Critique du souverainisme
Avant d’entamer la lecture du livre Le
souverainisme de province de Simon-Pierre Savard-Tremblay (SPST),
co-fondateur et principal intellectuel du groupe Génération nationale, je
m’attendais à retrouver les lieux communs du discours « nationaliste
identitaire » : critique de la gauche postmoderne, relecture
conservatrice de la Révolution tranquille, apologie de l’identité nationale,
etc. Ce « préjugé » découlait de la lecture de textes fort douteux
faisant la critique superficielle de la « gaugauche multiculturaliste,
antinationale, communautariste et montréalocentriste » de Québec solidaire[1],
la promotion du Québec inc. et d'une faible imposition des entreprises[2], ou
l'appui musclé au virage identitaire du Parti québécois qui n'aurait pas été
assez loin avec son projet de Charte des valeurs[3]. De prime abord, tout porte
à croire que le think tank Génération nationale, ardent défenseur des
« valeurs occidentales » et de la laïcité contre le choc des
civilisations (euphémisme de l'« islamisation »), proposant une
troisième voie par-delà la gauche accommodante et la droite libertarienne,
incarnerait une version québécoise du nationalisme autoritaire et de la
« mouvance identitaire »[4] surgissant à différents coins de l'Europe
à l'heure actuelle.
Quelle fut ma surprise de découvrir que le
premier livre de SPST adopte non seulement une posture résolument
indépendantiste qui rompt avec le repli culturel du nationalisme autonomiste,
mais défend les nombreuses réformes socio-économiques des années 1960-1970. La
question nationale est clairement posée sur le terrain politique en épousant un
« nationalisme d’affirmation, soit celui qui ne se contente pas uniquement
de la timide protection des référents identitaires, mais qui vise carrément la
conquête des institutions »[5]. Nous n'avons pas affaire aux rengaines de
la « dénationalisation tranquille » et aux lamentations de l'oubli de
l'héritage symbolique de la Nation, mais à la critique politique de la
stratégie référendaire qui fit basculer le mouvement souverainiste vers une
logique provincialiste. À l'heure de la crise du Parti québécois et de la
course à la chefferie qui portera inéluctablement sur les modalités de
l’échéancier référendaire, l'analyse historico-critique de l'étapisme arrive à
point nommer pour éclairer la tache aveugle d'un mouvement en profond désarroi
idéologique.
Pour comprendre le propos général du livre
et le positionnement politique de son auteur, il faut tout d'abord rappeler
quelques distinctions conceptuelles subtiles entre nationalisme, indépendantisme et
souverainisme. Si le nationalisme au sens large désigne toute doctrine
politique fondée sur la protection ou l'affirmation d'une nation,
l'indépendantisme dépasse la question du sentiment d'appartenance en faisant la
promotion d'une libération nationale multidimensionnelle qui rompt avec l'ordre
politico-économique dominant. Comme le rappelle Andrée Ferretti et Gaston
Miron, « le nationalisme traditionnel limite ses luttes à la sauvegarde de
la langue et des autres spécificités de la culture nationale, alors que
l’indépendantisme vise l’émancipation
politique, économique, sociale, autant que culturelle, de la nation en la
dotant d’un État libre et indépendant »[6]. Si le Rassemblement pour
l'indépendance nationale (RIN) représente le véhicule politique historique de
cette conception du monde, celle-ci ne saurait être identifiée au
« souverainisme » qui désigne plutôt « la doctrine défendue par
le Parti québécois touchant la question nationale ».
