Critique du souverainisme

Avant d’entamer la lecture du livre Le souverainisme de province de Simon-Pierre Savard-Tremblay (SPST), co-fondateur et principal intellectuel du groupe Génération nationale, je m’attendais à retrouver les lieux communs du discours « nationaliste identitaire » : critique de la gauche postmoderne, relecture conservatrice de la Révolution tranquille, apologie de l’identité nationale, etc. Ce « préjugé » découlait de la lecture de textes fort douteux faisant la critique superficielle de la « gaugauche multiculturaliste, antinationale, communautariste et montréalocentriste » de Québec solidaire[1], la promotion du Québec inc. et d'une faible imposition des entreprises[2], ou l'appui musclé au virage identitaire du Parti québécois qui n'aurait pas été assez loin avec son projet de Charte des valeurs[3]. De prime abord, tout porte à croire que le think tank Génération nationale, ardent défenseur des « valeurs occidentales » et de la laïcité contre le choc des civilisations (euphémisme de l'« islamisation »), proposant une troisième voie par-delà la gauche accommodante et la droite libertarienne, incarnerait une version québécoise du nationalisme autoritaire et de la « mouvance identitaire »[4] surgissant à différents coins de l'Europe à l'heure actuelle.
                                     
Quelle fut ma surprise de découvrir que le premier livre de SPST adopte non seulement une posture résolument indépendantiste qui rompt avec le repli culturel du nationalisme autonomiste, mais défend les nombreuses réformes socio-économiques des années 1960-1970. La question nationale est clairement posée sur le terrain politique en épousant un « nationalisme d’affirmation, soit celui qui ne se contente pas uniquement de la timide protection des référents identitaires, mais qui vise carrément la conquête des institutions »[5]. Nous n'avons pas affaire aux rengaines de la « dénationalisation tranquille » et aux lamentations de l'oubli de l'héritage symbolique de la Nation, mais à la critique politique de la stratégie référendaire qui fit basculer le mouvement souverainiste vers une logique provincialiste. À l'heure de la crise du Parti québécois et de la course à la chefferie qui portera inéluctablement sur les modalités de l’échéancier référendaire, l'analyse historico-critique de l'étapisme arrive à point nommer pour éclairer la tache aveugle d'un mouvement en profond désarroi idéologique.

Pour comprendre le propos général du livre et le positionnement politique de son auteur, il faut tout d'abord rappeler quelques distinctions conceptuelles subtiles entre nationalisme, indépendantisme et souverainisme. Si le nationalisme au sens large désigne toute doctrine politique fondée sur la protection ou l'affirmation d'une nation, l'indépendantisme dépasse la question du sentiment d'appartenance en faisant la promotion d'une libération nationale multidimensionnelle qui rompt avec l'ordre politico-économique dominant. Comme le rappelle Andrée Ferretti et Gaston Miron, « le nationalisme traditionnel limite ses luttes à la sauvegarde de la langue et des autres spécificités de la culture nationale, alors que l’indépendantisme vise l’émancipation politique, économique, sociale, autant que culturelle, de la nation en la dotant d’un État libre et indépendant »[6]. Si le Rassemblement pour l'indépendance nationale (RIN) représente le véhicule politique historique de cette conception du monde, celle-ci ne saurait être identifiée au « souverainisme » qui désigne plutôt « la doctrine défendue par le Parti québécois touchant la question nationale ».

Bien que les termes indépendance, souveraineté et séparation soient des synonymes qui renvoient tous au fait qu'un État ait le plein contrôle sur les lois, impôts et traités internationaux (le fameux LIT), il n'en demeure pas moins que René Lévesque chercha à réaliser la quadrature du cercle en construisant une vision capable de rassembler les indépendantistes de gauche (RIN), les nationalistes de droite (Rassemblement national) et une partie de la population favorable à une réforme majeure du fédéralisme canadien. Pour ce faire, il proposait une option « à mi-chemin entre continuité et rupture historique […] susceptible de réconcilier la réalité de l'interdépendance avec les exigences de la souveraineté politique nécessaire au développement des nations modernes, où l'État joue un si grand rôle dans la vie économique, sociale et culturelle des peuples. À la différence du RIN, le propos est peu teinté par le discours anticolonialiste multipliant les références à Cuba ou à l'Algérie, dont la logique de libération serait transposable au Québec. On sent une volonté de placer la souveraineté dans un cadre moderne, soit dans un univers de pays interdépendants de par l'intensification du commerce, et de la présenter comme une continuité logique de la Révolution tranquille de même que l'unique moyen de surmonter ses limites systémiques. »[7]

