Dépasser le républicanisme


La République contre l’État – Partie 2

Dans son dernier livre L’indépendance par la République, le philosophe Danic Parenteau poursuit son argumentation en faveur d’un renouvellement substantiel de l’imaginaire politique indépendantiste. Contrairement à son premier livre Précis républicain à l’usage des Québécois, il ne s’agit plus de déceler une « pratique sociale républicaine fort répandue et enracinée dans l’imaginaire collectif », thèse peu plausible que nous avons critiquée dans un billet intitulé Critique du républicanisme nationaliste. En effet, Parenteau tentait alors d’arrimer le modèle républicain aux repères symboliques du peuple québécois en essayant de montrer que celui-ci possède déjà une conception de la société opposée au libéralisme anglo-saxon.

Si nous pouvons admettre que l’imaginaire collectif de la société québécoise se distingue du multiculturalisme canadien et qu’il est compatible avec l’idéal républicain, il semble excessif, voire pernicieux, de rabattre certaines manifestations sociopolitiques propres à la gauche ou l’écologisme sur une prétendue mentalité républicaine déjà établie. Cela amène des thèses absurdes qui témoignent d’une tentative de récupération politique, comme l’illustre ce passage : « Les Québécois sont généralement plus réticents que les Canadiens à accepter l’exploitation sans contrainte de leurs ressources naturelles par l’industrie privée. Cette différence d’attitude ne tient pas au fait que les Québécois seraient foncièrement plus écologistes que les Canadiens, mais bien à l’influence du républicanisme au Québec. »[1]

Heureusement, l’argumentation de Parenteau ne repose pas entièrement sur la thèse que « le peuple québécois serait déjà républicain sans le savoir », car ce deuxième livre cherche plutôt à définir la République comme régime politique et à présenter le républicanisme comme nouvelle voie stratégique de l’accession à l’indépendance. Il faut signaler dès le départ que le républicanisme n’est pas un idéal abstrait, mais une stratégie, un discours performatif visant à avoir des effets sur le réel. C’est pourquoi il faut prendre au sérieux « la voie républicaine », car elle propose de surmonter trois grandes difficultés stratégiques qui accablent durablement le mouvement indépendantiste :

« D’abord, elle permettra de reconstruire la grande alliance stratégique entre progressistes (pour qui la question sociale est centrale) et nationalistes (qui accordent une grande importance aux questions identitaires), alliance qui s’est rompue au cours des dernières années. […] La deuxième difficulté ainsi en voie d’être surmontée par le républicanisme est qu’il permettra d’intégrer au discours indépendantiste le procès du régime canadien, montrant à quel point il sert mal les intérêts nationaux du peuple québécois. […] Enfin, l’idéal républicain contribuera à repenser la grande stratégie indépendantiste, laquelle a jusqu’ici échoué à conduire le peuple québécois à son indépendance. »[2] Passons tour à tour ces trois objectifs sous le prisme de l’analyse critique afin d’évaluer la force de cette idéologie politique.

L’effritement de la grande alliance

Danic Parenteau souligne que le mouvement souverainiste est né d’une coalition de forces politiques, progressistes et nationalistes, bref une alliance gauche/droite. « Malgré des divergences importantes dans leur vision politique respective, ces deux forces ont su mettre de côté leurs désaccords pour travailler ensemble à l’atteinte d’un objectif stratégique commun : l’indépendance du Québec. Par exemple, lors de la fondation du Parti Québécois en 1968, les éléments plus progressistes du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) se sont joints aux militants plus franchement nationalistes du Ralliement national (RN). »[3] Bien qu’il admette que « la convergence entre les deux forces politiques n’a pas toujours été facile », Parenteau rappelle cette vérité politique fondamentale que la conquête du pouvoir ne peut pas être le simple résultat de luttes sociales et d’un parti politique agile, mais qu’elle doit reposer sur la formation d’un « bloc historique », c’est-à-dire une alliance complexe de classes sociales soudées idéologiquement à certaines élites par le biais d’un discours rassembleur.

L’épuisement du projet souverainiste se manifeste par la séparation de ses composantes, que ce soit la frange progressiste qui se détourne du Parti québécois à cause du virage à droite accéléré sous le règne de Lucien Bouchard, où le camp nationaliste qui rejoint les rangs de l’ADQ et la CAQ pour prioriser le redressement des finances publiques. Sans qu’il soit possible de s’entendre sur les causes exactes et multiples de l’effritement de cette alliance, il y a consensus sur le constat que la « grande famille souverainiste » n’existe plus, et que clivage entre l’aile progressiste et nationaliste s’est accentué lors du dernier débat sur la Charte des valeurs québécoises. La question centrale pour tout souverainiste convaincu et intéressé à retrouver une hégémonie perdue est donc de savoir comment forger une alliance sur de nouvelles bases. Comment faire pour éviter que les progressistes se méfient systématiquement des questions identitaires (qu’ils associent automatiquement à la droite conservatrice), et que les nationalistes ne répugnent plus à accorder une place à la question sociale, le projet indépendantiste devant « être le plus « neutre » possible sur le plan idéologique afin de rallier une majorité de Québécois ? »[4]

