transition énergétique (chantier d’efficacité énergétique,
développement des transports collectifs et des énergies renouvelables pour
sortir du pétrole) ; réappropriation des ressources naturelles (redevances
minières et sur l’eau) ; développement des coopératives et entreprises
collectives (culture, logement, logiciels libres) ; renforcement des
services publics et la sécurité sociale (Pharma-Québec, soins à domicile,
revenu minimum garanti).
Cette simple énumération démontre la
complexité de ce projet politique, comme si le parti avait voulu résumer
l’ensemble de son programme dans un tout petit document électoral. Le Plan vert
représente donc un grand parapluie sous lequel tombe pêle-mêle un ensemble de
questions distinctes : justice sociale, transition écologique,
démocratisation de l’économie, éducation, santé, réforme fiscale, emplois
verts, etc. Il n’aborde pas la question des institutions politiques, la
corruption, la question nationale, etc. On peut certes souligner que l’objet du
Plan vert est de rendre intelligible la vision économique de Québec solidaire
et non sa conception de la démocratie ; or, pourquoi ne pas parler la
question du modèle agricole et parler des programmes sociaux ? Ce projet
aborde une série de problèmes pertinents et propose un ensemble de réformes
intéressantes, mais celles-ci ne sont pas articulées clairement pour être
comprises par la majorité des gens ; il s’agit moins d’un tout cohérent
qu’une collection de mesures cherchant à créer des emplois. Le problème de la
gauche actuelle se résume comme suit : comment dépasser cette manie de la
liste d’épicerie ? Somme toute, le Plan vert ne représente pas « un
système d’idées générales qui soit nécessaire, logique, cohérent et en fonction
duquel tous les éléments de notre expérience puissent être
interprétés ».
Un certain progrès se manifeste lors de la
campagne électorale de 2014, où Québec solidaire décline son projet politique
en trois axes : pour l’amour d’un Québec juste, vert et libre. Nous
passons donc d’un programme unifié mais confus, à trois questions distinctes,
qui risquent néanmoins de ne pas former un tout interdépendant. Si le Plan vert
prenait racine dans le printemps québécois et représentait une alternative au
projet libéral, la plateforme de 2014 répondait directement à trois problèmes
du gouvernement Marois : la justice sociale s’opposait à l’austérité, la
sortie du pétrole aux projets d’oléoducs, la souveraineté inclusive au
nationalisme identitaire de la Charte des valeurs. On traite ici la question
sociale, écologique et nationale en silo, ce qui améliore l’intelligibilité des
enjeux particuliers, mais nuit à la compréhension globale du projet solidaire.
Par ailleurs, les enjeux sectoriels n’étaient
pas abordés selon la perspective des classes populaires, mais sous une « forme
citoyenne » qui s’adresse surtout aux personnes progressistes, pauvres,
jeunes, et familles habitant dans les milieux urbains. Par exemple, la justice
sociale prend la forme de la lutte contre la pauvreté, la défense du secteur
public et de la réduction des inégalités, en proposant des mesures mineures et
correctives comme l’abolition de la hausse des tarifs, la chasse aux
gaspillages, l’ouverture 24 heures sur 24 des CLSC et 25 000 emplois dans les
services publics.
De son côté, la sortie du pétrole d’ici 2030
se décline par un plan en trois étapes : 1) (2015-2020) développement
massif du transport en commun, réduction du gaspillage d’énergie, programmes
d’innovation et d’éducation en environnement ; 2) (2020-2025) transport
écologique entre les villes, multiplication des sources d’énergies
renouvelables et aménagement des quartiers ; 3) (2025-2030) usage de la
voiture électrique et réduction des biens de consommation issus du pétrole. On
parle de créer 160 000 emplois avec des investissements de 20 milliards de
dollars dans un contexte de déficit budgétaire, principalement grâce aux
transports collectifs et à la rénovation des logements mal isolés, alors qu’une
bonne partie de la population roule en voiture et habite dans des maisons. On
distingue le camp des pétrolières et des gazières et la vision solidaire, mais
celle-ci reste chapeautée par un « modèle économique dirigiste »
alors que moins en moins de gens croient en la capacité de l’État à améliorer
leur sort. Si une personne progressiste peut être automatiquement vendue par ce
projet, celui-ci ne cadre pas du tout dans le schème conservateur qui le
rejettera aussitôt.
Enfin, le projet de pays se définit d’abord
négativement, c’est-à-dire comme étant incompatible avec l’Accord de
libre-échange entre le Canada et l’Union européenne, le fédéralisme pétrolier des
élites dirigeantes (canadiennes ou québécoises), ou une vision rigide de la
laïcité qui crée de la division et une stigmatisation des minorités. La solution
à la question nationale passe donc par une souveraineté inclusive, favorisant
un large débat au sein d’une population dans toute sa diversité :
ingénieure de Ste-Foy, agriculteur abitibien, communautés immigrantes,
anglophones, autochtones, etc.
La justification positive de l’indépendance
passe par une conception paradoxale où elle « n’est pas la solution
magique à tous les problèmes que nous vivons », mais demeure néanmoins
omniprésente dans l’ensemble des questions sociale, économique, politique,
environnementale, culturelle, linguistique, etc. On parle ensuite rapidement
d’une assemblée constituante, mais on ne comprend pas le lien entre
l’indépendance, la nécessité de passer par ce processus démocratique et
complexe pour rédiger une constitution, et ce que celle-ci aura comme impact
dans la vie des gens. Cet argumentaire est certes convaincant pour une partie
des couches souverainistes, progressistes ou immigrantes, mais peu éclairant
pour la personne qui ne sait pas pourquoi elle devrait participer à la
rédaction d’une constitution ou vouloir se séparer définitivement du Canada.