Pour résumer, si le nationalisme se place d'emblée dans une logique de continuité et l'indépendantisme dans une perspective de rupture avec l'ordre social, le souverainisme cherche à trouver un point d'équilibre entre ces deux pôles du continuum national. La création du Mouvement souveraineté-association (MSA) visait précisément à atténuer la posture révolutionnaire de l'approche indépendantiste pour rendre l'option plus acceptable aux yeux de la population, en articulant étroitement la souveraineté politique du Québec à une association économique avec le Canada (qui comprenait également une liaison maritime, militaire et monétaire). Même si SPST souligne les ambiguïtés de la  souveraineté-association et les ambivalences de René Lévesque, qui incarnait en quelque sorte les hésitations du peuple québécois, le jeune auteur souscrit entièrement à la doctrine souverainiste de son père fondateur. Autrement dit, l'origine de la dérive du mouvement souverainiste ne devrait pas être cherchée dans les fondements mêmes de ce projet politique, mais dans un point de bifurcation ultérieur, soit le « grand virage » de l'étapisme en 1974.

Le grand virage étapiste

Pour expliquer cette inflexion subtile mais déterminante de la stratégie péquiste, qui passe généralement inaperçue au sein des rangs souverainistes et de la population qui considèrent que le référendum remonte à l'origine du mouvement, SPST rappelle le programme initial du parti à l'élection de 1973. « Les premières parties du document traitent des institutions d'un Québec indépendant, réitérant l'engagement de créer une république, de mettre en place un mode de scrutin plus représentatif et un modèle administratif répondant aux besoins des régions. […] Le programme précise ensuite les modalités d'accession à l'indépendance : mise en branle du processus d'accession à la souveraineté dès l'élection du PQ ; adoption de son principe par l'Assemblée nationale (et opposition à toute intervention fédérale) ; adoption par référendum d'une constitution définie par une assemblée constituante ; négociations avec le Canada sur les modalités de l'entente entre les deux pays... »[8]

Il est curieux de remarquer que l'objectif initial du PQ était de fonder une république et que le parti proposait la mise en place d'une assemblée constituante, bien que celle-ci ne soit pas considérée comme un préalable à la souveraineté. À ce titre, le référendum ne représentait pas la pièce centrale ou la voie obligée de l'accession à l'indépendance, mais plutôt un élément parmi d'autre d'un processus complexe. « Il s'agissait d'un débat tactique et non un changement de stratégie, car le référendum – sur la constitution et non sur l'indépendance – était donné par Lévesque comme l'aboutissement d'un processus et non comme le commencement de celui-ci. »[9] Or, la distribution d'une carte de rappel aux électeurs à quelques jours de la date du scrutin des élections générales de 1973 vient marquer l'apparition de la logique étapiste en introduisant une séparation nette entre l'exercice du pouvoir et le référendum sur la souveraineté. « Aujourd'hui, je vote pour la seule équipe prête à fournir un vrai gouvernement. En 1975, par référendum, je déciderai de l'avenir du Québec. Une chose à la fois. »[10]

On venait alors de dissocier pour la première fois l'élection d'un « bon gouvernement » péquiste et la réalisation de la souveraineté le jour ultime d'un référendum victorieux. SPST voit dans cette manœuvre non pas le fruit d'une simple manigance électorale, mais le début d'un changement de paradigme. L'auteur de ce revirement stratégique, Claude Morin, est dépeint comme un être machiavélique, entretenant des relations troubles avec la GRC, un « calculateur méticuleux » craintif de la base militante du parti, prêt à manipuler le programme du PQ pour répondre aux impératifs de la Realpolitik. Au-delà de ce portrait qui retrace le rôle central d'un acteur oublié  du mouvement souverainiste, il s'agit de retracer le virage électoraliste qui pourrait survenir dans n'importe quel parti. En d'autres termes, le constat critique de SPST à propos de cette « dérive » du PQ peut être généralisé à n'importe quelle formation politique qui aspire à rompre d'une manière ou d'une autre avec l'ordre établi.

