Johnny s’en va-t-en guerre
Quelques mises au
point
Le dernier article « Au-delà du Printemps 2015 » n’a pas manqué de soulever intérêt et passion au sein
du mouvement étudiant. Il semble avoir touché une corde sensible chez
plusieurs, certaines personnes venant me confesser qu’ils partageaient la même
analyse critique de la grève, mais n’avaient pas encore trouvé les mots
appropriés ou le courage pour exprimer leurs impressions face aux franges
dogmatiques du mouvement. D’autre part, cette critique de la mythologie lupine
a visiblement irrité certains membres des comités Printemps 2015, comme l’Institut
de louvetisme printanier ou le Collectif de débrayage qui ont répliqué avec un
texte vitriolique n’hésitant pas à attaquer « l’intellectuel organique de
Québec solidaire », surnommé amicalement « Johnny » pour
l’occasion.
Sans vouloir tomber dans le même ton
hostile de la réplique, nous voudrions répondre aux objections des auteurs
anonymes en appliquant le « principe de charité interprétative »,
c’est-à-dire l’idée selon laquelle il faut attribuer aux déclarations de son
interlocuteur un maximum de rationalité. Pour transformer des accusations
stériles et une vaine polémique en une occasion de réflexion collective sur
notre action, lançons « de bonne guerre » un véritable débat sur les
présuppositions théoriques et les perspectives stratégiques des différents
courants qui se revendiquent d’un projet de transformation sociale. Pour
reprendre les mots d’Hannah Arendt, « il s’agit là évidemment de
réflexion, et l’irréflexion (témérité insouciante, confusion sans espoir ou
répétition complaisante de « vérités » devenues banales et vides) me
paraît une des principales caractéristiques de notre temps », y compris au
sein de la gauche québécoise.
Commençons par remettre les
pendules à l’heure : critiquer l’idéologie dominante du Printemps 2015
n’implique pas le fait de « mépriser celles et ceux qui mettent
leur intégrité physique et mentale en jeu pour opposer une résistance concrète,
ici et maintenant, à la dévastation de l’existence », mais de questionner
certains schèmes d’interprétation et de comportements. Il s’agit de critiquer
des idées, et non des gens. Il faut rester solidaire des
personnes qui combattent dans la rue, sur les lignes de piquetage ou ailleurs,
en résistant activement à la dure répression politique et policière ; mais
cela n’empêche pas de remettre en question une stratégie qui n’a pas porté ses
fruits dans la présente conjoncture historique. Il ne sert à rien d’opposer les
« radicaux » et les « bureaucrates » dans l’abstrait, les
« vrais révolutionnaires » et les « clérico-staliniens » en
multipliant les épithètes pour mieux disqualifier l’adversaire, car il faut
réfléchir aux meilleurs moyens d’agir dans cette situation concrète pour mener
les luttes nécessaires, favoriser la conscientisation politique et la
radicalisation des masses.
Le
fait de mener une lutte implique, qu’on le veuille ou non, un ensemble de
rapports de pouvoir implicites ou explicites imprimant une certaine orientation
aux pratiques des individus et des collectifs qui cherchent à produire certains
effets dans le monde. D’ailleurs, le verbe « mener » signifie à la
fois « faire aller avec soi », « emmener », « marcher
en tête de », « transporter une chose à telle destination »,
« conduire », « piloter », « guider »,
« orienter ». C’est en ce sens qu’il faut entendre le verbe
« gouverner », qui ne renvoie pas ici à la domination des structures
politiques, administratives et policières de l’appareil d’État, mais au fait de
donner une certaine direction aux actions en cours. C’est pourquoi le fait de
récuser verbalement tout principe de gouvernement n’élimine pas magiquement la
« gouvernementalité » au sein des milieux militants, c’est-à-dire
l’art de « conduire la conduite des autres » par certaines idées,
techniques, règles et stratégies permettant la direction des consciences. Qui
plus est, l’Institut de louvetisme printanier reconnaît lui-même ce fait
lorsqu’il affirme que « chaque mode de
fonctionnement vient avec sa tyrannie », et qu’on peut contester « une
tendance politique par le discours et les influences », y compris la
logique des groupes affinitaires.