Quel est le lien exact entre le projet de société et le projet de pays ?
La question nationale est-elle un problème sectoriel ou un axe
transversal ? La question reste en suspens.
Alors que le Plan vert formait un projet
global, mais entortillé, les axes électoraux portant sur la justice sociale, la
sortie du pétrole et la souveraineté représentaient des morceaux sans projet
unitaire. La gauche cherche ainsi un équilibre entre l’unité et le multiple, la
totalité et les parties, sans qu’elle ait encore réussi à trouver une formule
adéquate pour exprimer son projet de société. Cela explique en partie sa faible
popularité dans l’électorat, qui résulte moins d’un manque de crédibilité que
du fait qu’elle ne représente pas encore une alternative politique sérieuse.
Alors que les partis dominants (composés de gestionnaires, technocrates,
carriéristes et politiciens professionnels) peuvent se présenter comme des
formations aptes à gouverner sans avoir à formuler le moindre projet politique,
l’essence même de la gauche oblige celle-ci à clarifier son projet parce
qu’elle n’aspire pas simplement à la bonne administration du gouvernement, mais
à la transformation la société. C’est pourquoi sa crédibilité découle
inéluctablement de sa capacité à démontrer en quoi il est nécessaire de rompre avec la sécurité du statu quo pour se lancer dans l’aventure d’un avenir à construire.
Pour oser naviguer dans des eaux inconnues, il faut impérativement avoir une
bonne boussole pour s’assurer que nous allons dans la bonne direction. Cette
boussole commune, c’est le projet politique, et le peuple doit pouvoir se
l’approprier pour avoir confiance en ses propres capacités créatives.
Pour devenir belle, fonctionnelle, pratique et
intuitive, la gauche a besoin d’une réforme intellectuelle et morale,
c’est-à-dire une réorganisation conceptuelle de son projet politique afin que
ses valeurs puissent trouver écho dans l’expérience concrète des gens
ordinaires. On pourrait même dire que ce n’est pas la gauche qui doit changer
le peuple, mais le peuple qui doit changer la gauche, car celle-ci doit se
mouler sur la conscience populaire pour que celle-ci prenne conscience
d’elle-même. Ce changement de paradigme implique de distinguer clairement les
principales contradictions de la société, où comme dirait Dumont, « les
forces obscures qui travaillent les collectivités ». À ces grands
problèmes il faut apporter des grands objectifs, autour desquels des moyens plus
concrets découleront naturellement. Savoir distinguer les instruments et les
buts à atteindre, les réformes et les priorités qui leur donnent sens,
nécessite de poser les bonnes questions. Celles-ci sont au nombre de
quatre : la question sociale, écologique, démocratique et nationale.
La justice sociale comme révolution fiscale
La première question concerne la justice
sociale, et plus précisément la structure institutionnelle qui rend possible
l’égalité, la redistribution de la richesse et l’existence des services
publics : il s’agit évidemment de l’État-providence. Ce système est en
crise, notamment à cause d’une augmentation des dépenses publiques jumelée à
des revenus décroissants causés par la faible croissance économique et une
perte de revenus substantielle de la part des entreprises. Le peuple assume un
coût croissant du financement de l’État, alors que les plus riches, les banques
et les industries extractives jouissent de privilèges considérables.
L’augmentation de la dette publique, interprétée à travers le logiciel
néolibéral et conservateur, amène une réponse irrationnelle du point de vue de
la justice et de l’efficacité : l’austérité, qui consiste à couper les
dépenses publiques sans aller chercher des revenus supplémentaires qui se
trouvent concentrée dans les mains d’une minorité possédante, entrave la
reprise économique et la reproduction de la classe moyenne qui sert de tampon
stabilisateur pour limiter les inégalités.
Le contribuable veut être apaisé de la
surcharge que l’État fait peser sur lui, sans remettre en question les causes
structurelles du problème. Il veut payer moins de taxes et d’impôts, sans se
rendre compte qu’il en paye toujours plus parce
que l’élite dirigeante paie toujours moins sa « juste part ».
Cette relation de causalité entre l’enrichissement d’une caste corrompue et
l’appauvrissement des classes moyennes et populaires est toujours plus
documentée sociologiquement et économiquement. Ce n’est donc pas exagéré
d’attribuer la responsabilité de la crise fiscale de l’État au capitalisme
financiarisé qui n’a plus aucun souci d’investir dans l’économie réelle. Les
paradis fiscaux et les multiples privilèges de l’oligarchie sont les principaux
responsables de l’austérité, et ses valets politiciens ne sont qu’une poignée
de fonctionnaires qui exécutent la volonté du système.
La crise fiscale de l’État amène le
conservatisme fiscal, c’est-à-dire une remise en question du modèle
québécois ; la tarte à partager rapetisse alors que tout le monde
s’appauvrit et ne veut pas payer pour les autres. Cela exacerbe les
contradictions au sein du peuple, les classes moyennes précarisées s’en prenant
aux jeunes, étudiants, assistés sociaux et autres groupes subalternes par peur
de se retrouver elle-même dans en bas de l’échelle. Dans ce contexte critique,
le discours défensif de la préservation de l’État-providence ne fonctionne
plus, et les réformes fiscales initiées par les partis néolibéraux doivent être
retournées contre elles-mêmes. C’est pourquoi il est présentement abstrait de
parler de justice sociale, de vouloir plus d’État, plus de services publics,
alors que l’État est largement perçu comme un instrument d’oppression
gaspillant les fonds publics et demandant toujours plus aux individus.
