De l’unité citoyenne-populaire
De la gauche citoyenne aux
classes subalternes
Pour rassembler, la
gauche doit aller au-delà d’elle-même, c’est-à-dire parler un langage qui n’est
pas le sien afin d’intégrer ses idées émancipatrices dans un parler populaire.
Cela n’implique pas de modérer son discours ou de mettre au rancart des
réformes jugées trop radicales ; il s’agit de dire franchement qu’elles
sont les contradictions fondamentales de la société que les gens ressentent
dans leur vie quotidienne. Michel Chartrand avait cette éloquence du
franc-parler qui dérangeait en disant la vérité, qui ne flattait pas les
classes populaires dans le sens du poil, mais les invitaient à passer de
l’indignation à l’action. Pour ce faire, la gauche doit se déprendre de codes
linguistiques, de concepts abstraits qui ne résonnent plus dans l’inconscient
collectif, sans pour autant abandonner les valeurs qui lui sont chères. Comment
faire pour changer de peau sans se dénaturer ?
Tout d’abord, il
faut réfléchir au destinataire du message. Pour Québec solidaire, ses deux
principaux interlocuteurs sont les progressistes et les groupes subalternes. Il
en va ainsi, car les membres du parti sont principalement issus des mouvements
sociaux et du milieu communautaire. Québec solidaire a réussi, dans un contexte
où la gauche était en état de mort cérébrale depuis les années 1980 et 1990, à
reconstruire l’unité des forces progressistes et des mouvements citoyens dans
une seule organisation politique à la fois plurielle et unifiée. Opposé au
néolibéralisme du Manifeste des lucides, QS a construit le concept de
solidarité par le « socialisme des nous » symbolisé par un cercle multicolore : nous progressistes,
féministes, écologistes, pluralistes, indépendantistes, altermondialistes,
pacifistes, syndicalistes, membres de la communauté LGBTQ, etc. Nous
qualifierons de « forces citoyennes » les personnes éduquées,
conscientisées, ouvertes sur le monde et la diversité, sensibles à
l’environnement, militant pour une société meilleure, etc.
Les forces
citoyennes sont principalement concentrées dans les quartiers centraux de
Montréal, bien qu’elles se retrouvent à différents degrés sur l’ensemble du
territoire québécois. Sur le plan socio-économique, ce groupe est
principalement composé de personnes étudiantes, précaires, d’employées des
milieux communautaire, syndical, journalistique, artistique, médiatique et
académique, d’entrepreneurs sociaux, de chargés de projet et d’autres personnes
qui peuvent être associées à la catégorie générale des « créatifs
culturels ». Il s’agit en quelque sorte de la nouvelle
« petite-bourgeoisie » montante, analogue à celle qui donna naissance
à la Révolution tranquille lorsqu’elle prit le pouvoir à la suite du règne
duplessiste. Sur le plan générationnel, il s’agit principalement des personnes
nées dans les années 1980 et 1990 (génération Y), bien que les forces
citoyennes se retrouvent également dans différents groupes d’âge, notamment les
baby-boomers qui ont toujours gardé leur cœur et leur tête à gauche.
La principale
différence avec le contexte effervescent de la Révolution tranquille, c’est que
la pyramide des âges est inversée, de sorte que le poids démographique de la
nouvelle génération est largement inférieur à celle des baby-boomers. De plus,
la stagnation économique, la crise fiscale de l’État, la crise de la
représentation politique, l’explosion des inégalités sociales, la
surexploitation des ressources naturelles et les changements climatiques font
en sorte que nous ne sommes plus dans un processus ascendant de modernisation
ou de « rattrapage » ; nous n’avons pas insuffisamment, mais trop de développement. Or, il y a une
contradiction générationnelle au sens où les institutions nécessaires pour
amener les profonds changements que la société doit entreprendre le plus tôt
possible pour relever les défis du XXIe siècle sont entravées par
l’inertie d’une majorité populaire et vieillissante qui n’est visiblement pas
conquise par la « vision » des nouvelles générations.
Si la gauche peut
accuser les puissants intérêts privés et la convergence médiatique qui obstrue
mécaniquement l’émergence des nouvelles idées, elle doit également comprendre
qu’elle ne s’adresse pour l’instant qu’à elle-même. Elle se bat certes pour la
majorité sociale, une majeure partie de la population étant salariée, mais la
plupart des individus se trouvent au sein de « positions de classes
contradictoires », c’est-à-dire qu’ils sont employés et partagent certains
intérêts des couches populaires, tout en étant gestionnaires ou en position
d’autorité en intégrant certains intérêts ou valeurs des groupes capitalistes.
