Le peuple : au-delà de la classe et de la nation
Le rapport entre la gauche et la question
nationale est éminemment complexe, car il en va de l’articulation de deux
réalités hétérogènes : d’une part, les contradictions du système
économique et la division de la société en classes, d’autre part l’existence
d’une nation opprimée par un régime politique illégitime. Face à cette tension,
trois grandes attitudes semblent se dégager : soit qu’une des deux
questions se présente comme la réalité ultime et tend à faire de l’autre une
illusion, soit qu’on distingue soigneusement chaque mouvement en leur accordant
une égale légitimité et un rôle spécifique à ne pas transgresser, soit qu’on
tente de dépasser l’opposition par une nouvelle synthèse théorique et pratique.
Après avoir brièvement critiqué les deux premières approches, absolutiste et
différentialiste, nous proposerons une troisième voie intégratrice basée sur la
catégorie de peuple, afin de montrer la fertilité d’une hypothèse stratégique
permettant à la gauche indépendantiste d’élargir son soutien populaire et de
redéfinir son projet de société.
Réfutation de l’absolutisme
marxiste et nationaliste
Tout d’abord, l’approche absolutiste
consiste à définir une contradiction principale qui serait à la fois le socle
de la réalité sociale et le terrain premier de toute lutte politique. Si nous
prenons le débat qui oppose le socialisme et le nationalisme, la forme
« pure » ou dogmatique de chaque mouvement consiste à affirmer la
présence d’un antagonisme fondateur auquel toutes les autres différences et
formes de domination seraient subordonnées. Par exemple, le marxisme orthodoxe
utilise la « lutte des classes » à la fois comme grille d’analyse, moteur
de l’Histoire, et critère indépassable de toute alliance tactique ou
stratégique. La quête pour l’indépendance politique serait au mieux un projet
naïf d’auto-gouvernement faisant abstraction de l’hégémonie globale du capitalisme
qui ne connaît pas de frontières, au pire une illusion dangereuse masquant les
intérêts d’une bourgeoisie nationale cherchant à se créer un État pour
maintenir ses privilèges au détriment de la majorité sociale. Comme le
soulignent Marx en Engels dans le Manifeste du Parti communiste, « les
ouvriers n’ont pas de patrie » et doivent s’unir dans une lutte
internationale contre le Capital.
Face à ces objections qui renferment un
fond de vérité, mais semblent tout à fait exagérées, il faut amener certaines
nuances essentielles. Premièrement, l’hégémonie mondiale du capitalisme
affaiblit la capacité de régulation sociale
des États-nations, mais se sert également des leviers politiques pour signer
des traités de libre-échange, développer des mécanismes de marché et vendre les
services publics aux intérêts privés. Autrement dit, le néolibéralisme ne signifie
pas l’effacement progressif de l’État,
mais la transformation de son rôle
pour favoriser le gouvernement des conduites selon les principes du marché, de
l’entreprise privée et de la compétitivité. Si la souveraineté nationale ne
garantit aucunement l’indépendance économique et le contrôle démocratique des
institutions, des mesures comme le protectionnisme, la souveraineté monétaire
et d’autres réformes sociales permettraient objectivement de protéger davantage
la société contre les ravages du libre marché et des firmes multinationales.
Deuxièmement, il est vrai qu’une
souveraineté nationale visant l’instauration d’une République bourgeoise ou
parlementaire pourrait favoriser les intérêts de la classe dominante et ne pas
se traduire par une transformation réelle des conditions d’existence des
classes dominées. Or, les nombreuses contraintes du régime politique actuel
(mode de scrutin, division des compétences entre États fédérés, rigidité
constitutionnelle) permettent encore
moins d’instaurer des réformes susceptibles d’améliorer substantiellement
la vie des gens. C’est pourquoi la création d’un nouvel État représente une
rupture et une opportunité historique à saisir pour inventer des institutions
plus justes et démocratiques. Il s’agit évidemment d’une possibilité (et non d’une nécessité), ce qui signifie que
l’indépendance en soi est neutre du
point de vue des classes, toute la question étant de savoir qui dirigera le processus
constituant : Pierre Karl Péladeau, un parti de gauche ou les citoyens à travers
une assemblée constituante ?
Troisièmement, il est vrai que la classe
ouvrière déborde les frontières nationales et qu’il y a parfois plus de
similarité sur le plan socioculturel entre deux individus d’une même classe que
deux membres d’une même nation. Par exemple, un travailleur québécois et un
travailleur américain peuvent se ressembler davantage qu’un chômeur gaspésien et
Guy Laliberté. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de différences culturelles
et symboliques importantes entre nations, et que dans la nuit des prolétaires
tous les chats sont gris. De plus, il y a une contradiction logique évidente
entre l’énoncé « les ouvriers n’ont pas de patrie » et la célèbre phrase
qui clôt le Manifeste : « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Les travailleurs
habitent bel et bien quelque part objectivement même s’ils ne sont pas toujours
attachés subjectivement à leur « patrie ». Enfin, la lutte inter-nationale implique que les classes
dominées de différentes nations restent solidaires contre la bourgeoisie qui,
il faut le noter, est majoritairement cosmopolite et échappe souvent aux règles
fiscales et lois des États. Si la majorité sociale peut difficilement changer
de société selon son bon vouloir, le 1% n’a pas de véritable patrie.