Pour concrétiser la valeur de justice sociale
auprès des populations acquises au conservatisme fiscal, il faut relever le
défi que tous les partis confondus sont incapables de surmonter : réformer
radicalement le modèle québécois, rénover de fond en comble l’État-providence.
Pour ce faire, il faut une véritable « révolution fiscale »,
c’est-à-dire une série de réformes transformatives (et non simplement
correctives) du système de prélèvement des taxes et impôts, que ce soit auprès
des citoyens, entreprises, municipalités, ressources naturelles, etc. Il faut
décomplexifier ce système bureaucratique, opaque et inefficace, par la
simplification de la déclaration de revenus pour les individus, et
l’instauration d’une fiscalité progressive qui ne se limite pas à augmenter les
paliers d’impositions pour redistribuer les revenus entre les classes
populaires, moyennes et plus
aisées ; il faut inverser le rapport de force entre le travail et le
capital, faire payer les institutions financières, les multinationales, les
multimillionnaires (le 1%), afin d’exacerber l’écart entre l’unité populaire
(la majorité sociale) et l’élite dominante.
Il faut taxer les grandes fortunes et le
capital, revoir la fiscalité immobilière et la dépendance des municipalités aux
taxes foncières qui les mettent à la gorge des gros promoteurs et des
spéculateurs qui s’accaparent et défigurent le territoire québécois. De
nombreuses niches fiscales trouent le système de l’État-providence, qui est
devenu une véritable passoire. Bref, il ne s’agit plus de faire des
ajustements : il faut tout remettre à plat pour rendre le système fiscal
clair, intuitif, transparent, juste et efficace. Il s’agit de l’élément
« social-démocrate » du projet politique, le noyau « Thomas
Piketty » qui donnera la frousse aux élites lorsque cette « révolution
fiscale » sera exigée par une majorité populaire. La gauche doit montrer
qu’elle est la seule à pouvoir « redresser les finances
publiques » tandis que la droite continuera de nous enfoncer dans le
désastre en augmentant la charge fiscale des classes moyennes et populaires et
en faisant couler l’économie québécoise.
Tous les autres éléments du projet politique
qui touchent les services publics, les programmes sociaux, les redevances sur
les ressources naturelles et la création de nouvelles institutions publiques
comme Pharma-Québec, découlent logiquement de cette révolution fiscale qui
demeure une priorité névralgique qui s’attaque au problème structurel des
finances publiques. Pour les classes moyennes et populaires, la révolution
fiscale se formule en termes simples : la révolution fiscale, c’est
redonner le pouvoir aux gens sur leur argent. Si les personnes remettent en
question les grands projets comme la gratuité scolaire, l’investissement public
dans les transports collectifs ou le revenu minimum garanti parce que ça coûte
trop cher, il ne faut pas répondre « oui, mais c’est nécessaire pour des
raisons de justice et de préservation de l’environnement », mais répliquer
par une formule pragmatique qui résume tout : « la solution, c’est la
révolution fiscale qui permet de rénover de fond en comble le modèle québécois
afin de faire payer ceux qui s’approprient le bien commun et volent l’argent
des contribuables ».
Si les gens disent « oui, mais vous savez
que le gouvernement fait n’importe quoi avec notre argent », il est possible
de répondre que « la révolution fiscale transforme le système opaque des
finances publiques par un système transparent où vous allez voir directement où
va votre argent ». Il est même possible d’aller plus loin en remettant en
question la division entre citoyens et gestionnaires de l’État ; et si ce
n’était pas vous qui décidiez directement des investissements publics ? La
révolution fiscale mène donc à la prochaine question qui concerne la nature du
gouvernement représentatif.
La révolution citoyenne comme moteur de la souveraineté
populaire
Le problème structurel auquel les grandes
démocraties font face à l’heure actuelle est la perte de confiance de la
population à l’égard des représentants et du système politique en général.
Cette crise de légitimité ou de représentation est aggravée par les scandales
de corruption, qui va au-delà des pommes pourries, mais concerne l’ensemble des
institutions politiques, qu’elles soient municipales, provinciales ou
fédérales. Paradoxalement, la réponse conservatrice à cette corruption est de
faire le « grand ménage » dans la fonction publique et le
gouvernement, de dégraisser l’État et d’amener de « bons
gestionnaires », de bons pères de famille populistes, accessibles et
autoritaires, à la manière de Régis Labeaume ou Denis Coderre auxquels les
classes populaires d’identifient parce qu’ils emploient un langage simple.
« On va se parler, je vais vous donner mon numéro de téléphone
cellulaire », voilà une stratégie qui permet au peuple de se sentir écouté
et guidé par une « volonté personnelle assumée », un leadership qui
contraste avec le système impersonnel de la bureaucratie qui représente une
méga-machine sans pilote à bord. Tout comme la crise fiscale de l’État amène
l’austérité qui aggrave la crise économique, la crise démocratique amène
l’autoritarisme qui renforce la concentration du pouvoir et la corruption.
La réponse à ce problème structurel ne réside
pas dans de simples réformes correctrices comme la modification du mode de
scrutin, aussi injuste soit-il à l’heure actuelle. Il faut savoir distinguer
les réformes partielles de l’objectif global, qui correspond ici à la
« révolution citoyenne ». Celle-ci répond directement au problème de
la corruption en montrant que la solution ne passe pas par la concentration du
pouvoir dans la main des élites économiques, des agences de notation et de la
classe politique, mais en redonnant le pouvoir au peuple sur la vie politique.
