Vers une réforme radicale de la fiscalité municipale québécoise
Dans un contexte de crise sociale, économique
et écologique sans précédent, de précarisation des finances publiques
municipales, d’élargissement des responsabilités des villes en matière d’aménagement
du territoire, développement local, transport collectif et services à la
population, le Québec a un urgent besoin d’une réforme radicale de la fiscalité
municipale. Dans son Livre blanc municipal (2012)[1],
l’Union des municipalités du Québec (UMQ) fait remonter l’origine de l’impasse
fiscale à la réforme de 1980 :
« Préparée de longue haleine, la
réforme de 1980 a eu le plus d’impact non seulement sur le financement des
services municipaux, mais également sur la démocratie municipale et sur l’aménagement
et l’urbanisme. Sur le plan fiscal, l’objectif fondamental visait le
renforcement de l’autonomie locale et la revalorisation du pouvoir local. Dans
cet esprit, les municipalités ont eu accès à la quasi-exclusivité du champ
foncier pour tirer des revenus autonomes sûrs et prévisibles; en contrepartie,
les transferts gouvernementaux issus de la taxe de vente allaient être
éliminés. Dès ses premières années, cette réforme a eu des effets positifs. La
situation financière des municipalités s’est améliorée au moment où la
récession du début des années 80 se déclarait. Toutefois, la solution trouvée a
eu tôt fait de se transformer en nouveau problème. Rapidement s’est installée
une dépendance quasi totale des municipalités québécoises envers l’impôt foncier.
Celles-ci évoluaient ainsi à contre-courant des municipalités américaines et
ontariennes qui voyaient, au même moment, leurs sources de revenus se
diversifier.
Dans une telle situation, le poids
financier des nouvelles responsabilités confiées aux municipalités, que ce soit
en raison d’un retrait du gouvernement ou de besoins nouveaux de la population,
se portait donc essentiellement sur les épaules des propriétaires immobiliers
et résidentiels. Ce manque de diversification des sources de revenus participe
à la pression pour l’étalement urbain. La planification et la gestion de
l’espace urbain sont en effet fortement influencées par la structure fiscale
majoritairement axée sur l’impôt foncier. En d’autres mots, pour avoir plus de
revenus, une ville n’a d’autre choix que d’étendre son périmètre urbain. En
somme, le bilan positif des premières années de cette réforme n’a pas résisté
au passage des ans. L’impôt foncier ne peut plus générer à lui seul les revenus
nécessaires au financement de l’ensemble des responsabilités des municipalités
d’aujourd’hui. Ce financement à robinet unique est d’autre part mal adapté aux
mutations de l’économie et à l’aménagement durable du territoire.
Si cette réforme n’a pas apporté de
solution durable à la question du financement des municipalités, elle aura
aussi laissé en plan la notion d’autonomie des municipalités. Le mot lui-même
aura été plus d’une fois entendu, mais dans les faits, la tension persiste
entre la conception traditionnelle de la municipalité comme administration
dispensatrice de services et celle plus contemporaine d’un palier de
gouvernement largement autonome. Certes, une dynamique de partenariat s’est
installée entre les municipalités et le gouvernement. Mais beaucoup de progrès
doit être accompli, le gouvernement n’hésitant pas à « enrégimenter » les
municipalités dans l’atteinte de ses propres objectifs. »[2]
L’impact immédiat de la réforme de 1980 sur
les finances municipales est marquant ; en l’espace de deux ans,
entre 1979 et 1981, la réforme a transformé la structure des revenus des
municipalités : la part des taxes foncières passe de 59,4 % à 70,2 % ; la
part de la taxe de vente et autres transferts inconditionnels
chute de 18,3 %
à 0,9 % ; la part des compensations tenant lieu de taxes s’améliore
de
4,4 % à 10,8 %.