« L'étapisme s'affichait comme une posture réaliste dans le but de rassurer l'électorat. Ce précepte repose sur l'idée selon laquelle le peuple ne serait pas prêt d'emblée pour l'aventure souverainiste. Si les efforts en vue d'une redéfinition réconfortante de l'image du projet ont été au cœur du souverainisme moderne depuis qu'il est porté par René Lévesque, l'étapisme vise à dédramatiser le sens profond d'un vote en faveur du Parti québécois. L'idée sous-entendue est limpide : la meilleure manière de démontrer que les souverainistes ne versent pas dans l'incompétence ou dans le fanatisme révolutionnaire, c'est d'exercer le pouvoir provincial afin d'apporter la preuve de leur capacité de gouverner. »[11]

Contrairement à l'image reçue selon laquelle la perspective étapiste serait une approche modérée et procédant par étapes successives (gradualisme), par contraste aux indépendantistes pressés qui voudraient une déclaration unilatérale d'indépendance le lendemain de l'élection d'un gouvernement péquiste, c'est bien la croyance au moment magique du référendum qui amena une conception événementielle de la souveraineté. Paradoxalement, l'étapisme substitua la construction progressive du pays réel à l'attente d'un pays imaginaire à venir. Ce renversement conceptuel représente le point pivot de l'ouvrage de SPST : « Nous verrons que c'est bien l'étapisme qui transforma l'indépendance en événement alors qu'il s'agissait auparavant d'un processus. Il n'y avait, dans les documents péquistes pré-1974, aucune croyance en un providentiel « Grand Soir » où l'indépendance se réaliserait instantanément. Par contre, il n'était aucunement question de séparer l'exercice du pouvoir et la construction effective du pays québécois. […] La stratégie de l'étapisme fait plutôt reposer tous les espoirs sur la seule consultation référendaire, dont l'issue sera déterminante pour l'avenir collectif. C'est donc plutôt la croyance illusoire en l'imaginaire du « Grand Soir », qui relève de la pensée magique. »[12]

Contre l'idéalisme de cette approche qui s'avéra perdante à deux reprises en 1980 et 1995, notamment parce qu'elle change l'action politique en une affaire de communication publique, de sondages d'opinion, de bonne gestion et de manœuvres politiciennes, il s'agit de revenir à une perspective qui entend fonder, de manière graduelle mais décomplexée, les bases concrètes d'un nouvel État. « Tout bien considéré, l'étapisme porte très mal son nom : plutôt que de poser l'existence d'étapes concrètes dans la définition et la construction de l'État-nation, il inscrit l'indépendance dans le registre de l'Idéal. Après plusieurs années d'administration de la province, il ne suffira qu'une trentaine de journées référendaires – et d'une brillante joute oratoire – pour convaincre la majorité de voter en faveur du « oui ». Le référendum polarise autour du pays imaginaire – et se solde par son rejet – plutôt que d'inaugurer une série d'actes d'État édifiant le pays réel. […] La seule démonstration convaincante est dans l'effectif, dans l'établissement, dès l'élection, des bases de l'État indépendant, comme les premiers programmes péquistes le prônaient. »[13]

