L’Assemblée constituante comme art du possible
La clarté est la forme la plus difficile
du courage.
-François Mitterrand
Introduction au
débat
Un débat politique central prend
forme en vue du prochain congrès de Québec solidaire qui aura lieu du 27 au 29
mai 2016. Après dix ans d’existence, le parti de gauche féministe, écologiste
et indépendantiste se retrouve au carrefour de son histoire ; celui-ci doit
réviser ses statuts et certains éléments de son programme afin de se préparer pour
les élections générales de 2018. Une question stratégique de premier plan
soulèvera sans doute de vives discussions dans les prochaines semaines :
la précision du mandat de l’assemblée constituante. Loin de constituer un
simple problème de « mécanique référendaire », l’assemblée
constituante propose une résolution démocratique de la question nationale par
l’exercice de la souveraineté populaire. Il s’agit en quelque de la pierre
angulaire qui permet d’articuler le projet de société et l’indépendance, la
transformation sociale et l’émancipation nationale.
Or, la stratégie d’accession à
l’indépendance de Québec solidaire présente une ambiguïté qui a été soulignée
par différentes instances du parti ; le Conseil national de novembre 2015
a d’ailleurs voté en faveur d’une révision de programme concernant ce point
précis. Actuellement, le programme stipule que : « l’assemblée
constituante aura pour mandat d’élaborer une
ou des propositions sur le statut politique du Québec, sur les valeurs, les
droits et les principes sur lesquels doit reposer la vie commune, ainsi que la
définition de ses institutions, les pouvoirs, les responsabilités et les ressources
qui leur sont délégués. » Il est donc impossible de savoir au départ si
l’assemblée constituante accouchera d’une constitution d’un Québec indépendant,
d’une constitution de Québec province, de deux, trois ou quatre projets de
constitution.
Cela ne représente un problème en
soi, comme le prétendent les défenseurs de la position actuelle du parti. Le fait
de ne pas « présumer de l’issue des débats » sur le statut politique
du Québec permettrait : 1) de respecter le principe de la souveraineté
populaire et l’autonomie de l’assemblée constituante ; 2) de préserver le
caractère rassembleur de cette stratégie qui vise non seulement à convaincre
les indépendantistes déjà convaincus, mais à rejoindre les personnes indécises
afin de former une majorité sociale et politique en faveur de la nouvelle
constitution. Dans cette perspective, l’idée de donner un mandat clair à
l’assemblée constituante – qui devrait obligatoirement rédiger la constitution
d’un Québec indépendant – semble beaucoup moins prometteuse sur le plan
démocratique et stratégique. Une telle assemblée constituante
« indépendantiste » serait moins inclusive (ou accessible aux franges
non souverainistes), moins ouverte aux diverses options constitutionnelles, et
somme toute moins efficace sur le plan politique. Ainsi, ce ne serait pas au
gouvernement de décider si la constitution doit être celle d’un Québec
indépendant, mais à l’assemblée constituante et au peuple de trancher la
question.
Cette ligne argumentative en
faveur d’un mandat « ouvert et inclusif » de l’assemblée constituante,
qui semble plausible et convaincante à première vue, est beaucoup plus fragile
dès que nous grattons sous la surface. Au risque de paraître polémique, nous
voulons montrer que cette position est naïve.
Non pas qu’elle serait stupide, car la naïveté renvoie au caractère d’une
personne confiante et d’une simplicité sincère, ou encore à une chose simple,
naturelle et candide. La naïveté ne s’oppose donc pas à l’intelligence, mais à
la lucidité qui doit tenir compte des
contraintes pratiques, du contexte historique et de l’action politique. De
plus, sous la simplicité apparente de cette vision ouverte et inclusive se
cache une complexité insoupçonnée, laquelle limite directement le caractère
pédagogique de l’assemblée constituante. Nous voudrions ainsi montrer que
l’ambiguïté de la position actuelle explique en bonne partie pourquoi la
stratégie de Québec solidaire demeure difficilement compréhensible pour les
membres du parti et la population en général, ce qui représente un sérieux
problème politique. Autrement dit, comment pouvons-nous convaincre les autres
d’une chose que nous ne comprenons pas entièrement nous-mêmes ?