Contre ce « marxisme
absolutiste » se trouve une forme tout aussi rigide de nationalisme qui
n’admet pas de contradictions au sein du corps national. Le slogan selon lequel
« l’indépendance n’est ni à gauche, ni à droite, mais en avant »
illustre bien cette tentative de secondariser la question sociale au profit de
l’unité nationale. L’idée est que tous les membres d’une même nation doivent
s’unir contre un adversaire commun comme l’État canadien qui tente de minoriser
les revendications culturelles et politiques de la nation québécoise. Au mieux, cette stratégie consiste à dire que le
débat gauche/droite est pertinent, mais devra se faire après l’indépendance, celle-ci exigeant au préalable une grande
coalition surmontant les clivages de classes pour obtenir une majorité
parlementaire et/ou référendaire ; au pire, le nationalisme conservateur
accuse la gauche d’être source de division nationale et l’idiot utile du
libéralisme et/ou du multiculturalisme, et donc un ennemi à combattre.
Encore une fois, ces affirmations pèchent
par leur exagération. D’une part, s’il est vrai que la question nationale ne
peut être réduite à la question sociale, elle ne peut pas en faire abstraction
complètement. L’indépendance peut être plus ou moins à gauche ou à droite selon
les contextes, les forces politiques en place, le projet de société inclus
implicitement ou explicitement dans la constitution, et les conséquences
sociales d’une telle révolution. Tout processus de libération nationale a des
implications politiques, économiques et culturelles complexes qui affectent les
divers groupes sociaux à différents degrés, le rapport entre la majorité et les
minorités étant particulièrement sensible, les classes dominantes étant
généralement hostiles à la remise en question du statu quo qui maintient leurs
privilèges.
D’autre part, il est vrai que
l’indépendance nationale requiert une certaine coalition entre une pluralité de
forces sociales. Mais il faut rappeler ici le sens du mot
« coalition » qui désigne une alliance circonstancielle de puissances,
de partis, de personnes en vue d’une action commune, notamment pour lutter
contre un ennemi ou un adversaire commun. Autrement dit, la grande « convergence
nationale » comprend toujours un regroupement provisoire d’éléments à gauche et (parfois) à droite, et pas forcément
sous le même parti qui devrait se tenir au centre de l’échiquier politique. Si
nous prenons l’exemple du référendum sur l’indépendance de l’Écosse de 2014, le
parti majoritaire Scottish national party (SNP) d’obédience social-démocrate
proposait un projet de pays clairement progressiste et inclusif, en laissant
une place importante à la gauche radicale indépendantiste (Scottish Left
Project), écologistes, communautés culturelles et différents groupes de la
société civile.
Un autre exemple de coalition pour
l’indépendance nationale peut être observé dans le cadre des élections
régionales de Catalogne du 27 septembre 2015. La liste électorale Junts pel Sí (Ensemble pour le oui), réunit deux partis de centre droit (CDC, DC),
la gauche républicaine (ERC), le mouvement de gauche (MES) ainsi que des
organisations de la société civile comme l’Assemblée nationale catalane (ANC), Òmnium Cultural et
l’Association des municipalités pour l’indépendance. De plus, cette liste n’est
pas menée par l’actuel président de la Catalogne Artus Mas (CDC), mais par trois
candidats indépendants dont Raül
Romeva (écosocialiste). À titre de comparaison, c’est comme si PKP acceptait de
faire partie d’une coalition multipartite avec Gabriel Nadeau-Dubois en tête
d’affiche ! De plus, une autre liste CUP-Crida Constituent
rassemble la gauche radicale indépendantiste dont Candidatura d’Unitat Popular,
des collectifs (féministes, écologistes, syndicats, étudiants) et d’autres
petites formations anticapitalistes. Cette simple observation permet de tirer
deux conclusions : 1) malgré la présence de quelques groupes de droite, le
point de gravité du mouvement indépendantiste catalan est clairement à
gauche ; 2) toute coalition doit réunir différents partis et forces sociales
sur des listes électorales plurielles en acceptant des éléments programmatiques
communs. C’est pourquoi le Parti québécois ne peut pas être qualifié de
« coalition », celui-ci n’étant qu’un simple parti souverainiste de
centre droit.
Ensuite, il est vrai qu’une certaine gauche
anti-nationaliste peut être hostile à tout projet indépendantiste et nier la
réalité ou la pertinence de la nation comme socle de l’identité collective,
provoquant ainsi une vive réaction chez les personnes qui partagent un sentiment
d’appartenance nationale. Il faut rappeler ici que le nationalisme n’est pas
nécessairement indépendantiste (il peut être autonomiste et même fédéraliste),
car il suppose d’abord l’affirmation d’une histoire commune et des traits
culturels permettant à la nation de persister à travers le temps. D’où la
dimension « identitaire » qui est étroitement liée à toute forme de
nationalisme, bien qu’il existe toute une variété de nuances entre le
nationalisme civique et le nationalisme ethnique. Le nationalisme n’est donc
pas forcément exclusif et xénophobe, bien qu’il ne puisse pas ne pas affirmer
l’existence d’une « nation », celle-ci étant plus ou moins inclusive
et pluraliste selon les cas.
