La Grande Bifurcation du mouvement souverainiste
La course à la chefferie du Parti
québécois aura un impact considérable sur l’avenir du mouvement souverainiste
et de la gauche québécoise dans les prochaines années. Les six candidat(e)s à
la course peuvent être répartis grossièrement en deux catégories : 1) le
camp « progressiste et indépendantiste » composé par Martine Ouellet,
Alexandre Cloutier et Pierre Céré ; 2) le camp « conservateur et
autonomiste » représenté par le tandem Bernard Drainville et Pierre Karl
Péladeau, Jean-François Lisée se trouvant dans un no man’s land opportuniste caractéristique de sa « gauche
efficace ».
En faisant l’hypothèse non controversée
que PKP représente le principal candidat d’une approche « non-pressée »,
misant le redressement des finances publiques (austérité) et la défense de
l’identité nationale (il appuie ouvertement la Charte de la laïcité et emploie
l’expression de « souveraineté identitaire »), et que Cloutier arrive
en tête du camp progressiste (suivie par Ouellet) en privilégiant les
jeunes, la solidarité et le référendum dans un premier mandat, nous
assisterons à une polarisation du débat entre ces deux camps.
Mais au-delà du débat des
personnalités, il s’agit bien ici d’une alternative entre deux trajectoires
historiques pour l’avenir politique du Québec. Cette Grande Bifurcation met en
lumière deux mondes possibles, deux reconfigurations potentielles qui
pourraient apparaître à l’intérieur du paysage politique. Il serait naïf
d’évaluer la course à la chefferie du PQ en vase clos, car elle aura
nécessairement de grandes conséquences sur les autres acteurs politiques (PLQ,
CAQ, QS, ON) qui devront se positionner en fonction du résultat.
Sans préjuger pour l’instant de la
probabilité relative de chaque scénario, imageons d’abord que le camp
progressiste et indépendantiste l’emporte. Option nationale n’aurait plus sa
raison d’être et se saborderait pour rejoindre le PQ et appuyer sa stratégie
référendaire. L’espace public se recentrerait alors sur la question nationale,
la polarisation entre souverainistes et fédéralistes revenant au premier plan.
Or, la question sociale ne serait pas évacuée pour autant, car la tendance
progressiste aurait légèrement le dessus au sein de la coalition « gauche/droite »
du PQ, alors que la tendance néolibérale dominait depuis l’échec du deuxième
référendum et l’arrivée de Lucien Bouchard.
Bien que nous pouvons invoquer le fait
que le PQ clignote généralement à gauche lorsqu’il est dans l’opposition et en
campagne électorale avant de virer à droite une fois au pouvoir, le situation
de faiblesse historique du PQ, une leader plus progressiste que la moyenne et
la promesse d’un référendum dans un premier mandat obligerait Québec solidaire
à revoir sa stratégie. Cette situation ouvrirait la porte à une éventuelle
entente électorale entre QS et le PQ, avec des conditions comme la réforme mode
de scrutin, quelques réformes sociales et écologistes, puis un processus
constituant et/ou référendaire.
À l’inverse, une victoire de PKP
bloquerait automatiquement une telle entente, le camp autonomiste et
conservateur continuant d’enfoncer le PQ dans un nationalisme de province qui
ouvrirait plutôt la voie à une éventuelle alliance avec la CAQ. Ce scénario
n’est pas à exclure étant donné que PKP irait chercher la base électorale de ce
tiers parti en misant sur des promesses semblables (relancer l’économie d’abord
pour ouvrir la question constitutionnelle ensuite), et en enterrant dans un
premier mandat l’héritage « social-démocrate » et souverainiste du
PQ.
Comme la victoire du camp conservateur est
plus probable, il faut anticiper un retour de la question identitaire et la
polarisation majorité/minorités, nationalisme/pluralisme. Cela nuirait
évidemment à la question de la souveraineté, alors la poursuite des mesures
d’austérité mènerait à la dégradation des conditions matérielles de la majorité
sociale. Les forces progressistes et souverainistes qui adhéraient jadis au PQ
seraient encore plus désillusionnées, mais n’iraient pas forcément rejoindre QS
si celui-ci ne développe pas une stratégie offensive lui permettant de sortir
de l’antagonisme pro/anti Charte qui favorise nettement le Parti libéral au
pouvoir.
Voilà l’alternative
qui obligera la gauche à prendre position. Dans le premier scénario d’un PQ
« progressiste et indépendantiste », QS serait sans doute porté, pour
faire des gains et contribuer à l'avancement du Québec sur le plan social et
national, de nouer une « alliance de circonstance » avec le PQ pour
constituer une sorte de « Front populaire », basé sur des réformes
sociales, la sortie du pétrole, la réforme du mode de scrutin et le
déclenchement d'un processus constituant et/ou référendaire. Cela conduirait au
virage « social-démocrate » des deux partis, ce qui aurait
l’inconvénient de rendre QS indiscernable du PQ dans l'espace public, mais
l’avantage de favoriser une convergence nationale des forces progressistes et
souverainistes.