Autrement dit, la réponse à la corruption n’est « moins de démocratie et
plus de gestion », mais « plus de démocratie et une autogestion
citoyenne des décisions politiques ». Autrement dit, la souveraineté
populaire sera dynamisée par la décentralisation et la démocratisation radicale
de l’État, afin de redonner le pouvoir aux régions, aux municipalités et aux
citoyens pour qu’ils puissent reprendre en main leur vie collective. La
centralisation de l’État est une source d’aliénation pour la plupart des gens,
qui ne se sentent pas écoutés et même méprisés par le système. La révolution
citoyenne consiste à rapprocher le pouvoir des gens dans une logique de
proximité, en redonnant un pouvoir réel aux citoyens sur les décisions qui affectent
leur vie quotidienne.
Cela passe notamment par l’instauration de
budgets participatifs dans les villes (sous le modèle de Porto Alegre), une
véritable décentralisation politique qui ne soit pas une simple
« déconcentration administrative » qui reste subordonnée au
pouvoir central, la gestion démocratique des services publics de proximité, la
création d’assemblées populaires avec de réels pouvoirs sur l’aménagement du
territoire et les priorités locales (conseils de quartiers décisionnels),
l’utilisation du tirage au sort (qui pourrait être utilisé pour former une
deuxième chambre citoyenne pour faire contrepoids à l’Assemblée nationale), les
référendums d’initiative populaire, des mécanismes de révocation des élus et
d’autres tribunes pour permettre de destituer les politiciens corrompus, etc.
La réforme du mode de scrutin et des mécanismes de parité dans les instances de
représentation viendraient ainsi compléter une transformation plus profonde du
système politique, la représentation ne constituant qu’une petite dimension
d’une démocratie participative, active, délibérative, inclusive et directe. Si
la démocratie est « le gouvernement du peuple, par le peuple pour le
peuple », il faut prendre cette expression au pied de la lettre. La gauche
ne doit pas prendre le pouvoir pour gouverner à la place du peuple, mais pour
redonner au peuple la possibilité de se gouverner lui-même.
La révolution solidaire comme démocratisation de
l’économie
Si la révolution citoyenne s’attaque à la
redistribution du pouvoir politique et la révolution fiscale à la
redistribution socioéconomique, il n’en demeure pas moins que le système
économique actuel, le capitalisme, constitue la principale menace à la survie
de l’humanité et des écosystèmes. Basé sur la propriété privée des moyens de
production, la croissance infinie, le productivisme, le consumérisme et
l’extension des valeurs marchandes à l’ensemble de la société, le capitalisme
amène la surexploitation des ressources naturelles et les changements
climatiques, augmente systématiquement les inégalités, détruit les biens
communs, fragilise les communautés et menace la démocratie. L’alliance de
classes entre les industries extractives, les financiers et les politiciens
permet à ceux-ci de piller la richesse commune, d’imposer l’austérité et
déposséder le peuple de ses institutions politiques. Si la gauche n’arrive pas
à montrer en quoi elle peut affronter directement la crise écologique et
proposer une alternative économique globale et crédible, elle ne pourra jamais
devenir sérieuse aux yeux de la population.
D’une part, les solutions du socialisme
étatiste, qu’il soit radical ou modéré, ne constituent pas une alternative
réelle. Le communisme misa sur le renversement de la propriété privée et du
marché par la nationalisation des moyens de production et la planification
centralisée, et ce modèle s’est avéré inefficace, injuste, anti-démocratique et
nuisible pour l’environnement. La social-démocratie, qui misa sur une
combinaison de propriété privée et publique, ainsi qu’une régulation étatique
de l’économie, réussit à fonctionner dans un contexte de croissance où les
fruits de la richesse pouvaient être partagés par des mécanismes de
redistribution et un équilibre des forces entre le travail et le capital. Or,
la mondialisation néolibérale, les traités de libre-échange et l’évasion
fiscale des multinationales détruisent la souveraineté nationale des États et
leur capacité à réguler l’économie, l’épuisement des hydrocarbures forçant
ceux-ci à se tourner vers l’exploitation massive des énergies sales pour
compenser la crise fiscale. La solution est-elle d’instaurer une nouvelle
social-démocratie verte, de miser sur des grands projets publics de transports
collectifs et d’énergies renouvelables, d’ajouter quelques entreprises
publiques et de mieux réguler le secteur privé ?
La réponse est non. L’élément
« social-démocrate » du projet politique concerne d’abord la répartition de la richesse, qui laisse
inchangé le mode de production de la
richesse. On peut certes dire que l’État peut créer de la richesse (effet
multiplicateur des grands projets d’infrastructures, importance des services
publics dans les régions pour l’économie locale), mais il faut montrer comment
la gauche envisage de transformer la structure générale de création de la richesse qui va au-delà de la redistribution et du
capitalisme. Il faut revoir de fond en comble la manière dont nous organisons
la production, les échanges et la consommation des biens et services, car pour
l’instant cette structure économique est dirigée par la maximisation du profit
par les grandes entreprises capitalistes, le secteur financier et le marché. La
social-démocratie ne peut fonctionner dans un contexte marqué par la crise
systémique, une croissance quasi nulle, une économie déterritorialisée
gouvernée par une oligarchie, et un mouvement ouvrier structurellement lié aux
intérêts du capital (financier, pétrolier, industriel ou autre).