Toute la stratégie de Parenteau consiste à définir un nouveau modèle unificateur afin de surmonter la division des indépendantistes. D’ailleurs, la publication de son projet républicain en deux tomes n’est pas un fait anodin ; le premier livre, présentant la « conception de la société » républicaine à travers les thèmes de la laïcité, la citoyenneté et l’identité nationale, visait d’abord à séduire les nationalistes conservateurs afin qu’ils adhèrent à l’idéal républicain. À l’inverse, le deuxième livre semble taillé sur mesure pour les progressistes, notamment par la promotion de la souveraineté populaire et de la démarche constituante. En s’éloignant de la logique identitaire promue par Mathieu Bock-Côté, Jacques Beauchemin et Pauline Marois, le républicanisme reconnaît l’importance centrale de la gauche dans tout projet d’émancipation nationale. « Dans toutes les sociétés occidentales, les progressistes représente une force de mobilisation politique et de changements incontournables. […] En fait, dans le présent contexte, un changement politique de l’ampleur de celui de l’indépendance du Québec apparaît tout simplement irréalisable sans l’apport des progressistes. En somme, il en va d’une nécessité stratégique indéniable que ces deux forces politiques réapprennent à travailler ensemble. »[5]

Comme il n’est plus possible aujourd’hui de miser sur le rapprochement « spontané » entre la question sociale et la question nationale qui prévalait à l’époque de la Révolution tranquille, il est nécessaire de construire une nouvelle vision du monde pour réunir ce qui est actuellement séparé, un imaginaire commun capable d’intégrer les aspirations respectives de chaque tendance. « Le modèle républicain est compatible à la fois avec les univers progressiste et nationaliste. Il permet de formuler, en termes renouvelés, non seulement plusieurs préoccupations fondamentales des progressistes et des nationalistes, mais surtout de rendre celles-ci à nouveau compatibles les unes avec les autres. Ce souci de compatibilité entre les points de vue progressistes et nationalistes est inhérent à la reconstruction de la grande alliance indépendantiste. La notion républicaine d’intérêt général rend possible une nouvelle synthèse des enjeux sociaux et identitaires. »[6]

La clé de voûte de cette alliance réside ainsi dans la mobilisation du concept républicain d’« intérêt général », qui signifie à la fois le bien commun et l’intérêt national. « Les deux notions sont complémentaires et formulent deux aspects d’un même référent normatif, qui désigne l’intérêt supérieur du peuple souverain dans tous les aspects de sa vie sociale, économique ou politique. Par sa dimension sociale, la notion de bien commun renvoie à une préoccupation proche de l’univers des progressistes ; celle d’intérêt national a de plus grandes affinités avec l’imaginaire des nationalistes puisqu’elle renvoie à l’identité de la nation. »[7] Il faut remarquer à ce titre le glissement sémantique de Simon-Pierre Savard-Tremblay, leader du groupe Génération nationale, qui délaisse progressivement le « lexique identitaire » dans ses derniers écrits au profit d’une « doctrine de l’intérêt national » dans la lignée de Robert Laplante. Or, la notion d’intérêt général n’est-elle qu’un écran de fumée visant à créer une alliance factice entre deux tendances irréconciliables ?

D’une part, il faut admettre que les deux forces politiques se sentent interpellées par la notion d’intérêt général, celle-ci agissant comme un « signifiant vide », c’est-à-dire un concept vague permettant à chaque courant d’introduire le contenu qui lui est cher. Par exemple, « la notion républicaine de bien commun offre la possibilité de renouveler la question sociale dans une perspective indépendantiste. Une reprise en main par le peuple de ses institutions politiques au nom du bien commun signifie la fondation de la société sur des valeurs de solidarité et une vision du pouvoir qui accorde aux citoyens une place plus importante dans le jeu politique. L’idéal de bien commun justifie la pertinence du maintien par l’État de mesures sociales vigoureuses visant notamment la réduction des inégalités économiques entre citoyens. Du coup, il prévient, en principe, le détournement actuel des institutions et des ressources par l’élite politique et économique au détriment du peuple. »[8] Il est difficile pour un progressiste d’être en désaccord avec cet idéal.

D’autre part, l’idée d’intérêt national permet aux nationalistes d’identifier « une série de dossiers sur lesquels les intérêts supérieurs du Québec et ceux du Canada divergent fortement et forcer les acteurs politiques à choisir leur camp. La géopolitique de l’énergie et des ressources naturelles doit, en toute logique, être au cœur de celle-ci. Le Canada est en mutation pétrolière, alors que les oléoducs s’ajoutent aux chemins de fer dans la construction d’un pays centralisateur fondé sur les axes d’échange est-ouest. »[9] L’intérêt national va également de pair avec l’idée que l’État doit favoriser un meilleur « vivre-ensemble » des citoyens et cultiver chez eux un sentiment de solidarité et d’appartenance nationale, notamment à travers la défense de la langue française qui favorise la participation politique. « Comment quelqu’un pourrait-il participer activement à la vie de sa communauté s’il ne maîtrise pas la langue commune officielle de celle-ci ou s’il n’éprouve pas à son endroit nul sentiment d’appartenance ? En effet, le danger d’assimilation linguistique évoqué par les nationalistes est un argument qui a peu de chances d’interpeller les progressistes, alors que celui du caractère mobilisateur les ralliera davantage. »[10]

L’intelligence stratégique de Parenteau permet ainsi de surmonter certaines divisions idéologiques, du moins en théorie. Dans la pratique, il n’en demeure pas moins que le contenu de la notion d’intérêt général sera le résultat d’une lutte entre progressistes et nationalistes pour déterminer le sens précis de ce signifiant vide. C’est pourquoi on ne peut pas présumer du succès ou de l’échec de cette stratégie a priori ; mais nous pouvons reconnaître que la formulation d’idées communes représente une condition nécessaire, mais non suffisante, à la formation de véritables alliances. Par exemple, une éventuelle alliance basée sur l’intérêt général du peuple québécois pourrait consister en certaines conditions non-négociables : la réforme du mode de scrutin (rénovation des institutions démocratiques), un processus constituant (réponse populaire à la question nationale), la fin des mesures d’austérité (question sociale) et le rejet des projets de transport et d’exploitation des hydrocarbures en sol québécois (question écologique). Sans la définition commune de certaines revendications particulières permettant de concrétiser l’idéal de l’intérêt général, toute « convergence nationale » ou appel à rejoindre la « famille souverainiste » restera un vœu pieux dissimulant un vide stratégique.