Comment doit-on adapter la fiscalité
municipale aux défis du XXIe siècle ? Sur ce point, l’UMQ suggère
des réformes correctrices visant à mitiger les symptômes plutôt qu’à remédier
aux causes de la crise actuelle, proposant même des solutions clairement
anti-progressistes. Sur le plan du travail, le Livre blanc municipal propose un meilleur contrôle des dépenses
municipales en freinant l’augmentation des coûts de rémunération (salaires),
dénonçant le rapport de forces favorable aux travailleurs dans les négociations
collectives, assurant un autre partage des risques entre employeurs et employés
pour contrer le déficit des régimes de retraite. Par ailleurs, l’UMQ privilégie
les mécanismes de marché comme les gains d’efficience, une gestion contractuelle
assurant la libre concurrence, le principe de l’utilisateur-payeur, l’optimisation
administrative par la tarification des services publics et la
responsabilisation des citoyens[3].
La tentative de limiter la dépendance à la
taxe foncière ne conduit pas à la remise en question de l’inégale répartition
de la richesse, mais à la proposition d’un « coffre à outil fiscal »
plus flexible et diversifié, permettant d’aller chercher de nouveaux revenus
par des redevances de développement, la modulation de la taxe foncière, une
taxe sur le carbone, la tarification à l’unité de l’eau, etc. L’interprétation
du principe « d’autonomie fiscale » des municipalités reste inchangée,
même si l’UMQ réclame le remboursement de la TVQ par l’État du Québec, une part
des retombées fiscales générées par la croissance économique, de nouveaux
investissements en transport et infrastructures par les deux paliers de
gouvernement (un enjeu de productivité), et un mécanisme de
« redistribution simple » dans les limites de la compétitivité afin
d’assurer la création d’un environnement d’affaires favorable aux
investissements privés. Cette conception néolibérale, au mieux social-libérale[4],
est clairement incompatible avec les principes de justice sociale, et
n’améliorera même pas la situation financière des municipalités à court, moyen
et long terme. Il ne s’agit ici pas de choisir entre équité et efficacité,
entre davantage de redistribution ou le libre marché, mais de revoir la
structure de financement et la fiscalité de l’État québécois, c’est-à-dire le
partage des pouvoirs et des ressources entre l’échelle nationale et municipale,
dans une perspective de transformation sociale.
Une réforme radicale
La principale manière de réduire la précarité
financière des municipalités tout en empêchant la privatisation et la
tarification des services publics est de limiter la dépendance à la taxe
foncière, c’est-à-dire de réduire la proportion de cette source de revenus dans
l’assiette fiscale de la ville. Cela implique que l’État doive devenir le
principal contribuable des municipalités québécoises. Or, une plus grande
intervention de l’État dans le financement des collectivités territoriales ne
conduit-elle pas à une dépendance accrue de celles-ci et une plus forte
centralisation administrative ? Si nous prenons l’exemple de la France,
« l’article 72-2 de la Constitution précise le contenu de l’autonomie
financière des collectivités :
- les collectivités bénéficient de ressources
dont elles peuvent disposer librement ;
- elles peuvent
recevoir tout ou partie du produit des impositions de toutes natures et la loi
peut les autoriser, dans certaines limites, à en fixer l’assiette et le
taux ;
- les recettes
fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales
représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de
l’ensemble de leurs ressources ;
- enfin, tout
nouveau transfert de compétences doit s’accompagner de l’attribution de ressources
équivalentes à celles consacrées à l’exercice de la compétence transférée par
l’État. »[5]
Si le principe d’autonomie financière peut
être interprété comme le fait que le financement des municipalités repose
principalement sur des sources de revenus autonomes (version québécoise), il
peut également signifier que la municipalité a le droit de disposer de
ressources nécessaires à sa libre administration (version européenne). En
effet, il ne s’agit pas d’abolir la taxe foncière ou d’autres revenus autonomes,
mais d’assurer que les gouvernementaux locaux ne soient pas dépendants des
investissements privés, des promoteurs immobiliers et d’une course à la
croissance pour assurer leur survie économique. Une décentralisation des
ressources de l’État, inspirée du modèle français ou d’autres pays européens
comme les Pays-Bas, où la majorité des revenus de la ville proviennent du
gouvernement central, est sans doute la meilleure façon d’assurer une fiscalité
municipale juste, efficace et écologique.