L’idéologie prédominante au sein des Comités printemps 2015,
c’est-à-dire la vision du monde qui a largement dirigé dans les faits
l’organisation des luttes des derniers mois, est celle du spontanéisme qui
prône l’action individuelle collective sans médiation. Cette tendance politique
porte la grève au-delà de toute réflexion critique et renie le principe de
représentation jusqu’à prôner la destitution de n’importe quel groupe essayant
d’offrir une orientation stratégique générale au mouvement. La perspective est
celle du pouvoir sans nom des comités invisibles, tactique qui peut s’avérer
utile par moments mais qui devient contre-productive lorsqu’elle s’enfonce dans
la logique d’une destitution à l’infini. L’important n’est pas de savoir qui va
lutter, pourquoi et comment, mais de faire en sorte que la grève ait lieu, tout simplement, peu importe
sa forme et son intensité, car celle-ci n’a pas d’objectif extérieur à son
auto-déploiement. Malgré sa radicalité apparente, cette perspective rejoint la
thèse de Bernstein : «
le but, quel qu'il soit, ne signifie rien pour moi, le mouvement est tout », comme en témoigne
cette mise au point en faveur du printemps 2015.
« Néanmoins,
la réalité amère qu'affronte la grève présente la porte au-delà de tout
intérêt : il en va maintenant de la poursuite du monde. Peu importe qui,
quoi et comment, il faut s'opposer corps et âme, maintenant comme demain, à la
catastrophe de l'austérité extractive. C'est pourquoi nous nous réjouissons de
ne pas connaître l'identité des membres du Comité Printemps 2015. Et
pourquoi nous appelons à la multiplication de tels comités : Comité des
louves affamées, des grévistes acharnés, de comités centraux et périphériques,
collectifs de débrayage, de grévage et peu importe. Et que l'on
s'entre-destitue à notre gré. Que personne ne représente plus quiconque. Le
problème n'est pas là : peu importe qui l'on est et d'où l'on vient, ce
qui importe est bien de faire échec à la répression du mouvement, de contrer
les injonctions et de lever les sanctions aux expulsé-es de l'UQAM. Le
mouvement est là et il faut le poursuivre : il en va maintenant de la
capacité même des mouvements de grève d’avoir lieu. »[1]
Cette
évacuation de la question stratégique au profit d’une grève printanière érigée
comme une fin en soi alimente d’ailleurs une opposition où les meutes enragées
et les centrales bureaucratisées deviennent les deux seules voies possibles.
C’est pourquoi la lecture des récits du Collectif de débrayage joyeusement
intitulés « On s’en contre-câlisse » m’inspirèrent la
publication du commentaire suivant : « La
rhétorique du Comité invisible semble gouverner la logique du Printemps 2015,
témoignant d'une crise de leadership du syndicalisme qui se manifeste par deux
tendances opposées : une sur-radicalisation d’une frange qui conspue la
médiation nécessaire des luttes, puis sous une sous-politisation des grandes
organisations qui restent prisonnières de la mythique concertation. La question
du rapport de force, du cadrage des enjeux, des alliances et de la stratégie
est complètement évacuée au profit d'une logique étroite des tactiques,
l'alternative entre l'action directe et la négociation de pacotille épuisant le
champ des possibles. À quand un syndicalisme de combat large, ouvert et
populaire, conciliant les deux impératifs du radicalisme démocratique et de
l'efficacité politique? »
Évidemment,
il est nécessaire de commencer le mouvement quelque part, et c’est le grand
mérite des Comités Printemps 2015 d’avoir initié quelque chose en prenant le
leadership de la lutte étudiante il y a quelques mois ; encore faut-il
ouvrir un chemin pour bâtir un mouvement plus large, qui pourra éventuellement
devenir populaire. Or, le fait de tout miser sur la logique affinitaire dans un
contexte non-révolutionnaire d’éparpillement organisationnel, de faible
conscience politique de la majorité sociale et d’un régime autoritaire n’est
pas propice à créer un véritable rapport de force. La dispersion des forces et
des revendications, la confusion et le manque de coordination n’aidant pas la
mobilisation, il faudra éventuellement se demander si le « coït
interrompu » du printemps 2015 a fait avancer
ou plutôt reculer mouvement étudiant.