Pour illustrer une
telle configuration politique par analogie avec la situation écossaise, QS
représenterait en quelque sorte un mixte entre le Scottish Socialist Party et les Scottish
Greens, à côté du Scottish National
Party majoritaire (PQ). Une campagne référendaire pluripartisane,
décentralisée, progressiste et inclusive permettrait alors de relancer la
marche vers l’indépendance avec un projet de société, ce qui pourrait
éventuellement mener à la victoire. En prenant plutôt l’exemple de la
Catalogne, QS prendrait la place de la gauche républicaine (ERC) à côté du
parti nationaliste de centre droit (CiU) dans un gouvernement de coalition avec
le PQ. Il s’agit évidemment d’un scénario qui suppose une forte ébullition
sociale et une résurgence d’une lutte populaire pour la libération nationale.
Comme PKP risque très
probablement de devenir le prochain dirigeant du PQ, en mettant de l’avant les
« intérêts économiques » du Québec et une protection des référents
identitaires découplée de tout véritable projet politique ou transformation des
institutions, QS devra se démarquer par un projet de pays démocratique, égalitaire,
écologique et inclusif basé sur la souveraineté populaire. Le seul moyen de
sortir du débat pro/anti Charte est de créer un nouvel antagonisme. Il s’agit
de mettre le PQ/PLQ/CAQ dans le même bateau de la « caste », et de présenter
QS comme le seul porte-parole de l'unité populaire.
Il s’agit d’unir les
luttes sociales contre l’austérité et le virage extractiviste par
l’investissement subversif du discours « anti-corruption », à la
manière d’Amir Khadir et du rapport de QS présenté à la Commission Charbonneau
qui dénonce le « complot criminel » entre les firmes de génie-conseil
et les politiciens et propose une réforme légale visant à briser l'impunité des élites. Populisme? Sans doute, mais au sens
d'un républicanisme anti-élitiste ou d'une « machiavellian democracy » qui n'hésite pas à questionner
l'absence de contrôles populaires sur le système politique. La refonte
fondamentale de la démocratie représente le nerf de la guerre, et il n’y aura
pas de rupture majeure tant que le peuple ne sera pas convaincu que l’action
politique doit être le fruit de sa propre activité. Le pouvoir citoyen contre
la caste, l’auto-émancipation populaire contre l’oligarchie sera l’antagonisme
qui pourra condenser les multiples enjeux sociaux dans un même discours.
QS ne doit pas
défendre la souveraineté dans sa forme vide ou un enjeu séparé, mais à l’aune
d’un projet de transformation sociale qui devra aboutir à l'indépendance pour
aller jusqu'au bout. Par ailleurs, la question constitutionnelle devra être
contrôlée par les citoyens eux-mêmes ; c'est au peuple de décider de son
avenir, et non à une petite élite politique de mener le débat public. Autrement
dit, contre le « faux débat » de la Charte dirigé par la caste, QS
propose un vrai débat populaire sur l'ensemble des questions cruciales qui
touchent la vie concrète des gens : la forme du pouvoir politique, les
droits sociaux, la gestion des ressources naturelles, le bien-vivre, l’usage du
territoire, la décentralisation vers les régions, etc.
Voilà la stratégie que QS devra mettre de l'avant afin de sortir de l'éternelle opposition entre libéraux et péquistes, le bipartisme étant au service de la caste et du statu quo d’un régime illégitime. Comme PKP ira manger une partie de l’électorat de la CAQ (qui sera appelée à s’effondrer ou à s’allier au PQ autonomiste), QS pourra grossir ses rangs en prenant non seulement les forces de la rue (mouvements sociaux, forces citoyennes) mais les classes moyennes et populaires actuellement courtisées par la CAQ. Comme une majorité de personnes ne se reconnaissent pas directement dans les identités politiques de la gauche et la droite, QS pourra articuler son projet de société aux enjeux qui touchent de larges secteurs de la population : familles, CPE, développement local et régional, municipalités, régimes de retraite, etc.
En développant
clairement l’antagonisme entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en
bas », l’élite et la démocratie réelle, PKP pourra être identifié à la
caste et l’austérité nationale. Si QS est capable de développer un discours
contre-hégémonique sur l’inversion du fardeau fiscal, la transformation
démocratique, la transition écologique et la souveraineté populaire, il pourra
alors se présenter comme la seule alternative politique au système, et dépasser
le populisme de la CAQ sur sa gauche avec une réelle force de frappe. Tel est
le précepte de la Révolution citoyenne : ce
n’est pas le peuple qui doit être subordonné à la caste politique, mais le
pouvoir citoyen qui doit être au cœur des grands domaines de la vie
sociale : répartition de la richesse, système politique, développement
économique et débat constitutionnel.
Pour le meilleur et pour le pire, le scénario « social-démocrate » d’une convergence nationale découlant d’un virage progressiste et indépendantiste du PQ est fort peu probable. On assiste plutôt à une divergence croissante entre le système politique traditionnel et le peuple. Le PQ, comme la CAQ et les libéraux, vont continuer de nous enfoncer dans l'austérité, le virage pétrolier et la corruption, QS devant faire cavalier seul et devenir une force politique « anti-système » à la manière de Podemos en Espagne ou Syriza en Grèce, les deux principaux mouvements de gauche radicale qui risquent de prendre le pouvoir en 2015. C'est le scénario du pire, mais c'est la pente sociohistorique sur laquelle nous sommes en train de glisser.
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