Bien
que les termes indépendance, souveraineté et séparation soient des synonymes
qui renvoient tous au fait qu'un État ait le plein contrôle sur les lois,
impôts et traités internationaux (le fameux LIT), il n'en demeure pas moins que
René Lévesque chercha à réaliser la quadrature du cercle en construisant une
vision capable de rassembler les indépendantistes de gauche (RIN), les
nationalistes de droite (Rassemblement national) et une partie de la population
favorable à une réforme majeure du fédéralisme canadien. Pour ce faire, il
proposait une option « à mi-chemin entre continuité et rupture historique
[…] susceptible de réconcilier la réalité de l'interdépendance avec les
exigences de la souveraineté politique nécessaire au développement des nations
modernes, où l'État joue un si grand rôle dans la vie économique, sociale et
culturelle des peuples. À la différence du RIN, le propos est peu teinté par le
discours anticolonialiste multipliant les références à Cuba ou à l'Algérie,
dont la logique de libération serait transposable au Québec. On sent une
volonté de placer la souveraineté dans un cadre moderne, soit dans un univers
de pays interdépendants de par l'intensification du commerce, et de la
présenter comme une continuité logique de la Révolution tranquille de même que
l'unique moyen de surmonter ses limites systémiques. »[7]
Pour résumer, si le nationalisme se place
d'emblée dans une logique de continuité et l'indépendantisme dans une
perspective de rupture avec l'ordre social, le souverainisme cherche à trouver
un point d'équilibre entre ces deux pôles du continuum national. La création du
Mouvement souveraineté-association (MSA) visait précisément à atténuer la
posture révolutionnaire de l'approche indépendantiste pour rendre l'option plus
acceptable aux yeux de la population, en articulant étroitement la souveraineté
politique du Québec à une association économique avec le Canada (qui comprenait
également une liaison maritime, militaire et monétaire). Même si SPST souligne
les ambiguïtés de la souveraineté-association
et les ambivalences de René Lévesque, qui incarnait en quelque sorte les
hésitations du peuple québécois, le jeune auteur souscrit entièrement à la
doctrine souverainiste de son père fondateur. Autrement dit, l'origine de la
dérive du mouvement souverainiste ne devrait pas être cherchée dans les
fondements mêmes de ce projet politique, mais dans un point de bifurcation
ultérieur, soit le « grand virage » de l'étapisme en 1974.
Le
grand virage étapiste
Pour expliquer cette inflexion subtile mais
déterminante de la stratégie péquiste, qui passe généralement inaperçue au sein
des rangs souverainistes et de la population qui considèrent que le référendum
remonte à l'origine du mouvement, SPST rappelle le programme initial du parti à
l'élection de 1973. « Les premières parties du document traitent des
institutions d'un Québec indépendant, réitérant l'engagement de créer une
république, de mettre en place un mode de scrutin plus représentatif et un
modèle administratif répondant aux besoins des régions. […] Le programme
précise ensuite les modalités d'accession à l'indépendance : mise en
branle du processus d'accession à la souveraineté dès l'élection du PQ ;
adoption de son principe par l'Assemblée nationale (et opposition à toute
intervention fédérale) ; adoption par référendum d'une constitution
définie par une assemblée constituante ; négociations avec le Canada sur
les modalités de l'entente entre les deux pays... »[8]
Il est curieux de remarquer que l'objectif
initial du PQ était de fonder une république et que le parti proposait la mise
en place d'une assemblée constituante, bien que celle-ci ne soit pas considérée
comme un préalable à la souveraineté. À ce titre, le référendum ne représentait
pas la pièce centrale ou la voie obligée de l'accession à l'indépendance, mais
plutôt un élément parmi d'autre d'un processus complexe. « Il s'agissait
d'un débat tactique et non un changement de stratégie, car le référendum – sur
la constitution et non sur l'indépendance – était donné par Lévesque comme l'aboutissement
d'un processus et non comme le commencement de celui-ci. »[9] Or, la
distribution d'une carte de rappel aux électeurs à quelques jours de la date du
scrutin des élections générales de 1973 vient marquer l'apparition de la
logique étapiste en introduisant une séparation nette entre l'exercice du
pouvoir et le référendum sur la souveraineté. « Aujourd'hui, je vote pour
la seule équipe prête à fournir un vrai gouvernement. En 1975, par référendum,
je déciderai de l'avenir du Québec. Une chose à la fois. »[10]
On venait alors de dissocier pour la
première fois l'élection d'un « bon gouvernement » péquiste et la
réalisation de la souveraineté le jour ultime d'un référendum victorieux. SPST
voit dans cette manœuvre non pas le fruit d'une simple manigance électorale,
mais le début d'un changement de paradigme. L'auteur de ce revirement
stratégique, Claude Morin, est dépeint comme un être machiavélique, entretenant
des relations troubles avec la GRC, un « calculateur méticuleux »
craintif de la base militante du parti, prêt à manipuler le programme du PQ
pour répondre aux impératifs de la Realpolitik. Au-delà de ce portrait
qui retrace le rôle central d'un acteur oublié
du mouvement souverainiste, il s'agit de retracer le virage
électoraliste qui pourrait survenir dans n'importe quel parti. En d'autres
termes, le constat critique de SPST à propos de cette « dérive » du
PQ peut être généralisé à n'importe quelle formation politique qui aspire à
rompre d'une manière ou d'une autre avec l'ordre établi.