Retour à la case départ : l'intérêt national

Si SPST considère l'étapisme comme le point de départ de la dérive électoraliste du mouvement souverainiste, ce n'est pas pour ouvrir de nouvelles perspectives stratégiques et relancer le combat pour l'indépendance nationale sur un autre principe politique. Le problème serait plutôt la déviation par rapport à la doctrine originaire, de sorte que la solution serait de revenir à la stratégie péquiste pré-1974. Il s'agit donc de répudier l'étapisme en tant que provincialisme déguisé afin de restaurer le souverainisme dans sa forme pure. Malheureusement, et c'est un trait dominant des nombreuses auto-critiques du mouvement souverainiste qui excellent dans l'art de l'introspection limitée, on reste toujours à l'étape d'une critique partielle qui entend débusquer l'auteur, la raison ou la cause principale de l'échec du projet politique, sans jamais remettre en question les contradictions centrales de celui-ci. Tout se passe comme si la perspicacité dans l'analyse des détails et des intrigues de l'histoire s'accompagnait d'une incapacité à problématiser la structure du récit. D'où la tendance à multiplier les recensions archéologiques, les polémiques partielles et autres ouvrages savants qui explorent les innombrables facteurs responsables de la non-réalisation d'une Idée maîtresse. L'unique question devient alors de déterminer le moment exact où les choses commencent à déraper. Pour paraphraser Gilles Deleuze et Félix Guattari, le mouvement souverainiste et « la psychanalyse, c’est comme la révolution russe, on ne sait pas quand ça commence à mal tourner. »

Heureusement, SPST ne propose pas un remake naïf du Mouvement souveraineté-association mais une reformulation du projet politique selon le principe de l'« intérêt national ». S'il s'agit d'un progrès significatif ou du moins d'un élargissement par rapport à l'idée d'une « fermeté accrue en matière d'affirmation identitaire »[14] (qui se limite généralement à la dimension symbolique-culturelle de la société), le sens exact de ce concept reste largement à définir. Pour le meilleur et pour le pire, tout porte à croire que l'intérêt national représente un « signifiant vide » dont la transcendance vis-à-vis les enjeux particuliers des groupes sociaux garantirait la supériorité ontologique du principe. « Le Québec peine aujourd'hui à définir une vision de son intérêt collectif. Seule une posture indépendantiste cohérente, assortie d'une doctrine nationale qui fait cruellement défaut, saura y remédier. […] Nul besoin de chercher sur l'axe idéologique et artificiel de la « gauche » et de la « droite ». L'intérêt national transcende ces étiquettes qui détournent le mouvement souverainiste de sa mission et ne sèment que la division. Les indépendantistes doivent identifier une série de dossiers sur lesquels les intérêts du Québec et ceux du Canada divergent fortement et forcer les acteurs politiques à choisir leur camp. »[15]

On voit revenir ici le dogme classique de l'idéologie nationaliste et souverainiste, soit le refrain  répété ad nauseam que l'indépendance n'est ni à gauche, ni à droite, mais en avant. Entendons-nous bien ici : il ne s'agit pas de nier la pertinence du concept de volonté générale, de bien commun ou d'intérêt collectif en prétendant qu'il n'existe au fond que des intérêts matériels de classe. S'il peut arriver qu'une définition de l'intérêt national puisse déborder les intérêts particuliers de certains groupes sociaux, c'est parce qu'il s'est produit un processus d'hégémonisation par lequel des revendications particulières sont venues à représenter l'intérêt général d'une totalité sociale. Autrement dit, la question n'est pas débattre sur l'existence ou l'inexistence d'un intérêt supérieur, mais sur le processus de formation qui déterminera toujours un contenu contingent, historique et contestable de cette idée générale. L'intérêt national du Québec était-il le même en 1960, en 1995 ou en 2012 ? Qui définit cet intérêt général dans les faits, et qui devrait le définir en droit ? Selon la perspective souverainiste, ce n'est pas le peuple qui devrait déterminer lui-même ce qui est bon pour lui, mais « les indépendantistes [qui] doivent identifier une série de dossiers sur lesquels les intérêts du Québec et ceux du Canada divergent fortement et forcer les acteurs politiques à choisir leur camp ».

C’est pourquoi le mouvement souverainiste peut être défini par la subordination de la question sociale à la question nationale, dont le processus doit être dirigé par un grand parti unifié. L’antagonisme gauche/droite est occulté au profit d’une lutte centrale entre politiciens souverainistes et fédéralistes. La souveraineté ne doit pas être un projet de société construit collectivement, mais une question constitutionnelle sous le contrôle des élus de l’Assemblée nationale. L’indépendance ne doit pas être portée par les mouvements sociaux, mais remâchée par une classe politique qui devra gagner une majorité parlementaire afin d'instituer des actes de rupture tout en consolidant le consentement populaire. La gauche et la droite représentent des intérêts particuliers sources de divisions (la question de la justice n'étant qu'un rapport de forces entre classes sociales), l'intérêt national étant tout sauf le déguisement des intérêts d'une classe politicienne prenant la forme de la volonté générale.

