John Dewey contre l’expertocratie
Le soubassement épistémologique de
l'autorité du public
Introduction
La théorie deweyenne de la démocratie repose sur
une conception originale du public, celui-ci étant défini par la perception des
conséquences indirectes des interactions sociales et l'effort visant à réguler
leurs effets négatifs. L'émergence du public en tant qu'acteur collectif
renvoie à l'expérience et à la résolution de problèmes vécus ; les
citoyens dotés d'un savoir d'usage doivent donc être intégrés au processus de
délibération concernant les enjeux qui affectent leur vie. Dès lors, comment
devons-nous articuler les connaissances « tacites » des habitants aux
connaissances formelles/professionnelles des élus et des experts ? Cette question épistémologique implique d'importances conséquences
politiques : les personnes immédiatement concernées doivent-elles être
simplement consultées, ou prendre part directement au processus de
décision ? Autrement dit, la démocratie participative représente-t-elle un
complément ou plutôt une alternative au modèle du gouvernement
représentatif ? La délibération est-elle un simple préalable épistémique
servant à éclairer les décisions qui restent tributaires d'une légitimité
politique fondée sur la profession, ou bien une propriété émergente d'un
processus participatif ?
Du public à l’autorité
publique
Pour
commencer, John Dewey définit le public par les réactions humaines visant à
réguler les conséquences complexes des interactions sociales. « Nous prenons donc notre
point de départ dans le fait objectif que les actes humains ont des
conséquences sur d’autres hommes, que certaines de ces conséquences sont
perçues, et que leur perception mène à un effort ultérieur pour contrôler
l’action de sorte que certaines conséquences soient assurées et d’autres,
évitées. Suivant cette indication, nous sommes conduits à remarquer que les
conséquences sont de deux sortes ; celles qui affectent les personnes
directement engagées dans une transaction, et celles qui en affectent d’autres
au-delà de celles qui sont immédiatement concernées. Dans cette distinction,
nous trouvons le germe de la distinction entre le privé et le public.
Quand des conséquences
indirectes sont reconnues et qu’il y a un effort pour les réglementer, quelque
chose ayant les traits d’un État commence à exister. Quand les conséquences
d’une action sont confinées (ou crues confinées) principalement aux personnes
directement engagées, la transaction est privée. Quand A et B discutent
ensemble, l’action est une trans-action : tous deux sont concernés par
elle ; son résultat passe pour ainsi dire de l’un à l’autre. Mais les
conséquences en terme d’avantage ou de préjudice ne s’étendent apparemment pas
au-delà de A et de B ; l’activité demeure entre eux ; elle est
privée. Cependant, si l’on montre que les conséquences de cette conversation
s’étendent au-delà des deux personnes directement concernées, qu’elle affecte
le bien-être de nombreuses autres, l’acte acquiert une capacité publique, que
la conversation soit menée entre un roi et son premier ministre, entre un
Catiline et un conspirateur allié, ou entre des marchands projetant de
monopoliser le marché. »[1]
La distinction public/privé ne repose donc pas sur des
sphères distinctes de la société, ni sur des caractéristiques essentielles de
certaines activités individuelles ou collectives ; tout dépend du contexte, ou
plutôt de la portée des conséquences des interactions sociales sur autrui. Le
public en tant que groupe social émergent est lié au principe des intérêts
affectés. Un public est une entité sociale qui se mobilise pour répondre à
certaines préoccupations communes et réguler les enjeux qui la concernent. Des
organisations plus informelles comme un ensemble de voisins signant une
pétition pour contrer un projet de développement, des groupes de citoyens, des
comités de vigilance ou des mouvements sociaux plus amples, tout comme des ONGs
ou d’autres organisations formelles de la société civile, sont autant
d’exemples de publics surgissant à différents moments en fonction d’enjeux
particuliers.
Cette mobilisation fluctuante des multiples publics
s’adresse aux institutions pour réguler certains domaines d’activités de la vie
sociale. Découle alors une distinction supplémentaire entre le public comme
groupe social mobilisé et les autorités publiques comme ensemble d’agents
chargés de veiller à l’intérêt général par des lois, normes et autres
dispositifs nécessaires pour assurer le bien-être de tous. « Le public
consiste en l’ensemble de tous ceux qui sont tellement affectés par les
conséquences indirectes de transactions qu’il est jugé nécessaire de veiller
systématiquement à ces conséquences. Les fonctionnaires sont ceux qui
surveillent et prennent soin des intérêts ici affectés. […] La reconnaissance
de ces conséquences préjudiciables engendre un intérêt commun dont la
protection requiert certaines mesures et certaines règles, ainsi que la
sélection de certaines personnes qui en seront les gardiens, les interprètes
et, si besoin est, les exécutants. »[2]
Cette phénoménologie du public décrit l’émergence de l’État
comme corps de spécialistes distinct des citoyens et de la société civile.