Autrement dit, la classe ouvrière est loin d’être unifiée, la
désindustrialisation ayant fait place à une économie de services flexible et molécularisée (postfordisme). La solidarité de classe ne se trouve plus d’abord au
sein de l’usine ou dans la contradiction capital/travail, mais dans une série
de luttes opposant le capitalisme et l’environnement ou le milieu de vie, le
système et le monde vécu. Le paradigme n’est plus celui de
l’« exploitation », mais de la « dépossession » des biens
communs (éducation, espace urbain, ressources naturelles, territoire, etc.). Les nouveaux
mouvements sociaux contestataires, qu’ils soient étudiants, féministes,
écologistes, citoyens, autochtones, etc., s’inscrivent justement dans cette
dynamique.
Par ailleurs,
l’échec des projets collectifs comme le communisme et la social-démocratie, ou
encore l’indépendance nationale pour le contexte québécois, accélère la
désillusion face aux grands récits de la modernité et la perte d’intérêt pour
l’universel. Les luttes globales pour la redistribution de la gauche
traditionnelle ou l’auto-détermination nationale du mouvement souverainiste
font place à des luttes particularistes
pour la reconnaissance. Ces « politiques de l’identité » se
manifestent via le mouvement féministe, les théories queer, le post-structuralisme, les post-colonial studies, etc. Cette seconde vague, qui débuta dans
les années 1980 et prit toute son ampleur dans le sillage du mouvement
altermondialiste, est souvent associée à un anti-capitalisme de tendance
libertaire. Mais ce discours s’adresse surtout aux franges citoyennes,
académiques et militantes, et non aux classes moyennes et populaires desquelles
elles se distinguent fortement sur le plan culturel.
Lorsqu’elle ne se
confine pas à elle-même, la gauche citoyenne parle aux classes subalternes.
Celles-ci se distinguent des classes moyennes et populaires au sens où elles
sont majoritairement composées de « minorités », des groupes les plus
opprimés. L’analyse intersectionnelle s’intéresse justement à l’articulation
complexe des différentes formes de discrimination, que ce soit en termes de
sexe, genre, race, ethnicité, âge, capacité physique, etc. Lorsqu’elle ne
s’adresse pas à ces figures singulières, la gauche citoyenne emprunte le discours
communautaire de la « lutte contre la pauvreté », prenant la défense
des assistés sociaux, des démunis, des laissés-pour-compte, des
« sans-parts », broyés par la violence de l’austérité, du discours
néolibéral et conservateur qui stigmatise les plus vulnérables et les personnes
considérées comme « anormales ».
L’idéal type du
« travailleur blanc, mâle et automobiliste » n’apparaît pas dans ce
schéma d’analyse critique, sinon comme un individu privilégié ou potentiellement
oppresseur. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de réhabiliter un
conservatisme rampant ou de tabler sur la critique de la « gauche
libérale » à la Jean-Claude Michéa. Il importe de préserver les profondes
avancées théoriques de l’analyse intersectionnelle et de tenir compte sérieusement
des multiples formes d’oppression ; mais il est tout aussi important de
remarquer tout ce que cette perspective exclut de son cadre théorique, et de
regarder comment il est possible d’intégrer, au lieu d’opposer, les projets
politiques à caractère universaliste aux diverses luttes contre des formes
particulières de discrimination. Cette intégration des considérations
citoyennes et populaires est essentielle sur le plan stratégique, car la gauche
n’arrivera pas à élargir son influence en se rivant sur les particularismes,
les forces éclairées et les groupes les plus opprimés, qui représentent pour
l’instant le cœur de son projet d’émancipation. Si les forces vives du
changement doivent être attentives aux formes subtiles de domination pour
éviter d’en reproduire inconsciemment, elles doivent également éviter de perdre
de vue une grande partie de la population qui ne se reconnaît pas d’emblée dans
la catégorie de « minorité » ou de « pauvre », mais qui
serait potentiellement sympathique à une réelle transformation sociale.
Cette conception
s’inspire des plus récents travaux de la philosophe et sociologue Nancy Fraser[1], qui
cherche à dépasser la « liaison dangereuse » entre gauche radicale et
néolibéralisme par un discours critique qui associe une conception de la
justice comme redistribution, reconnaissance et participation, tout en évitant
les clivages stériles entre vieille gauche et nouvelles pensées critiques.
