Un pas de géant pour une bureaucratisation améliorée

Le dernier texte d’Yvan Allaire, publié le 1er octobre dans Le Devoir[1], fait l’apologie de la réforme Barrette de la gouvernance du système de santé québécois. Ce faisant, il dévoile les prémisses idéologiques du projet de loi 10. Le concept de « gouvernance stratégique », sous-jacent à l’abolition des 18 Agences de santé et de services et de services sociaux et la création de 20 Centres intégrés de santé et services sociaux (CISSS), vise à résoudre le problème de cafouillage administratif du réseau de santé en remplaçant la bureaucratie du secteur public par un modèle « bien rodé dans le secteur privé ». Cette stratégie prévoit de réduire par dix le nombre de conseils d’administration (passant de 200 à seulement une vingtaine), ceux-ci étant formés majoritairement de membres « indépendants », c’est-à-dire d’une classe de managers professionnels issus d’organisations privées, publiques et para-publiques.

Par ailleurs, la nomination des p.-d.g. des CISSS par le ministre de la Santé et des Services sociaux amène une centralisation sans précédent, celle-ci étant justifiée par « la conséquence du jeu politique, de ses règles et coutumes ». Outre ce sophisme naturaliste qui prétend légitimer ce qui doit être par ce qui est, en décrivant un soi-disant ordre naturel des choses, cette réforme propose d’améliorer substantiellement la performance du système de santé, « tant du point de vue financier que sur ceux de la qualité et de la promptitude des services. C’est ainsi que le patient-usager est placé au centre de toute cette organisation ». Malgré cette sollicitude apparente pour la « satisfaction de la clientèle », il est curieux de remarquer qu’Yvan Allaire suggère fortement de remplacer les séances du conseil ouvertes au public par des rencontres à huit clos. Comme pour toute entreprise privée, la transparence, la transmission efficace d’information et la reddition de comptes ne concernent pas le patient ou la population en général, mais les actionnaires et les gestionnaires de l’organisation.

La réforme Barrette, qui essaie de jongler entre l’« autonomie » des CISSS et la centralisation accrue dans les mains d’un ministre de la santé tout-puissant, ne permettra pas de rendre le système de santé plus efficace, légitime et juste, bien au contraire. Pour bien comprendre ce phénomène, il faut mettre en relief la tendance idéologique de l’Institut de la gouvernance des organisations privées et publiques (igopp.org), qui se situe dans le sillage du new public management et du néolibéralisme. En nous référant aux travaux de Wendy Brown, nous entendons ici le néolibéralisme comme une rationalité politique qui « met le marché au premier plan », mais qui « n’est pas seulement – et n’est même pas d’abord – centrée sur l’économie ; elle consiste plutôt dans l’extension et la dissémination des valeurs du marché à la politique sociale et à toutes les institutions »[2]. Devant la crise de légitimité de l’État et l’inefficacité supposée de l’administration publique, le recours accru aux mécanismes du marché, aux indicateurs de performance et aux techniques de management permettrait d’optimiser les organisations et d’assurer l’efficacité dans l’allocation des ressources.

Malheureusement, l’introduction naïve de mécanismes de marché dans le secteur public amènera nécessairement des effets contre-productifs, c’est-à-dire des conséquences indirectes qui nuiront aux finalités anticipées de la réforme proposée. D’une part, la concentration du pouvoir dans un nombre restreint de conseils d’administration gérés par des membres extérieurs du réseau de santé amènera une importante perte d’information, qui devra être compensée par tout un appareillage d’indicateurs de performance prélevant des mesures quantitatives afin d’évaluer le rendement financier de l’organisation. Cette dynamique, où l’évaluation des processus et des flux accapare toujours plus de ressources en prenant le dessus sur l’offre réelle de services, accroît la distance entre la connaissance objective et chiffrée des gestionnaires et l’expérience concrète des usagers, amenant ainsi un découplage entre les savoirs experts et les savoirs d’usage.

La perte de qualité des services s’accompagne alors de nouvelles techniques de contrôle toujours plus poussées, le problème apparaissant aux yeux des managers comme étant un manque de gestion, et non un excès de logique gestionnaire. Ainsi, le recours à la « gouvernance stratégique » n’est pas garant d’une efficacité accrue et supérieure à la bureaucratie étatique ; elle représente une bureaucratisation déguisée, sophistiquée et privatisée, les fonctionnaires étant simplement remplacés par une caste de politiciens professionnels nommés par le ministre et des technocrates du monde privé. Cette réforme drainera une grande quantité de ressources, celles-ci étant concentrées dans les mains des hauts gestionnaires, qui seront incités à s’attribuer des hauts salaires selon les normes du marché afin de récompenser leur performance exemplaire. Ainsi, cela ne permettra pas de faire des économies aux finances publiques, mais de socialiser les coûts et de privatiser les bénéfices de l’austérité. Tant qu’à couper partout, aussi bien en faire profiter nos amis.