Par exemple, les recettes de l’ensemble des
collectivités territoriales françaises sont réparties de la manière suivante[6] :
60% pour les communes, 30% pour les départements, et 10% pour les régions. La
majeure partie des ressources des collectivités territoriales proviennent des
taxes et impôts (52,2%), que ce soit par la fiscalité directe (31,6%) ou
indirecte (20,6%). D’une part, la fiscalité directe est principalement composée
par la taxe d’habitation (payée par les particuliers et les
entreprises), la taxe sur le foncier bâti (acquittée par les propriétaires
d’un terrain), la taxe sur le foncier non bâti et la taxe professionnelle payée
par les entreprises. D’autre part, la fiscalité indirecte peut prendre la forme
d’une taxe locale d’équipement, un versement pour dépassement du plafond légal
de densité, un versement destiné aux transports en commun, une taxe de séjour, une
taxe sur la publicité, les jeux, les remontées mécaniques, etc. Le reste des
ressources des collectivités territoriales françaises provient des emprunts
(9,7%), des recettes tarifaires et fonds structurels européens (8,2%), et
surtout des transferts et concours de l’État (29,8%).
En comparaison, les ressources des
municipalités locales du Québec sont réparties de la manière suivante[7] :
taxes foncières (49%), vente de biens et services (12%), tarification fiscale
(8%), paiements tenant lieu de taxes (4%), autres revenus de source locale
(10%) et transferts gouvernementaux (17%). Ainsi, 83% des revenus proviennent
de la fiscalité locale directe ou indirecte, et seulement une infime partie du
budget est comblée par les paliers supérieurs de gouvernement. Cela est
d’autant plus grave que les principes de la fiscalité municipale québécoise ont
une signification étriquée par une logique comptable :
« L’autonomie financière : le financement des municipalités repose principalement sur des sources
de revenus autonomes et elles ont la latitude de déterminer l’utilisation de
ces sources à l’intérieur des balises fixées par la Loi.
La représentativité : le pouvoir d’imposer
des taxes est réservé aux instances élues directement par la population, en
l’occurrence les municipalités locales.
La neutralité : la fiscalité
municipale doit avoir le moins d’effet possible
sur les choix des agents
économiques.
La simplicité et la
transparence : le système fiscal municipal doit être
aussi simple à comprendre et à appliquer que possible, autant pour les
municipalités que pour le contribuable.
L’équité : équité horizontale : ce principe trouve deux applications :
♦ les contribuables d’une même
municipalité paient le même montant de taxes lorsque leur assiette de taxation
est la même;
♦ chaque contribuable contribue au
coût des services en fonction des bénéfices qu’il en reçoit, dans la mesure du
possible.
Équité verticale : dans le contexte où la
redistribution de la richesse ne fait pas partie du mandat des municipalités,
le critère d’équité verticale n’est pas pertinent à la fiscalité municipale. »[8]
En examinant de plus près ces différents
critères, ceux-ci s’avèrent contre-productifs au sens où ils amènent des
conséquences contraires aux objectifs escomptés. Par exemple, le principe
d’autonomie financière accroît la dépendance économique des municipalités
vis-à-vis la taxe foncière et les intérêts privés ; le critère de
représentativité met en évidence le fait que les municipalités régionales de
comté, les communautés métropolitaines, les régies intermunicipales et les
organismes responsables du transport en commun ne sont pas représentatifs et
dépendent des quotes-parts provenant des municipalités locales ; le
principe de neutralité témoigne d’une partialité en faveur des
entreprises ; la simplicité se mue en simplisme en écartant les
particularités locales et les inégalités entre municipalités ; le principe
d’équité horizontale privilégie une forme de taxe régressive (flat tax) et le
principe d’utilisateur-payeur qui sont directement défavorables aux plus
démunis ; le principe de redistribution est délibérément écarté, la
justice sociale et la démocratie étant du même coup considérées comme des
valeurs morales extérieures à la gestion technique et dépolitisée de la
fiscalité municipale.