Cela n’implique pas que la gauche soit
exempte de toute forme d’élément identitaire, bien au contraire. Depuis
l’émergence de nouveaux courants académiques (postmodernisme,
poststructuralisme, cultural studies)
et de mouvements sociaux divers (féministes, homosexuels, queer, etc.), la
question de la différence et des identités minoritaires a pris une place
considérable au sein des débats sur l’émancipation, la théorie critique
analysant scrupuleusement différentes formes de domination et de discrimination
en termes de sexe, genre, âge, ethnicité, capacité, etc. Il est d’ailleurs
paradoxal que les adeptes de l’analyse intersectionnelle oublient fréquemment
la nation, celle-ci étant considérée comme « majoritaire » au Québec
alors qu’elle est également minoritaire à l’échelle du Canada. Nous assistons
ainsi à une complexification du champ culturel avec une « politique des
identités » qui s’affrontent dans une lutte pour la reconnaissance. La
nation perd sa place de vecteur central de l’identité collective, ce qui amène
le nationalisme conservateur à répudier la gauche postmoderne comme
l’équivalent progressiste du libéralisme multiculturaliste. Comment sortir de
cette opposition stérile entre deux identités politiques, la gauche et le
nationalisme, afin d’éviter à la fois le piège de l’absolutisme qui consiste rejeter
la légitimité de l’autre en prenant une partie de la vie sociale pour le tout de
la réalité, et le piège inverse du relativisme qui consiste à rejeter tout
universalisme au nom des particularismes ?
L’approche différentialiste
Une autre manière d’envisager le rapport
entre la question sociale et la question nationale consiste à bien les distinguer
en montrant que chacune tente de répondre à un problème spécifique. Nancy
Fraser est sans doute la plus grande théoricienne de cette approche qui cherche
à différencier les enjeux afin d’éviter les confusions inutiles et les conceptions
monolithiques de la vérité politique. C’est ainsi qu’elle distingue
rigoureusement deux paradigmes fondamentaux, deux dimensions irréductibles de
la justice : la redistribution et la reconnaissance. « Le paradigme de la
redistribution met l’accent sur les injustices qu’il considère comme
socio-économiques et qu’il présume être le produit de l’économie
politique : l’exploitation, l’exclusion économique et le dénuement. Le
paradigme de la reconnaissance, pour sa part, cible plutôt les injustices qu’il
considère comme culturelles, et qu’il présume être le produit des modèles
sociaux de représentation, d’interprétation et de communication : la
domination culturelle, le déni de reconnaissance et le mépris. »[1]
Pour reprendre l’exemple de la gauche et du
nationalisme, on voit évidemment que la première famille politique s’intéresse
d’abord au champ socioéconomique, bien qu’elle prenne également en
considération diverses formes de domination culturelle vis-à-vis des femmes et
des minorités ethniques. De l’autre côté, le nationalisme québécois est tout
entier tourné vers la lutte pour la reconnaissance de la nation québécoise
comme « société distincte » ou comme peuple apte à s’auto-gouverner.
Le meilleur exemple historique de ce phénomène est sans aucun doute l’échec de
l’accord du lac Meech qui a causé un grand émoi sur la scène politique et la
société québécoise, avec la montée sans précédent du mouvement souverainiste et
une foule record de 400 000 personnes lors de la parade de la
Saint-Jean-Baptiste de 1990. Une crise constitutionnelle exprimant un déni de
reconnaissance d’une minorité nationale est le meilleur moyen d’attiser les
ferveurs indépendantistes, comme l’illustre la métamorphose soudaine du
nationalisme catalan, majoritairement autonomiste avant 2010. L’annulation et
la réinterprétation de dizaines d’articles du Statut d’autonomie de la
Catalogne par la Cour suprême espagnole en 2010 a causé un raz-de-marée au sein
de la société civile et du monde politique catalan, amenant le pays au bord de
la sécession dans une lutte frontale dont il est encore impossible de
déterminer l’issue à l’heure actuelle.
Néanmoins, ce serait une erreur de vouloir
trop séparer les questions de redistribution et de reconnaissance comme si
elles n’étaient pas liées dans la réalité. Comme le souligne Nancy Fraser,
« cette distinction entre injustice économique et injustice culturelle est
analytique. Dans la pratique elles sont enchevêtrées. Même les institutions
économiques les plus matérielles revêtent une dimension culturelle
irréductible ; elles sont traversées par des significations et par des
normes. De la même manière, même les pratiques culturelles les plus discursives
comportent une dimension économique irréductible ; elles s’appuient sur
des supports matériels. Aussi, loin de se produire dans deux sphères
hermétiques, l’injustice économique et l’injustice culturelle sont
habituellement imbriquées de telle manière qu’elles se renforcent
dialectiquement. Des normes culturelles biaisées au détriment de certains sont
institutionnalisées par l’État et par l’économie ; de même, les handicaps
économiques empêchent la participation à la fabrication de la culture, tant
dans la vie publique que dans la vie quotidienne. Il en résulte un cercle
vicieux de la subordination économique et de la subordination
culturelle. »[2]
Si nous examinons de près les rapports
entre l’exploitation économique et la discrimination culturelle au sein de la
société québécoise avant les conquêtes sociales des années 1960-1970, nous
pouvons constater que les deux formes de domination étaient étroitement liées. Le
sociologue Marcel Rioux proposa même l’expression de « classe
ethnique » pour désigner ce phénomène[3]. La majorité des Canadiens
français étaient issus des classes sociales inférieures (paysans, ouvriers,
artisans, petits entrepreneurs), tandis que les élites économiques et patrons
d’usines étaient majoritairement d’origine anglaise et n’hésitaient pas à
employer l’expression « Speak white ! » De la même manière,
l’émancipation économique et culturelle du peuple québécois s’est renforcée
durant la Révolution tranquille grâce à la construction de l’État-providence,
l’adoption de politiques sociales et linguistiques permettant d’assurer
l’égalité des chances, la reconnaissance symbolique et internationale de la
société québécoise. Néanmoins, il demeure toujours une forme de domination
politique et économique de l’État canadien, même si celle-ci ne se fait pas
toujours sentir de manière aussi drastique comme une « oppression
nationale ». Il en va de même en Catalogne, où la question linguistique et
constitutionnelle s’accompagne d’autres injustices sur le plan social,
économique, fiscal, etc.
