Quelques thèmes sur la question régionale
Prolégomènes à l’étude de l’espace québécois
La gauche québécoise, dans sa phase actuelle
de reconstruction historique, est essentiellement montréalaise. Elle s’érige
solidement au cœur de la métropole, dans les quartiers centraux comme
Rosemont-La Petite-Partie, Le Plateau-Mont-Royal, Ville-Marie, Le Sud-Ouest,
Mercier-Hochelaga-Maisonneuve et Villeray. Elle existe certainement dans
l’ensemble des régions du Québec, mais elle demeure largement minoritaire,
voire négligeable dans l’espace public. Autrement dit, la gauche ne représente
pas encore une force politique à l’extérieur
d’un périmètre de 50 km2.
De manière schématique, voici une analyse de
François Cardinal qui dresse « le portrait électoral de la grande région de
Montréal. Il observe trois grandes solitudes : d'abord le coeur orange,
détenu par Québec solidaire. Il s'agit d'un noyau majoritairement représenté
par une population « bo-bo et grano ». Ensuite, il y a les îles
rouges qui rassemblent le reste de Montréal et de Laval. Ce territoire est
représenté par une population majoritairement anglophone et allophone. Enfin,
il y a la couronne bleue qui comprend des électeurs qui votent pour le Parti
québécois et la Coalition avenir Québec. C'est là où l'on trouve les voitures
et les maisons unifamiliales. »[1]
Pourquoi existe-t-il un tel fossé entre le
« centre » et la « périphérie », la « ville » et
les « régions » ? Cela tient-il à des facteurs économiques,
institutionnels, culturels ou idéologiques ? La gauche est-elle condamnée
à rester un phénomène essentiellement urbain, les régions continuant à être arrimées à la
défense du statu quo ? Comment dépasser l’écart grandissant entre les
nouvelles pratiques sociales et les habitudes du sens commun ?
Nous employons l’expression « question
régionale » pour désigner l’ensemble des problèmes liés à l’articulation
idéologique et stratégique de la question nationale et sociale par le biais du
rapport géopolitique entre le centre et la périphérie. La question régionale
permet d’inscrire le problème de l’unité populaire dans une perspective
spatiale, en dégageant les divergences et alliances potentielles entre divers
groupes sociaux distribués inégalement sur le territoire québécois. Cette
approche permet de compléter l’analyse de classes d’inspiration marxiste par
une réflexion plus générale sur le devenir de la culture populaire, qui est
elle-même étroitement liée à l’espace perçu, conçu et vécu.
L’analyse qui suit se présente sous la forme de
prolégomènes, c’est-à-dire comme une longue introduction à un ouvrage éventuel,
ou un ensemble de notions préliminaires à une science à venir. La question
régionale constitue un chantier théorique (philosophique, historique,
sociologique et politique) qui vise à aiguiser la compréhension des dynamiques
sociales et spatiales à l’œuvre dans le Québec du XXIe siècle. Elle
vise à repenser le projet de libération nationale et d’émancipation sociale à
l’aune d’un matérialisme spatial qui prend sérieusement en compte les plus
récentes transformations historiques. Pour le meilleur et pour le pire, le
visage de la société québécoise, de la culture nationale et de l’espace dans
laquelle elle prend forme aujourd’hui ne ressemble plus à la formation
sociohistorique qui a engendré la Révolution tranquille.
Les cinq dimensions du matérialisme spatial
Avant d’entrer plus profondément dans
l’analyse sociologique, commençons par un exemple de la vie quotidienne qui permet
d’exprimer la distance qui sépare différents groupes sociaux, comme les
intellectuels urbains et les classes moyennes des banlieues. En revenant d’un
séjour d’étude de six mois en France, le choc culturel ne s’est pas d’abord
exprimé par l’usage singulier de la langue, les mentalités ou les mœurs qui
distinguent si souvent les Québécois des Français. La pleine conscience de la
différence culturelle s’est surtout manifestée par le rapport concret à
l’espace habité ; j’ai été moins frappé par la différence entre le 11e
arrondissement de Paris et mon quartier Rosemont que par le fossé qui sépare
Montréal et la municipalité de Mirabel, où réside ma mère.