Critique du régime canadien

Une autre force du républicanisme réside dans sa capacité à formuler une critique directe et efficace du régime politique canadien. La gauche a souvent tendance à dénoncer les politiques néfastes du gouvernement Harper, en explicitant ainsi le fait que le clivage gauche/droite est bien présent sur la scène fédérale en opposant les intérêts du Québec et ceux du Canada. Or, cette stratégie ne fait pas nécessairement remonter la popularité de l’option progressiste ou indépendantiste sur la scène politique québécoise, et elle laisse l’illusion qu’un gouvernement social-démocrate ou NPD règlerait la situation. De son côté, le mouvement souverainiste privilégie la défense des intérêts du peuple québécois et la critique de l’ingérence du fédéral dans son champ de compétences, en délaissant ainsi le procès du régime canadien au profit d’une logique corporatiste au niveau national.

Devant ce double écueil, le républicanisme offre une posture théorique plus robuste pour opérer une critique fondamentale du régime canadien. « Depuis plus de trois siècles, soit depuis la Conquête britannique, le peuple québécois vit dans un état d’assujettissement politique. Les institutions qui encadrent sa vie politique, régissent son destin collectif et expriment ses ambitions collectives ne sont pas de son fait. Elles lui ont été imposées à la suite d’une conquête militaire, état de fait entériné par les différents ordres constitutionnels qui se sont succédé depuis lors : Proclamation royale de 1763, Acte constitutionnel de 1791, Acte d’Union de 1840, Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 et Loi constitutionnelle de 1982. Aux yeux de bien des Québécois, ces traités appartiennent à l’histoire ancienne ; beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis la bataille des plaines d’Abraham […] Avec le temps, le peuple québécois a même réussi à s’accommoder de ces institutions en y aménageant un espace où il a pu organiser sa vie démocratique. Dans la foulée de la Révolution tranquille, il s’est même doté d’institutions politiques et culturelles à caractère « national » à l’intérieur du cadre « provincial » qui est le sien.

Mais toutes ces avancées n’enlèvent rien au fait que le présent régime canadien reprend les grands principes politiques fondateurs des régimes précédents : parlementarisme britannique, pouvoir exécutif concentré entre les mains du premier ministre ou du gouverneur général, mode de scrutin nominal à un tour ou principe de la souveraineté des parlements. En fait, le régime canadien, celui d’hier, comme celui d’aujourd’hui, est érigé sur la négation implicite du caractère souverain du peuple québécois. »[11] Ainsi, le modèle républicain s’oppose directement à la monarchie constitutionnelle, la centralisation du pouvoir dans les mains d’une élite politique, le mode de scrutin anti-démocratique, le parlementarisme hérité des institutions britanniques, etc. Bref, à l’occasion de la célébration du 150e anniversaire de la confédération canadienne, il est tout à fait pertinent de ranimer la critique du régime de 1867. Il s’agit bien ici d’opposer l’oligarchie et la démocratie, la « caste » et la souveraineté populaire, l’Empire canadien et la République.

Cette stratégie discursive permet de rompre avec la vision dominante du mouvement souverainiste, c’est-à-dire « avec le paradigme de l’aboutissement historique, en cessant de voir dans l’accession du Québec au rang d’État souverain l’aboutissement naturel d’un quelconque processus historique. »[12] Comme nous ne sommes plus à l’époque de la Révolution tranquille, il n’est plus possible d’adhérer spontanément au mythe de l’« État complet » ; c’est pourquoi il faut délaisser l’obsession de la souveraineté de l’État québécois et la logique technocratique qui en découle en prenant le tournant républicain qui consiste « à placer au cœur de ce projet politique la souveraineté du peuple québécois. »[13] La principale force du républicanisme ne réside pas dans sa critique du libéralisme multiculturaliste anglo-saxon, mais dans son idéal d’émancipation : « notre démarche vise plutôt à repenser les fondements théoriques de l’indépendance du Québec sur la base de la volonté du peuple québécois, dans une démarche de réappropriation collective de ses institutions politiques. L’indépendance consisterait pour le peuple québécois à se donner des institutions politiques bien à lui. »[14]

Afin d’éviter le repli nationaliste ou une conception chauvine du républicanisme, il est nécessaire d’élargir le principe de souveraineté populaire en parlant de la souveraineté des peuples. Ainsi, ce n’est pas seulement le peuple québécois, mais l’ensemble des peuples présents sur le territoire de l’État fédéral qui sont soumis à la logique coloniale du régime impérial. « La présente Constitution canadienne n’a jamais été ratifiée ni par le peuple canadien, ni par les Premières Nations, ni par le peuple québécois. Cette Constitution, tout comme celles qui l’ont précédée, est l’œuvre de tractations entre les élites politiques, à savoir les représentants du pouvoir impérial britannique et les représentants des colonies britanniques de l’Amérique du Nord. »[15]