Pour le dire autrement, nous n’avons pas à choisir entre socialisme et théorie queer, souveraineté nationale ou
libération des peuples autochtones. L’important est de penser l’articulation de
ces moments de la théorie critique, ainsi que les modalités pratiques d’une
réelle intégration pour élaborer un projet émancipateur réellement populaire,
c’est-à-dire allant au-delà de la phase « citoyenne » de la gauche
actuelle.
Qu’est-ce qu’un peuple ?
Le terme
« populaire » est évidemment une catégorie controversée. Elle désigne
négativement un « peuple » qui n’est pas opposé à des minorités
(religieuses ou autres), mais à une « élite ». Cette élite est
composée de la caste des politiciens professionnels et de la grande bourgeoisie
francophone, canadienne et internationale (structurellement intégrée au grand
capital). Cette élite profite de sa position privilégiée dans le système
politique et économique, que ce soit par la collusion, la corruption, des
salaires gargantuesques votés par des conseils d’administration complaisants
pour féliciter la « performance » du PDG de leur organisation privée ou
publique. Cette élite se sert abondamment à même les fonds publics, les baisses d’impôts des grandes entreprises, les
subventions aux industries extractives, la spéculation financière et
immobilière, les paradis fiscaux, etc. Cette « caste »[2] favorise
un capitalisme sauvage prenant la forme de l’austérité et de la destruction du
territoire. « Il se forme une alliance de classes autour de
l'extraction, entre les industriels de l'extraction et du transport, les
financiers et l'élite politique, ces trois-là tirant leur prestige, leur
richesse et leur pouvoir de cette économie. S'y rallient aussi les travailleurs
de l'extraction, malgré la méfiance qu’ils ont à l’égard de leurs employeurs.
Cette alliance n’est pas qu’une question d’intérêts économiques, c’est, plus
largement, une vision du monde, de la nature, de l’histoire et de sa place
comme société dans l’histoire qui devient entièrement teintée par une culture
et une idéologie extractivistes. »[3]
Les forces citoyennes
font évidemment partie du « peuple », car celui-ci correspond à la
majorité sociale qui s’oppose au 1% de la caste dirigeante. Mais les créatifs
culturels représentent une faible minorité sur le plan numérique, malgré son
leadership moral et intellectuel qui se manifeste à travers différents projets
concrets et espaces publics de proximité. Les « classes moyennes »,
majoritairement situées dans les banlieues et les régions non-urbaines,
représentent en quelque sorte la force d’inertie de ce bloc social,
actuellement attaché aux classes dominantes par l’idéologie individualiste et
conservatrice qui nuit pourtant à ses intérêts matériels. De leur côté, les
classes populaires sont en quelque sorte ces couches précaires et largement
invisibles, situées quelque part entre une classe moyenne déclassée, des
vestiges de la classe ouvrière et d’autres personnes plus ou moins conscientes
qui ne s’identifient pas pour autant aux forces citoyennes ou aux groupes
subalternes. C’est une catégorie intermédiaire et floue, qui inclut le devenir
de la classe moyenne qui se disloque progressivement entre une couche
privilégiée et une majorité endettée qui jouit d’un confort matériel relatif et
soutenu artificiellement par le faible taux de chômage, le crédit et les
derniers morceaux de l’État-providence.
Avec ce portrait
sociologique primaire, il devient clair que l’objectif de la gauche est de
former une unité entre les forces citoyennes et populaires contre l’élite
dirigeante, la caste des financiers, banquiers et politiciens corrompus. Le discours
conservateur, qu’il soit nationaliste ou libertarien, oppose la « clique
du Plateau » aux régions, le Montréal cosmopolite et « bobo »
aux « gens ordinaires ». Cette idéologie vise précisément à renforcer
l’antagonisme entre les initiatives citoyennes et les groupes populaires, les
acteurs du changement et la majorité sociale, pour éviter qu’elles ne se
parlent directement et forgent une alliance contre les classes dominantes et
les forces réactionnaires. Le but cette clique d’« intellectuels conservateurs »,
ou plutôt de ces chroniqueurs populistes qui assument pleinement leur rôle
d’idéologues publics (Mario Dumont, Éric Duhaime, Mathieu Bock-Côté et
compagnie), est d’empêcher par tous les moyens l’émergence du bloc historique
qui pourra amener une réelle transformation de la société québécoise.