S’il est encore trop tôt pour le dire, il faut souligner que plusieurs
associations étudiantes votaient contre la grève du 1er mai au
moment même où plusieurs syndicats de professeurs votaient des grèves illégales
d’une journée. S’il est parfois bon que les structures soient débordées par
leur gauche, il faut encore que ce débordement soit massif et permette une
radicalisation effective des luttes, et non le renforcement de la répression
qui dissuadera les prochaines tentatives de mobilisation. Il ne s’agit pas ici
« de dénoncer la violence policière qu’après avoir
condamné les « débordements » de la partie étudiante », à la manière des « chroniqueuses
qui ont « le coeur à la bonne place » (Francine Pelletier, Josée Boileau, Rima
Elkouri) », mais de réfléchir à ce que nous devons faire et comment nous
organiser pour assurer la suite du monde.
Si
toute critique constructive peut être taxée a
priori de moralisme culpabilisateur par ceux et celles qui croient détenir
la Vérité, préférant accuser leur adversaire d’être un
« québecsolidarien », adepte de la « gauche Apple »,
social-démocrate ou « spécialiste de la critique du capitalisme sur Excel »,
il peut s’avérer plus utile d’approfondir le réel désaccord philosophique sur
lequel repose cette querelle. « En l’occurrence, le « malaise »
qu’inspirent les élucubrations de Johnny chez de nombreux camarades indique les
coordonnées d’une opposition autrement plus cruciale, qui déchire les apologues
du processus constituant et les
partisan(e)s de la puissance destituante. »
Critique de la puissance destituante
De
son côté, la stratégie de la « puissance destituante » n’est pas
difficile à saisir, car elle se résume au blocage systématique de toute
« prolifération infrastructurelle du pouvoir ». Il suffit de lire L’insurrection qui vient, À nos amis, La société du spectacle, quelques conseillistes et une bonne dose
de littérature anarchiste pour se gonfler les poumons à bloc, aller dans la
rue, affronter les flics, occuper, saboter et destituer tout ce qui cherche à
représenter quoique ce soit. Il s’agit d’opposer un « front commun du
multiple », bref de brandir l’auto-organisation de la Multitude face à
l’Empire devenu omniprésent, pour mobiliser ceux et celles qui voient l’insurrection
comme une brèche, accélérer la fin d’une civilisation, porter des coups,
chercher des complices, déserter et construire une force révolutionnaire invisible.
Cette vision rappelle la perspective de Blanqui qui cherchait à donner un
« coup de main » au peuple pour l’amener vers la révolution par la
force des armes. Or, l’erreur consiste à identifier la révolution avec
l’insurrection, et à identifier l’insurrection avec la barricade, le blocage.
La critique de Daniel Bensaïd demeure à ce titre toujours aussi
pertinente :
« S’il s’avère que « ceux
qui réclament une autre société feraient mieux de commencer par voir qu’il n’y
en a plus », la stratégie doit se dissoudre dans la tactique, les fins
dans les moyens, le but dans le mouvement. La question cruciale n’est plus
« Que faire ? », mais « Comment faire ? ». C’est
« la question des moyens, pas celle des buts, des objectifs, de ce qu’il y
a à faire stratégiquement dans l’absolu. Celle de ce qu’on peut faire tactiquement,
en situation ». […] Ce primat du « comment » détaché du but,
cette tactique sans stratégie, se traduisent logiquement par un fétichisme de
la forme (le blocage, le sabotage) indifférente aux effets et aux conséquences.
C’est la politique de la forme pour la forme, écho tardif à la mélancolie
romantique de l’art pour l’art. Alain Brossat appelle lui aussi à « sortir
des logiques purement défensives » en « suscitant toutes sortes de
blocages et d’effets d’entrave », à mettre l’accent « sur les
conduites davantage que sur les projets ». Cette politique sans projet ni
programme, simule l’offensive, mais s’en tient à une forme sans contenu.