Contre toute attente, le « tournant républicain » permet de rompre avec le colonialisme et d’envisager un nouveau pacte avec les Premières Nations, alors que le mouvement souverainiste restait exclusivement rivé sur la seule nation québécoise. « Pour refonder la relation entre le peuple québécois et les Premières Nations du Québec sur une base républicaine, il est primordial d’accorder aux représentants de ces nations une place particulière dans la démarche constituante que nous proposons et dont il leur reviendrait de déterminer le sens et la portée. Nous sommes persuadés que les Premières Nations du Québec ont tout intérêt à participer à une telle démarche constituante qui deviendrait un levier politique important en vue d’une reprise en main de leur propre destin politique. Leur participation poserait également les bases d’une nouvelle relation entre elles et la nation québécoise, laquelle saura perdurer une fois que le Québec volera de ses propres ailes. »[16]

Le piège élitiste

Si nous sommes d’accord jusqu’ici avec l’idéal républicain d’une réappropriation collective des institutions politiques, il faut encore préciser la nature du régime républicain. C’est ici que l’analyse de Pareanteau reste prisonnière de ce que nous nommons le « piège élitiste », c’est-à-dire une conception faiblement démocratique de la République. Du moins, il y a une certaine ambiguïté permanente au sein du projet républicain sur le détenteur réel du pouvoir politique. Pour illustrer cette ambivalence, examinons la distinction de l’auteur entre deux types de régimes : « en république, le pouvoir émane d’en bas, alors qu’en monarchie, il vient d’en haut. Concrètement, une telle différence veut dire qu’en république, le chef d’État, qui porte le plus souvent le titre de président, tire son autorité et sa légitimité du peuple qui l’a élu. Dans les régimes monarchiques, les monarques ne sont pas élus ; ils héritent le plus souvent du titre par simple filiation de sang. »[17]

S’il est vrai que « le Canada est une monarchie constitutionnelle officiellement soumise à une monarque étrangère [et que] les institutions politiques encadrant ce régime tirent leur légitimité non pas du peuple, mais de la souveraine qui délègue à une élite politique, réunie dans des parlements et des cours de justice, la gestion du pouvoir »[18], il n’en demeure pas moins que le premier ministre qui dirige dans les faits le Canada est sélectionné par le peuple à travers des élections au suffrage universel. Il faut donc distinguer l’origine symbolique de l’autorité politique et l’exercice effectif du pouvoir politique ; dans le régime politique canadien, l’autorité vient symboliquement d’en haut, mais la légitimité démocratique émane d’en bas. En fait, tout le problème réside dans cette fameuse théorie de l’« émanation » de la volonté collective par le biais de la représentation.

Parenteau admet que son idéal républicain repose ultimement sur le paradigme du gouvernement représentatif. « Dans le républicanisme, le pouvoir tient lieu d’outil d’expression de la volonté peuple. Par l’intermédiaire de ces institutions politiques, le peuple parvient à ériger en décisions et en lois sa volonté collective. Le pouvoir politique sert à imprimer une direction à la société conformément aux ambitions collectives du peuple. Est à l’œuvre une double médiation républicaine qui va du peuple aux gouvernants et, inversement, des gouvernants au peuple. La loi est l’œuvre du peuple qui accepte de s’y conformer, car elle émane de lui. La loi étant sienne, le peuple est son propre maître. »[19]

Or, le peuple est-il vraiment son propre maître dans un gouvernement représentatif, et sommes-nous réellement « maîtres chez nous » dans une République quelle qu’elle soit ? Il faut rappeler que le régime représentatif ne renvoie pas d’abord à la souveraineté populaire décrite par Rousseau mais à la souveraineté nationale (de Locke, Montesquieu et l’abbé Sieyès), la souveraineté appartenant à la nation qui est une entité collective abstraite, unique et indivisible ; le pouvoir n’est donc pas exercé directement par chaque citoyen, mais par l’intermédiaire des représentants de la nation qui sont titulaires d’un mandat représentatif et œuvrent dans l'intérêt de la nation toute entière. C’est donc bien l’État qui dirige dans les faits la société, conformément aux « ambitions collectives » du peuple qui sont toujours interprétées (médiatisées) par les élites politiques.

La supposé « double médiation » donne une impression de va-et-vient entre les gouvernants et les gouvernés, alors que le régime représentatif repose sur la séparation institutionnelle du pouvoir décisionnel entre les représentants et le peuple qui ne peut que gouverner indirectement par la sélection des chefs. Lorsque le pouvoir émane du peuple mais n’est pas exercé directement par lui (auto-gouvernement), nous n’avons pas affaire à la souveraineté populaire mais à la souveraineté nationale et parlementaire, la souveraineté de l’État gouvernant à la place du peuple. Il faut rappeler ici la grande leçon de Rousseau qui réaffirme que la souveraineté populaire n’existe qu’à travers la participation directe des citoyens et citoyennes aux décisions collectives, et que la représentation n’est pas un gage de liberté politique.

« La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n'y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple Anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l'élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde. »[20]

C’est pourquoi il faut rejeter l’idée métaphysique de l’« émanation » du pouvoir qui sert souvent à masquer les intérêts d’une élite qui dirige « au nom » du peuple, et établir la différence fondamentale sur le plan de l’exercice réel du pouvoir. Lorsque le pouvoir est exercé « par le haut », nous avons affaire à une monarchie, un régime autoritaire ou une république élitiste ; lorsque le pouvoir est exercé « par en bas », c’est-à-dire par la démocratie participative, délibérative, active, inclusive et directe, alors nous pouvons véritablement parler d’une souveraineté populaire en acte. La démocratie est l’autorité du peuple, le gouvernement du peuple, pour le peuple, et surtout par le peuple qui l’exerce directement.