Il existe à l’heure actuelle deux sociétés dans le Québec : 1) l’une est issue de la Révolution tranquille, est encastrée dans la culture de consommation, et représente la majorité sur le plan démographique ; 2) l’autre est minoritaire mais influente sur le plan culturel, elle s’est déjà manifestée durant le printemps québécois et à travers d’autres initiatives visant à reconstruire l’espace public, l’économie et le bien commun sur les débris de la modernisation capitaliste, en annonçant un Nouveau monde qui hésite à naître. Mais ces « deux Québecs » sont pour l’instant opposés par la peur, un fossé culturel, les préjugés, et un moralisme qui sévit des deux côtés.
Pour dépasser cette opposition figée entre la culture première de la Révolution tranquille et la culture seconde de la nouvelle révolution à venir, il faut impérativement appuyer la seconde sur l’héritage de la première, l’ancrer dans une « culture populaire » actuellement mélangée par des éléments anciens et nouveaux, car en matière d’élaboration de « visions du monde », il n’y a pas de création ex nihilo. Toute réforme intellectuelle et morale, qui précède toujours la révolution politique et économique, doit savoir dénicher le nouveau dans les tréfonds d'un autrefois. La tâche historique de la gauche est de dépasser son identité politique actuelle, qui n’est pas essentielle mais relative à une phase déterminée de son processus de développement, pour embrasser une nouvelle forme symbolique, culturelle et pratique, qui permettra de faire bloc avec le peuple qu’elle cherche à rassembler.
Il existe à l’heure actuelle deux sociétés dans le Québec : 1) l’une est issue de la Révolution tranquille, est encastrée dans la culture de consommation, et représente la majorité sur le plan démographique ; 2) l’autre est minoritaire mais influente sur le plan culturel, elle s’est déjà manifestée durant le printemps québécois et à travers d’autres initiatives visant à reconstruire l’espace public, l’économie et le bien commun sur les débris de la modernisation capitaliste, en annonçant un Nouveau monde qui hésite à naître. Mais ces « deux Québecs » sont pour l’instant opposés par la peur, un fossé culturel, les préjugés, et un moralisme qui sévit des deux côtés.
Pour dépasser cette opposition figée entre la culture première de la Révolution tranquille et la culture seconde de la nouvelle révolution à venir, il faut impérativement appuyer la seconde sur l’héritage de la première, l’ancrer dans une « culture populaire » actuellement mélangée par des éléments anciens et nouveaux, car en matière d’élaboration de « visions du monde », il n’y a pas de création ex nihilo. Toute réforme intellectuelle et morale, qui précède toujours la révolution politique et économique, doit savoir dénicher le nouveau dans les tréfonds d'un autrefois. La tâche historique de la gauche est de dépasser son identité politique actuelle, qui n’est pas essentielle mais relative à une phase déterminée de son processus de développement, pour embrasser une nouvelle forme symbolique, culturelle et pratique, qui permettra de faire bloc avec le peuple qu’elle cherche à rassembler.
Cette identité
nouvelle ne peut naître d’une convergence synchronique, c’est-à-dire d’un
rassemblement de particularismes sur une plateforme sans projet politique
unitaire. Le « narcissisme du multiple », qui prit naissance en
réaction au « dogmatisme de l’unité », doit lui-même être nié par
l’articulation dialectique du particulier et de l’universel, qui ne peut
émerger qu’à travers la formation d’une conception diachronique, une
conscience historique. Autrement dit, il est plus explosif d’élaborer un projet
politique à partir d’une étude attentive des classes populaires, d’une lecture
renouvelée de la Révolution tranquille et d’une reprise critique de l’héritage
intellectuel québécois (Fernand Dumont, Hubert Aquin, Gaston Miron, Marcel
Rioux, Pierre Vadeboncoeur, etc.), qu’en essayant de former une plateforme
électorale par une collection des revendications de la société civile, ou
l’unité des multiples tendances de gauche actuelles qui ne sont pas capables
d’aller au-delà d’elles-mêmes.