L’inflation symbolique des controverses sur l’opposition tactique, dans le
mouvement étudiant, entre bloqueurs et non-bloqueurs est l’un parmi d’autres, des
signes d’impuissance stratégique et de manque de fond. Ce fétichisme de la
forme n’est qu’un autre nom pour l’esthétisation de la politique. »[2]
Cette
esthétisation de la politique surgit surtout dans les cercles militants où
s’opère une radicalisation subjective par la force centripète de
« l’entre-soi » très présente dans les groupes affinitaires. Un
collègue anarchiste a récemment publié une remarque symptomatique de ce
phénomène social, où un antagonisme se creuse non pas entre la gauche au sens
large et les élites adeptes de l’austérité extractive, mais entre les vrais
révolutionnaires et la « gauche modérée ». « Ton pire ennemi
n'est pas celui qui est à l'opposé de tes valeurs, de tes actions ou de tes
rêves, mais celui qui veut les modérer. J'ai plus de respect pour mes ennemis
que pour mes faux amis. » Faisant preuve d’une bonne dose d’auto-critique,
les auteurs du Comité invisible souligne ainsi les dérives de cette logique
sectaire :
« Quiconque se met à fréquenter les milieux radicaux s’étonne
d’abord du hiatus qui règne entre leurs discours et leurs pratiques, entre
leurs ambitions et leur isolement. Ils semblent comme voués à une sorte
d’auto-sabordage permanent. On ne tarde pas à comprendre qu’ils ne sont pas
occupés à construire une réelle force révolutionnaire, mais à entretenir une
course à la radicalité qui se suffit à elle-même – et qui se livre
indifféremment sur le terrain de l’action directe, du féminisme ou de
l’écologie. La petite terreur qui y règne et qui rend tout le monde si raide
n’est pas celle du parti bolchévique. C’est plutôt celle de la mode, cette
terreur que nul n’exerce en personne mais qui s’applique à tous. On craint,
dans ces milieux, de ne plus être radical, comme on redoute ailleurs de ne plus
être tendance, cool ou branché. Il suffit de peu pour souiller une réputation.
On évite d’aller à la racine des choses au profit d’une consommation
superficielle de théories, de manifs et de relations. La compétition féroce
entre groupes comme en leur propre sein détermine leur implosion périodique. Il
y a toujours de la chair fraîche, jeune et abusée pour compenser le départ des
épuisés, des abîmés, des vidés. »
À cette consommation esthétique de la radicalité politique
qui cherche à devenir mode de vie par la constitution d’une éthique
intransigeante, s’ajoute une conception évènementielle et spectaculaire de la
transformation sociale. Pablo Iglesias, qui on l’aura deviné endosse plutôt la
stratégie du « processus constituant », oppose deux visions de la
révolution. « Il y aurait d’un côté ceux qui s’extasient devant « le
moment destituant » comme « moment cinématographique de la révolution » :
l’assaut du Palais d’Hiver en 1917 ou l’étudiant de mai 68 affrontant les CRS.
Ces photographies enthousiasmantes de la fiction révolutionnaire, qui « illusionnent
les poètes et servent de couvertures aux livres
d’histoire », seraient l’apanage de « ceux qui ont une myopie politique : ils
restent avec les photos ». Or, pour le professeur de sciences politiques, le
processus révolutionnaire ne peut se photographier puisqu’il a une temporalité
qui n’est pas celui des changements politiques. Il est d’abord et avant tout la
dislocation des consensus passés, et se déroule « dans le magma social, dans
les sous-sols de l’Histoire. »[3]
L’hypothèse du processus
constituant
En fait, la perspective de la « puissance
destituante » cherche à mener une « guerre de mouvement » en
faisant l’économie d’une « guerre de position », c’est-à-dire d’une
lutte idéologique visant à forger une volonté collective de transformation
sociale par une réforme intellectuelle et morale du sens commun. L’idée sous-jacente
du pouvoir constituant ne se résume pas à la détermination des modalités d’une
éventuelle Assemblée constituante (bien que celle-ci puisse représenter un
moment particulier d’un processus historique plus large), mais à l’élaboration
d’un discours contre-hégémonique capable de souder les groupes subalternes en
une puissance politique visant à transformer les institutions. Il ne s’agit pas
d’opérer une « captation
institutionnelle des dites infrastructures par le Peuple en vue d'une gestion
plus solidaire et plus propre du même désastre », mais d’élaborer
démocratiquement de nouvelles institutions appropriées là où les gens vivent.