L’expérience de la société s’éprouve à
l’intérieur d’un espace complexe de visibilité où nous rencontrons autrui, que
ce soit par le biais de lieux physiques ou de la sphère médiatique. L’espace
public, qu’il soit concret ou abstrait, réel ou virtuel, est ce qui relie notre
existence au monde extérieur, notre vie privée à l’ensemble des rapports
sociaux qui constituent notre identité personnelle et collective. La conscience
sociale, politique et culturelle se manifeste notamment par nos activités
quotidiennes, qui prennent part dans différents lieux significatifs comme la
maison, le travail, le café, le cinéma, et la circulation entre ces espaces
segmentés s’effectue toujours sous un certain mode (marche, vélo, automobile,
autobus) qui donne une tonalité affective à l’environnement naturel et social.
Le rapport concret à l’espace peut être analysé par cinq principales
dimensions.
La première différence marquante entre Paris
et Montréal renvoie à la densité, la première ville étant environ cinq fois plus
dense
(21 347 hab./km) que la seconde (4 518 hab./km). Le degré de concentration de la population sur un territoire influence
notre perception des distances, nos modes de transports, notre rythme de
déplacement, bref notre mobilité au sein de la société. Cette première
dimension, l’espace formel,
représente le contenant géométrique et abstrait dans lequel s’inscrit tout
phénomène naturel. Par comparaison, la densité du quartier Rosemont (9308
hab./km2) est 100 fois plus élevée que celle de Mirabel (95 hab./km2).
La deuxième dimension, l’espace matériel, inclut les écosystèmes, le milieu physique, les
infrastructures comme les routes et les ponts, le cadre bâti, etc. Cet espace
matériel rassemble les conditions d’existence de la vie humaine (terre,
ressources naturelles, eau, énergie, logement). Il structure notre rapport
technique au monde extérieur et représente une interface entre la nature et le
système de production. Il s’agit en quelque sorte d’un système socio-technique
qui regroupe divers éléments objectifs qui permettent de caractériser la
matérialité d’un lieu ou d’une ville : réseaux de transports, architecture,
monuments, espaces publics, parcs, etc.
La troisième dimension, l’espace habité, correspond au monde vécu, aux activités et
déplacements qui structurent la vie quotidienne. Le fait de se déplacer tous
les jours en voiture, en vélo ou en métro, d’être handicapé ou en bonne forme
physique, d’habiter dans une métropole ou une petite municipalité de région,
d’être coincé dans le trafic ou de pouvoir respirer l’air frais d’un parc, de
vivre à proximité du travail ou de faire régulièrement des aller-retour entre
deux villes éloignées, tout cela détermine les rapports complexe entre notre
corps et le monde, notre représentation symbolique de la société dans laquelle
nous nous mouvons. L’espace habité est une sorte d’interface sensible entre la
culture et la nature, le langage et l’environnement. Il a pour synonyme le milieu, l’être familier qui nous entoure
et définit en quelque sorte une extension de notre individualité dans l’espace
social, ou encore un prolongement du monde extérieur dans notre vie intérieure.
La quatrième dimension, l’espace économique, renvoie au système complexe de production,
d’échange et de consommation, à la division technique et géographique du
travail social, à l’ensemble des activités humaines qui servent à créer et
satisfaire des besoins ou des désirs. La théorie marxiste a particulièrement
insisté sur le rôle de cette infrastructure dans la détermination des
institutions et modes de pensées. Ainsi, « ce n’est donc pas la conscience
des hommes qui détermine leur être ; c’est, inversement, leur être social
qui détermine leur conscience. »[2] Or, les
rapports sociaux ne sont pas uniquement déterminés par l’économie, car celle-ci
est toujours et déjà liée à un espace qui structure les rapports de production,
qu’il s’agisse de l’« espace des lieux » ou de l’« espace des
flux » selon l’expression du sociologue Manuel Castells. L’espace des flux
acquiert une prépondérance accrue à l’époque de la société informationnelle,
même si la financiarisation du capitalisme, la globalisation néolibérale et la
circulation accrue des échanges virtuels n’efface pas pour autant les lieux
concrets où habitent les individus.