Il faut certes créer des emplois
verts dans le secteur des transports et de la construction (rénovation des
bâtiments), mais ces solutions étatistes sont insuffisantes. L’État vient alors
compenser les externalités endémiques d’une économie marchande qui ne
fonctionne plus. Ce qu’il faut, c’est élargir la révolution citoyenne à la
sphère économique, c’est-à-dire entamer la démocratisation radicale de
l’économie. Jean Jaurès soulignait que « la Révolution a fait les
Français rois dans la cité, mais les a laissé serfs dans l'entreprise. » Pour
le dire autrement, la « révolution solidaire » est la poursuite de la
révolution citoyenne dans la sphère économique.
Comment pourrait se
concrétiser une telle révolution solidaire, et pourquoi employer le mot
« solidaire » au lieu de parler de révolution verte ou
économique ? En fait, si la « solidarité » a un sens précis sur
le plan économique, ce n’est pas au sens d’une « justice sociale »,
d’un « bien commun » ou d’une « fraternité » abstraite,
d’une redistribution qui laisse inchangée la forme dominante de propriété des
organisations productives ; l’économie solidaire repose sur le primat des
organisations égalitaires, c’est-à-dire des entreprises démocratiques. Il n’y a
qu’à revenir à l’essentiel du programme de Québec solidaire qui définit
clairement la forme générale d’une économie qui rompt avec le modèle social-démocrate
(privé-public), et opte pour une approche pluraliste qui met de l’avant les
coopératives, organisations de la société civile, initiatives citoyennes et
autres expérimentations collectives qui permettent une socialisation démocratique de l’économie.
« Québec solidaire reconnaît que
les économies modernes sont des ensembles complexes où s’entrecroisent diverses
formes d’organisation économique : privées, publiques ou associatives. Québec
solidaire propose de sortir du modèle
économique dual (privé-public) pour adopter un modèle quadripartite :
1) Une économie sociale composée
d’entreprises à finalité sociale et à but non lucratif, mais aussi d’organismes
communautaires, collectifs ou coopératifs qui rendent d’innombrables services à
la population.
2) Une économie domestique
essentielle qui repose sur les services rendus dans la famille, par les
aidantes et aidants naturels (surtout des femmes), et plus généralement sur les
services gratuits ou bénévoles que nous voulons trouver le moyen de reconnaître
socialement et de comptabiliser à leur juste valeur.
3) Une économie publique,
étatique et paraétatique, dont l’importance et le rôle social, entre autres,
dans la dispensation équitable de services accessibles à toute la population,
sur l’ensemble du territoire, doivent être revalorisés.
4) Une économie privée composée
d’entreprises dont le but est de produire et de vendre des produits et des
services et qui acceptent de fonctionner dans le respect des règles collectives
(sociales, environnementales, etc.) que la société québécoise se donne.
Considérant ce qui précède,
Québec solidaire vise, à long terme, la socialisation des activités
économiques. Ce processus de transformation sociale reposera, notamment, sur
une économie publique forte (secteur des services publics, société d’État et
nationalisation de grandes entreprises dans certains secteurs stratégiques) et sur
une économie sociale à promouvoir et à développer (coopérative, secteur
communautaire, entreprise d'économie sociale). Une certaine place au secteur
privée sera maintenue, particulièrement en ce qui a trait aux PME. C’est
pourquoi nous désirons rendre l’investissement et l’aide gouvernementale aux
entreprises conditionnelles à des critères de responsabilité sociale et
environnementale serrés, dans une optique de transition afin de favoriser les
entreprises autogérées et socialisées. Québec solidaire désire faire la
promotion des principes de l’économie participative. En ce sens, les
différentes entreprises appelées à être nationalisées devront s’inscrire dans
le cadre d’une planification nationale et démocratique et d'un mode de gestion
décentralisée. Aussi, l’administration générale et la fixation d’objectifs
particuliers de ces entreprises devront avoir lieu au sein d’instances
démocratiques régionales ou nationales dont la composition assurera une
représentation réelle de l’ensemble de la société (salarié-es de l’entreprise,
représentant-es de l’État, élu-es régionaux, groupes de citoyen-nes, Premières
Nations, etc.). Finalement, ce n’est pas le gouvernement ou ses hauts
fonctionnaires qui devront voir à l’organisation du travail au sein de ces
entreprises, mais les employé-es eux-mêmes (autogestion). »[6]
Concrètement, ce modèle
économique favorise le développement local et régional, la relocalisation des
entreprises, les PME et les coopératives ancrées dans les communautés et le
territoire, la décentralisation des entreprises publiques (services publics de
proximité gérés par les citoyens), et donc le pouvoir citoyen sur tous les
lieux de travail. Il s’agit d’une économie de proximité qui accompagne la
révolution citoyenne en rapprochant la vie politique et économique du peuple.
Ce modèle doit être systématisé et présenté comme une alternative économique globale aux grands projets de développement
pétrolier, aux multinationales et au capitalisme financier. Contrairement à la
perspective dominante qui conçoit l’économie solidaire comme un secteur particulier de l’économie, une
niche de marché ramassant les miettes laissées par les banques, les
multinationales et les grosses entreprises publiques bureaucratisées, elle doit
devenir la forme dominante de l’économie,
le modèle par excellence qu’il faut systématiquement favoriser par des
incitatifs, et protéger de la rapacité des grandes entreprises capitalistes qui
exploitent les travailleurs, dévisagent le territoire et spolient les biens
communs.