Autrement dit,
l’objectif n’est pas de savoir comment élire un gouvernement solidaire, car
celui-ci aura d’abord besoin d’un sujet politique, d’un peuple, pour l’amener
au pouvoir. Le processus de formation de cette unité populaire doit devenir le
centre d’attention de la gauche, et non sa propre stratégie partisane pour la
conquête de l’État. Comme disait Rousseau : « un peuple, dit Grotius,
peut se donner à un roi. Selon Grotius un peuple est donc un peuple avant de se
donner à un roi. Ce don même est un acte civil, il suppose une délibération
publique. Avant donc d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il
serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant
nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société. »[4]
Ce peuple, une fois
formé, constitue un corps politique qui incarne alors la souveraineté
populaire. Si les forces citoyennes représentent en quelque sorte le
« peuple actif », tandis que les classes populaires représentent la
dimension passive, elles ne sont au fond que les deux faces d’une même
médaille, les deux aspects d’un même processus historique. Autrement dit, si les citoyens et les gens
ordinaires se distinguent « formellement », dans l’entendement ou à
des stades déterminés de la dynamique sociale, ils constituent tout de même une
« unité réelle » qui est la source du pouvoir constituant. « Cette
personne publique, qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres, prenait
autrefois le nom de cité, et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel
est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand
il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l'égard des
associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appellent
en particulier citoyens, comme participant à l'autorité souveraine, et sujets,
comme soumis aux lois de l'État. Mais ces termes se confondent souvent et
se prennent l'un pour l'autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils
sont employés dans toute leur précision. »[5]
Le problème de la polarisation
Toute cette analyse
va à contre-courant de la tendance dominante qui pense la majorité sociale
comme une loi de distribution normale (la fameuse courbe de Gauss en forme de
cloche), comme si les gens ordinaires étaient au centre, les forces citoyennes
à gauche et les riches à droite. La stratégie politique basée sur cette vision
erronée de la réalité sociale consiste à créer une grande alliance de classes,
une constellation gauche/droite basée sur la concertation entre syndicat et
patronat, les classes populaires et la bourgeoisie, qui trouvent leur unité
dans un grand projet national et/ou social-démocrate. Malheureusement, cette
stratégie qui avait une signification dans le contexte spécifique de la Révolution
tranquille n’a plus de sens aujourd’hui, car sur le temps long il s’agit plutôt
d’une exception historique basée sur
la vague des Trente Glorieuses. En effet, le compromis fordiste et
l’État-providence permettait de partager les fruits de la croissance entre les
entreprises et les classes moyennes, la grande bourgeoisie francophone était quasi-inexistante,
et la petite-bourgeoisie montante (technocrates, politiciens, journalistes et
intellectuels) étaient alors acquis aux idéaux du néo-nationalisme réformiste
et avaient un souci relatif des classes moyennes et populaires. Aujourd’hui, la
grande bourgeoisie québécoise, canadienne et internationale est complètement
unifiée avec la caste des politiciens carriéristes, qui n’ont plus aucun
scrupule à ignorer les lois et à bafouer les intérêts du peuple, si ce n’est
qu’en brandissant le hochet de la saine
gestion des finances publiques et des « vraies affaires ».
La gauche ne pourra
plus miser sur un large consensus social à la manière du nationalisme
réformiste du début de la Révolution tranquille, car le rapport capital/travail
est complètement renversé et le lien de confiance entre les citoyens et ses
institutions est définitivement rompu. Si les forces progressistes ont réussi à
s’allier au sein d’un même parti politique, l’heure est venue à l’élargissement
au-delà du cadre partisan et militant. Le mot d’ordre doit être : « non
pas unir la gauche, ni rassembler les forces souverainistes, mais fédérer le
peuple ». Il faut donc couper l’herbe sous le pied de la droite et du
populisme conservateur en développant un « populisme de gauche »
anti-système et émancipateur. Il s’agit de s’adresser aux gens ordinaires, non
seulement dans le discours, mais dans l’action, afin de former un bloc historique
contre l’élite dirigeante. Cet antagonisme est celui qui pourra repositionner
le sentiment d’affirmation nationale et populaire, non contre les minorités,
les bobos, les jeunes fainéants, les artistes et les BS, mais contre les réels
parasites de la société, la caste corrompue de la classe politique et des
bandits à cravate.
Ce discours teinté
par la « lutte des classes » peut sembler un peu trop agressif, mais
il permet de canaliser les frustrations des classes moyennes et populaires vers
les réels profiteurs du système, alors qu’elles sont actuellement gagnées par
le discours de la droite et d’une extrême droite larvaire (des
radio-poubelles). En fait, c’est la droite qui manipule fort habilement la
lutte des classes, en opposant un « peuple » au
« système », qu’elle identifie à la petite-bougeoisie bien-pensante,
l’élite médiatique, le complot islamo-gauchiste, etc. Ce discours est
terriblement efficace pour dénigrer systématiquement l’identité de la gauche et
cimenter l’identité des classes populaires à la droite qui prétend défendre les
« vrais travailleurs » et le « monde ordinaire ». Cette
polarisation, qui fut exacerbée durant le printemps québécois et surtout à
travers le débat sur la Charte des valeurs, consiste à accentuer les contradictions
au sein du peuple, et amène de profondes divisions au sein de différents
mouvements : féministe, souverainiste, etc.