L’approche différentialiste permet donc
d’opérer une analyse intersectionnelle des multiples formes de discrimination
en montrant que la question sociale et la question nationale sont deux enjeux
importants, irréductibles et intimement liés. Cependant, le fait de reconnaître
différentes formes d’injustices ne nous éclaire pas davantage sur la stratégie
à adopter pour résoudre les dilemmes de l’action politique. Autrement dit, bien
qu’il soit utile de faire une distinction entre redistribution et
reconnaissance sur le plan théorique afin de raffiner la critique sociale et
débusquer l’entrelacement des rapports de pouvoir, il n’en demeure pas moins
qu’il faut parfois hiérarchiser les questions dans la pratique. Par exemple, la
construction d’une coalition pour l’indépendance implique nécessairement de faire
de la question nationale une priorité stratégique, ce qui n’exclut pas la
possibilité d’inclure dans un accord un « compromis public » pour
sauvegarder l’État social comme le montre la plateforme de la liste Ensemble pour le Oui. Mais il n’en demeure pas moins que la
question sociale ne serait pas l’axe structurant d’une telle coalition, par
contraste avec le Front de gauche en France ou Syriza en Grèce qui sont
davantage tournés vers la lutte contre l’austérité et le néolibéralisme.
S’il faut bien distinguer la question
sociale et la question nationale en donnant à chacune une égalité
« dignité » et une pertinence irréductible, est-il tout de même
possible d’esquisser un cadre théorique et pratique qui pourrait intégrer ces
enjeux par une approche unitaire qui n’éliminerait pas pour autant la
spécificité de chacune ? Autrement dit, sommes-nous condamnés à multiplier
les analyses entre classe et nation et à endurer les luttes de pouvoir entre la
gauche et le mouvement souverainiste dans leur tentative d’imposer leur
hégémonie ? C’est bien la construction d’une troisième voie que nous
esquisserons ici en renouvelant l’interprétation d’une catégorie apparemment triviale :
le peuple.
La richesse sémantique de la
catégorie populaire
Le terme peuple renvoie à diverses
significations. Contrairement au domaine scientifique ou la précision
conceptuelle et l’exactitude sont les premières vertus, le domaine politique
favorise la richesse sémantique des idées et des expressions afin d’accroître
le pouvoir de persuasion ; la fonction référentielle des mots importe
moins que leur rôle expressif, phatique et poétique. Il en va ainsi pour l’idée
de « peuple » qui comprend des dimensions culturelles, politiques et
sociales qui ressortent bien de la définition de tout bon dictionnaire. Voici
la définition tirée du logiciel Antidote :
a) Ensemble d’êtres humains appartenant à
une même culture ou à une même société, ayant un certain nombre d’institutions
communes et parlant généralement la même langue. Les coutumes, les mœurs, le
folklore d’un peuple. Un peuple nomade, sédentaire. Le peuple juif. Les deux
peuples fondateurs du Canada.
b) Ensemble d’êtres humains qui vivent en
communauté sur un territoire délimité et sont soumis aux mêmes lois. Le
gouvernement du peuple. La voix du peuple.
c) Le peuple : l’ensemble des citoyens
provenant des classes sociales laborieuses. Le peuple et la bourgeoisie. Le
peuple et les classes privilégiées. Un homme du peuple. Être du peuple. Sortir
du peuple.
d) Vieilli – Foule, multitude.
Ces différentes significations montrent que
la catégorie de peuple possède un double avantage par rapport aux concepts de
classe et de nation. D’une part, le peuple peut être utilisé comme un synonyme
de la classe ouvrière ou du prolétariat en désignant une majorité sociale
opposée à une élite, sans pour autant référer explicitement au langage parfois
rebutant de la lutte des classes. D’autre part, le peuple peut également être
associé à l’imaginaire de la nation sans désigner exclusivement une appartenance
à une culture historique et majoritaire, permettant ainsi à divers groupes
sociaux et culturels de se fédérer autour de cette idée commune. Le peuple est
une catégorie à la fois plus générale et plus inclusive que les idées plus
étroites de classe et de nation qui amènent presque toujours des divisions ou
des contradictions au sein du peuple.