L’appareil parlementaire, administratif, judiciaire et policier apparaît comme
une institution séparée et placée au-dessus du public, celle-ci étant dotée
d’un pouvoir accru (monopole de la décision politique et de la violence
légitime) et d’un savoir spécialisé. La séparation entre la société civile et
l’État s’élargit par l’action conjuguée de la division sociale du travail et de
la spécialisation des connaissances qui caractérisent la modernisation
technique, scientifique et économique des sociétés capitalistes avancées. Cette
dynamique renforce l’emprise d’une classe de professionnels sur la gestion des
enjeux complexes qui semblent exiger un savoir spécialisé. « On peut dire
qu’aujourd’hui, les questions les plus préoccupantes sont des problèmes tels
que le système sanitaire, la santé publique, un logement hygiénique et adéquat,
le transport, l’urbanisme, […] l’ajustement scientifique de l’impôt, la gestion
efficace des fonds, et ainsi de suite. Toutes ces questions sont aussi
techniques que la construction d’un moteur efficace destiné à la traction ou à
la locomotion. […] Qu’est-ce que le compte des voix, la décision à la majorité
et tout l’appareil du gouvernement traditionnel ont à voir avec de telles
questions ? »[3]
Entre savoir d’usage et savoir professionnel
S’instaure ainsi une tension entre la légitimité
démocratique et la légitimité technocratique, laquelle repose plus
fondamentalement sur deux types de savoirs : les savoirs d’usage du public
et le savoir professionnel des experts. Cette distinction épistémologique, qui
est au fondement du gouvernement représentatif qui implique la séparation
institutionnelle du pouvoir décisionnel entre gouvernants et gouvernés, peut
être illustrée par cette célèbre métaphore de Dewey : « celui qui porte la chaussure
sait mieux si elle blesse et où elle blesse, même si le cordonnier compétent
est meilleur juge pour savoir comment remédier au défaut. »[4] Il va sans
dire que la traduction politique de cette analogie suppose que les citoyens
correspondent aux personnes chaussées et que les gouvernants sont censés être
de bons cordonniers. Avant d’interroger cette présupposition, regardons de plus
près la nature de chaque type de connaissance.
D’un côté, la notion de savoir d’usage
se réfère à la connaissance qu’a un individu ou un collectif de son
environnement immédiat et quotidien, en s’appuyant sur l’expérience et la
proximité. Aussi appelé « savoir local », « savoir de terrain » ou « savoir
riverain », le savoir d’usage vient d’une pratique répétée d’un
environnement (un quartier, un mode de transport, un service social, etc.), qui
donne aux citoyens une fine connaissance de ses usages et de son fonctionnement
permanent. C’est l’idée largement répandue selon laquelle les usagers
connaissent mieux que quiconque leurs propres intérêts. Selon la sociologie
pragmatiste, le savoir d’usage s’appuie sur différents éléments : la
coutume, l’utilisation, la consommation et le maniement.[5] Il s’agit ainsi
d’un « savoir multiple, à la fois lié à l’expérience sensible et concrète
du lieu, à la coutume révélant une expérience temporelle plus longue du lieu,
ou encore à l’utilisation ».[6]
De l’autre côté, le savoir professionnel renvoie à une
connaissance scientifique, conceptuelle ou formalisée dont l’acquisition dépend
d’une formation dans un champ disciplinaire spécialisé. Alors que le savoir
d’usage renvoie à l’expérience vécue, à la connaissance de l’amateur ou du
profane, bref à une connaissance virtuellement accessible à n’importe qui, le
savoir professionnel est davantage l’apanage d’un groupe particulier de
personnes, les experts, qui détiennent la maîtrise de concepts, notions,
opérations, techniques et dispositifs qui leur confèrent un pouvoir accru sur
un champ déterminé de la réalité matérielle et sociale. Cette distinction
épistémologique recoupe celle entre la théorie et la pratique, la connaissance
conceptuelle acquise par une formation académique permettant de faire
abstraction des données sensibles de l’expérience, tandis que la connaissance
par fréquentation relève davantage de la pratique ou d’un
« savoir tacite » qui ne peut pas forcément être codifié, mais
seulement transmis par apprentissage et expérience personnelle d’un phénomène
concret.