Or, la réponse à
cette « wedge politics » n’est pas de miser sur le bon consensus du
modèle québécois (qui n’existe visiblement plus), mais de déplacer cet
antagonisme vers l’extérieur du peuple, vers un bouc émissaire qui est
objectivement responsable des inégalités, des tensions, de la destruction du
bien commun : l’élite dirigeante. L’unité d’un « Nous » se forme
toujours par opposition à un « eux », mais il serait pernicieux
d’abandonner toute élaboration d’un « nous populaire » par réflexe
progressiste, en laissant le champ libre à une droite conservatrice qui forme un
« nous populiste » par opposition à la gauche.
Il ne s’agit pas de
polariser inutilement, mais de constater que le discours consensuel ou le
centre politique ne devient plus une option viable dans un monde sans
croissance assiégé par les multinationales, l’industrie pétrolière et
l’austérité. Sans être alarmiste, le contexte socioéconomique dans lequel devra
se dérouler la nouvelle révolution québécoise sera précisément l’inverse de
celui qui donna lieu à la Révolution tranquille ; non pas une phase
d’expansion économique et de modernisation, mais une « crise systémique »
alimentée par l’impératif de croissance illimitée et une modernisation destructrice qui mine
les conditions d’existence de la vie humaine et des écosystèmes. Nous devons
prendre sérieusement en compte l’avertissement de Walter
Benjamin : « Marx avait dit que les révolutions sont la
locomotive de l’histoire mondiale. Mais peut-être les choses se
présentent-elles tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte,
par lequel l’humanité qui voyage dans ce train, tire sur le frein d’urgence. »
Québec solidaire
ferait ainsi une grave erreur d’essayer de se recentrer et de modérer son
discours pour gagner le centre politique, car son image citoyenne lui collerait
toujours à la peau et elle ne représenterait plus une alternative politique au
système actuel, alors que la CAQ essaie encore de projeter ce rêve conforme à
l’identité des masses populaires. Le populisme est à la mode, qu’on le veuille
ou non, et il faut savoir en tirer parti pour relancer un projet d’émancipation
rassembleur. Il ne faut pas donc pas se présenter comme un « parti apte à
gouverner » (stratégie du bon gouvernement), mais comme l’unité populaire
qui pourra enfin permettre au peuple de se gouverner lui-même.
Le discours de la
lutte des classes est à l’ordre du jour, mais il doit être déplacé parce que le
peuple ne s’identifie pas à la « gauche », qui est pour l’instant
associée avec raison avec la défense de l’État, les forces citoyennes, la
culture urbaine et les mouvements sociaux auxquels les classes populaires ne
s’identifient pas. Il faut sortir du clivage stérile entre la gauche
citoyenne et la droite conservatrice, par une nouvelle opposition entre
« ceux d’en haut » (la caste dirigeante, l’élite économique et
politique) et « ceux d’en bas » (le peuple, les classes moyennes,
populaires et précaires). Cette stratégie discursive est celle de l’alternative
Podemos en Espagne, où Pablo Iglesias, professeur en sciences politiques et
spécialiste en communication, a réussi à l’introduire avec succès dans une
crise d’austérité. Dans une entrevue à Mediapart, un journaliste demande au
leader du mouvement comment il a réussi à tirer son épingle du jeu
comparativement aux autres pays européens où l’extrême droite triomphe de la
crise.
« Des reconfigurations de la gauche sont à l'œuvre
en Espagne, sous l'effet de la crise. Quel regard portez-vous sur la situation
française, où la gauche semble plus que jamais mal en point ?
L'axe
fondamental pour appréhender la situation politique n'est plus l'axe
gauche-droite. Je suis de gauche, mais l'échiquier politique a changé. Le
déclic en Espagne a été le mouvement du « 15-M » (en référence au
15 mai 2011, date du surgissement des « Indignés »).
L'alternative se définit désormais entre la démocratie et l'oligarchie, entre
ceux d'en haut et ceux d'en bas, entre une caste de privilégiés qui a accès aux
ressources du pouvoir et une majorité sociale. L'enjeu, pour nous, c'est de
convertir cette majorité sociale en majorité politique et électorale. Nous
voulons dire des choses simples : on est contre la corruption, contre
l'absence d'un vrai contrôle démocratique sur l'économie, pour que les riches
paient des impôts. On pense qu'il est possible de construire une majorité sur
ces sujets, pour changer les règles du jeu. C'est ce qu'il se passe depuis 15
ans en Amérique latine : la contestation du libéralisme ne s'est pas tant
faite sur une base idéologique que sur des thématiques nationales-populaires.