Outre cette prétention à vouloir transcender les étiquettes idéologiques sous couvert de réalisme politique, SPST amène quelques pistes concernant la définition actuelle de certains antagonismes entre le Québec et le Canada. L'élément central est sans doute le projet pétrolier de l'État canadien, définissant un pétro-fédéralisme qui affecte directement les intérêts sociaux, économiques et écologiques du peuple québécois, mais aussi la vie des Premières Nations et des générations futures. Il y a donc convergence entre les intérêts locaux, nationaux et globaux à rejeter fermement ce mode de développement extractiviste, et toutes les bonnes raisons du monde à vouloir défendre le territoire québécois contre ce néo-colonialisme qui ne dit pas son nom.

Or, une contradiction centrale de la logique souverainiste surgit aussitôt ; si les intérêts des élites fédérales et nationales sont complètement intégrées sur le plan financier et pétrolier, et que la classe politique au grand complet, y compris Pierre-Karl Péladeau, endosse ce projet à condition qu'il soit « sécuritaire » et « rentable » pour le Québec, devrait-on appuyer tout de même le leader du mouvement souverainiste même si son programme va directement à l'encontre de l'intérêt national ? Jusqu'où doit-on renoncer à la construction et la protection du pays réel au profit d'un pays imaginaire à venir ? Quand le mouvement souverainiste pourra-t-il dépasser son intérêt particulier pour la prise du pouvoir afin de tenir compte des contradictions centrales de la société québécoise, dont l'austérité, la corruption, la crise écologique et la question constitutionnelle représentent les nœuds inextricables ? Pourquoi repousser le débat gauche/droite après l'élection d'un gouvernement souverainiste et la réalisation de l'indépendance, alors que le l'intérêt national est exprimé aujourd'hui par une multitude de mouvements sociaux dont il s'agit de faire la synthèse et d'offrir un débouché politique ? La doctrine souverainiste qui affirme la primauté absolue de la question nationale sur l'ensemble des enjeux sociaux peut-elle encore aspirer à représenter l'intérêt national et faire l'indépendance au XXIe siècle ? Cette mise entre parenthèse généralisée de toutes les questions cruciales, hormis la souveraineté à venir, n’est pas le propre de l’étapisme mais de la logique souverainiste elle-même.

Leçons de l'histoire

Qui plus est, les principales réalisations du gouvernement de René Lévesque (loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, régime d'assurance automobile du Québec, loi sur le financement des partis politiques, entente intergouvernementale sur l'immigration, loi 101, réforme de la fiscalité municipale, loi contre les briseurs de grève, loi sur la santé et la sécurité au travail, régime d'épargne-action, etc.) ont été réalisées à l'intérieur du cadre fédéral sans attendre l'éventuel Grand Soir de la souveraineté. Le PQ agissait selon l'intérêt national jusqu'au moment où il a renoncé non seulement à son projet de souveraineté (Beau risque et tournant affirmationniste de Pierre-Marc Johnson), mais à la question sociale en instaurant une loi spéciale qui répudia son  « préjugé favorable aux travailleurs », mit fin à la grève générale de 1983 et diminua les salaires de la fonction publique de 20%. Le mur référendaire, de même que la morose économique des années 1980, amenèrent le virage autonomiste et libre-échangiste du PQ qui marqua son déclin progressif jusqu'à aujourd'hui, à l'exception du sursaut Meech-Parizeau qui fut déclenchée par une crise constitutionnelle majeure entre 1990 et 1995.