Cette distinction entre deux
formes irréductibles de connaissance étant établie, surgit une question
politique fondamentale : quel est le rôle et le poids respectif de chaque
type de savoir dans le processus de décision collective ? Cette question
renvoie à celle de l’autorité politique, c’est-à-dire de l’attribution du
pouvoir décisionnel à une catégorie d’acteurs étant reconnus comme les porteurs
légitimes de l’intérêt général. Comment devons-nous articuler les connaissances « tacites » des
citoyens aux connaissances formelles/professionnelles des élus et des
experts ? Face à un enjeu social complexe, quelle catégorie d’acteur
possède l’autorité de trancher le débat une fois que l’ensemble des voix
ont été entendues ? Selon Dewey, il n’y a pas de réponse simple à ces
questions, le public comme les experts étant confrontés à leurs propres
difficultés.
D’une part, le caractère inextricable des externalités des
interactions sociales prenant part dans les sociétés contemporaines complique
l’identification des problèmes, et par ricochet des différents publics
susceptibles de s’organiser pour essayer de les résoudre. « Les ramifications des questions
portées à la connaissance du public sont si grandes et si embrouillées, les
problèmes techniques impliqués sont si spécialisés, les détails sont si
nombreux et si changeants que le public ne peut pas s’identifier lui-même et
rester constant longtemps. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de public ou un grand
ensemble de personnes ayant un intérêt commun pour les conséquences des
transactions sociales. Il y a trop de public, un public trop diffus, trop
éparpillé et trop embrouillé dans sa composition. Et il y a de trop nombreux
publics, car les actions conjointes suivies de conséquences indirectes, graves
et persistantes, sont innombrables au-delà de toute comparaison ; et
chacune d’elles croise les autres et engendre son propre groupe de personnes
particulièrement affectées, tandis que presque rien ne fait le lien entre ces
différents publics de sorte qu’ils s’intègrent dans un tout. »[7]
À cette difficulté de former un public unifié, qui pourrait être caractérisé comme un « espace public » au sens du philosophe Jürgen Habermas, s’ajoute la difficulté épistémique du savoir d’usage des habitants qui relève avant tout de la connaissance des effets plutôt que des causes des problèmes. « À présent, de nombreuses conséquences sont ressenties plutôt que perçues ; elles sont endurées, mais on ne peut pas dire qu’elles sont connues, car pour ceux qui en font l’expérience, elles ne sont pas référées à leur origine. Il va donc de soi qu’aucun organisme apte à canaliser le flux de l’action sociale et ainsi, à le réglementer, n’est établi. Ainsi les publics sont amorphes et inarticulés. »[8]
Néanmoins, faut-il en déduire que la complexité des enjeux
socio-techniques et la relative désorganisation des publics, dotés de
connaissances embrouillées et confuses, doivent laisser toute la place au
savoir professionnel des experts? Dewey nous met en garde ici contre la
tentation de la tyrannie bienveillante de l’expertocratie. « On suppose que les
mesures politiques adoptées par les experts sont à la fois avisées et
bienfaisantes, entendant par là qu’elles sont constituées de sorte qu’elles
protègent les véritables intérêts de la société. L’obstacle insurmontable
jalonnant le chemin de n’importe quelle autorité aristocratique est que, dans
l’absence d’une voix articulée de la part des masses, le meilleur ne reste pas
et ne peut rester le meilleur, le sage cesse d’être sage. Il est impossible aux
intellectuels de monopoliser le type de connaissance devant être utilisée pour
la régulation des affaires communes. Plus ils viennent à former une classe
spécialisée, plus ils se coupent de la connaissance des besoins qu’ils sont
censés servir. »[9]
Cet argument renvoie au fossé
épistémique généré par la professionnalisation politico-scientifique et la
concentration du pouvoir public, qui s’autonomise des intérêts affectés qu’il
est supposé représenter. Comment une « bonne gestion » des affaires
communes est-elle possible sans une connaissance adéquate de ce qu’il faut
gérer, et sans la prise en compte des besoins des citoyens ? Ainsi, bien
que le savoir des experts puisse représenter une condition nécessaire à
l’élaboration d’une bonne décision, il ne saurait constituer une condition
suffisante pour fonder l’efficacité, la justice et la légitimité des décisions
politiques. Toute la question réside dans l’analyse de l’articulation des
savoirs d’usage et professionnels dans l’élaboration des lois et de l’action publique,
laquelle doit impliquer l’échange des perspectives et la participation du
public.