Ce schéma peut aussi fonctionner en Europe. Le pouvoir n'a pas peur de l'unité
des gauches, mais de l'unité populaire. »[6]
Selon
Pablo Iglesias, ce qui différencie Podemos de ses concurrents comme Izquierda Unida (cousin espagnol de
Québec solidaire), « ce n'est pas tant le programme.
Nous voulons un audit de la dette, la défense de la souveraineté, la défense
des droits sociaux pendant la crise, un contrôle démocratique de l'instrument
monétaire… Ce qui nous différencie, c'est le protagoniste populaire et citoyen.
Nous ne sommes pas un parti politique,
même si nous avons dû nous enregistrer comme parti, pour des raisons légales,
en amont des élections. Nous parions sur le fait que les gens
« normaux » fassent de la politique. »[7]
L’hybridation des identités
politiques
Contre la
désinformation du système médiatique, la gauche préconise souvent, à juste titre,
l’éducation populaire, la sensibilisation de proximité et d’autres techniques
permettant de défaire les préjugés et les craintes liées à une mauvaise
perception des identités politiques. Néanmoins, l’unité populaire ne pourrait
pas se limiter à la multiplication des activités politiques traditionnelles
comme les communiqués de presse, la distribution de tracts dans les espaces
publics, l’organisation d’assemblées citoyennes, ou un patient travail de
porte-à-porte dans le cadre de campagnes électorales, aussi importantes
soient-elles. L’unité globale n’émerge pas spontanément de l’addition de
petites initiatives.
Il est certes
louable d’expliquer longuement un programme politique au téléphone ou dans une
assemblée de cuisine, mais il est surtout nécessaire de dégager des grands
principes ; non des valeurs abstraites comme l’égalité et la solidarité,
mais des noyaux structurants qui parlent aux gens directement. Il sera question
de la structure logique du projet politique dans le prochain texte. L’important
est que la gauche se dessaisisse de son obsession pour la citoyenneté et les
particularismes, non pas pour les cacher honteusement ou stratégiquement afin
de manipuler les classes populaires, mais pour les rendre sensible à l’individu
« ordinaire » pour qu’il découvre qu’il est lui aussi un acteur de
changement, le sujet de l’Histoire.
Sur le plan
médiatique, cela pourrait prendre la forme de capsules vidéo avec des personnes
issues des classes populaires, des régions ou des banlieues, racontant dans leurs
propres mots l’impact des politiques publiques, de la spéculation ou des changements
climatiques sur leur réalité vécue ; cela créerait une « dissonance
cognitive » où le spectateur s’attendait à entendre un discours
conservateur, alors que les idées « progressistes » sont généralement
défendues par des jeunes universitaires ou des représentants de la société
civile comme Steven Guilbeault. Ce processus de « désidentification »
est subversif, car il remet en question le partage sensible des identités classiques,
les rôles assignés du bon citoyen et du mauvais conservateur qui figent trop
souvent le débat. Cela ne doit pas se limiter à une capsule vidéo, mais devenir
une réelle entreprise de déconstruction systématique de l’identité citoyenne et
militante pour l’hybrider à celle des classes moyennes et populaires.
Un même discours,
au contenu factuel identique, n’a pas la même signification en fonction de
celui qui porte le message. En reprenant le schéma de la communication de
Jakobson, la fonction « poétique » du message est non seulement le
produit d’un contact humain (fonction phatique), ou du contexte politique
(fonction référentielle), mais de la relation dynamique entre le destinataire
(fonction conative) et le destinateur (fonction expressive). Cet effet est
d’autant plus grand par la subversion des rôles, où le récepteur (le peuple)
devient lui-même le locuteur (le citoyen). La gauche ne parle plus « au
nom du peuple », c’est le peuple lui-même qui parle la langue de d’émancipation sociale
et nationale. Cette hybridation de l’identité citoyenne et populaire est un
élément essentiel pour la construction d’une nouvelle unité politique. Elle
permet d’entendre un nouveau discours de la bouche des classes moyennes et de voir
des citoyens se réapproprier les savoir-faire de leurs grands-parents et la
débrouillardise de leurs parents.