Somme toute, ce qui marqua la fin de l'âge d'or du mouvement souverainiste, ce n'est pas le virage étapiste mais l'interruption de la Révolution tranquille. Celle-ci prit ses racines dans un contexte d'ébullition sociale et réussit ses principales conquêtes institutionnelles dans le cadre provincial, même si l'objectif était peut-être, on l'espère, de briser le plafond de verre et d'instaurer une véritable souveraineté populaire. On peut certes regretter le virage stratégique initié par Claude Morin et montrer qu'il n'a pas réussi à atteindre l'objectif ultime du mouvement souverainiste, à savoir la création d'un État indépendant ; mais il n'en demeure pas moins que le PQ a effectivement réussi à prendre le pouvoir en 1976. En d'autres termes, la faiblesse théorique de l'étapisme vis-à-vis l'idéal souverainiste n'exclut pas son efficacité pratique dans la conquête du pouvoir d'État. S'il faut souligner qu'il n'y a pas de lien mécanique entre l'élection d'un gouvernement souverainiste et la victoire du référendum, il faut également reconnaître que le PQ a effectivement contribué à poser quelques briques dans l'édification de l'État québécois, qu'il a ensuite contribué à détruire après chaque traumatisme référendaire.

C'est pourquoi SPST a raison d'affirmer que « fondamentalement, c'est d'une nouvelle Révolution tranquille que le Québec a besoin »[16]. Or, ce n'est pas la gouvernance souverainiste, ni le projet de Charte des valeurs québécoises, ni l'élection de PKP qui viendra poser les jalons d'une telle transformation sociale qui manque cruellement aujourd'hui. Le fait de planter le dernier clou dans le cercueil de l'étapisme ne réglera pas les choses non plus, car l'éradication du provincialisme laissera indemne les fondements de la logique souverainiste. Ce n'est pas une critique du souverainisme de province qu'il nous faut, mais une critique du souverainisme tout court. C'est pourquoi il faut revenir aux deux dernières thèses du Précis républicain à l'usage de la gauche québécoise :

§9 La République québécoise sera l’expression institutionnelle d’une souveraineté populaire qui vient. Il ne s’agit pas d’imiter naïvement les autres États modernes qui succombent tous sous le poids de l’austérité, la corruption, l’abandon de la transition écologique et le mépris du plus grand nombre. L’émancipation politique du Québec comme sortie de l’Empire canadien, si elle vient « par en bas » et non « par le haut » de l’establishment qui tente de contenir les luttes sociales sous la chape de plomb de la « convergence nationale » du grand parti souverainiste, sera elle-même le fruit d’une émancipation sociale qui remettra en cause l’ensemble du système. L’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même. La souveraineté nationale ne sera plus alors la négation, mais l’expression de la souveraineté populaire. Celle-ci débordera les frontières de l’économie en rendant les citoyens rois dans la cité et dans l’entreprise (Jaurès). La contribution du Québec à l’émancipation humaine viendra du renversement dialectique du projet souverainiste. L’adage de Bourgault selon lequel « nous ne voulons pas être une province « pas comme les autres », nous voulons être un pays comme les autres », doit être dépassé par la maxime « nous ne voulons pas un État souverain comme les autres, mais une République pas comme les autres ».

§10 La question nationale devient alors de savoir si le Québec sera capable de hisser sa pratique à la hauteur de ses principes, « c’est-à-dire à une révolution qui l’élève non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais jusqu’à la hauteur humaine qui sera l’avenir prochain de ces peuples ». Il ne s’agit plus de refaire le chemin de la Révolution tranquille et de marcher sur les traces du mouvement souverainiste, mais d’entreprendre une révolution inouïe, inédite, sans précédent. Il ne s’agit plus d’arracher seulement l’émancipation politique, mais d’atteindre à la hauteur de l’émancipation humaine. Une révolution québécoise radicale est devenue nécessaire. Ce qui devient réellement utopique, c’est « la révolution partielle, seulement politique », qui laisserait debout « les piliers de la maison ».


[5] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal, Montréal, 2014, p.32
[6] Andrée Ferretti, Les grands textes indépendantistes, tome II (1992-2003), Typo, Montréal, 2004
[7] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal, Montréal, 2014, p.53-54
[8] Ibid., p.110
[9] Ibid., p.117
[10] Souligné dans le texte.
[11] Ibid., p.130
[12] Ibid, p.131
[13] Ibid., p.139-140
[15] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, p. 219-220
[16] Ibid., p.223

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