« L'étapisme s'affichait comme une
posture réaliste dans le but de rassurer l'électorat. Ce précepte repose sur
l'idée selon laquelle le peuple ne serait pas prêt d'emblée pour l'aventure
souverainiste. Si les efforts en vue d'une redéfinition réconfortante de l'image
du projet ont été au cœur du souverainisme moderne depuis qu'il est porté par
René Lévesque, l'étapisme vise à dédramatiser le sens profond d'un vote en
faveur du Parti québécois. L'idée sous-entendue est limpide : la meilleure
manière de démontrer que les souverainistes ne versent pas dans l'incompétence
ou dans le fanatisme révolutionnaire, c'est d'exercer le pouvoir provincial
afin d'apporter la preuve de leur capacité de gouverner. »[11]
Contrairement à l'image reçue selon
laquelle la perspective étapiste serait une approche modérée et procédant par
étapes successives (gradualisme), par contraste aux indépendantistes pressés
qui voudraient une déclaration unilatérale d'indépendance le lendemain de
l'élection d'un gouvernement péquiste, c'est bien la croyance au moment magique
du référendum qui amena une conception événementielle de la souveraineté.
Paradoxalement, l'étapisme substitua la construction progressive du pays réel à
l'attente d'un pays imaginaire à venir. Ce renversement conceptuel représente
le point pivot de l'ouvrage de SPST : « Nous verrons que c'est
bien l'étapisme qui transforma l'indépendance en événement alors qu'il
s'agissait auparavant d'un processus. Il n'y avait, dans les documents
péquistes pré-1974, aucune croyance en un providentiel « Grand Soir »
où l'indépendance se réaliserait instantanément. Par contre, il n'était
aucunement question de séparer l'exercice du pouvoir et la construction
effective du pays québécois. […] La stratégie de l'étapisme fait plutôt reposer
tous les espoirs sur la seule consultation référendaire, dont l'issue sera
déterminante pour l'avenir collectif. C'est donc plutôt la croyance illusoire
en l'imaginaire du « Grand Soir », qui relève de la pensée
magique. »[12]
Contre l'idéalisme de cette approche qui
s'avéra perdante à deux reprises en 1980 et 1995, notamment parce qu'elle
change l'action politique en une affaire de communication publique, de sondages
d'opinion, de bonne gestion et de manœuvres politiciennes, il s'agit de revenir
à une perspective qui entend fonder, de manière graduelle mais décomplexée, les
bases concrètes d'un nouvel État. « Tout bien considéré, l'étapisme porte
très mal son nom : plutôt que de poser l'existence d'étapes concrètes dans
la définition et la construction de l'État-nation, il inscrit l'indépendance
dans le registre de l'Idéal. Après plusieurs années d'administration de la
province, il ne suffira qu'une trentaine de journées référendaires – et d'une
brillante joute oratoire – pour convaincre la majorité de voter en faveur du
« oui ». Le référendum polarise autour du pays imaginaire – et se
solde par son rejet – plutôt que d'inaugurer une série d'actes d'État édifiant
le pays réel. […] La seule démonstration convaincante est dans l'effectif, dans
l'établissement, dès l'élection, des bases de l'État indépendant, comme les
premiers programmes péquistes le prônaient. »[13]
Retour
à la case départ : l'intérêt national
Si SPST considère l'étapisme comme le point
de départ de la dérive électoraliste du mouvement souverainiste, ce n'est pas
pour ouvrir de nouvelles perspectives stratégiques et relancer le combat pour
l'indépendance nationale sur un autre principe politique. Le problème serait
plutôt la déviation par rapport à la doctrine originaire, de sorte que la
solution serait de revenir à la stratégie péquiste pré-1974. Il s'agit donc de
répudier l'étapisme en tant que provincialisme déguisé afin de restaurer le
souverainisme dans sa forme pure. Malheureusement, et c'est un trait dominant
des nombreuses auto-critiques du mouvement souverainiste qui excellent dans
l'art de l'introspection limitée, on reste toujours à l'étape d'une
critique partielle qui entend débusquer l'auteur, la raison ou la cause
principale de l'échec du projet politique, sans jamais remettre en question les
contradictions centrales de celui-ci. Tout se passe comme si la perspicacité
dans l'analyse des détails et des intrigues de l'histoire s'accompagnait d'une