« Les
gens vivent donc encore en des lieux. Cependant, comme dans nos sociétés les
fonctions et le pouvoir s’organisent dans l’espace des flux, la domination
structurelle de sa logique modifie fondamentalement le sens et la dynamique de
ces lieux. Ancrée en des lieux, l’expérience vécue se retrouve coupée du
pouvoir, et le sens toujours plus séparé du savoir (…) La tendance dominante débouche
sur un espace de flux en réseaux, hors de l’histoire, qui entend bien imposer
sa logique à des lieux éparpillés et segmentés, de moins en moins raccordés les
uns aux autres, de moins en moins capables de partager des codes
culturels. »[3]
La quatrième dimension, celle de l’espace politique, correspond à
l’ensemble des institutions, frontières administratives, normes et dispositifs
de contrôle qui visent à quadriller l’espace social selon une logique
territoriale. Le pouvoir politique est évidemment toujours plus décentré, que
ce soit de manière verticale (la souveraineté nationale étant écartelée par les
institutions supranationales et infranationales), ou de manière horizontale (où
l’État perd le monopole de l’action publique au profit de partenariats souples
avec des entreprises privées et organisations de la société civile). Mais il
n’en demeure pas moins que l’espace politique structure ou diffracte les
processus socio-économiques qu’ils tente de maîtriser afin de veiller à ses
prérogatives, soit le maintien de l’ordre social par la distribution de la
richesse et des programmes sociaux et/ou la propagande, la sécurité et la
répression policière.
Enfin, la cinquième dimension renvoie à l’espace culturel, c’est-à-dire l’ensemble
des représentations symboliques, l’imaginaire collectif, les multiples mœurs,
modes de vie, de sentir et de penser, les innombrables pratiques et croyances
largement répandues qui sont préservées, accumulées et transformées par le lent
mouvement de l’histoire. Cet espace peut être analysé de diverses manières,
comme un mode de reproduction culturel-symbolique de la société (Michel
Freitag), une dialectique de la culture première et la culture seconde (Fernand
Dumont), ou encore « un réservoir d’évidences ou de convictions demeurées
intactes, de modèles d’interprétations culturellement transmis et organisés
dans le langage » (Habermas). Si l’espace culturel renvoie au temps long
des processus historiques, il peut néanmoins subir des mutations rapides en
fonction du jeu des dimensions matérielles, économiques et politiques, renouant
ainsi avec les principales caractéristiques du matérialisme historique.
Il faut néanmoins éviter le piège mécaniciste qui
réduit l’espace culturel à un simple épiphénomène du mode de production, ou
conçoit l’articulation des cinq dimensions de manière hiérarchique. Cette
interprétation réductionniste repose sur une conception linéaire de la
causalité qui ignore les dynamiques sociales multi-niveaux et l’influence des forces
idéelles sur le monde matériel. Par exemple, la culture structure à la fois le
monde vécu, la sphère économique et institutionnelle, et par là même les
activités humaines qui configurent le rapport entre la société et
l’environnement. L’histoire modèle les conditions objectives de la société et
son inscription corporelle, et donc les conditions d’existence de la vie
humaine et des écosystèmes.
La fracture géographique de la société québécoise
Pour agir politiquement afin de transformer
les rapports sociaux, il est crucial de développer une conscience spatiale dans laquelle nous pouvons éclairer à nouveaux
frais les antagonismes et les divisions culturelles qui assaillent la société à
une période historique déterminée. Dans un précédent article portant sur le Big Shift et la question canadienne, il était
question de nouvelles identités collectives et
l’émergence d’un antagonisme géographique opposant les strivers et les creatives.
Ces catégories sociales floues représentent des marqueurs idéologiques, des
idéaux-types sur lesquels s’appuient les conservateurs pour élaborer leur
discours et leur stratégie politique. Les premiers désignent les classes
moyennes qui travaillent durement pour obtenir une réussite sociale et une
sécurité matérielle, tandis que les seconds s’intéressent davantage aux
activités culturelles, écologiques et citoyennes. La division sociale entre
classes moyennes et créatifs culturels s’exprime par une différenciation
spatiale marquée, où chaque groupe se concentre par la recherche des lieux qui
lui ressemblent. L’instrumentalisation de cette ségrégation culturelle par les
conservateurs permet de former un nouveau bloc social-historique entre l’Ouest
canadien et les banlieues de Toronto au détriment des anciennes « élites
laurentiennes », isolées dans le centre-ville des grandes villes de l’Est.
Or, ce phénomène n’est pas propre au Canada anglais, car la même grande
division se retrouve au cœur de la société québécoise.
Ainsi, nous pouvons observer une fracture
très visible sur le plan électoral si nous comparons des quartiers centraux
comme le Plateau-Mont-Royal et Rosemont (bastion de Projet Montréal et Québec
solidaire) avec les autres municipalités de la grande région de Montréal (qui
votent majoritairement à droite). Cette division s’exprime même sur le plan
culturel, identitaire et linguistique, les tenants du nationalisme conservateur
insistant sur un fossé croissant prenant pour symbole le
« franglais ». Il faut citer ici une analyse de Mathieu Bock-Côté et
considérer celle-ci en faisant abstraction de sa posture moraliste et
simplificatrice, afin de dégager les représentations collectives largement
répandues qui méritent d’être prises en compte dans l’analyse de la question
régionale.