Cette conception de la révolution comme processus
historique rompt avec la vision de l’insurrection comme « événement
rédempteur », sans pour autant s’enfermer dans la plate logique du
« bon gouvernement social-démocrate ». Comme le rappelle Marx, le
peuple ou la classe ouvrière « ne peut pas se contenter de prendre tel
quel l’appareil d’État et de le faire fonctionner pour son propre
compte », surtout dans le cas des institutions parlementaires désuètes
héritées du régime britannique. C’est pourquoi il est utile, même d’un point de
vue libertaire, de lutter à la fois contre le « Parlement impérial »
de l’État canadien et l’« Assemblée coloniale » du Québec, en misant
sur la brèche historique de la question nationale pour ouvrir un processus
constituant qui pourrait fonder une communauté politique allant au-delà de la
forme institutionnelle de l’État-nation. Nous pouvons avoir un mépris absolu
pour les deux formes gouvernementales les plus répandues – la monarchie et la
République oligarchique ou bourgeoise – tout en préconisant une troisième voie
analogue à la Commune, dont le drapeau était celui de la « République
universelle », ou une confédération de municipalités libres, comme le
préconise Murray Bookchin et le parti anticapitaliste, indépendantiste et
municipaliste catalan des Candidatura d’Unitat
Popular.
Or, miser sur la voie du processus constituant suppose d’aller au-delà
de la Multitude et de commencer à réfléchir aux conditions d’émergence de
quelque chose comme un Peuple. Et c’est là qu’il y a un désaccord plus
fondamental, non seulement au niveau de la tactique politique mais de
l’ontologie sociale, la posture de la puissance destituante étant de dénoncer
toute forme de représentation qui confèrerait une unité surplombante à
l’assemblage des parties. « Il
est plutôt question d’une tendance à glorifier la nation comme entité «
historico-spirituelle » que laisse deviner, outre l’insistance un peu
terrifiante sur l’UNITÉ, le recours au pathos métaphysique de la Nature et de
l’Esprit pour caractériser la grandeur de « l’âme du Peuple ». A-t-on bien lu ?
La social-democratie inclusive en est-elle vraiment à faire l’apologie du Volkgeist,
F.W.J. Schelling et Fernand Dumont à l’appui ? Il y a une sorte de tare
indécrottable qui semble accabler la gauche québécoise : la croyance en une
totalité sociale à préserver, le mythe d’une Société réconciliée enfin unifiée
et sans fractures. Tout, jusqu’aux révolutions, devrait être tranquille.
Cette Société, objet-fétiche de tous les sociologues qui sortent ponctuellement
de leur terrier pour en déplorer la décomposition, c’est précisément elle
l’objet du gouvernement et c’est bien aussi ça le noeud de la guerre. »
Or, il ne s’agit pas ici de
préserver une totalité sociale déjà donnée, mais de construire une « unité
populaire » à partir de forces sociales actuellement divisées ou soudées
aux classes dominantes. On passe ici du « bloc » de Sorel qui misait
sur le mythe de la « grève générale » au « bloc
historique » de Gramsci qui visait à unifier l’Italie de son époque par
une alliance entre le prolétariat industriel du Nord et la paysannerie du
Mezzogiorno. Il n’est donc pas question du « mythe d’une Société
réconciliée enfin unifiée et sans fractures », mais de contrer l’hégémonie
des valeurs conservatrices et néolibérales par la formation d’une nouvelle
culture émancipatrice permettant d’unir les groupes subalternes, classes
moyennes et populaires contre les élites économiques et politiques. Comme le
souligne Gramsci, « créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement
faire individuellement des découvertes « originales », cela signifie
aussi et surtout diffuser critiquement des vérités déjà découvertes, les
« socialiser » pour ainsi dire et faire par conséquent qu'elles
deviennent des bases d'actions vitales, éléments de coordination et d'ordre
intellectuel et moral. Qu’une masse d'hommes soit amenée à penser d'une manière
cohérente et unitaire la réalité présente, est un fait
« philosophique » bien plus important et original que la découverte
faite par un « génie » philosophique d'une nouvelle vérité qui reste
le patrimoine de petits groupes intellectuels. »[4]
Cette conception
« émergentiste » de l’unité populaire découle de l’idée que le peuple
n’existe pas encore, et que c’est pour cette raison qu’il faut le créer sur de
nouvelles bases. Cette réflexion prend à rebours l’analyse d’Antonio Negri et
Michael Hardt dans Empire, lesquels déconstruisent la souveraineté impériale en
critiquant la forme de l’État, la Nation puis le Peuple pour finalement aboutir