Il faut donc éviter la confusion qui vient généralement à l’esprit lorsqu’on cherche à comparer les républiques et les monarchies existantes à travers le monde. Comme le souligne Parenteau, il y a des républiques dites « démocratiques » (présidentielles, parlementaires et semi-présidentielles), d’autres dominées par une idéologie unique (comme la République populaire de Chine ou la Corée du Nord), et même des républiques islamistes (Afghanistan, Iran, Pakistan). D’autre part, il y a des monarchies constitutionnelles dotées d’un gouvernement élu, ainsi que des monarchies absolues. L’auteur admet donc que la ligne de partage se trouve entre les « démocraties libérales » et les « régimes autoritaires », ces deux tendances pouvaient être incarnées à la fois dans des républiques ou des monarchies. Pourquoi dès lors faudrait-il tenir mordicus à l’idée de République si celle-ci ne permet pas de distinguer le véritable lieu de la souveraineté populaire ?

Comme le rappelle Francis Dupuis-Déri dans son ouvrage Démocratie. Histoire politique d’un mot, les pères fondateurs des républiques modernes cherchaient d’abord à renverser l’Ancien régime (personnifié par la noblesse et la monarchie) tout en étant hostile à la démocratie ou l’auto-gouvernement populaire, qu’ils associaient au chaos, à la violence et à la tyrannie des pauvres ; c’est pourquoi ils optèrent pour le gouvernement représentatif qui permettait de sélectionner une élite éclairée en laissant les individus vaquer à leurs affaires privées. Le « gouvernement constitutionnel » des États modernes cherchaient d’abord à garantir l’équilibre et la séparation des pouvoirs, à marier l’« aristocratie élective » du modèle représentatif avec une émanation du pouvoir par le suffrage démocratique.

« Les républicains des temps modernes se méfiaient de la démocratie, tout comme des autres formes de régimes purs. La démocratie, dans le cadre du discours républicain, ne signifiait pas autre chose qu’un régime où le peuple assemblé à l’agora gouverne directement. Ce type de régime est dangereux, car il offre trop de pouvoir aux pauvres qui vont l’utiliser pour menacer la sécurité des riches, c’est-à-dire l’équilibre de la communauté. […] Harrington recommandait que dans ce qui « est proprement appelé démocratie, ou gouvernement populaire, le débat soit géré par une bonne aristocratie car le débat au sein du peuple produit l’anarchie. » […] On retrouve chez les philosophes du républicanisme moderne des arguments dont se serviront les parlementaires pour justifier leur pouvoir et pour condamner la démocratie. »[21]

Parenteau tombe ainsi dans le « piège élitiste » lorsqu’il fait reposer l’idéal républicain sur le paradigme de la démocratie libérale « fondé sur les grands principes du libéralisme politique, notamment la tenue d’élections libres, la protection des droits et libertés des minorités et la primauté du droit. […] Le républicanisme et le libéralisme anglo-saxon représentent les deux principales manières de donner sens au politique dans les démocraties libérales. »[22] Non seulement il n’accorde pas une véritable place à la souveraineté populaire dans le cadre du régime politique, mais il fait reposer la théorie républicaine sur le socle de la philosophie libérale ! Au fond, tout se passe comme si le républicanisme et le libéralisme anglo-saxon n’étaient que deux variantes idéologiques du gouvernement représentatif. Ces deux perspectives divergent au niveau de leur « conception de la société » respective – la première mettant l’accent sur la laïcité et le holisme (la société comme grand corps unifié), la seconde sur le multiculturalisme et l’individualisme – mais toutes deux convergent par leur rejet implicite de la démocratie participative, active et directe qui permet l’incarnation réelle de la souveraineté du peuple.

Néanmoins, il faut nuancer cette thèse car Parenteau admet qu’il est nécessaire de renforcer le pouvoir citoyen par la mise en place de mesures comme les référendums d’initiative populaire et des dispositifs permettant une plus grande implication citoyenne dans le processus législatif ou certaines sphères budgétaires (pensons aux budgets participatifs par exemple). Il s’agit ainsi de rompre avec une vision passive de la citoyenneté, sans pour autant remettre en question la division structurelle qui sépare la société en deux camps : les dirigeants et les exécutants, les politiciens et les gens ordinaires, les détenteurs du pouvoir décisionnel et les simples citoyens. « Il ne s’agit pas de renier en bloc les principes de représentation politique, pour embrasser, par exemple, un système de démocratie directe, mais de donner plus de pouvoirs aux citoyens à l’intérieur même du système représentatif de gouvernement. »[23] La souveraineté nationale prime donc toujours sur la démocratie, la souveraineté de l’État se substituant, in fine, à la souveraineté populaire.

Les raisons de la démarche constituante

La principale raison qui motive l’usage de la souveraineté populaire pour repenser le projet indépendantiste réside dans sa capacité mobilisatrice. Si la conception élitiste de la république reste prisonnière du paradigme de la souveraineté nationale, étatique et parlementaire, le chemin menant à la création du nouvel État doit être basé sur un processus participatif et populaire. Autrement dit, l’analyse de Parenteau ne permet pas de poser les bases d’un régime politique réellement démocratique et émancipateur, mais elle a le mérite de rompre avec l’approche technocratique qui accorde un rôle central à la « classe politique » au sein du mouvement souverainiste. « Aussi longtemps que pareille vision gestionnaire et technocratique continuera, pour un grand nombre de Québécois, de représenter l’horizon indépassable du jeu politique, le projet indépendantiste n’a que très peu de chances de s’imposer comme option mobilisatrice. […] En d’autres mots, la réappropriation collective, par le peuple souverain du Québec, de ses institutions politiques, réappropriation à laquelle doit servir l’indépendance du Québec, n’a de sens que si la démarche engage et implique activement les citoyens. »[24]