« Le franglais a toujours existé au
Québec. Mais alors qu’il s’agissait d’une marque de pauvreté culturelle et
économique, il est désormais revendiqué, fièrement assumé, comme un signe de
sophistication identitaire. Le franglais est en train de devenir le raffinement
des colonisés et gagne sa place dans la chanson, comme en témoigne le succès
tout à fait symptomatique d’un groupe comme Dead Obies. Les colonisés:
on aurait préféré garder ce terme au musée de l’aliénation québécoise. Il
redevient toutefois pertinent. Il ne désigne plus des Elvis Gratton à
l’ancienne. Mais des gens comme il faut, qui se prennent plus souvent
pour la crème de la jeunesse mondialisée, et qui ont décidé de parler français
et anglais dans la même phrase pour nous le faire savoir. En franglisant,
ils croient envoyer un signal: nous sommes cosmopolites.
Peut-être est-ce le fait de la séparation
culturelle entre Montréal et le Québec. La première se pose comme société
distincte contre le second. La démographie joue aussi son rôle: à Montréal, les
immigrants s’intègrent moins au français que les Québécois au franglais. C’est
le dialecte de la métropole. Avant-hier, de passage à Rosemont, j’avais
l’impression de me retrouver en même temps à Montréal et au Québec. C’est un
sentiment de plus en plus rare sur l’île, je le crains. Ce joual guindé trouve
évidemment ses défenseurs. On nous chante la liberté créatrice des artistes, en
oubliant que la création artistique n’est pas strictement individuelle. Elle
s’alimente d’une culture, et elle l’alimente en retour. Mais c’est le point
d’aboutissement d’un individualisme extrême qui frise l’autisme culturel: on
invente finalement sa propre langue comme si chacun pouvait accoucher d’un
idiome à usage personnel. »[4]
Cette séparation entre Montréal et les
régions constitue un pôle de gravité structurant les rivalités, les frustrations
populaires et les chauvinismes qui affectent l’ensemble de la société
québécoise. Il ne s’agit pas ici d’accuser le snobisme de la métropole
culturelle (symbolisé par la clique du Plateau) ou le conservatisme des régions
(représenté par les radio-poubelles), mais de prendre au sérieux ce
« racisme géographique », cet ensemble de préjugés sociaux relatifs
au lieu de résidence, qui empêche l’émergence d’une réelle unité nationale ou
d’une conscience sociale partagée. L’espace médiatique en décrépitude, les
tensions économiques et politiques entre la métropole et la périphérie, la
concentration inégale des centres culturels et des poches de pauvreté, bref le
développement inégal et combiné du Québec alimente non seulement la
fragmentation territoriale de la société, mais aussi l’éclatement des identités
collectives qui ne trouvent plus un terrain commun sur lequel pourrait être
fondé un projet politique.
Gramsci et le problème
méridional
Pour repenser la question régionale et
dégager des pistes d’action susceptibles de résoudre ce problème politique, il
serait utile de mobiliser les penseurs critiques ayant réfléchis à ce genre de
questions pratiques dans leur contexte national. Ce type de contradiction
géographique et sociale fut analysé par le philosophe et homme politique
Antonio Gramsci dans son dernier grand texte publié avant son arrestation et
les Cahiers de prison. Dans Quelques thèmes sur la question méridionale,
il analyse la lutte des classes de son époque à l’aune du contexte italien et
du problème de la division entre le Nord industrialisé et le Sud agricole
(Mezzogiorno). L’objectif consiste à développer une « alliance de
classes » entre le prolétariat du Nord et les masses paysannes du Sud,
contre les classes dominantes que sont la grande bourgeoisie et les
propriétaires terriens.