au concept de Multitude comme ensemble hétérogène de singularités. En effet,
chaque palier supérieur constitue une abstraction
ou une représentation du niveau
inférieur, l’État étant plus abstrait que la nation, la nation formant la trame
historique et imaginaire d’un peuple, ce dernier étant lui-même une unité
symbolique recouvrant la réalité complexe de la multitude. Si nous suivons la
logique de la puissance destituante jusqu’au bout, il est normal de récuser a priori toute forme d’unité supérieure
au degré zéro de la multitude et des groupes d’amis coopérant librement via les
réseaux. Malheureusement, l’État reste toujours au service des classes
dominantes, la nation conserve une forme homogène et exclusive, et le peuple
demeure une fiction mobilisée par les chroniqueurs de droite et les
radio-poubelles pour contrer les mouvements sociaux. Dans ce contexte, comment
promouvoir l’auto-organisation de la multitude au-delà des groupes affinitaires
alors que l’imaginaire collectif reste colonisé par le discours dominant ?
C’est
ici qu’entre en jeu le rôle de la représentation, qui ne doit pas ici être
interprétée comme la représentation étatique
d’un parti d’avant-garde, mais comme la formation de représentations collectives, d’une nouvelle culture commune. Fernand
Dumont ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme dans Raisons communes la chose suivante : « c’est pourquoi il
importe, comme j’y insistais plus avant, que le projet de la souveraineté du
Québec vise à l’édification d’une communauté politique et non d’un État-nation ».
Pour ce faire, il faut transformer la multitude en un peuple par la formation
d’une volonté collective. Comme le rappelle Hobbes, « le peuple est un
certain corps, une certaine personne, à laquelle on peut attribuer une seule
volonté, et une action propre ; mais il ne se peut rien dire de semblable
de la multitude ». Deleuze souligne la même chose lorsqu’il décrit le rôle
du cinéma dans la création d’un peuple qui n’existe pas encore. « Ce constat
d’un peuple qui manque n’est pas un renoncement au cinéma politique, mais au
contraire la nouvelle base sur laquelle il se fonde, dès lors, dans le
Tiers-Monde et les minorités. Il faut que l’art, particulièrement l’art
cinématographique, participe à cette tâche : non pas s’adresser à un peuple
supposé, déjà là, mais contribuer à l’invention d’un peuple. »[5]
Et
c’est là que les adeptes de la puissance destituante rétorquent par l’objection
suivante : « Il faut donc bien s’entendre sur ce que Johnny conçoit
comme le « Peuple » qu’il incante à tout bout de champ. S’agit-il du « Peuple
indivisible et souverain » des Républiques, aisément couronné de présidence,
référent mythique des fondations constitutionnelles, où nulle foule n’est en
vue à vrai dire. Ou s’agit-il plutôt de la « populace », du « petit peuple »
sans culottes, de la plèbe bigarrée, pas présentable et, pour cette raison, pas
représentable? À coup sûr, le mythe de l’UNITÉ et le jargon du Volkgeist
sont allergiques à la multiplicité indomptable du second, et tiennent à la pure
intelligibilité vide du premier. Seule cette question pourra débusquer,
derrière la facticité clinquante de l'antagonisme qui oppose les « radicaux »
aux « citoyens », une ligne de partage que semblent ignorer tous les Johnny de
ce monde. »
La
réponse la plus simple est celle du devenir hégémonique de la
« plèbe » qui vise à représenter l’ensemble du « peuple
québécois ». La perspective du processus constituant emploie la stratégie
du « populisme de gauche » où l’unification symbolique représente le socle de l’unité populaire. Celle-ci
se forme au sein du discours par le biais de la rhétorique, c’est-à-dire par
l’utilisation de procédés comme la synecdoque qui permet la représentation du
tout par la partie. Ernesto Laclau insiste particulièrement sur cette figure de
style, car elle renvoie directement à la relation d’hégémonie, où un groupe
social particulier cherche à représenter la totalité sociale. Le peuple n’est
pas une entité homogène déjà constituée, mais un horizon, une entité précaire
qui vient combler, par subjectivation politique, le lieu vide d’une totalité
qui ne peut jamais être refermée sur elle-même, le conflit étant un élément
irréductible de toute communauté politique. Cette analyse linguistique
apparemment abstraite permet de distinguer deux façons de conceptualiser le
peuple. La première perspective consiste à identifier le peuple avec l’ensemble
des membres d’une communauté, tous les membres de la population du Québec par
exemple.