Vertus de la
démocratie délibérative
L’analyse générale de Dewey plaide en faveur d’un
élargissement de la participation citoyenne, et non d’une augmentation du pouvoir
des experts. Autrement dit, il ne s’agit pas d’accroître la marge de manœuvre
des décideurs et de l’autorité publique, mais de renforcer l’autorité du public, affermir l’autorité du peuple
sur ses institutions, c’est-à-dire démocratiser la démocratie. Dewey souligne
ainsi que « nous avons toutes les raisons de penser que, quels que soient
les changements qui puissent affecter la machinerie démocratique actuelle, ils
seront d’un type qui fera de l’intérêt du public un guide et un critère plus décisifs
en regard de l’activité gouvernementale, et qui rendra le public apte à former
et à manifester ses buts de manière plus autoritaire. En ce sens, le remède aux
maladies de la démocratie est davantage de démocratie. »[10] Or, nous
avons vu qu’un des problèmes est que le public est actuellement éparpillé,
mobile et multiforme, de sorte qu’il a de la difficulté à se reconnaître et
agir par lui-même en fonction de ses intérêts. Comment pouvons-nous alors faire
en sorte que la participation du public aux décisions collectives soit
réellement démocratique, légitime et efficace pour résoudre les problèmes qui
le concernent?
La réponse réside dans la notion de délibération ou de
communication. Pour Dewey, la réalité sociale est d’abord formée par les
interactions entre les individus et l’interdépendance fonctionnelle des
activités humaines, mais cela ne permet pas encore de produire un monde de
sens, une conscience commune formée par des significations et des symboles
partagés. La régulation des conséquences indirectes des interactions sociales
nécessite la perception des causes, l’identification de problèmes et une
définition commune de la situation, ce qui suppose le langage. « Des
interactions et des transactions se produisent de facto et des faits d’interdépendances s’ensuivent. Mais la
participation aux activités et le partage des résultats sont des préoccupations
supplémentaires. La communication
doit être leur condition préalable. […] Ce n’est que quand des signes ou des
symboles des activités et de leurs résultats existent que le flux peut être vu
comme du dehors, qu’il peut être arrêté afin d’être considéré et estimé, et
qu’il peut être contrôlé. »[11]
L’organisation du public procède donc par l’analyse de
l’expérience de problèmes vécus, où les besoins et impulsions sont attachés à
des significations communes pour être transformés en désirs et en buts, ce qui
permet de convertir une activité collective en une communauté d’intérêts et
d’efforts. « C’est ainsi qu’apparaît ce qu’on peut appeler
métaphoriquement une volonté générale et une conscience sociale : un désir
et un choix de la part d’individus en faveur d’activités qui, par le moyen de
symboles, sont communicables et partageables par tous ceux qui sont concernés.
[…] Nous naissons comme des être organiques associés avec d’autres, mais nous
ne naissons pas membres d’une communauté. […] Apprendre à être humain, c’est développer
par la communication mutuelle la conscience effective d’être un membre
individuel et distinctif d’une communauté ; quelqu’un qui comprend les
convictions, les désirs et les méthodes, et qui contribue à amplifier la
conversion des pouvoirs organiques en ressources et en valeurs humaines. »[12]
Comme la démocratie n’est pas naturelle et que le public
n’émerge pas spontanément, il faut que certaines conditions permettent la
création d’un intérêt public. Il faut d’abord garantir une véritable liberté
d’expression, laquelle ne se limite pas à l’absence formelle de censure, mais
requiert des moyens effectifs pour partager les résultats de l’enquête sociale
sur les conséquences des activités humaines. « Il ne peut y avoir un
public sans une publicité complète à l’égard de toutes les conséquences qui le
concernent. Tout ce qui entrave ou restreint la publicité limite et déforme
l’opinion publique, et entrave et dénature la pensée sur les questions
sociales. »[13] Le concept de démocratie délibérative vise précisément à
déplacer l’analyse de la source de l’autorité publique à la formation
rationnelle de l’opinion publique, c’est-à-dire de la simple expression et
agrégation des préférences individuelles à la construction réflexive de
celles-ci par la délibération publique. La question n’est pas d’abord de savoir
qui décide (même si cela demeure
important), mais comment arrive-t-on
à une bonne décision ? C’est pourquoi Dewey met autant l’accent sur l’enquête comme méthode collective de
connaissance et sur l’expérience démocratique comme une expérimentation
continue visant à résoudre en commun des problèmes partagés.