De plus, ce concept permet de construire un
antagonisme entre la grande majorité de la population et une minorité
privilégiée, le 99% et le 1%, tout en évitant la piètre distinction entre
riches et pauvres dans laquelle la classe moyenne ne se reconnaît pas. Pour le
dire schématiquement, il ne s’agit pas d’opposer la gauche et la droite qui
sont deux idéologies trop complexes pour le commun des mortels, mais bien de créer
une ligne de démarcation entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en
bas ». Le peuple ne renvoie pas dans ce cas au populus romain, c’est-à-dire à l’ensemble des citoyens, mais à un
sous-ensemble du corps politique : la plèbe (plebs). À l’époque de la République romaine, la plèbe ne se
limitait pas aux couches inférieures ou au lumpenprolétariat, mais accueillait
toute personne qui adhérait à ses idéaux et s’opposait aux patriciens et aux
institutions oligarchiques qui favorisaient la grande noblesse. La plèbe
comprenait une partie des couches aisées (homines
quasi-boni), les classes moyennes (professionnels, artisans, boutiquiers), les
prolétaires (petits
artisans, journaliers, employés précaires), les paysans (90% de la population)
et la turba (plèbe des bas-fonds). Il
ne s’agit pas ici de copier littéralement le modèle romain, mais de mobiliser
la catégorie de peuple comme un référent symbolique pouvant se démarquer
facilement de l’oligarchie.
Si nous prenons l’exemple de PKP, il serait
futile de s’opposer à lui sur la base qu’il serait multimillionnaire, la
« réussite économique » n’étant pas quelque chose de négatif dans
l’imaginaire nord-américain. Or, désigner PKP comme faisant partie de la
« caste » permet aussitôt de rompre le sentiment d’identification de
l’homme moyen en mettant en évidence le fait que PKP fait partie d’une clique
proche des intérêts établis, et qu’il ne partage pas les mêmes conditions
d’existence que la majorité de la population. Ainsi, il n’apparaît plus comme
un homme méritant sa fortune après un dur labeur, mais comme un homme qui
appartient, par sa naissance, à une classe supérieure fermée qui
continue de profiter d’un système en maintenant ses privilèges. Par ailleurs, une
notion directement associée au mot peuple est l’adjectif « populaire »,
qui comprend plusieurs significations tout aussi intéressantes. Voici une autre
définition :
a) Relatif au peuple. Consultation
populaire.
b) Qui appartient à la couche de la
population qui est la moins instruite ou qui se consacre principalement au
travail manuel. Classes populaires. Langue populaire. Coutumes populaires.
Français populaire.
c) Qui est connu et apprécié par le plus
grand nombre, par le grand public. Un orateur populaire. Une chanson populaire.
Le mot populaire évoque ainsi le petit
peuple, ceux et celles qui ne sont pas les intellectuels, les élites ou les
dirigeants, mais plutôt les travailleurs, employés de la construction,
contribuables et autres catégories sociales du même ordre. Il désigne les
hommes du commun, les « gens ordinaires », monsieur et madame tout le
monde. Ce sont d’ailleurs ces personnes qui sont les principaux adeptes de la
société de consommation, qui écoutent La Voix, les télé-romans, films d’Hollywood
et d’autres produits des industries culturelles et médias de masse. Le fait de
revaloriser le « populaire » au sens de la musique populaire, de
vedettes de cinéma et d’autres éléments de la culture de masse permettrait sans
doute à la gauche de recréer des ponts avec les classes populaires desquelles elle
s’est éloignée par le respect idéologique des idéaux progressistes et la
distinction sociale de pratiques culturelles particulières. Une « gauche
populaire » au sens fort du terme implique donc qu’un mouvement d’émancipation
sociale doit s’adresser aux « gens ordinaires », et ce sans essayer
de les manipuler par une simple rhétorique communicationnelle. Elle doit
partager ses aspirations, ses intérêts, son langage et ses habitudes, bref se mélanger
aux classes populaires par un phénomène d’hybridation culturelle.
Enfin, le mot peuple a également l’avantage
de fournir une signification positive à chaque membre faisant partie de cet
ensemble. À la question de savoir « qui fait partie du
peuple ? », il faut répondre : toutes les personnes qui se considèrent
comme citoyens et citoyennes. La figure du Citoyen ne désigne pas ici une
simple personne dotée de droits individuels, mais bien le membre d’une
communauté politique pouvant participer pleinement aux affaires publiques.
Cette signification renvoie évidemment à l’imaginaire athénien et à la
« liberté des anciens » fondée sur la participation, et non au
citoyen moderne qui se définit avant tout comme électeur et payeur de taxes
jouissant docilement de ses affaires privées. L’idéal de citoyenneté est profondément
égalitaire et mène à la démocratie participative, délibérative, active,
inclusive et directe.
Il faut néanmoins marquer une certaine
tension entre la catégorie de citoyen et de peuple, la première renvoyant
davantage aux forces militantes et progressistes actives sur la scène
politique, alors que la seconde ferait plutôt référence aux personnes en
retrait de la sphère publique, aux individus, travailleurs et gens ordinaires
formant une supposée « majorité silencieuse ». C’est bien
l’antagonisme entre les mouvements sociaux et les contribuables que la droite
populiste essaie de construire pour empêcher la formation d’une unité
citoyenne-populaire. Il est donc absolument essentiel de montrer que chaque
individu est un citoyen en puissance, et que chaque citoyen n’est pas autre
chose qu’une personne ordinaire qui décide de se prendre en main. La formation
d’une identité citoyenne favorise ainsi le passage d’une identité passive de
contribuable frustré en une personne préoccupée par la chose publique qu’elle
décide de gérer directement en commun. Le slogan « pour moins payer, il
faut participer ! » pourrait ainsi exprimer cet impératif
d’auto-gouvernement populaire.