La seule manière de changer
substantiellement le régime fiscal des municipalités québécoises est d’adopter
une autre politique de la ville basée sur de nouveaux principes, en
reconsidérant le rôle de l’État qui doit jouer un rôle central dans la
redistribution de la richesse entre les riches et les pauvres, les entreprises
et les citoyens, les municipalités les plus fortunées et les plus
désavantagées. Cette réforme en profondeur des ressources financières des
collectivités locales ne doit pas se faire au détriment de la démocratie, et
éviter toute forme de centralisation qui aggraverait la dépendance des
municipalités. La consolidation de l’État est-elle compatible avec
l’auto-gouvernement des villes, des villages et des régions ?
En 2002, le Premier ministre français
proposa une politique visant à bâtir une « République des proximités, unitaire
et décentralisée ». Au-delà des réussites et des échecs de cette réforme,
qu’il ne s’agit pas ici de calquer mais d’illustrer les potentialités, il
semble nécessaire d’articuler un principe de redistribution et de réciprocité,
d’associer l’État et la société civile, l’échelle nationale et le gouvernement
municipal, afin que le premier terme de chaque couple d’opposés soit au service
du deuxième. Les municipalités ne pourront pas lutter efficacement contre les
forces du marché et de ses effets négatifs (précarité financière, étalement
urbain, pauvreté, spéculation immobilière, privatisation des services publics)
sans le soutien actif de l’État, qui de son côté ne regagnera sa légitimité
qu’en favorisant la décentralisation, la démocratisation, l’autonomie locale et
l’émergence d’un réel pouvoir citoyen.
Les modalités exactes de la réforme
fiscale, à savoir la proportion que doit occuper la taxe foncière et les
transferts gouvernementaux dans l’assiette fiscale de la municipalité, restent
à discuter. L’exemple de la France (50% pour les revenus locaux, 40% pour les
transferts de l’État, 10% d’emprunt) peut être contrasté par la fiscalité
municipale des Pays-Bas, dont seulement 5% des ressources sont issues des taxes
locales, malgré le fait que les municipalités administrent plus du tiers des
dépenses publiques de l’État[9].
Somme toute, cette politique de la ville devra se faire par une analyse
attentive du contexte québécois à l’aune des principes de justice sociale, de démocratie et d'écologie, et ce dans
une perspective d'indépendance afin de bâtir une République décentralisée et
solidaire.
[1] Livre
blanc municipal. L’avenir a un lieu, Union des municipalités du Québec,
2012
[2] Ibid.,
p.13
[3] Pour la réforme fiscale et financière
proposée par l’Union des municipalités du Québec, voir Le livre blanc muncipal, p.44-57
[4] Le social-libéralisme, ou Troisième voie, est
une idéologie politique promue par les gouvernements de Tony Blair et Bill
Clinton et visant une voie moyenne entre la social-démocratie et le
néolibéralisme. Cette perspective fait la promotion des mécanismes de marché
couplés à des politiques sociales et environnementales, la bonne gouvernance,
la croissance verte, etc.
[7] Le
financement et la fiscalité des organismes municipaux au Québec, Ministère
des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire, 2013,
p.12
[8] Le
financement et la fiscalité des organismes municipaux au Québec, Ministère
des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire, 2013, p.3-4
[9] Dr. Hans de Groot, Financial autonomy of local and regional government : recent
developments in Netherlands, paper for the Conference : Innovation for
Good Local and Regional Governance – A European Challenge, Enschede,
Netherlands, 2-3 april 2009
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