« Au regard de toute cette discussion, la connaissance
est communication aussi bien que compréhension. […] La communication des
résultats de l’enquête sociale est la même chose que la formation de l’opinion
publique. […] Les opinions et les convictions concernant le public présupposent
une enquête effective et organisée. À moins de disposer de méthodes pour
détecter les énergies à l’œuvre et les retrouver à travers un réseau complexe
d’interactions jusque dans leurs conséquences, ce qui passe pour l’opinion
publique ne sera une « opinion » qu’en un sens péjoratif plutôt
qu’une opinion véritablement publique, si répandue que soit l’opinion. […]
Seule une enquête continue – continue au sens de persistante et connectée aux
conditions d’une situation – peut fournir le matériel d’une opinion durable sur
les affaires publiques. »[14]
Rouages de l’expertocratie
L’insistance sur
l’enquête rationnelle, la délibération et la bonne formation de l’opinion
publique pourrait néanmoins favoriser un recours accru à l’expertise pour éclairer l’expérience confuse et
l’opinion brute des participants. D’ailleurs, la littérature contemporaine sur
la démocratie délibérative porte une attention particulière aux mini-publics
(jurys citoyens, conférences de consensus, sondages délibératifs, etc.), car la
sélection d’un nombre restreint de citoyens discutant dans des conditions
optimales de délibération orchestrées par des professionnels de la
participation semble augmenter la qualité épistémique des échanges et des
conclusions. L’usage de ces mini-publics pourrait certes augmenter la diffusion
des résultats de l’enquête sociale et contribuer au débat public, mais elles ne
sauraient remplacer complètement les mécanismes traditionnels de la démocratie
où la majorité des citoyens dotés de simples savoirs d’usage participent.
« L’argument
le plus solide en faveur des formes politiques de la démocratie même aussi
rudimentaires que celles qui ont déjà été réalisées – le vote populaire, la
règle de majorité, etc. –, c’est qu’elles en appellent dans une certaine mesure
à la consultation et à la discussion, qui permettent de dévoiler les besoins et
les troubles sociaux. […] Ce gouvernement contraint à reconnaître qu’il existe
des intérêts communs, même si la reconnaissance de ce qu’ils sont est confuse ; et le besoin de discussion et de
publicité qu’il impose apporte une certaine clarification de ce qu’ils sont
[…]. Le gouvernement populaire a au moins créé un esprit public, même s’il n’a
pas franchement réussi à former cet esprit. »[15]
Ainsi,
les experts peuvent avoir un rôle à jouer dans la construction de l’opinion
publique, mais ils ne sauraient se substituer à l’autorité du public dans la
prise de décision. « Il est vrai que l’enquête est un travail qui incombe
aux experts. Leur qualité d’expert ne se manifeste toutefois pas dans
l’élaboration et l’exécution des mesures politiques, mais dans le fait de
découvrir et de faire connaître les faits dont les premières dépendent. Ils
sont des experts techniques au sens où les investigateurs scientifiques ou les
artistes manifestent une expertise.
Il n’est pas nécessaire que la masse dispose de la connaissance et de
l’habilité nécessaire pour mener les investigations précises ; ce qui est
requis est qu’elle ait l’aptitude de juger la portée de la connaissance fournie
par d’autres sur les préoccupations communes. »[16]
Ainsi,
l’éducation civique et la promotion de l’esprit critique sont des conditions
essentielles pour que le public puisse développer pleinement sa faculté de
juger. Or, le faible niveau de connaissances des citoyens ordinaires est
souvent évoqué pour justifier le pouvoir accru des professionnels qui auraient
une connaissance privilégiée de certaines questions ; ils transforment ainsi
leur expertise en expertocratie. Paradoxalement, le manque
de connaissance du public qui l’amène à faire des jugements incohérents ou
erronés, à s’enfoncer dans l’opinion au mauvais sens du terme, apparaît comme
la cause du problème et une raison qui justifie qu’on l’écarte des
lieux de décision, alors que son ignorance est en fait la conséquence d’une confiscation du savoir et d’un manque flagrant de
transparence. « Indubitablement, le grand problème actuel est que les
données pour former un bon jugement font défaut ; et aucune faculté innée de
l’esprit ne peut pallier l’absence des faits. Tant que le secret, le préjugé,
la partialité, les faux rapports et la propagande ne seront pas remplacés par
l’enquête et la publicité, nous n’aurons aucun moyen de savoir combien
l’intelligence existante des masses pourrait être apte au jugement de politique
sociale. »[17]
C’est
pourquoi Dewey s’oppose fondamentalement à l’expertocratie et à la
concentration du pouvoir dans les mains de quelques uns, y compris une classe
spécialisée de politiciens et de gestionnaires professionnels. « Tout
gouvernement par les experts dans lequel les masses n’ont pas la possibilité
d’informer les experts sur leurs besoins ne peut être autre chose qu’une
oligarchie administrée en vue des intérêts de quelques uns. Et l’information
éclairée doit se faire d’une manière qui contraigne les spécialistes
administratifs à prendre en compte les besoins. Le monde a plus souffert des
chefs et des autorités que des masses. »[18] Or, l’emprise de
l’expertocratie qui affecte actuellement les démocraties libérales des sociétés
capitalistes avancées (dont le gouvernement Harper et Couillard représentent de
tristes exemples) découle-t-elle d’élites politiques autoritaires, de la
puissance des industries extractives et de la haute finance? Bien que ces
facteurs ne doivent pas être négligés, le fossé entre gouvernants et gouvernés
est aggravé par la nature même du régime représentatif, comme le démontre
admirablement le sociologue Claus Offe dans son analyse de l’aliénation
temporelle, sociale et épistémique des citoyens ordinaires qui se retrouvent
toujours plus éloignés de leurs soi-disant « représentants ».