La catégorie de peuple permet dès lors de
favoriser l’émergence d’une nouvelle identité politique, un nouveau sujet
collectif, bref un protagoniste citoyen et populaire visant la réappropriation collective
des institutions. Si George Orwell rappelait que « les socialistes ont assez perdu de temps à prêcher
des convertis. Il s’agit pour eux, à présent, de fabriquer des socialistes, et
vite », il s’agit pour nous de fabriquer d’abord et avant tout des citoyens. L’important n’est pas
de marteler le mot peuple à chaque discours, mais de récupérer la logique du
populisme qui est actuellement monopolisée par les forces conservatrices et
autoritaires. Pour ne pas sombrer dans un discours creux et centriste cherchant
à caresser le consensus pour conquérir le pouvoir ou s’y maintenir, il faut
donner une inflexion démocratique et participative à cette logique en
développant un populisme citoyen centré sur la récupération de la souveraineté
populaire par les gens eux-mêmes.
Élargir le concept de
souveraineté
La logique populaire permet d’opérer un
nouveau partage des significations au sein du champ politique. Alors que le
principe sous-jacent de la gauche est la justice sociale et que le nationalisme
mène plutôt à l’idée d’indépendance nationale, le principe structurant du
populisme citoyen est la souveraineté populaire. On a longtemps confondu
souveraineté de l’État et souveraineté du peuple, le mouvement souverainiste
privilégiant la première au détriment de la seconde. Par ailleurs, la gauche
s’est davantage penchée sur l’importance de renforcer l’État contre les ravages
du marché, oubliant souvent la nécessité d’élargir la démocratie au sein des
services publics et des entreprises. Or, la souveraineté populaire est une
notion qui permet d’éclairer et d’intégrer à la fois les préoccupations de la
question sociale et de la question nationale, en proposant un principe simple
qui peut se déployer dans différentes dimensions.
Tout d’abord, la souveraineté populaire précède
et déborde la souveraineté nationale. Cette dernière désigne la capacité de
l’État de décider des lois et des règles qui régissent le vivre ensemble sans
être formellement subordonné à
d’autres États ou acteurs supra-étatiques. Évidemment, aucun État n’est
purement indépendant et autarcique (même pas la Corée du Nord), tout
gouvernement étant soumis aux influences politiques et économiques internationales.
Mais la capacité de décider des lois, politiques budgétaires, fiscales,
économiques, monétaires, sociales et environnementales est une caractéristique
essentielle de la souveraineté relative des États. Ainsi, l’État du Québec
n’est pas souverain même s’il jouit d’une certaine autonomie exercée dans
divers champs de compétences clairement définis qu’il ne peut jamais remettre
en question. Si nous supposons maintenant que l’État du Québec parachevait un
jour sa souveraineté nationale, il resterait encore une question ouverte :
qui contrôle dans les faits les institutions publiques ? Le peuple, la
majorité sociale et l’ensemble des citoyens, ou une élite politique et
économique ?
C’est à cette question que tente de
répondre la souveraineté populaire qui constitue une traduction exacte du terme
démo-cratie : l’autorité du peuple. Face au cynisme et à l’apathie qui
envahit l’ensemble du domaine politique, la souveraineté populaire requiert un
ensemble d’institutions, de mécanismes et de pratiques, bref une culture
civique et un système profondément démocratique pour se réaliser :
assemblées citoyennes, budgets participatifs, recalls, référendums d’initiative populaire, réforme du mode de
scrutin, gouvernement ouvert, cyberdémocratie, tirage au sort, jurys citoyens,
etc. Inutile ici d’énumérer la liste des dispositifs participatifs qui existent
déjà à l’heure actuelle, l’objectif étant de contraster le principe de
souveraineté populaire qui requiert un élargissement de la démocratie
participative et directe, et la souveraineté nationale qui privilégie un
système représentatif.
Cette opposition renvoie au débat entre
Jean-Jacques Rousseau qui défend l’exercice direct du pouvoir par le peuple
(ensemble des individus concrets), et l’abbé Sieyès qui soutient le primat de
la représentation, la « nation » étant un corps abstrait qui doit
être représenté par la classe politique. Dans un discours du 7 septembre 1789,
ce dernier affirme que : « les citoyens qui se nomment des représentants
renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de
volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne
serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le
peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France
ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses
représentants. »
Cette
séparation rigide entre gouvernants et gouvernés est ce qui caractérise le
régime représentatif qui alimente le cynisme et l’apathie, bref l’aliénation
politique des citoyens. Ce système politique repose sur un clivage entre la
classe politique qui contrôle les moyens de décisions, et les « citoyens
ordinaires » (le peuple) qui se trouvent exclus des lieux de décisions.