« La bourgeoisie septentrionale a soumis l'Italie du Sud
et les îles, et les a ravalées au rang de colonies d'exploitation ; le
prolétariat du Nord, en s'émancipant lui-même de l'esclavage capitaliste,
émancipera les masses paysannes méridionales asservies à la Banque et à
l'industrialisme parasitaire du Nord. Ce n'est pas par un partage des terres
incultes ou mal cultivées que l'on arrivera à la régénération économique et
politique des paysans, mais par la solidarité avec le prolétariat industriel,
lequel a besoin, de son côté, de la solidarité des paysans, et a intérêt à ce
que le capitalisme ne renaisse pas, économiquement, de la propriété terrienne,
et à ce que l'Italie du Midi et les îles ne deviennent pas une base militaire
pour la contre-révolution capitaliste. »[5]
Or, cette solidarité des classes
subalternes est minée par une division territoriale alimentée par la propagande
conservatrice qui oppose le Nord et le Sud. « Le premier problème à
résoudre, pour les communistes turinois, consistait à modifier la ligne
politique et l'idéologie générale du prolétariat lui-même, en tant qu'élément
national intégré à l'ensemble de la vie de l'État et subissant inconsciemment
l'influence de l'école, de la presse, de la tradition bourgeoises. On sait
quelle idéologie les propagandistes de la bourgeoisie ont répandue par
capillarité dans les masses du Nord : le Midi est le boulet de plomb qui
empêche l'Italie de faire de plus rapides progrès dans son développement matériel,
les méridionaux sont biologiquement des êtres inférieurs, des semi-barbares,
voire des barbares complets, c'est leur nature ; si le Midi est arriéré,
la faute n'en incombe ni au système capitaliste, ni à n'importe quelle autre
cause historique, mais à la Nature qui a créé les méridionaux paresseux,
incapables, criminels, barbares, tempérant parfois cette marâtre condition par
l'explosion purement individuelle de grands génies, pareils à de solitaires
palmiers se dressant dans un stérile et aride désert. »
Cette
rivalité entre le centre (Montréal) et la périphérie (les régions) structure en
filigrane une bonne partie du discours médiatique de l’espace public québécois.
Néanmoins, il faut encore étudier la composition sociale du « bloc
régional » qui est loin d’être homogène. Regardons comment Gramsci analyse
le Mezzogiorno de son temps : « La société méridionale est un grand
bloc agraire constitué de trois couches sociales : la grande masse
paysanne amorphe et inorganisée, les intellectuels de la petite et de la
moyenne bourgeoisie rurale, les grands propriétaires fonciers et les grands
intellectuels. Les paysans méridionaux sont en effervescence perpétuelle, mais,
en tant que masse, ils sont incapables de donner une expression organique à
leurs aspirations et à leurs besoins. La couche moyenne des intellectuels
reçoit de la base paysanne les impulsions nécessaires à son activité politique
et idéologique. Les grands propriétaires sur le plan politique, et les grands
intellectuels sur le plan idéologique, sont ceux qui centralisent et dominent
en dernière analyse tout cet ensemble de manifestations. »[6]
Évidemment,
il ne faut pas plaquer mécaniquement l’analyse de classes de la société
italienne des années 1920 sur la société québécoise du XXIe siècle.
Le « prolétaire urbain montréalais » typique est moins un ouvrier
industriel ou un travailleur manuel qu’un étudiant, un chômeur, un travailleur
à temps partiel dans une économie des services, un créatif culturel précaire,
bref un travailleur intellectuel qui se retrouve davantage dans la catégorie du
« précariat »[7].
D’autre part, le résident moyen des régions n’est pas un paysan ; ni
urbain ni agriculteur, il est souvent un employé du secteur public ou privé, un
petit entrepreneur ou une personne retraitée, attaché au milieu où il est né, possédant
une maison unifamiliale située dans une petite ville ou une banlieue. Bref,
l’habitant est un paysan déraciné,
mais qui ne se reconnaît pas non plus dans la société urbaine et cosmopolite,
d’où le malaise identitaire qui se laisse facilement reprendre par la société
de consommation et l’idéologie dominante des grands médias. Les habitants sont
alors largement influencés par les « intellectuels conservateurs » comme
Mathieu Bock-Côté et Éric Duhaime, qui articulent nationalisme identitaire et
conservatisme fiscal dans un espace public centralisé, sans remettre en
question le pouvoir des classes dominantes[8].
Ici, le terme « intellectuel » ne désigne pas forcément les grands
penseurs ou les universitaires engagés, mais toute personnalité influente
(journalistes, chroniqueurs, écrivains, personnalités médiatiques, etc.) qui
élabore, transforme et diffuse des visions du monde cohérentes et partagées,
bref des idéologies.