La voie républicaine vers l’indépendance, d’abord mise de l’avant par Québec solidaire en 2009, constate l’échec de la stratégie référendaire et propose de dépasser ses écueils. Depuis ses débuts, le projet souverainiste a conçu la question du statut politique du Québec comme un objectif premier et autonome, séparé de la question constitutionnelle et du projet de pays. Il s’agit maintenant de renverser cette perspective en considérant « la détermination du statut politique du Québec comme un élément de la démarche plus large de reprise en main par le peuple québécois de ses institutions politiques. Le référendum doit être considéré comme un élément de la démarche constituante. »[25] Pourquoi n’est-il pas préférable de rédiger une Constitution après la victoire du « Oui », afin d’éviter les divisions sur le contenu particulier du projet de pays ? Pourquoi ne pas laisser à la classe politique le soin de mener le processus de construction du nouvel État, au lieu de confier aux gens le soin de déterminer la charpente de leur futur pays ?

En résumé, l’approche républicaine soutient un processus d’accession à l’indépendance « par en bas », dirigé par la société civile et les citoyens eux-mêmes, au lieu de confier le projet de souveraineté aux professionnels de l’appareil d’État. Voilà tout le sens de la formule « la souveraineté du peuple précède celle de l’État ». Ceux qui privilégient une approche jacobine et technocratique ne considèrent pas que l’émancipation du peuple doive être l’œuvre du peuple lui-même, mais d’une avant-garde éclairée qui fera l’indépendance à sa place. Le peuple ne sait pas lui-même ce qu’il veut, et c’est pourquoi il faut lui amener une conscience de l’extérieur afin de garantir la souveraineté de l’État. C’est pourquoi le peuple doit faire confiance à ses dirigeants qui pourront mieux le gouverner pour son propre bien. L’indépendance « par en bas » souhaite renverser cette vision aliénée et autoritaire d’une souveraineté nationale « par le haut » en préconisant la formation d’un processus d’émancipation populaire.

« Lancer une démarche constituante serait également l’occasion pour le peuple québécois de s’impliquer dans l’élaboration du projet de pays sur lequel débouchera l’indépendance, participation tout à fait légitime d’un point de vue républicain. Ce serait alors l’occasion de rompre avec l’impression ressentie par une partie de la population québécoise pour qui voter « Oui » au référendum consiste à signer un chèque en blanc aux indépendantistes pour réaliser l’indépendance. Dans une démarche constituante, le peuple québécois serait convié à s’exprimer sur la forme des institutions qu’il souhaite se donner, sur les grands principes du vivre-ensemble, sur la meilleure manière de garantir le maintien de son caractère national, etc., le tout devant être inscrit dans sa constitution. Ainsi, le peuple québécois pourra-t-il, en toute connaissance de cause, se prononcer sur le statut politique qu’il souhaite donner à sa communauté politique. »[26]

Voilà sans doute l’une des meilleures justifications du projet indépendantiste qui permet de reposer la question nationale sur le terrain de la question démocratique, c’est-à-dire de formuler un indépendantisme du XXIe siècle. Parenteau évite également le piège d’une démarche constituante dirigé par les politiciens professionnels en préconisant la mise en place d’une « assemblée constituante populaire » composée de citoyens venant de tous les horizons et reflétant le peuple québécois dans toute sa diversité, et laissant une place significative aux Premières Nations. S’il reste ouvert sur le mode de sélection des membres de l’assemblée constituante (suffrage universel, tirage au sort, etc.), il souligne que la question constitutionnelle ne doit pas restée l’apanage d’experts, de juristes, de politologues et de constitutionnalistes. Il montre que cette stratégie permet de sortir de l’attentisme des « conditions gagnantes » et de reprendre l’initiative politique, en permettant au peuple de prendre part directement à l’élaboration de son projet de pays.

Néanmoins, l’auteur laisse planer la même incertitude que la démarche proposée par Québec solidaire qui ne précise pas l’articulation de la question constitutionnelle et du statut politique du Québec dans le projet qui sera proposé au peuple québécois lors du référendum qui achèvera le processus. Autrement dit, s’agira-t-il d’un projet de constitution d’un Québec autonome, d’un Québec indépendant, les deux, ou aucune de ces réponses ? Cela ne représente pas un problème insurmontable inhérent à la stratégie de l’assemblée constituante, mais ce flou artistique peut favoriser la confusion auprès des militant-es indépendantistes et la population. Il est curieux que Parenteau n’ait pas répondu à cette question centrale dans son livre. Bien qu’on puisse dire qu’il s’agit là d’une question de « quincaillerie » et des modalités particulières qui devront être déterminées par un gouvernement indépendantiste élu (durée du processus, nombre de membres, types de consultations publiques, etc.), le vague entourant le cœur de la démarche républicaine vers l’indépendance risque de nuire à l’intelligibilité de cette stratégie pour le commun des mortels.

