B-a-ba de l’austérité
Une lecture croisée
de six nouvelles du journal Le Devoir du 11 février 2015 permet de saisir le
mécanisme de l’austérité et la dynamique pernicieuse qu’elle entraîne. Voici sept
petites leçons que nous pouvons tirer pour mieux comprendre les enjeux de notre
temps.
1) Onde de choc chez les cadres de la santé, la réforme du réseau entraînerait l’abolition de quelque 6000 emplois à la fin du mois de mars. « La surprise est totale pour les principaux intéressés,
qui sont tombés en bas de leur chaise. « Si Québec osait faire ça à des
syndiqués, ils seraient dans la rue, en grève illégale ! »,
s’impatiente Yves Bolduc, le président-directeur général par intérim de
l’Association des gestionnaires des établissements de santé et de services sociaux. »
Leçon #1 :
L’austérité réduit les dépenses publiques par des mesures de restructuration
drastiques imposées par la « stratégie du choc », afin de
déstabiliser les adversaires et provoquer l’insécurité générale. Ces mesures ne
visent pas à améliorer l’efficience des services publics, mais à centraliser la
gestion des organisations par la destruction des savoir-faire locaux et la
précarisation des experts de terrain. « Aujourd’hui, je crains très
sérieusement qu’on aille dans le mur. Qu’on écrème le réseau public de ses
meilleures ressources, de son expertise et de son expérience », dit la
directrice générale, Carole Trempe.
2) Le régime fiscal canadien sert bien les 65 ans et plus. C’est à l’âge de la retraite que la redistribution de la riches se fait pleinement sentir ses effets, selon une étude. « D’ici le
31 mars, les gestionnaires devront choisir : accepter de rester
trois ans dans le réseau, en disponibilité, en espérant qu’un poste
intéressant se libère. Ou encore partir, soit à la retraite, soit avec une
indemnité de départ de 12 mois, là où 24 mois étaient offerts
auparavant dans bien des cas. Les nouvelles règles amputeront les revenus de
retraites de certains, dit Yves Bolduc. « Ceux qui sont à quelques
années de la retraite vont subir une pénalité de 4 % pour le restant de
leurs jours », dit-il. »
Leçon #2 :
L’austérité démantèle les mécanismes de redistribution et de protection sociale
par frappes successives, notamment dans les coupures dans l’aide à la pauvreté,
les organismes d’aide à l’emploi, la lutte contre les acquis syndicaux et la
renégociation coercitive des régimes de retraites. Affamer les retraites et
vous pourrez tenir en laisse les classes moyennes et populaires en les privant
de leur sécurité matérielle.
3) Assurance-emploi. Les agents du chômage révoltés contre la réforme. « Ces agents de service affirment que le gouvernement leur
demande de tout mettre en oeuvre pour décourager les travailleurs sans emploi
de réclamer des prestations d’assurance-emploi. […] « On connaît la loi,
on sait des choses qui peuvent être utiles aux clients, mais on a le mandat de
leur en dire le moins possible », indique une de nos sources. « Le
vocabulaire est difficile à comprendre pour les citoyens », indique un
employé dans le sondage interne du syndicat. « J’ai souvent l’impression
que je pourrais faire beaucoup plus pour aider [les clients], mais je dois
toujours les référer ailleurs », affirme un autre agent. « Nous
passons pour des incompétents payés à ne rien faire », poursuit un autre. « En
nous privant de notre jugement, notre employeur nous dégrade le moral
complètement et nous devenons des travailleurs robotisés qui sont obligés de
répondre des âneries aux clients », écrit un autre employé. Près des trois
quarts des répondants au sondage (73 %) affirment que les « multiples
changements opérationnels minent [leur] confiance envers l’organisation ».
Le climat de travail est malsain, selon le rapport. Les congés de maladie pour
épuisement se multiplient. Les employés absents sont rarement remplacés. Le
temps d’attente augmente pour les clients. Les chefs d’équipe mettent de la
pression sur les employés pour réduire le temps d’attente. »
Leçon #3 : L’austérité consiste à organiser systématiquement la
dégradation des conditions de travail en forçant les travailleurs mis au
chômage par les coupures budgétaires à se détourner des mécanismes d’assurance
sociale et à se trouver n’importe quel emploi, à n’importe quel salaire et à
n’importe quel endroit s’il le faut. L’imposition autoritaire de la
flexibilisation consiste à renverser la fonction principale de
l’État-providence qui permettait une démarchandisation
partielle le travail salarié (Esping-Anderson). L’austérité représente le processus de liquidation des classes intermédiaires sous
la forme d'une prolétarisation totale du petit commerce, des régions, des
cadres intermédiaires et des travailleurs syndiqués.