incapacité à problématiser la structure du récit. D'où la tendance à multiplier
les recensions archéologiques, les polémiques partielles et autres ouvrages
savants qui explorent les innombrables facteurs responsables de la
non-réalisation d'une Idée maîtresse. L'unique question devient alors de
déterminer le moment exact où les choses commencent à déraper. Pour paraphraser
Gilles Deleuze et Félix Guattari, le mouvement souverainiste et « la
psychanalyse, c’est comme la révolution russe, on ne sait pas quand ça commence
à mal tourner. »
Heureusement, SPST ne propose pas un remake
naïf du Mouvement souveraineté-association mais une reformulation du projet
politique selon le principe de l'« intérêt national ». S'il s'agit
d'un progrès significatif ou du moins d'un élargissement par rapport à l'idée
d'une « fermeté accrue en matière d'affirmation identitaire »[14] (qui
se limite généralement à la dimension symbolique-culturelle de la société), le
sens exact de ce concept reste largement à définir. Pour le meilleur et pour le
pire, tout porte à croire que l'intérêt national représente un
« signifiant vide » dont la transcendance vis-à-vis les enjeux
particuliers des groupes sociaux garantirait la supériorité ontologique du
principe. « Le Québec peine aujourd'hui à définir une vision de son
intérêt collectif. Seule une posture indépendantiste cohérente, assortie d'une
doctrine nationale qui fait cruellement défaut, saura y remédier. […] Nul
besoin de chercher sur l'axe idéologique et artificiel de la
« gauche » et de la « droite ». L'intérêt national
transcende ces étiquettes qui détournent le mouvement souverainiste de sa
mission et ne sèment que la division. Les indépendantistes doivent identifier
une série de dossiers sur lesquels les intérêts du Québec et ceux du Canada
divergent fortement et forcer les acteurs politiques à choisir leur
camp. »[15]
On voit revenir ici le dogme classique de
l'idéologie nationaliste et souverainiste, soit le refrain répété ad nauseam que l'indépendance
n'est ni à gauche, ni à droite, mais en avant. Entendons-nous bien ici :
il ne s'agit pas de nier la pertinence du concept de volonté générale, de bien
commun ou d'intérêt collectif en prétendant qu'il n'existe au fond que des
intérêts matériels de classe. S'il peut arriver qu'une définition de l'intérêt
national puisse déborder les intérêts particuliers de certains groupes sociaux,
c'est parce qu'il s'est produit un processus d'hégémonisation par lequel des
revendications particulières sont venues à représenter l'intérêt général d'une
totalité sociale. Autrement dit, la question n'est pas débattre sur l'existence
ou l'inexistence d'un intérêt supérieur, mais sur le processus de formation qui
déterminera toujours un contenu contingent, historique et contestable de cette
idée générale. L'intérêt national du Québec était-il le même en 1960, en 1995
ou en 2012 ? Qui définit cet intérêt général dans les faits, et qui
devrait le définir en droit ? Selon la perspective souverainiste, ce n'est
pas le peuple qui devrait déterminer lui-même ce qui est bon pour lui, mais
« les indépendantistes [qui]
doivent identifier une série de dossiers sur lesquels les intérêts du Québec et
ceux du Canada divergent fortement et forcer les acteurs politiques à choisir
leur camp ».
C’est
pourquoi le mouvement souverainiste peut être défini par la subordination de la
question sociale à la question nationale, dont le processus doit être dirigé
par un grand parti unifié. L’antagonisme gauche/droite est occulté au profit
d’une lutte centrale entre politiciens souverainistes et fédéralistes. La
souveraineté ne doit pas être un projet de société construit collectivement,
mais une question constitutionnelle sous le contrôle des élus de l’Assemblée
nationale. L’indépendance ne doit pas être portée par les mouvements sociaux,
mais remâchée par une classe politique qui devra gagner une majorité parlementaire
afin d'instituer des actes de rupture tout en consolidant le consentement
populaire. La gauche et la droite représentent des intérêts particuliers
sources de divisions (la question de la justice n'étant qu'un rapport de forces
entre classes sociales), l'intérêt national étant tout sauf le déguisement des
intérêts d'une classe politicienne prenant la forme de la volonté générale.