Cela implique également que la
transition énergétique, la réappropriation des ressources naturelles, la
reconversion écologique des industries et l’émergence d’une agriculture biologique
soutenue par la communauté représentent divers moyens pour réaliser l’objectif global de
la révolution solidaire, soit la construction d’une économie de proximité sur
l’ensemble du territoire québécois. Le point focal qui permet de résoudre la
contradiction entre l’économie et l’environnement, le capital et la nature, est
la transformation de l’économie par la réappropriation collective des moyens de
production, par la multiplication des petites entreprises démocratiques gérées
directement par les citoyens et les communautés. C’est pourquoi l’axe central
d’une campagne électorale ne doit pas être « la sortie du pétrole »,
car celle-ci contraste directement avec la réalité quotidienne des gens qui ont
une voiture et ne voient pas quelle est l’alternative économique au système
actuel. L’évocation d’une économie juste et verte est trop floue pour la
conscience populaire, et l’ambivalence de plusieurs citoyens devant les grands
projets extractifs comme le pétrole à Anticosti vient du fait qu’on ne leur
propose pas de projet de développement local substantiel permettant d’assurer
la survie de la communauté.
Cela ne veut pas dire qu’il
faille renoncer à un plan de sortie du pétrole ou à des mesures comme la
gratuité des transports collectifs pour faire plaisir aux conservateurs et aux
banlieues, mais qu’il faut réarticuler ces réformes dans une perspective
globale d’économie solidaire. D’une part, la gratuité des transports publics
renvoie à la tarification, et donc à la révolution fiscale. D’autre part, le
projet général de « sortie du pétrole » pourrait être concrétisé par
les idées de réindustrialisation verte, de reconversion écologique des
industries, d’agriculture de proximité et d’autres éléments qui permettent d’assurer
une réappropriation de la souveraineté économique et alimentaire, dans une
perspective de développement local qui favorise l’ensemble des régions du
Québec et non seulement les grandes villes.
La révolution solidaire permet de
déconstruire l’image d’une gauche qui favorise systématiquement l’État, les
syndicats et les fonctionnaires au détriment des petites et moyennes entreprises,
de l’entreprenariat et de l’économie non-publique. Elle permet de dépasser la
sempiternelle opposition entre État et marché, en proposant un modèle ancré sur
l’héritage historique du modèle coopératif québécois et le secteur dynamique et
innovant de l’économie sociale. Si le socialisme a encore un sens au XXIe
siècle, c’est sous la forme d’un socialisme démocratique, coopératif et
écologique qui rompt définitivement avec la manie des nationalisations et de la
planification bureaucratique du communisme et de la social-démocratie classique.
L’économie solidaire a enfin l’avantage de favoriser non seulement les forces
citoyennes et les groupes subalternes, mais les classes moyennes, les petits
entrepreneurs et autres travailleurs qui gagnent durement leur pain. Elle
favorise ainsi l’émergence d’une unité populaire contre l’élite dirigeante
composée par les grandes entreprises américaines et étrangères, les banques,
les financiers voyous et les politiciens qui détruisent l’économie,
délocalisent les emplois, et s’enrichissent sans scrupules en laissant la
majorité croupir dans la précarité, le chômage et les jobs de merde. Que
répondre à ceux qui disent qu’une révolution fiscale amènera une fuite des
capitaux et fera couler l’économie ? Eh bien, bon débarras, nous ne
voulons pas une économie dirigée par les capitaux étrangers, et nous allons
créer nos emplois nous-mêmes!
Et la
question nationale dans tout ça ?
La
dernière grande question qui brille par son absence est évidemment celle qui
touche la contradiction centrale entre la société québécoise et l’État
canadien, celle-ci pouvant prendre la forme du fédéralisme centralisateur ou de
l’indépendance nationale. Or, comment faire en sorte que la souveraineté ne
soit pas un morceau qu’on ajoute après coup, un enjeu sectoriel qu’on cherche
de peine et de misère à inclure dans un projet politique global ? Quel est
le rapport entre le projet de société et le projet de pays ? L’un est-il
prioritaire à l’autre du point de vue temporel (l’indépendance d’abord, le
socialisme ensuite), l’un est-il l’instrument de l’autre (l’indépendance comme
outil de justice sociale) ? Cette dernière contradiction est la plus complexe,
car elle touche l’articulation entre la gauche politique et le mouvement
souverainiste classique, le second ayant toujours systématiquement favorisé la
question nationale au détriment de la question sociale, écologique, économique
et démocratique. La réponse est-elle de miser sur un projet solidaire et de
faire l’indépendance si nécessaire ?
Tout
d’abord, la question nationale ne constitue pas un enjeu spécifique, mais une
problématique transversale qui touche l’ensemble des questions évoquées précédemment :
la révolution fiscale, citoyenne et solidaire. Par exemple, la révolution
fiscale ne saurait aller au bout d’elle-même si le Québec ne jouit pas d’une
souveraineté économique, de la pleine maîtrise de la fiscalité, d’un réel
pouvoir sur les paradis fiscaux (l’État canadien comme abri fiscal et paradis
des minières), des avantages d’une banque centrale (de juridiction fédérale),
du contrôle démocratique de l’instrument monétaire (monnaie nationale), etc.
Autrement dit, une révolution fiscale provinciale pourrait seulement réformer
l’État-providence québécois, en laissant la moitié de l’argent du peuple sous
le contrôle d’un État encore plus éloigné, centralisé et militarisé, qui peut
régner sans impunité et sans se soucier du peuple québécois. Un projet politique complet
nécessite donc la souveraineté nationale pour parachever une réelle révolution
fiscale.