4) La méthode Toyota. « Bienvenus dans le monde de la « gestion minceur »
(lean management) aussi connue comme la méthode Toyota. L’actuel
ministre de l’Éducation, Yves Bolduc, a été le premier à introduire cette
notion lorsqu’il était à la Santé : « Ce qu’on fait, c’est qu’on
travaille avec les gens pour éliminer les processus inutiles », disait-il
en 2008. La chasse au gaspillage en temps, en argent ou en procédures est le
mot d’ordre de cette nouvelle philosophie managériale. Mais une méthode
inspirée d’une chaîne de production automobile peut-elle vraiment servir
d’inspiration aux soins prodigués aux malades ? […] C’est la multinationale
de gestion Proaction qui a été engagée par le ministère pour commencer à
implanter la nouvelle médecine-minute au Québec. Le travail se poursuit
évidemment aujourd’hui sous la férule du redoutable Dr Barrette — qui se
garde bien de parler de méthode Toyota mais qui privilégie, lui aussi, les
mêmes objectifs : quantification, optimisation, réduction des coûts. Le
« financement à l’activité », le troisième projet de loi que nous
promet bientôt l’actuel ministre de la Santé consiste justement en la troisième
phase de ce vaste programme. On découpe, on minute, ensuite on décide combien
ça vaut. Comme dans n’importe quelle chaîne de montage, la rentabilité est à
l’honneur. »
Leçon #4 L’austérité est le visage autoritaire du néolibéralisme,
qui ne représente ni un retour au libéralisme classique, ni la restauration
d’un capitalisme pur. « Commettre ce contresens, c’est ne pas comprendre
ce qu’il y a précisément de nouveau
dans le néolibéralisme : loin de voir dans le marché une donnée naturelle
qui limiterait l’action de l’État, il se fixe pour objectif de construire le
marché et de faire de l’entreprise le modèle de gouvernement des sujets. Par
des voies multiples, le néolibéralisme s’est imposé comme la nouvelle raison du monde, qui fait de la concurrence la norme universelle des conduites et ne
laisse intacte aucune sphère de l’existence humaine. » Ainsi, l’austérité
néolibérale représente une rationalité politique
qui vise à gouverner la population non par le retrait, mais par le repositionnement du rôle de l’État qui
doit organiser la vie humaine selon les principes du marché et de la chaîne de
montage performante. Le modèle toyotiste est le prototype mental de nos
dirigeants politiques qui cherchent à faire fonctionner la société comme un
ensemble de processus optimisés. « Lors d’une réunion récente avec des
hauts fonctionnaires et des patrons de société d’État, Philippe Couillard a été
très clair, racontent plusieurs sources : s’il y a un livre qui l’inspire
et même
« que vous devriez tous lire », a-t-il
lancé à son parterre, c’est The Fourth Revolution – The Global Race to Reinvent the State. [..] La quatrième révolution sera celle de l’État « maigre »
(le « lean », cher au ministre de l’Éducation Yves Bolduc), qui accepte ses
limites, ne promet plus tout et qui utilise la technologie pour rendre ses
processus plus efficaces. »
5) Relance de l’économie. Couillard veut enfinir avec l’austérité. « Dès l’ouverture de la session parlementaire,
le gouvernement Couillard a cherché à se défaire de l’étiquette d’austérité qui
lui colle à la peau en dévoilant une mesure ambitieuse pour stimuler
l’économie. Dans une déclaration ministérielle à l’Assemblée nationale, le
ministre des Finances, Carlos Leitão, a annoncé que le congé fiscal accordé aux
entreprises qui s’engagent dans un grand projet d’investissement sera
bonifié : le seuil d’admissibilité sera abaissé de 200 à 100 millions
dans les grands centres et à 75 millions en région. Ce congé fiscal
correspond à 15 % de l’investissement et s’étend sur dix ans. Cette
mesure, introduite par le gouvernement péquiste en 2012, n’a pas donné les
fruits espérés — seulement trois projets ont vu le jour — parce que le seuil
était trop élevé, a précisé Carlos Leitão. Avec les nouveaux seuils, les résultats
seront spectaculaires, a-t-il prédit. « D’ici la fin 2017, le congé
fiscal permettra de soutenir la réalisation d’au moins 25 nouveaux projets
représentant des investissements totalisant près de 4 milliards de
dollars. Ces projets vont permettre de créer plus de 15 000 emplois au
cours des prochaines années », a affirmé le ministre. […] « Ce
n’est pas l’austérité toxique, c’est la rigueur budgétaire », s’est
défendu Carlos Leitão, qui a rappelé qu’il déposera dans quelques semaines un
budget équilibré. « Nous mettrons la même énergie à faire en sorte que le Québec
profite d’une croissance économique vigoureuse. » »
Leçon #5 : Comme le terme austérité
est devenu un vocable péjoratif dans l’espace public, les gouvernements doivent
camoufler ses plans de restructuration par une rhétorique évoquant la vertu, le
courage politique, le responsabilité, la rigueur budgétaire. Mais comme les
dirigeants savent que les mesures affectent négativement l’économie, ils
doivent miser sur les investissements privés afin de relancer une croissance
durable. Or, ils se privent d’importants revenus en donnant des avantages
fiscaux aux banques, multinationales, minières et autres acteurs de la sphère