« Dans le cas du populisme, c’est le
contraire qui arrive : une frontière d’exclusion divise la société en deux
camps. Le peuple, dans ce cas, est moins que la totalité des membres d’une
communauté : c’est un élément partiel qui aspire néanmoins à être conçu
comme la seule totalité légitime. La terminologie traditionnelle – qui a été
traduite dans le langage commun – éclaire cette différence : le peuple
peut être conçu soit comme populus – ensemble de tous les citoyens –
soit comme plebs – ensemble des plus démunis. Mais même cette
distinction ne rend pas exactement compte de ce que je cherche à exprimer. Car
cette distinction pourrait facilement être vue comme une distinction
juridiquement reconnue, auquel cas elle ne serait qu’une différenciation au
sein d’un espace homogène qui donne une légitimité universelle à tous les
éléments qui le composent – autrement dit, la relation entre les deux termes ne
serait pas une relation d’antagonisme. Pour concevoir le peuple du populisme,
il est nécessaire d’ajouter quelque chose : nous avons besoin d’une plebs
qui prétende être le seul populus légitime, c’est-à-dire d’une partie
qui veuille jouer le rôle de la totalité de la communauté. (« Tout le
pouvoir aux soviets » - ou l’équivalent d’un tel mot d’ordre dans d’autres
discours – serait une affirmation strictement populiste.) »[6]
Conclusion
Le débat pourrait se poursuivre longtemps, mais
l’analyse précédente cherchait à offrir quelques matériaux pour construire une
gauche qui s’enfonce trop souvent dans les lieux communs de l’anarchisme mainstream ou des mièvreries
sociale-démocrates. Ce texte ne se voulait pas une réfutation définitive de la
perspective de la puissance destituante, laquelle reste une position cohérente
et légitime, mais désirait en présenter certaines limites quant à la
construction d’une force révolutionnaire efficiente. Plus fondamentalement, il
était question d’exposer un différend entre deux visions du monde : la
première récuse toute unité ou représentation au profit d’une auto-organisation
horizontale des subjectivités en réseaux, tandis que la seconde considère que
l’émancipation sociale nécessite une transformation les institutions et la
création d’une nouvelle communauté politique démocratique. La première répugne
l’idée de peuple au profit de la glorieuse Multitude, tandis que la seconde
vise la formation d’une unité populaire en renversant la conception classique
de la question nationale et en réhabilitant la lutte des classes sous une
nouvelle forme. La puissance destituante repose sur une guerre de mouvement
initiée par les groupes affinitaires qui cherchent à contaminer le corps social
par le mythe de la grève générale, tandis que la seconde stratégie mise d’abord
sur une guerre de position par l’élaboration d’un bloc historique en labourant
le terreau révolutionnaire par le travail du processus constituant.
[4] Antonio Gramsci, Cahiers
de prison, Cahier 11, §12 Note 4
[5]
Gilles Deleuze, L’Image-Temps,
Editions de Minuit, 1985
[6]
Ernesto Laclau, La raison populiste, Seuil, Paris,
2008, p.101
Merci Arnaud. Une analyse des plus intéressantes.
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