De
son côté, la révolution citoyenne suppose une décentralisation et une
démocratisation du pouvoir politique qui resterait largement amputées dans le
cadre fédéral canadien. La forte concentration du pouvoir dans le caucus du
premier ministre canadien (chef du gouvernement exécutif et de l’armée, qui
nomme les juges et sénateurs), les compétences fédérales qui empêchent les
citoyens de pleinement gouverner leur municipalité, leur région et leur pays,
un mode de scrutin défectueux et désavantageux pour le peuple québécois qui
représente à peine un quart de la population canadienne, tout cela montre
qu’une réelle souveraineté populaire est impossible dans le régime fédéral, et ne pourrait s'exercer en l'absence d'une véritable souveraineté politique et nationale. Si
la démocratie participative, délibérative, active et directe peut exister à
l’échelle locale ou québécoise, elle est techniquement impossible à l’échelle
canadienne et en vertu de sa constitution archaïque qui ne reconnaît même pas
la souveraineté du peuple. La révolution citoyenne mène donc naturellement à la
remise en question du fédéralisme et au besoin de concrétiser la souveraineté
du peuple par l’élaboration d’une communauté politique qu’il pourra gouverner,
en rapprochant le pouvoir des citoyens.
Enfin,
la révolution solidaire visant à sortir du capitalisme et du modèle
extractiviste qui favorisent les multinationales, la spéculation financière et
l’économie pétrolière, ne pourrait jamais se concrétiser complètement sous
la domination de l’État canadien, qui dépend structurellement du pétrole,
contrôle les chemins fers et demeure souverain sur les grands projets
« d’intérêt national » (ex: oléoducs de Transcanada). Comment développer
des industries vertes au Québec alors que l’exploitation pétrolière de l’Ouest
gonfle artificiellement le dollar canadien et accélère le déclin du secteur
manufacturier dans l’Est en nuisant aux exportations (syndrome
hollandais) ? Comment assurer le développement d’une agriculture de
proximité et la souveraineté alimentaire avec des terres polluées ou accaparées
par les banques, ou maintenir une économie régionale vigoureuse avec des
traités de libre-échange (signés par le Canada) qui permettent aux firmes
européennes de venir brader le marché québécois et les services publics
locaux ? Cela ne veut pas dire qu’un gouvernement solidaire ne pourrait
rien faire dans un cadre provincial et qu’il doit remettre à plus tard tout
projet de transformation économique en attendant une
souveraineté hypothétique, mais qu’il faut comprendre que l’émergence d’une
nouvelle économie démocratique, proche des gens et contrôlée par les citoyens
ne pourra voir le jour dans le cadre fédéral qui représente une entrave
insurmontable à la souveraineté économique du Québec.
Cela
étant dit, il s’avère très simple d’élaborer une pédagogie indépendantiste à
partir des principaux points du projet politique, soit la révolution fiscale,
citoyenne et solidaire. Les réformes radicales d’un éventuel gouvernement
solidaire pourraient aller jusqu’à un certain point dans le cadre provincial,
mais le but ultime est d’amener ces transformations jusqu’au bout. Il serait
facile de montrer grâce à un tableau l’ensemble des réformes applicables dans
le contexte canadien, et le plein projet qui pourrait prendre forme dans un
État indépendant. Il serait ainsi possible de distinguer les mesures
transitoires immédiatement réalisables une fois au pouvoir, et les réformes
radicales qui seront mises de l’avant par l’accession du Québec à
l’indépendance : banque centrale et monnaie nationale, pleine dévolution
des pouvoirs, gestion démocratique de l’économie, souveraineté alimentaire et
territoriale, etc.
Bien
qu’on puisse distinguer la question sociale et la question nationale dans
l’abstrait, dans la réalité, il n’y a pas d’un côté le projet de société, et de
l’autre l’indépendance nationale ; le projet de pays est un projet de société, et le projet de société est un projet de pays. L’objectif ultime de la gauche québécoise
est de créer une République sociale, indépendante, démocratique et écologique. Le principe
sous-jacent à la République québécoise est la souveraineté populaire, et
celle-ci se trouve déjà au cœur du projet politique solidaire. « Québec
solidaire défend un ensemble de grands principes républicains permettant
l'expression de la souveraineté populaire. Il les mettra de l'avant lors de la
rédaction de la constitution du Québec. Ces principes constitutionnels
aborderont tant les chartes des droits sociaux et individuels que les modalités
d'organisation des institutions politiques, le type de laïcité que nous
voulons, la démocratie citoyenne et participative, le modèle d'intégration
privilégié, l'importance des biens publics et la décentralisation des pouvoirs.
La république que nous défendons sera le dépositaire de l'intérêt général et
reposera sur une démocratie qui rejette toute forme de concentration du pouvoir
vidant de sa substance la souveraineté populaire. »[7]
Le
sens de l’Assemblée constituante
Une fois que ce projet politique est clarifié et expliqué, le sens de l’Assemblée constituante devient évident.
Lorsque l’idée de la démarche constituante par une assemblée citoyenne élue fut
amenée pour la première fois pour distinguer la stratégie de la gauche
indépendantiste du mouvement souverainiste, englué dans l’étapisme du bon
gouvernement et l’approche référendaire, le moyen
démocratique d’accession à l’indépendance prit le centre de l’attention, au
détriment de la finalité (la République sociale, indépendante et écologique).
On mit l’accent sur le caractère inclusif, participatif et profondément
démocratique de l’Assemblée constituante, en montrant qu’il s’agit d’une
stratégie qui permet au peuple de rédiger la forme du projet de pays afin de le
mobiliser à vouloir le réaliser. Il s’en suit des complications techniques
quant à la précision du mandat de l’Assemblée constituante : s’agit-il
d’élaborer un ou des projets de constitution, d’ouvrir la possibilité d’une
réforme du fédéralisme canadien ou de limiter celle-ci à une constitution
indépendantiste, de présenter deux questions, l’une portant sur la constitution
et l’autre sur l’indépendance ?