Or, comme le rappelle Aristote, la liberté politique
repose sur le partage du pouvoir entre citoyens égaux, lesquels sont appelés à
être tour à tour gouvernants et gouvernés. « Voici les traits
caractéristiques du régime populaire : choix de tous les magistrats parmi
tous les citoyens ; gouvernement de chacun par tous et de tous par chacun
à tour de rôle ; tirage au sort des magistratures, soit de toutes celles
qui ne demandent ni expérience ni savoir; magistratures ne dépendant d’aucun
cens ou d’un cens très petit ; impossibilité pour un citoyen d’exercer, en
dehors des fonctions militaires, deux fois la même magistrature, ou seulement
un petit nombre de fois et pour un petit nombre de magistratures; courte durée
des magistratures, soit toutes, soit toutes celles pour lesquelles c’est
possible; fonctions judiciaires ouvertes à tous, tous jugent de tout, ou des
causes les plus nombreuses (...) ; souveraineté de l’assemblée dans tous les
domaines. »[4]
Par
ailleurs, le fait de décentrer le concept de souveraineté par rapport aux lieux
habituels de l’État, de la nation et du gouvernement représentatif permet
d’élargir la signification de la démocratie, c’est-à-dire de la participation
des individus aux décisions collectives qui affectent leur vie. La redéfinition
du terme souveraineté ouvre de nouvelles perspectives sur les enjeux du XXIe
siècle en admettant une pluralité d’adjectifs qui donnent un sens concret à cet
idéal politique. Par exemple, le Parti de la Terre (Partido da Terra) situé dans la communauté autonome de la Galice en
Espagne explore la richesse sémantique du mot souveraineté et témoigne de
l’inventivité du nationalisme galicien qui réussit à combiner des éléments
issus de multiples traditions politiques : socialisme, municipalisme,
indépendantisme, écologie politique, etc. Sa plateforme politique comprend non
pas un, mais huit (!) types de souveraineté :
1)
souveraineté citoyenne/populaire (démocratie participative
et directe) ;
2)
souveraineté territoriale (autogouvernement local,
communalisme) ;
3)
souveraineté environnementale (durabilité, technologies
appropriées) ;
4)
souveraineté alimentaire et énergétique (agroécologie, autosuffisance) ;
5)
souveraineté
économique (économie locale, coopérative et écologique) ;
6)
souveraineté sociale (redistribution, services publics,
éthique du care) ;
7)
souveraineté culturelle (promotion de la culture nationale,
biorégionalisme) ;
8)
souveraineté linguistique (protection du galicien).
Ainsi,
la notion de souveraineté acquiert un sens positif et pluriel en débordant du
cadre strict de l’État, sans pour autant renier toute forme de réalité
nationale. L’Espagne représente un cas exemplaire de cette tension entre deux
formes de nationalisme : le nationalisme central (espagnol) qui défend
l’idée d’une Nation une et indivisible et d’un État centralisé, puis les
nationalismes périphériques qui défendent le droit à l’autodétermination de
différentes nationalités historiques qui se retrouvent dans diverses régions
autonomes : Catalogne, Pays Basque, Galice, Andalousie, etc. Cela ne veut
pas dire que tout nationalisme central est forcément conservateur et que tout
nationalisme périphérique est nécessairement émancipateur, mais il existe tout
de même une certaine tendance des peuples subordonnés à lutter contre de
multiples formes de domination.
Le crépuscule des partis
Si
le paradigme de la souveraineté populaire apparaît utile tant pour rénover le
discours que pour repenser le projet d’émancipation, il implique également
d’importantes conséquences sur le plan de l’organisation politique. Pour
reprendre les analyses lumineuses d’Hannah Arendt dans son livre De la révolution, celle-ci décrit le
« système des conseils » comme le trésor perdu de la tradition
révolutionnaire. Ainsi, des assemblées populaires semblent émerger spontanément
au cours de diverses révolutions en dessinant les contours d’une nouvelle forme
de gouvernement dirigé directement par les citoyens associés. Ce nouveau type
d’organisation, fondé sur l’action politique et la démocratie directe, se
distingue et entre aussitôt en conflit avec le « système des partis »
qui est basé sur la représentation et la conquête du pouvoir d’État. Arendt
souligne ainsi l’étonnement de Marx et Lénine devant les événements de la
Commune de Paris et la révolution russe de 1905, ceux-ci ne sachant pas trop
comment jongler avec ce phénomène.
« Ils
se trouvaient confrontés à des organes populaires – les communes, les conseils,
les Räte, les soviets – manifestement
décidés à survivre à la révolution. Cela contredisait toutes leurs théories et,
surtout, cela entrait en conflit ouvert avec ces affirmations sur la nature du
pouvoir et de la violence qu’ils partageaient, fut-ce inconsciemment, avec les
dirigeants des régimes condamnés ou défunts. Fermement ancrés dans la tradition
de l’État-nation, ils concevaient la révolution comme un moyen de s’emparer du
pouvoir, et ils identifiaient le pouvoir au monopole des moyens de la violence.
Or, ce à quoi l’on assistait, dans les faits, c’était une désintégration
accélérée de l’ancien pouvoir, la perte soudaine du contrôle des moyens de la
violence et, en même temps, la surprenante formation d’une structure nouvelle
de pouvoir qui ne devait son existence qu’au peuple et à ses élans
organisateurs. Autrement dit, au moment de la révolution, il s’avéra qu’il n’existait
plus de pouvoir à prendre, si bien que les révolutionnaristes se trouvèrent
placés devant une alternative assez inconfortable, soit placer leur propre
« pouvoir » prérévolutionnaire, c’est-à-dire l’appareil du parti, au
centre du pouvoir laissé vacant par l’ancien gouvernement, soit intégrer
simplement les nouveaux centres de pouvoir révolutionnaire nés sans leur
soutien. »[5]
L’histoire
du XXe siècle nous a montré qu’une fois arrivés au pouvoir, les
partis révolutionnaires ont aussitôt remplacé les conseils ou les soviets par
la dictature du prolétariat ou plutôt du Parti unique. Bien que certains partis
soient pires que d’autres, tous les partis ont une tendance expansive, centralisatrice et autoritaire visant à mettre
en application leur programme le plus vite possible une fois au gouvernement.