Le père de l’assurance-maladie, Claude Castonguay, ne dit pas autre chose dans sa lettre adressée à Philippe Couillard. « Ce projet de loi, s’il est adopté, va enfermer de façon définitive notre système de santé dans une bureaucratie étouffante. […] Monsieur le premier ministre, vous devez ramener le projet de loi 10 à son objet premier, soit la simplification des structures administratives régionales de notre système de santé. Autrement, ce projet digne des ex-régimes socialistes de l’Europe de l’Est va donner les mêmes terribles résultats que dans ces pays. »[3]

Sur le plan de la légitimité, le projet de loi 10 échoue complètement à saisir l’air du temps. Dans un contexte de crise de la représentation politique, il apparaît périlleux de centraliser les pouvoirs dans les mains des grands représentants de l’appareil d’État. Alors que les métamorphoses de la démocratie font naître de nouveaux critères de légitimité en termes d’impartialité, de réflexivité et de proximité[4], les dirigeants des CISSS seront nommés par le ministre de la santé (partialité), celui-ci se gardant le privilège d’intervenir si des gestes incompatibles avec le dogme de la saine gestion seraient posés (irréflexivité). De plus, la réduction du nombre d’établissements va dans le sens inverse de la décentralisation, pourtant réclamée par les municipalités et les régions (éloignement des centres de décision). Comme les membres des conseils d’administration proviendront principalement de l’extérieur du réseau de la santé, leur imputabilité devant de la population sera considérablement réduite, ceux-ci étant plutôt subordonnés à la volonté d’un ministre-roi. Il est somme doute assez paradoxal qu'un gouvernement de médecins (Couillard, Barrette, Bolduc) puisse détruire le réseau de la santé. Si l'objectif est de fonder une théocratie médicale, cela peut avoir du sens ; mais s'il n'y a plus d'argent pour soigner les gens, on peut se demander comment le peuple pourra consentir à rester malade éternellement.

De plus, la réforme propose la privatisation massive du réseau de santé et de services sociaux, non pas par la sous-traitance de services publics à des entreprises privées, mais par la privatisation du mode de fonctionnement des institutions publiques. Du point de vue de la légitimité politique, la « gouvernance stratégique » du modèle privé n’est pas particulièrement reconnue pour être démocratique, malgré le vocabulaire entourant la transparence, l’accountability, l’inclusion des parties prenantes, les partenariats, etc. Le critère qui gouverne les institutions publiques n’est plus la justice, l’intérêt général, la satisfaction des besoins sociaux, le bien commun, etc., mais la performance, l’efficacité, la compétitivité, le rendement financier, c’est-à-dire un ensemble de valeurs instrumentales, de moyens séparés de toute finalité sociale, de toute volonté publique.

Sur le plan de la justice, le projet de loi 10 vise la compensation des coupes budgétaires dans le réseau de la santé (et dans l’ensemble des services publics sous le dogme de la rigueur budgétaire), celles-ci entraînant d’importantes pertes de services pour les personnes les plus vulnérables, notamment à Montréal[5]. Même si le ministre Barrette exige que les agences fassent demi-tour[6], celui-ci ne fait que récolter les fruits de son propre gouvernement, en accentuant la séparation du pouvoir entre représentants et représentés, dirigeants et exécutants, gestionnaires et patients du réseau de la santé. Dans un domaine aussi névralgique que le système public de soins directs donnés à la population, toute compression budgétaire marquée aura forcément des impacts qui augmenteront la souffrance physique, mentale et morale des citoyens affectés par les aléas de la vie.

Les classes populaires et les groupes défavorisés, les femmes et les enfants, les personnes âgées et les handicapés, seront directement touchés par les décisions d’un petit groupe de personnes privilégiées (généralement des hommes blancs, éduqués, financièrement aisés, en santé), qui ne subiront pas les conséquences négatives de leurs décisions guidées par l’impératif du rendement financier. On joue ainsi avec les besoins fondamentaux et le bien-être physique de personnes qui ne peuvent pas avoir accès aux importantes décisions qui affectent leur vie. La montée des inégalités sociales et économiques, ayant des impacts différenciés sur différents groupes (en termes de classe, sexe, âge, ethnicité, handicap, etc.), s’accompagne ainsi d’une perte d’autonomie individuelle et de l’affaiblissement général des moyens de contrôle démocratique des institutions publiques. Autrement dit, la réforme Barrette sera coûteuse, illégitime, injuste et inefficace.

Enfin, la « gouvernance stratégique », qui vise à transformer l’ensemble des organisations privées, publiques et associatives sous la logique du marché et du rendement financier, sera l’idéologie dominante de la Commission de révision des programmes et de la Commission d’examen sur la fiscalité. Cette pensée unique passera au crible le modèle québécois de l’État social pour fonder un nouvel État gestionnaire, au service d’une caste de politiciens professionnels, d’élites économiques et de bons technocrates privilégiés qui auront la mainmise sur les grandes décisions qui affectent la vie collective. Tant qu’à miser sur un concept englobant pour repenser l’ensemble du système social, nous proposerons dans le prochain texte un principe politique alternatif, illustrant ce que pourrait être un « nouveau modèle québécois » basé sur la démocratie participative.


[1] Yvan Allaire, Un pas de géant pour une gouvernance améliorée, Le Devoir, 1er octobre 2014
[2] Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007, p.51
[3] Claude Castonguay, M. Couillard, il vous faut stopper votre ministre Barrette, Le Devoir, 3 novembre 2014
[4] Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Le Seuil, Paris, 2008
[5] Amélie Daoust-Boisvert, Compressions en santé à Montréal. Les plus vulnérables écopent, Le Devoir, 30 septembre 2014, http://www.ledevoir.com/societe/sante/419761/compressions-en-sante
[6] Mélanie Loisel, Le ministre Barrette exige que l’agence de Montréal fasse demi-tour, Le Devoir, 1er octobre 2014, http://www.ledevoir.com/societe/sante/419907/coupes-dans-les-services-le-ministre-barrette-exige-que-l-agence-de-montreal-fasse-demi-tour

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