Outre cette prétention à vouloir
transcender les étiquettes idéologiques sous couvert de réalisme politique,
SPST amène quelques pistes concernant la définition actuelle de certains
antagonismes entre le Québec et le Canada. L'élément central est sans doute le
projet pétrolier de l'État canadien, définissant un pétro-fédéralisme qui
affecte directement les intérêts sociaux, économiques et écologiques du peuple
québécois, mais aussi la vie des Premières Nations et des générations futures.
Il y a donc convergence entre les intérêts locaux, nationaux et globaux à
rejeter fermement ce mode de développement extractiviste, et toutes les bonnes
raisons du monde à vouloir défendre le territoire québécois contre ce
néo-colonialisme qui ne dit pas son nom.
Or, une contradiction centrale de la
logique souverainiste surgit aussitôt ; si les intérêts des élites
fédérales et nationales sont complètement intégrées sur le plan financier et pétrolier,
et que la classe politique au grand complet, y compris Pierre-Karl Péladeau,
endosse ce projet à condition qu'il soit « sécuritaire » et « rentable »
pour le Québec, devrait-on appuyer tout de même le leader du mouvement
souverainiste même si son programme va directement à l'encontre de l'intérêt
national ? Jusqu'où doit-on renoncer à la construction et la protection du
pays réel au profit d'un pays imaginaire à venir ? Quand le mouvement
souverainiste pourra-t-il dépasser son intérêt particulier pour la prise du
pouvoir afin de tenir compte des contradictions centrales de la société
québécoise, dont l'austérité, la corruption, la crise écologique et la question
constitutionnelle représentent les nœuds inextricables ? Pourquoi
repousser le débat gauche/droite après l'élection d'un gouvernement
souverainiste et la réalisation de l'indépendance, alors que le l'intérêt
national est exprimé aujourd'hui par une multitude de mouvements sociaux dont
il s'agit de faire la synthèse et d'offrir un débouché politique ? La
doctrine souverainiste qui affirme la primauté absolue de la question nationale
sur l'ensemble des enjeux sociaux peut-elle encore aspirer à représenter
l'intérêt national et faire l'indépendance au XXIe siècle ? Cette
mise entre parenthèse généralisée de toutes les questions cruciales, hormis la
souveraineté à venir, n’est pas le propre de l’étapisme mais de la logique
souverainiste elle-même.
Leçons
de l'histoire
Qui plus est, les principales réalisations
du gouvernement de René Lévesque (loi sur la protection du territoire et des
activités agricoles, régime d'assurance automobile du Québec, loi sur le
financement des partis politiques, entente intergouvernementale sur
l'immigration, loi 101, réforme de la fiscalité municipale, loi contre les
briseurs de grève, loi sur la santé et la sécurité au travail, régime
d'épargne-action, etc.) ont été réalisées à l'intérieur du cadre fédéral sans
attendre l'éventuel Grand Soir de la souveraineté. Le PQ agissait selon
l'intérêt national jusqu'au moment où il a renoncé non seulement à son projet
de souveraineté (Beau risque et tournant affirmationniste de Pierre-Marc Johnson),
mais à la question sociale en instaurant une loi spéciale qui
répudia son « préjugé favorable aux
travailleurs », mit fin à la grève générale de 1983 et diminua les
salaires de la fonction publique de 20%. Le mur référendaire, de même que la
morose économique des années 1980, amenèrent le virage autonomiste et
libre-échangiste du PQ qui marqua son déclin progressif jusqu'à aujourd'hui, à
l'exception du sursaut Meech-Parizeau qui fut déclenchée par une crise
constitutionnelle majeure entre 1990 et 1995.
Somme toute, ce qui marqua la fin de
l'âge d'or du mouvement souverainiste, ce n'est pas le virage étapiste mais
l'interruption de la Révolution tranquille. Celle-ci prit ses racines dans un
contexte d'ébullition sociale et réussit ses principales conquêtes institutionnelles
dans le cadre provincial, même si l'objectif était peut-être, on l'espère, de
briser le plafond de verre et d'instaurer une véritable souveraineté populaire.