financière, en croyant naïvement que ces cadeaux favoriseront les
investissements et la création d’emplois parce que les seuils d’imposition
seraient supposément trop élevés. Bien que Couillard est promis 250 000 emplois
lors de la dernière campagne électorale, il mise maintenant sur un mince 15 000
emplois alors 80 000 emplois ont été perdus depuis un an. Le « courage »
des austéritaires représente plutôt l’acharnement d’une politique inefficace
qui n’ose pas admettre sa stupidité, comme le souligne Joseph Stiglitz. « Selon un vieil adage, si les faits ne correspondent pas à la
théorie, il faut changer la théorie. Mais trop souvent il est plus facile de
garder la théorie et de changer les faits. C'est en tout cas ce que semblent
croire la chancelière Angela Merkel et d'autres dirigeants européens partisans
de l'austérité. Malgré les faits qui sautent aux yeux, ils continuent à nier la
réalité. »
6) Swissleaks. Une industrie au service d’une élite nantie. « Les
révélations sur HSBC démontrent une fois de plus l’opacité d’une industrie
mondiale au service d’une élite nantie », a-t-elle précisé, en référence
aux 100 000 comptes bancaires numérotés et aux 20 000 sociétés écrans
créées par HSBC Private Bank à Genève pour une clientèle d’ultrariches. Plus de 180 milliards d’euros
ont transité par Genève entre 2006 et 2007, dissimulés derrière le
paravent de ces véhicules financiers parfaitement opaques. L’onde de choc provoquée par la
mise au jour du vaste système de fraude fiscale organisé par le géant bancaire
britannique depuis la Suisse, au profit d’une clientèle disparate de riches
industriels, de personnalités politiques et de réseaux criminels, s’est
également propagée en Belgique — l’un des deux pays, avec la France, où HSBC
Suisse fait l’objet d’une enquête judiciaire. »
Leçon #6 : La raison de l’entêtement des élites économiques et
politiques à poursuivre les plans d’austérité résident dans le fait qu’ils se
foutent éperdument de la croissance économique parce qu’ils peuvent continuer à
générer des profits faramineux sur le dos des populations précarisées et des
contribuables surendettés. Les dirigeants s’en lavent les mains parce qu’ils
peuvent s’en tirer gentiment par le biais de l’évitement et de l’évasion
fiscale. L’optimisation toyotiste des services publics va de pair avec
l’optimisation fiscale du porte-feuille des gestionnaires de ces chaînes de
montage. L’austérité n’est rien d’autre que le pillage organisé d’une classe
dominante, le rire hypocrite d’une « caste » de mafieux à cravates,
c’est-à-dire d’une classe sociale fermée qui cherche à maintenir ses
privilèges. Évidemment, la justice protège les intérêts de cette caste et
n’hésite pas à poursuivre vigoureusement toute personne qui ose dénoncer ce
système de fraude généralisé, comme le souligne Patrick Lagacé. « Hervé Falciani, le lanceur d'alerte des
SwissLeaks, est accusé de vol par la justice suisse. Il y a toujours une loi
pour faire en sorte que les lanceurs d'alerte vont finir par porter un pyjama
rayé. Manning est en prison, Deltour est accusé au criminel par la justice
luxembourgeoise et Snowden l'est aussi, par la justice américaine. Des
banquiers et des politiciens en prison, c'est plus rare. Et si vous croyez que
c'est un hasard, j'ai des pilules qui allongent le zizi à vous vendre. »
Conclusion
Leçon #7 : L’austérité est nulle autre que la légalisation de
la corruption, c’est-à-dire le détournement des institutions publiques par des
intérêts privés qui socialisent les coûts et privatisent les bénéfices qui
découlent de la valorisation de la misère sociale, le tout sous la bénédiction
de l’appareil d’État. Dans ce contexte, il est déraisonnable de rester calme et
de consentir gentiment au sacrifice collectif alors que nos élites continuent à
nous dominer en misant sur notre servitude volontaire. La dénonciation des
fanatismes, des terrorismes et des populismes est le dernier rempart de l’establishment pour maintenir la loi et
l’ordre, détourner l’attention des classes moyennes et populaires vers un
bouc-émissaire, et occulter les stratagèmes de la minorité organisée qui
profite d’un système dont la violence et l’injustice saute maintenant aux yeux.
L’heure n’est pas à l’indignation morale mais à la révolte, et surtout à l’organisation politique. À titre de
conclusion, voici un extrait du dernier opuscule du comité invisible :
À ceux pour qui la fin d’une civilisation n’est pas la fin du monde ;
À ceux qui voient l’insurrection comme une brèche, d’abord, dans le
règne organisé de la bêtise, du mensonge et de la confusion ;
À ceux qui devinent, derrière l’épais brouillard de « la crise », un théâtre d’opérations, des manœuvres, des stratégies – et donc
la possibilité d’une contre-attaque ;
À ceux qui portent des coups ;
À ceux qui guettent le moment propice ;
À ceux qui cherchent des complices ;
À ceux qui désertent ;
À ceux qui tiennent bon ;
À ceux qui s’organisent ;
À ceux qui veulent construire une force révolutionnaire,
révolutionnaire parce que sensible ;
Cette modeste contribution à l’intelligence de ce temps.
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