C’est pourquoi nous mettons de l’avant trois hypothèses pour résoudre ce problème : 1) laisser le mandat de l’assemblée constituante ouvert afin que les membres constituants décident par eux-mêmes comment il convient le mieux de jongler avec la question du statut politique du Québec ; 2) préciser que le projet de constitution devra inclure une question séparée sur le statut politique du Québec afin de permettre au peuple québécois de se prononcer sur l’indépendance ; 3) préciser que le projet de constitution devra être exclusivement celui d’un Québec indépendant. La première option est plus ouverte quant à l’inclusion de différentes perspectives idéologiques au sein du processus constituant (souverainistes, autonomistes, fédéralistes, indécis, etc.), mais elle a le désavantage de laisser à un groupe restreint d’individus la possibilité d’évacuer l’option de l’indépendance si celle-ci ne fait pas consensus. De son côté, la troisième option a l’avantage de présenter un projet clair qui évacue toute ambiguïté (on n’écrit pas la constitution d’une province mais bien d’un pays), mais elle semble fermer la porte trop rapidement aux personnes indécises qui pourraient potentiellement se rallier à la cause à travers une démarche de démocratie participative et délibérative.

Face à une approche floue en aval (option 1) et une approche trop fermée en amont (option 3), le fait de garantir qu’il y aura une question distincte sur l’indépendance lors du référendum permet de présenter un projet qui serait à la fois clair et inclusif. Il y a aurait une double question (analogue au dernier référendum catalan) qui pendrait la forme suivante : 1. Voulez-vous que cette constitution devienne celle du Québec ? 2. Voulez-vous le Québec soit indépendant ? Les articles du projet de constitution qui ne pourraient voir le jour que dans le cadre d’un Québec indépendant seraient alors « activés » si une majorité vote « Oui » aux deux questions (Oui2). Les personnes non convaincues par l’option indépendantiste au début du processus pourraient tout de même participer activement à la démarche constituante, car qui ne voudrait pas définir lui-même les institutions politiques auxquelles il sera soumis par la suite ? Le pari d’une victoire de l’indépendance par la voie républicaine est que le peuple pourra constater par lui-même – par l’expérience démocratique directe et non par quelques idées martelées par les souverainistes convaincus – les limites du carcan canadien quant à la réappropriation collective des institutions politiques par le peuple lui-même.

Renverser la souveraineté de l’État

Comme nous pouvons le constater, le « paradigme républicain » est beaucoup plus puissant que la vision social-démocrate et souverainiste traditionnelle quant à la formulation d’un projet politique porteur pour le peuple québécois. L’argument le plus solide en faveur de l’approche républicaine consiste dans le fait que ce n’est plus à une élite technocratique de veiller à l’efficacité de la fonction publique et au rapatriement des fonctions étatiques, mais eu peuple lui-même de définir de nouvelles institutions appropriées à ses besoins. Comme l’a jadis souligné le patriote Louis-Joseph Papineau, « nous demandons des institutions politiques qui conviennent à l’état de société où nous vivons ». L’idée centrale d’une réappropriation collective des institutions par la souveraineté populaire constitue la base d’un véritable projet de transformation sociale et d’émancipation nationale qui mette au cœur l’activité vivante des citoyens et des citoyennes dans l’élaboration commune d’un projet de société. Pour reprendre la formule de Cornelius Castoriadis, il s’agit ni plus ni moins que de réactiver « l’auto-institution imaginaire de la société » par le biais d’un processus populaire ancré dans la démocratie participative, délibérative, active, inclusive et directe.

Or, le point aveugle du républicanisme comme théorie politique demeure sa conception traditionnelle de l’État fondée sur le gouvernement représentatif. Si la démarche permettant la construction d’une nouvelle communauté politique est ancrée dans la souveraineté populaire et l’émergence d’un « pouvoir constituant », le peuple risque de devenir prisonnier de sa nouvelle demeure une fois que le processus sera terminé et qu’il devra vivre dans le régime pseudo-démocratique d’un nouveau « pouvoir constitué ». Ainsi, l’indépendance ne garantit en rien la liberté des peuples, comme on peut le constater dans la plupart des républiques du monde où le peuple est toujours gouverné par une élite. Si la vraie différence n’est pas entre république et monarchie, mais entre démocratie et oligarchie, il faut que les nouvelles institutions politiques puissent permettre une réelle souveraineté populaire après l’indépendance, et non seulement avant.

C’est là que la stratégie de Parenteau reste élitiste sans le savoir, car elle se sert de la souveraineté populaire comme un instrument pour fonder la souveraineté de l’État qui, une fois constitué, sera le seul véritable détenteur du pouvoir politique. D’où le sous-titre du livre « de la souveraineté du peuple à celle de l’État », qui évoque littéralement un transfert de souveraineté tel que le décrit Hobbes, où les individus aliènent leurs droits en donnant tout le pouvoir au Léviathan, le peuple déléguant son autorité à ses dirigeants qui pourront ensuite le dominer pleinement entre les élections. Comment faire en sorte que le processus d’émancipation politique ne devienne pas une nouvelle source dépossession ?

L’hypothèse réside dans le rejet de la notion de souveraineté de l’État, celui-ci étant entendu comme l’institution dont le personnel administratif jouit du monopole de l’utilisation légitime de la violence en vue de renforcer l’ordre sur sa population et son territoire. Il faut ici comprendre l’État comme un corps séparé et placé au-dessus de la société, un appareil parlementaire, bureaucratique, judiciaire, policier et militaire qui limite la véritable démocratie, c’est-à-dire la gestion collective des affaires communes par les citoyens eux-mêmes. L’idée moderne de l’État est inséparable de la logique du gouvernement représentatif et de la prise en charge de la société par une instance centralisée. L’État unitaire, indivisible et centralisé représente l’idéal-type du gouvernement dirigé par une caste politique. Bien qu’il puisse y avoir des États fédérés ou davantage décentralisés, la démocratisation des institutions politiques signifie toujours donner davantage de pouvoir aux citoyens aux dépends des dirigeants de l’appareil d’État. Ainsi, il ne s’agit pas de créer un nouvel d’État comme les autres, avec un drapeau de plus flottant au-dessus du siège social des Nations unies au bord de l’East River, pour reprendre l’image risible de Bernard Landry, mais d’instituer la République contre l’État. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