Ces querelles byzantines
découlent de la confusion initiale du projet politique. Que veut-on
juste ? Prendre le pouvoir pour gouverner une province de manière juste et
démocratique, en essayant de faire notre possible et en laissant la question
nationale dans les mains de la population afin qu’elle puisse débattre
tranquillement de la pertinence du projet d’indépendance ? Ou bien créer
une République sociale, indépendante et écologique, en appliquant le programme
minimal dès l’arrivée au pouvoir et en laissant au peuple l’élaboration du
projet de pays qui sera capable d’enclencher une véritable volonté collective
de rupture avec l’ordre dominant ? S’agit-il d’arrivée en élections avec
un ordre du jour chargé dont l’un des points aborde la question nationale (sans
préciser le caractère explosif de la discussion), ou de convoquer une assemblée
générale extraordinaire dont le point principal serait la création d’un nouvel
État social, indépendant et écologique, fondé sur la décentralisation, la
démocratie, l’économie de proximité et la souveraineté populaire, dans lequel
le peuple serait amené à rédiger lui-même la constitution ?
Conçue de cette manière, la
souveraineté populaire devient le principe constitutif de l’ensemble du projet
politique. Sur le plan fiscal, elle permet au peuple de garder le contrôle sur
le principal instrument de redistribution de la richesse qui est actuellement
accaparé par l’élite. Sur le plan démocratique, elle permet à la souveraineté
populaire de devenir une réalité quotidienne, en permettant aux citoyens
d’intervenir directement à tous les paliers de décision. Sur le plan
économique, elle permet au peuple de contrôler le processus de production,
d’échange et de consommation par la relocalisation et la démocratisation des
entreprises. Sur le plan national, elle confie l’élaboration d’un nouvel État
indépendant à la volonté populaire, qui pourra décider des principes, valeurs,
institutions et répartition des pouvoirs qui gouverneront une nouvelle société,
en séparant clairement le processus constituant de la caste politique qui ne
représente pas le peuple.
En ce sens, l’Assemblée
constituante devient le principal outil de rupture populaire avec le système,
car elle permet au peuple de prendre en charge son avenir et d’élaborer le
projet de pays qui lui permettra de se gouverner pleinement. La République
désigne l’auto-gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, et
celle-ci ne deviendra effective que par un acte de rupture avec l’État
canadien, l’austérité, la corruption et le capitalisme qui empêchent de
réaliser ses pleines capacités. Révolution fiscale, citoyenne, solidaire et
nationale peuvent être synthétisées sous l’Idée de Révolution populaire, dont la réalisation sera l’accomplissement
d’une République sociale, démocratique, écologique et indépendante.
Ce discours apparemment radical
pourra néanmoins interpeller les groupes citoyens, les classes moyennes et
populaires, car il s’appuie sur le conservatisme fiscal, le discours
anti-corruption et l’insécurité économique des masses, tout en renversant
l’idéologie conservatrice qui empêche d’envisager une révolution fiscale,
citoyenne et solidaire. Il permet de dépasser l’approche souverainiste
classique qui s’entête à vouloir imposer un projet de pays sans projet de
société, une indépendance sans contenu, une souveraineté étatique et abstraite,
bonne pour les politiciens et l’élite dirigeante, par un véritable projet de
société qui n’est pas autre chose que la construction d’un pays gouverné par le
peuple qui l’habite. Ce tournant républicain et populaire de la gauche, qui
s’adresse maintenant au peuple québécois qu’elle cherche à fédérer, pourra donc
montrer en quoi l’État fédéral, l’élite économique et la caste politique
contribuent directement à l’austérité, la corruption, la destruction de
l’environnement et la suppression des emplois. La solution ne viendra pas d’un
simple parti politique, mais de la construction d’un large processus de souveraineté
populaire qui permettra une transformation profonde du système fiscal, de la
démocratie, de l’économie et de l’assujettissement politique du Québec. Tel est
le sens du projet politique qui s’appuie sur les forces obscures qui
travaillent la collectivité pour lancer un processus de transformation sociale
et de libération nationale ancrée sur l’émancipation populaire.
[1] « Qu’est-ce que la
politique ? », dans Fernand Dumont, La vigile du Québec, Bibliothèque québécoise, 2001, p.205
[2] Charles Gagnon, Le référendum. Un syndrome québécois, La Pleine Lune, Montréal,
p.77
[3] Alfred North Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, Gallimard, Paris, 1995,
p.45
[4] « Qu’est-ce qu’un programme
politique ? », dans La vigile du Québec, p.162-164
Du grand art! Merci.
RépondreSupprimerJ'appuie.
RépondreSupprimerLes nuances passent souvent mal dans les débats politiques, donc je présume que plusieurs vont le lire seulement en réaction à leur propre identité idéologique. M'enfin, je trouve que vous mettez le doigt sur le fond: il y a un besoin et un désir de transformation démocratique (la manière de faire) ...
Je m'avoue pessimiste —par exemple une Assemblée constituante dans la culture québécoise actuelle donnerait une constitution manipulée et pervertie par l'élite— mais votre présentation me semble fidèle aux souhaits actuels des progressistes québécois-es. Le défi doit être en effet d'ouvrir des espaces réellement démocratiques ici et là, incluant au sein de QS malgré la joute politique/électoraliste.