On peut certes regretter le virage stratégique initié par Claude Morin et
montrer qu'il n'a pas réussi à atteindre l'objectif ultime du mouvement
souverainiste, à savoir la création d'un État indépendant ; mais il n'en
demeure pas moins que le PQ a effectivement réussi à prendre le pouvoir en
1976. En d'autres termes, la faiblesse théorique de l'étapisme vis-à-vis
l'idéal souverainiste n'exclut pas son efficacité pratique dans la
conquête du pouvoir d'État. S'il faut souligner qu'il n'y a pas de lien
mécanique entre l'élection d'un gouvernement souverainiste et la victoire du
référendum, il faut également reconnaître que le PQ a effectivement contribué à
poser quelques briques dans l'édification de l'État québécois, qu'il a ensuite
contribué à détruire après chaque traumatisme référendaire.
C'est pourquoi SPST a raison d'affirmer que
« fondamentalement, c'est d'une nouvelle Révolution tranquille que le
Québec a besoin »[16]. Or, ce n'est pas la gouvernance souverainiste, ni
le projet de Charte des valeurs québécoises, ni l'élection de PKP qui viendra
poser les jalons d'une telle transformation sociale qui manque cruellement
aujourd'hui. Le fait de planter le dernier clou dans le cercueil de l'étapisme
ne réglera pas les choses non plus, car l'éradication du provincialisme
laissera indemne les fondements de la logique souverainiste. Ce n'est pas une
critique du souverainisme de province qu'il nous faut, mais une critique du
souverainisme tout court. C'est pourquoi il faut revenir aux deux
dernières thèses du Précis républicain à l'usage de la gauche québécoise :
§9 La République québécoise sera l’expression
institutionnelle d’une souveraineté populaire qui vient. Il ne s’agit pas
d’imiter naïvement les autres États modernes qui succombent tous sous le poids
de l’austérité, la corruption, l’abandon de la transition écologique et le
mépris du plus grand nombre. L’émancipation politique du Québec comme sortie de
l’Empire canadien, si elle vient « par en bas » et non « par le
haut » de l’establishment qui
tente de contenir les luttes sociales sous la chape de plomb de la
« convergence nationale » du grand parti souverainiste, sera
elle-même le fruit d’une émancipation sociale qui remettra en cause l’ensemble
du système. L’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même. La
souveraineté nationale ne sera plus alors la négation, mais l’expression
de la souveraineté populaire. Celle-ci débordera les frontières de l’économie
en rendant les citoyens rois dans la cité et
dans l’entreprise (Jaurès). La contribution du Québec à l’émancipation humaine
viendra du renversement dialectique du projet souverainiste. L’adage de
Bourgault selon lequel « nous ne voulons pas être une province « pas comme
les autres », nous voulons être un pays comme les autres », doit être
dépassé par la maxime « nous ne voulons pas un État souverain comme les autres,
mais une République pas comme les autres ».
§10 La question nationale devient alors de
savoir si le Québec sera capable de hisser sa pratique à la hauteur de ses
principes, « c’est-à-dire à une révolution qui l’élève non seulement
au niveau officiel des peuples modernes, mais jusqu’à la hauteur humaine qui
sera l’avenir prochain de ces peuples ». Il ne s’agit plus de refaire le
chemin de la Révolution tranquille et de marcher sur les traces du mouvement
souverainiste, mais d’entreprendre une révolution inouïe, inédite, sans
précédent. Il ne s’agit plus d’arracher seulement l’émancipation politique,
mais d’atteindre à la hauteur de l’émancipation humaine. Une révolution
québécoise radicale est devenue nécessaire. Ce qui devient réellement utopique,
c’est « la révolution partielle, seulement politique », qui
laisserait debout « les piliers de la maison ».
[5] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal,
Montréal, 2014, p.32
[6] Andrée Ferretti, Les grands textes indépendantistes, tome II
(1992-2003), Typo, Montréal, 2004
[7] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal,
Montréal, 2014, p.53-54
[8] Ibid., p.110
[9] Ibid., p.117
[10] Souligné dans le texte.
[11] Ibid., p.130
[12] Ibid, p.131
[13] Ibid., p.139-140
[15] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, p. 219-220
[16] Ibid., p.223
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