« Nous
avons dit que le paysan méridional est lié au grand propriétaire terrien par
l'intermédiaire de l'intellectuel. C'est là le type d'organisation le plus
répandu dans tout le Midi continental et en Sicile. Il réalise un monstrueux bloc agraire qui, dans son
ensemble, fait fonction d'intermédiaire et de contrôleur au service du
capitalisme septentrional et des grandes banques. Son unique but est de
maintenir le statu quo. On ne trouve en lui aucune lumière
intellectuelle, aucun programme, aucun élan vers des améliorations et des
progrès. […] Au-dessus du bloc agraire fonctionne dans le Midi un bloc
intellectuel qui a pratiquement servi jusqu'ici à empêcher que les fissures du
bloc agraire ne deviennent trop dangereuses et ne finissent par entraîner un
effondrement. Les représentants de ce bloc intellectuel sont Giustino Fortunato
et Benedetto Croce, qui, de ce fait, peuvent être considérés comme les
réactionnaires les plus actifs de la Péninsule. »[9]
Les tâches historiques de la
gauche québécoise
L’alliance
stratégique entre le précariat urbain et les habitants des régions ne pourra
donc avoir lieu sans la décomposition du bloc conservateur qui cimente les
classes moyennes aux classes dominantes par l’intermédiaire de l’idéologie
diffusée par les tribunes des médias de masse. « Le prolétariat détruira
le bloc agraire méridional dans la mesure où il réussira, à travers son Parti,
à organiser en formations autonomes et indépendantes des masses toujours plus
importantes de paysans pauvres, mais il ne réussira plus ou moins efficacement
dans cette tâche, qui lui est essentielle, que dans la mesure où il sera
capable de désagréger le bloc intellectuel qui est l'armature, souple mais très
résistante, du bloc agraire. »[10]
Malheureusement, le parti de gauche Québec solidaire ne réussit pas pour
l’instant à rassembler et à organiser les habitants des régions, sa zone
d’influence se limitant principalement dans le centre-ville de Montréal qui
représente le seul endroit où il réussit à aller chercher une masse critique.
Quelles
sont les raisons de cet échec, et comment pourrait-on dépasser l’opposition
idéologique entre les créatifs et les classes populaires ? Il serait
illusoire d’attribuer le malheur de la gauche uniquement à l’hégémonie
néolibérale et à la concentration médiatique qui la renforce, car les classes
dominantes ne feront pas de cadeau aux forces progressistes et au peuple pour
qu’il reprenne en main son autonomie et sa destinée. S’il faut défaire le
carcan conservateur qui empêche les habitants de s’allier aux forces sociales
et politiques qui lui sont réellement favorables, la gauche doit réfléchir
sérieusement à son discours, s’adresser directement aux classes moyennes à
partir de leur perspective, clarifier son projet de société, et repenser
l’organisation pratique qui pourra forger une alliance pour libérer le peuple
québécois de ses entraves. La gauche a donc besoin d’une grande réforme intellectuelle
et morale qui lui permettra de fonder sa stratégie sur une nouvelle
conception : 1) du sujet politique
de la révolution (unité citoyenne-populaire) ; 2) de son projet politique (révolution
solidaire) ; 3) de la méthode
qui pourra dépasser la forme politique du parti (municipalisme participatif).
Trilogie
à suivre.
[2] Karl
Marx, Préface de la Contribution à la
critique de l’économie politique, Éditions sociales, 1947, p.4
[3] Manuel
Castells, La société en réseaux (T. 1 de L’ère de
l’information), Fayard, 1998
[4] Mathieu Bock-Côté, Le franglais : le
raffinement des colonisés, Le Journal de Montréal, 13 juillet 2014
[5] Antonio Gramsci, Quelques
thèmes de la question méridionale, octobre 1926
[6] Antonio Gramsci, Quelques thèmes de la question
méridionale, octobre 1926
[7] Voir les Nouveaux cahiers du socialisme, Du prolétariat au précariat. Le travail dans
l’ombre du capitalisme contemporain, no.7, 2012.
http://www.cahiersdusocialisme.org/2012/02/13/du-proletariat-au-precariat/
[8]
Jonathan Durand Folco, Les deux visages de Janus :
nationalisme identitaire et idéologie libertarienne, avril 2013 http://ekopolitica.blogspot.ca/2013/04/les-deux-visages-de-janus-nationalisme.html
[9] Antonio Gramsci, Quelques thèmes de la question
méridionale, octobre 1926
[10] Antonio Gramsci, Quelques thèmes de la question
méridionale, octobre 1926
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