« En premier lieu, l’aliénation politique dans le temps
résulte de la tension existant entre élections et décisions. Le mandat que les
électeurs accordent au corps législatif s’étend sur une longue période pendant
laquelle seront prises des décisions dont la nature et le contenu sont tout à
fait inconnus au moment du vote, et sur lesquelles, par conséquent, les
électeurs n’auront aucun contrôle ; ce problème est accentué par le
« déficit de mémoire collective » qui résulte de l’action des médias
et des stratégies de communication. En deuxième lieu, la dimension sociale du
mécanisme d’aliénation est l’effet de ce qui peut apparaître comme un
paradoxe : au fur et à mesure que la participation politique s’étend à des
catégories plus larges et plus hétérogènes de la population, la classe
politique des législateurs professionnels et des hauts fonctionnaires devient
homogène du point de vue de sa formation et de son origine sociale, créant
ainsi un hiatus croissant entre les citoyens et les politiciens. Enfin, et en
relation étroite avec les deux modalités précédentes de l’aliénation, il se
crée également une distance croissante entre le savoir, les valeurs et
l’expérience quotidienne des citoyens ordinaires d’une part, et l’expertise des
politiciens professionnels d’autre part. Ces divers aspects de l’aliénation
politique peuvent engendrer deux effets aussi probables l’un que l’autre. Soit
un comportement opportuniste et à courte vue des élites politiques qui ne se
sentent plus obligées de se soumettre à des critères de rationalité politique
et de responsabilité suffisamment exigeante. Soit une
« déqualification » morale et politique de l’électorat et la
diffusion d’attitudes cyniques à l’égard de la chose publique et de l’idée du
bien public. Il n’est pas difficile de se rendre compte que ces deux effets,
celui qui affecte l’élite et celui qui affecte les masses, sont susceptibles de
se renforcer mutuellement.[19]
Du
gouvernement représentatif à la démocratie intégrale
Ainsi, la
démocratie ne saurait être identifiée au gouvernement représentatif, lequel
favorise en plus la séparation entre les citoyens et les élites. Le pragmatisme
de Dewey, qui ne se limite pas à une théorie de la connaissance et de l’action,
repose fondamentalement sur une philosophie de
la participation[20]. Pour lui, la démocratie n’est pas d’abord une « forme
de gouvernement », mais une idée sociale beaucoup plus générale. « L’idée
de démocratie est une idée plus large et plus complète que ce dont un État peut
donner l’exemple, même dans le meilleur des cas. Pour être réalisée, cette idée
doit affecter tous les modes d’association humaine : la famille, l’école,
l’usine, la religion. »[21] L’idée maîtresse de cette démocratie est celle
de la participation, car elle consiste pour l’individu « dans le fait de
prendre part de manière responsable, en fonction de ses capacités, à la
formation et à la direction des activités du groupe auquel il appartient, et à
participer en fonction de ses besoins aux valeurs que le groupe défend. Pour
les groupes, elle exige la libération des potentialités des membres d’un groupe
en harmonie avec les intérêts et les biens communs. »[22]
Cette définition assez générale et exigeante de la
démocratie, qui ne repose pas d’abord la représentation ou la séparation entre
gouvernants et gouvernés, mais sur la participation de chacun aux décisions
collectives qui affectent sa vie en tant qu’individu ou membre d’une
communauté, met en relief ce que nous pourrions appeler l’idée d’une « démocratie
intégrale », devant s’accomplir dans toutes les
sphères de la vie sociale, politique, économique, culturelle, associative, etc.
Cette idée n’est pas descriptive, mais normative, elle renvoie à un idéal
régulateur qui devrait servir de perspective critique pour juger la qualité
démocratique de nos institutions. « Considérée comme une idée, la
démocratie n’est pas une alternative à d’autres principes de vie en
association. Elle est l’idée de la communauté elle-même. Elle est un idéal au
sens intelligible du terme ; à savoir, la tendance et le mouvement d’une
chose existante menée jusqu’à sa limite finale, considérée comme rendue
complète, parfaite. Puisque les faits n’atteignent jamais un tel degré d’accomplissement,
mais sont, dans la réalité, détournés et sujets à interférences, la démocratie
en ce sens n’est pas un fait et n’en sera jamais un. »[23]
Ainsi, la démocratie intégrale est bel et bien une
démocratie inachevée, laquelle doit se poursuivre au-delà des formes
institutionnelles contingentes qu’elle a pu revêtir au fil de l’histoire. Il ne
s’agit pas pour autant d’opposer une conception essentialiste de la démocratie
directe qui serait incompatible avec le principe même de l’État, à la manière
des anarchistes, mais de soumettre les institutions politiques à un examen
scrupuleux afin d’éviter qu’elles ne deviennent des instruments de domination.