Comme le remarque Arendt, « ces programmes, en effet, qu’ils fussent ou
non révolutionnaires, étaient tous des formules « toutes faites » qui
n’exigeaient aucune action, mais une exécution. »[6] Ainsi, les partis
reproduisent la séparation entre gouvernants et gouvernés, dirigeants et
exécutants, en alimentant les divisions idéologiques et en laissant
l’initiative politique à un groupe restreint d’individus. À l’inverse,
« le fait remarquable relatif aux conseils, c’était naturellement qu’ils
surmontaient tous les clivages partisans, les membres des différents partis y
siégeant ensemble, sans que leur appartenance joue le moindre rôle. Pour ceux
qui n’appartenaient à aucun parti, c’était en fait les seules organisations
politiques. »[7]
L’objectif
ici n’est pas de ressasser les conflits parfois violents entre le système des
partis et les conseils durant les périodes révolutionnaires, mais d’opérer une
distinction logique entre deux principes d’organisation, le premier étant fondé
sur la représentation, le second sur l’action et la participation. Si l’on
observe les vagues de mobilisations populaires qui ont explosé dans différentes
régions du monde depuis 2011, on remarque que les partis de gauche
traditionnels ont eu beaucoup de difficulté à canaliser cette contestation multiforme
qui met en scène de nouvelles pratiques et méthodes d’organisation :
occupations, assemblées citoyennes, démocratie de consensus, etc. Le pouvoir
citoyen emprunte des formes inédites qui ne se laissent plus facilement happer
par des « formules toutes faites » et la lutte électorale, les
démocraties représentatives étant marquées par une importante crise de
légitimité, et donc un affaiblissement du système des partis. Cela ne veut pas
dire qu’il suffit de renoncer à l’action politique et qu’il est préférable de
mener des expérimentations sociales parallèles en faisant abstraction des
institutions. Il faut plutôt viser la transformation
de l’État par le système des conseils, que nous pourrions ici rebaptisés « cercles
citoyens ». Ceux-ci seraient les organes d’un vaste mouvement politique
visant à dépasser les clivages actuels et à permettre une récupération de la démocratie par les gens ordinaires.
Cela
peut sembler utopique, mais des expérimentations historiques récentes montrent
le potentiel de cette approche. En effet, des listes citoyennes ont émergé
partout en Espagne en vue des élections municipales de 2015. À titre d’exemple,
le mouvement Ganemos Madrid (« gagnons Madrid ») est né comme une
initiative citoyenne horizontale et « assembléiste » formée par une
confluence de personnes, collectifs, partis et mouvements sociaux désirant
élaborer une plateforme commune pour la ville. Bien que la coalition
s’enregistra sous la forme juridique de parti politique (Ahora Madrid), ce
dernier s’autodésigne toujours comme une « candidature citoyenne d’unité
populaire » échappant au cadre rigide de l’action partisane. Sa plateforme
politique, ouverte aux contributions de tous les citoyens de la ville, permit
une importante mobilisation populaire qui se traduit par l’élection de 20
candidat-es sur 57 au conseil municipal de Madrid. S’il est vrai que
« l’acte même consistant à désigner un candidat suffit en soi pour fonder
un parti »[8], il faudrait plutôt voir ce nouveau type d’organisation
comme une forme hybride entre les partis, les comités citoyens et le mouvement
des Indignados.
S’agit-il
d’une récupération superficielle de l’« esprit des conseils »,
utilisant ces organes comme de simples instruments afin de prendre le pouvoir
d’État ? Si c’est peut-être le cas pour Podemos, qui adopta à l’automne
2014 une structure verticale de parti traditionnel proposée par Pablo Iglesias,
il aurait pu en être autrement avec la structure alternative de la motion
« Sumando Podemos » qui prévoyait trois porte-parole, un pouvoir
accru des cercles citoyens et l’utilisation du tirage au sort. Pour ce qui est
des municipalités, seule la transformation des institutions politiques au-delà
du moment électoral pourra nous dire si cette nouvelle stratégie permettra de
fonder une véritable liberté basée sur la participation citoyenne. L’important
est de montrer que le paradigme du peuple, de la souveraineté populaire et du
pouvoir citoyen permet d’ouvrir l’imagination politique et de donner un nouvel
élan aux mouvements d’émancipation, au-delà des perspectives étroites érigées
sur la doctrine exclusive d’une classe ou d’une nation.
[1]
Nancy Fraser, « Penser la justice sociale : questions de théorie
morale et de théorie de la société », in Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ?
Reconnaissance et redistribution, La Découverte, Paris, 2005, p.45
[2]
Nancy Fraser, « De la redistribution à la reconnaissance ? Les
dilemmes de la justice dans un ère postsocialiste », in Qu’est-ce que la justice sociale ?
Reconnaissance et redistribution, p.19
[3]
Marcel Rioux, Conscience
ethnique et conscience de classe au Québec, Les Classiques des sciences
sociales, 1965.
[4]
Aristote, Politiques, VI, 2, 1317b, Gallimard, Paris,
1990, p.418
[5]
Hannah Arendt, « De la Révolution » (1963), in
Hannah Arendt, L’Humaine condition,
Gallimard, Paris, 2012, p.560-561
[6] Ibid., p.568
[7] Ibid., p.568
[8]
C.W. Cassinelli, The
Politics of Freedom : An Analysis of the Moderne Democratic State,
University of Washington Press, Seattle, 1961, p.21
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