L’État canadien et québécois représentent tous deux la négation de la souveraineté populaire. Ils doivent donc être renversés pour fonder une République réellement démocratique.[27] La République québécoise sera l’expression institutionnelle d’une souveraineté populaire qui vient. Il ne s’agit pas d’imiter naïvement les autres États modernes qui succombent tous sous le poids de l’austérité, la corruption, l’abandon de la transition écologique et le mépris du plus grand nombre. L’émancipation politique du Québec comme sortie de l’Empire canadien, si elle vient « par en bas » et non « par le haut » de l’establishment qui tente de contenir les luttes sociales sous la chape de plomb de la « convergence nationale » du grand parti souverainiste, sera elle-même le fruit d’une émancipation sociale qui remettra en cause l’ensemble du système. L’émancipation du peuple doit être l’œuvre du peuple lui-même. La souveraineté nationale ne sera plus alors la négation, mais l’expression de la souveraineté populaire. Celle-ci débordera les frontières de l’économie en rendant les citoyens rois dans la cité et dans l’entreprise (Jaurès). La contribution du Québec à l’émancipation humaine viendra du renversement du projet souverainiste. L’adage de Bourgault selon lequel « nous ne voulons pas être une province « pas comme les autres », nous voulons être un pays comme les autres », doit être dépassé par la maxime « nous ne voulons pas un État souverain comme les autres, mais une République pas comme les autres ».

La question nationale devient alors de savoir si le Québec sera capable de hisser sa pratique à la hauteur de ses principes, « c’est-à-dire à une révolution qui l’élève non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais jusqu’à la hauteur humaine qui sera l’avenir prochain de ces peuples ». Il ne s’agit plus de refaire le chemin de la Révolution tranquille et de marcher sur les traces du mouvement souverainiste, mais d’entreprendre une révolution inouïe, inédite, sans précédent. Il ne s’agit plus d’arracher seulement l’émancipation politique, mais d’atteindre à la hauteur de l’émancipation humaine. Une révolution québécoise radicale est devenue nécessaire. Ce qui devient réellement utopique, c’est « la révolution partielle, seulement politique », qui laisserait debout « les piliers de la maison ».

D’où la nécessité de dépasser le républicanisme comme théorie « seulement politique » et d’élargir notre compréhension de ce que pourrait devenir une République « pas comme les autres ». Autrement dit, la démarche d’accession à l’indépendance ne doit pas d’abord viser la souveraineté de l’État, mais le dépassement historique de la forme archaïque de l’État. La souveraineté populaire doit permettre l’exercice effectif et continu de la souveraineté populaire après l’indépendance, et non l’instauration d’une nouvelle cage de fer. Comme le rappelle Vandana Shiva :

« La redéfinition de la notion de « souveraineté » sera le grand défi de l’ère post-globalisation. La mondialisation était fondée sur l’ancienne notion de souveraineté, celle des États-nations héritée de la souveraineté des monarques et des rois. La nouvelle notion de souveraineté est le fondement de la résistance à la mondialisation. Cette résistance se traduit par le slogan : « Le monde n’est pas une marchandise.  » Actuellement, les Grecs disent : « Notre terre n’est pas à vendre, nos biens ne sont pas à vendre, nos vies ne sont pas à vendre. » Qui parle ? Les peuples. Revendiquer la souveraineté des peuples est la première étape de la souveraineté alimentaire, de l’eau ou des semences. Mais il y a une seconde partie : les peuples revendiquent le droit de protéger la Terre, et non celui d’abuser d’elle comme d’autres la maltraitent. Ainsi la souveraineté des terres, des semences, des rivières rejoint la souveraineté des peuples. Avec la responsabilité de protéger ce cadeau de la Terre et de le partager équitablement. »[28] Pour préciser la forme institutionnelle que prendrait une République qui ne serait pas un État, nous devrons explorer la piste de l’hypothèse municipaliste. À suivre.

[1] Danic Parenteau, L’indépendance par la République. De la souveraineté du peuple à celle de l’État, Fides, Montréal, 2015, p.81
[2] Ibid., p.27-29
[3] Ibid., p.107
[4] Ibid., p.115
[5] Ibid., p.158
[6] Ibid., p.160
[7] Ibid., p.161
[8] Ibid., p.162
[9] Simon-Pierre Savard-Tremblay, Le souverainisme de province, Boréal, Montréal, 2014, p.220
[10] Ibid., p.163
[11] Ibid., p.141-143
[12] Ibid., p.20
[13] Ibid., p.26
[14] Ibid., p.138-139
[15] Ibid., p.123
[16] Ibid., p.190-191
[17] Ibid., p.42-43
[18] Ibid., p.166
[19] Ibid., p.66
[20] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, chap. 3, idée 15, Les Classiques des sciences sociales, 1762, p.80
[21] Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot, Lux, Montréal, p.84-85
[22] L’indépendance par la République, p.47
[23] Ibid., p.153
[24] Ibid., p.152-153
[25] Ibid., p.172
[26] Ibid., p.173
[27] Ce passage est tiré des thèses 9 et 10 du Précis républicain à l’usage de la gauche québécoise, http://ekopolitica.blogspot.ca/2014/10/precis-republicain-lusage-de-la-gauche_49.html

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