Comme le Thomas Jeffersion, le prix de la liberté est la vigilance éternelle. « Par sa nature même,
l’État est quelque chose qui doit toujours être scruté, examiné, cherché.
Presque aussitôt que sa forme est établie, il a besoin d’être refait. […] Et
comme les conditions d’action, d’enquête et de connaissance sont sans cesse
changeantes, l’expérimentation doit toujours être reprise ; l’État doit
toujours être redécouvert. »[24] Or, sans entrer ici dans les
considérations complexes de la démocratie économique, à quoi ressemblerait un
État réellement démocratique?
La démocratie intégrale n’implique pas le rejet de la
représentation politique comme telle, car celle-ci est nécessaire pour assurer
le bon fonctionnement des institutions publiques à différentes échelles. Mais
elle est incompatible avec le modèle du « gouvernement
représentatif » tel que décrit par Bernard Manin, qui consacre la
séparation institutionnelle du pouvoir décisionnel entre les gouvernants et les
gouvernés, et l’asymétrie épistémique entre les savoirs professionnels
légitimes et les savoirs d’usage des citoyens ordinaires. Comme le rappelle
Aristote, la liberté politique repose sur l’égalité des citoyens, lesquels sont
appelés à être tour à tour gouvernants et gouvernés. Cela suppose une égalité
de compétences, une égalité épistémique des membres du public, une égalité de
n’importe qui à juger des affaires publiques. « Voici les
traits caractéristiques du régime populaire : choix de tous les magistrats
parmi tous les citoyens; gouvernement de chacun par tous et de tous par chacun
à tour de rôle; tirage au sort des magistratures, soit de toutes celles qui ne
demandent ni expérience ni savoir; magistratures ne dépendant d'aucun cens ou
d'un cens très petit; impossibilité pour un citoyen d'exercer, en dehors des
fonctions militaires, deux fois la même magistrature, ou seulement un petit
nombre de fois et pour un petit nombre de magistratures; courte durée des
magistratures, soit toutes, soit toutes celles pour lesquelles c'est possible;
fonctions judiciaires ouvertes à tous, tous jugent de tout, ou des causes les
plus nombreuses (...); souveraineté de l'assemblée dans tous les domaines. »[25]
Cette conception de la démocratie comme égale capacité pour
tous de participer de manière significative aux décisions collectives et égal
accès aux charges publiques remet donc en question le monopole du « mandat
représentatif » comme principale forme de délégation du pouvoir politique,
mais elle ne se réduit pas pour autant à l’absolutisation du « mandat
impératif » à tous les niveaux. La démocratie intégrale désigne un régime
politique hybride, qui articule la représentation avec des procédures de
démocratie directe et semi-directe. « Cette perspective conceptualise
ainsi l’émergence embryonnaire d’un quatrième pouvoir, celui des citoyens
lorsqu’ils participent à la prise de décision, directement (en assemblée
générale ou à travers des référendums), à travers des petits groupes tirés au
sort (jurys berlinois), ou à travers des délégués étroitement contrôlés
(budgets participatifs, structures de développement communautaire) – plutôt que
de s’en remettre à des représentants classiques. Ce quatrième pouvoir viendrait
s’articuler aux trois pouvoirs classiques (le législatif, l’exécutif et le
judiciaire), aboutissant à une forme mixte. » Dans cette optique, l’institutionnalisation
de la « participation » est loin de correspondre à chaque fois à
l’émergence d’une [démocratie intégrale], mais elle doit dans certains cas être
analysée à l’aide de cette notion. »[26]
Conclusion
Pour
conclure, John Dewey rejette l’expertocratie au profit d’une conception forte
de la démocratie basée sur la participation citoyenne, laquelle présuppose une
grande liberté de parole et d’expression pour favoriser la communication,
l’enquête publique et la formation rationnelle de l’opinion publique. Le
soubassement épistémologique de la démocratie repose sur l’expression des
savoirs d’usage des habitants qui doivent servir de guide à l’élaboration des
lois et règlements, et garantir que les institutions et l’action publique
restent au service de l’intérêt général. Pour que l’autorité publique ne
devienne pas une puissance séparée et contrôlée par une minorité d’experts
dotés d’un savoir spécialisé, il faut impérativement renforcer l’autorité du public sur les institutions par la
transparence, la reddition de comptes, la participation citoyenne et la
délibération, lesquels permettent d’intégrer les savoirs d’usage des individus
et d’affiner leur jugement sur les décisions collectives.