Cette dynamique existe
déjà à l’heure actuelle dans différentes niches du Québec, dans les régions et
d’autres interstices où il y a une certaine osmose entre les forces citoyennes
et les classes populaires. Alors qu’à Rosemont ou sur le Plateau-Mont-Royal
nous avons affaire à une forte concentration de jeunes étudiants, de créatifs
culturels et de bobos qui contrastent nettement avec la concentration aussi
forte de classes moyennes dans les banlieues de la grande métropole, certains
villages du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie et d’autres coins insoupçonnés du
Québec voient apparaître l’émergence de nouveaux projets, de néo-ruraux et
d’autres expérimentations locales comme des coopératives de solidarité. Malgré
qu’il s’agisse souvent d’initiatives citoyennes issues des franges étudiantes
qui reviennent habiter dans leur coin de pays, l’antagonisme est beaucoup moins
prononcé entre l’identité citoyenne et populaire, les influences étant beaucoup
plus perméables et mutuellement complémentaires.
Ce « brassage
géographique » des identités est une autre dimension essentielle à la
construction d’une unité nationale et populaire sur l’ensemble du territoire
québécois. Il faut à tout prix éviter le phénomène de ségrégation spatiale qui
forme une forteresse solidaire au cœur de Montréal, entourée d’une mer
conservatrice d’automobilistes qui ne partagent pas la culture du bio et du
vélo. Pour le meilleur et pour le pire, il faut que la gauche « pense
comme un char », c’est-à-dire se mette dans la peau d’un individu moyen
qui circule quotidiennement en voiture et habite dans une maison éloignée de
son lieu de travail. Cette « condition de l’homme postmoderne », qui
tend à se transformer en une « société de travailleurs sans travail »
pour paraphraser Hannah Arendt, confine la majorité de la population dans un
avenir sombre. C’est pourquoi le peuple a cruellement besoin d’une lumière
venant d’un « autre monde qui existe déjà dans celui-ci », des
nouvelles générations et des expérimentations sociales qui jaillissent un peu
partout sur la planète à l’heure actuelle.
La jeunesse
étudiante, conquise aux acquis de la gauche, qui a souvent eu l’occasion de
voyager en Europe, en Amérique latine ou ailleurs dans le monde, connaît trop
peu le territoire québécois, sa population et ses richesses. À l’inverse, une
majorité d’habitants des régions et des banlieues n’ont pas la chance ou le
goût de voyager pour découvrir de nouvelles idées et d’autres cultures, si ce
n’est en Floride ou avec des forfaits vacances tout inclus. Le sens de l’unité
citoyenne et populaire est de réunir ceux qui voyagent, mais ne connaissent pas
leur pays, et ceux qui ne voyagent pas, mais habitent le pays.
À cette conscience
géographique s’ajoute celle d’une conscience générationnelle, basée sur la
culture seconde de la nouvelle génération qui prit sa distance avec la culture
de consommation de leurs parents, telle qu’illustrée par le livre de Samuel
Archibald intitulé le Sel de la
Terre : confessions d’un enfant de la classe moyenne. Cette nouvelle
culture doit prendre conscience d’elle-même non pour rejeter moralement en bloc
celle de ses parents, mais pour préserver ce qu’elle a de beau, sa saveur, son
humanité. Il ne s’agit pas de refouler la critique d’un mode de vie non durable
et de pratiques sociales qui méritent d’être changées, mais de sortir de la
contestation adolescente et de la critique culturelle pour passer à
l’élaboration d’une pensée pratique qui inclut non seulement les enfants
d’aujourd’hui et de demain, mais l’héritage de nos parents et de nos ancêtres.
Cette réconciliation spatiale, sociale et historique est une condition
nécessaire, mais non suffisante, pour que la pyramide des âges ne soit plus un
frein, mais un tremplin pour le changement social.
[1] Nancy Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, La
Découverte, Paris, 2012
[2] Le
terme « caste » désigne une classe sociale fermée qui cherche à
maintenir ses privilèges.
[3] Éric Pineault, La panacée. L'histoire du panax quiquefolius et le mirage de l'économie
extractive, Revue Liberté, no.300, été 2013, p.31 http://www.revueliberte.ca/content/la-panacee
[4] Rousseau, Du
Contrat social, chap. I, v
[5] Rousseau, Du
contrat social, chap. I, vi
[7]
http://www.mediapart.fr/journal/international/200614/pablo-iglesias-podemos-nous-ne-voulons-pas-etre-une-colonie-allemande?page_article=2
[8] Gilles Gagné, Le socialisme des « nous », Recherches sociographiques, vol. 24, no. 1, 1983, p.95-122
[8] Gilles Gagné, Le socialisme des « nous », Recherches sociographiques, vol. 24, no. 1, 1983, p.95-122
Commentaires
Enregistrer un commentaire