Ces
conditions sont loin d’être remplies, et c’est pourquoi nous ne serions nous
contenter de la forme actuelle des démocraties libérales qui reposent
essentiellement sur l’idée des libertés formelles. « La croyance
que la pensée et sa communication sont désormais libres du simple fait que les
restrictions légales qui prévalaient dans le passé ont été supprimées, est
absurde. Le fait que cette croyance soit répandue perpétue l’infantilisme de la
connaissance sociale, en empêchant la reconnaissance claire de notre besoin
central ; à savoir disposer de conceptions utilisées comme des outils d’enquête
maîtrisés, des conceptions mises à l’épreuve, rectifiées et susceptibles de
mûrir dans l’usage réel. »[27]
Ainsi,
il nous faut réhabiliter la conception positive de la liberté des Anciens en
dépassant la liberté négative des Modernes que Benjamin Constant illustrait de
la manière suivante. « Le but des anciens était le partage du pouvoir
social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils
nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances
privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les
institutions à ces jouissances. »[28] Dewey préconise l’émergence d’une
démocratie délibérative, participative, active, inclusive et directe, bref une
démocratie intégrale, à titre de boussole de l’émancipation humaine. Celle-ci
ne saurait être suivre un plan prédéterminé, car elle repose sur une
expérimentation collective qui permettra au public, via son expérience pratique
des problèmes vécus et des luttes sociales, d’inventer de nouvelles
institutions chemin faisant.
« Aucun
homme ni aucun esprit n’ont jamais été émancipés par le simple fait d’être
laissé en paix. La suppression des limitations formelles n’est qu’une condition
négative ; la liberté positive n’est pas un état, mais un acte qui implique des
méthodes et des moyens instrumentaux pour contrôler les conditions. Parfois, l’expérience
montre que la conscience d’une oppression extérieure, comme une censure, agit
comme un défi, fait surgir de l’énergie
intellectuelle et suscite du courage. Mais la croyance en une liberté
intellectuelle là où elle n’existe pas ne fait qu’inciter à se satisfaire d'un
esclavage virtuel, de négligence, de superficialité, et d'un recours aux
sensations en guise de substitut à des idées ; voilà les traits particuliers de
notre état présent quant à la connaissance sociale. »[29] Comme le soulignait Rosa Luxemburg, « ceux qui ne
bougent pas ne sentent pas leurs chaînes ».
[1] John Dewey, Le
public et ses problèmes, Gallimard, Paris, 2005, p.91-92
[2] Ibid., p.95-97
[3] Ibid.,
p.216-217
[4] Ibid., p.310
[5] « L’horizon du ne plus habiter
et l’absence de maintien de soi en public », in Cefaï D., Joseph I. (dir.), L’Héritage
du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, La Tour d’Aigues,
Éd. de l’Aube, 2002, p.319-336.
[6] L. Damay, Construire le politique au cœur de
l’action publique participative. Une analyse du budget participatif de la ville
de Mons, Thèse de sciences politiques et sociales, Université de
Saint-Louis, 2009, p.298
[7] Ibid.,
p.229-230
[8] Ibid., p.223
[10] Ibid.,
p.308-209
[11] Ibid., p.241
[11] Ibid., p.247
[12] Ibid., p.248-250
[13] Ibid., p.264
[14] Ibid., p.274-277
[15] Ibid.,
p.309-310
[16] Ibid., p.311
[17] Ibid., p.312
[18] Ibid., p.311
[19] Claus Offe, Ulrich Preuβ,
« Les institutions démocratiques peuvent-elles faire un usage
« efficace » des ressources morales ? », dans Claus Offe, Les démocraties modernes à l’épreuve,
L’Harmattan, Paris, 1997, p.223-224
[20] J. , Participer : essai sur les
formes démocratiques de la participation, Le Bord de l'eau, Paris, 2011
[21] Le public et ses problèmes, p.237
[22] Ibid., p.238
[23] Ibid., p.243
[24] Ibid.,
p.113,115
[25] Aristote, Politiques, VI, 2, 1317a.
Traduction Pellegrin, 1990
[26] Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey, Yves Sintomer,
« La démocratie participative, un nouveau paradigme de l’action
publique ? », dans Démocratie
participative et gestion de proximité. Une perspective comparative, La
Découverte, Paris, 2005, p.37
[27] Le public et ses problèmes, p.265
[28]
Benjamin Constant, De
la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Discours prononcé à
l’Athénée royal de Paris, 1819.
http://fr.wikipedia.org/wiki/De_la_libert%C3%A9_des_Anciens_compar%C3%A9e_%C3%A0_celle_des_Modernes
[29] Ibid., p.265-266
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