Ce texte se veut une intervention
philosophique, politique et stratégique dans une conjoncture sociale et
historique précise. Il s’agit de mettre en évidence les faiblesses de la
position actuelle du parti en montrant comment une révision de programme relativement
simple pourrait renforcer non seulement la cohérence de notre programme, mais
notre vision stratégique des tâches concrètes qui attendent le parti dans les
prochaines années. Parfois, il semble plus confortable de penser que nous avons
déjà raison et que nous finirons par convaincre une majorité de la population
petit à petit, la croissance lente mais durable des appuis étant un signe que
nous allons dans la bonne direction. Mais cela nous empêche parfois d’éclaircir
nos propres positions, de nous réinventer, et éventuellement de faire des bonds significatifs par un changement
léger mais significatif permettant de tracer un nouveau tableau d’ensemble. Ce
texte se veut donc un parti pris, non pas une défense dogmatique et inflexible
d’une option pour des raisons idéologiques, mais une prise de position
découlant d’une longue réflexion sur la question. Comme le souligne Habermas,
la délibération démocratique ne repose pas sur la simple confrontation des
opinions, mais sur la force du meilleur argument.
Définir la
souveraineté populaire
Un premier argument basé sur l’idée
de souveraineté populaire affirme que ce principe ne doit recevoir aucune
direction de l’extérieur, la souveraineté populaire étant son propre fondement.
Ce principe serait donc synonyme du « droit à l’auto-détermination des
peuples », qui implique le « libre choix » d’un peuple à décider
de son avenir politique, ainsi que de la forme des institutions et du cadre
constitutionnel qui serviront à le gouverner. Il serait donc absurde de vouloir
présumer à l’avance que celui-ci choisira l’indépendance nationale. En ce sens,
l’assemblée constituante ne devrait avoir aucune autre finalité que de rédiger
une constitution ; le statut politique du Québec ne pourrait pas être
déterminé avant le processus
constituant, mais seulement après
celui-ci. Cette interprétation forte du principe de souveraineté populaire, qui
la détache complètement de la souveraineté
nationale qui devient une option parmi d’autres, semble entrer en résonance
avec ce passage du programme de Québec solidaire :
« Comme tous les
peuples du monde, celui du Québec a le droit de disposer de lui-même et de
déterminer librement son statut politique. En ce sens, il est souverain, peu importe la manière dont il décide
d’utiliser cette souveraineté. C’est ce que Québec solidaire appelle la
souveraineté populaire, le pouvoir du peuple de décider en toute démocratie de
son avenir et des règles qui régissent sa propre vie, incluant les règles
fondamentales, comme l’appartenance ou non
à un pays, ou la rédaction d’une constitution. »
De ce point de vue, le fait de
donner le mandat à l’assemblée constituante de rédiger la constitution d’un
Québec indépendant serait incompatible avec le principe de souveraineté
populaire. Il s’agit d’une objection pertinente, qui souligne une contradiction
conceptuelle entre la forme du processus constituant et le principe politique
qui le sous-tend. Il est donc nécessaire de répondre à cet argument en montrant
que : 1) la souveraineté populaire est incompatible avec le cadre
constitutionnel canadien ; 2) la souveraineté populaire présuppose dans une certaine mesure la
souveraineté nationale.
Premièrement, la souveraineté
populaire ne doit pas seulement être entendue au sens du droit à l’auto-détermination
des peuples, comme le « libre choix » de ceux-ci à définir leur
avenir, mais aussi comme le principe politique fondamental selon lequel la
souveraineté ne repose pas d’abord sur l’autorité d’un roi, d’un parlement ou
d’un État, mais sur le peuple qui demeure l’ultime dépositaire de l’intérêt
général. Or, le cadre constitutionnel canadien ne reconnaît aucunement la
souveraineté du peuple canadien, du peuple québécois ou des Premières nations,
mais seulement la souveraineté parlementaire
d’une monarchie constitutionnelle. Autrement dit, le cadre fédéral canadien est
incompatible juridiquement, politiquement et philosophiquement avec le principe
de souveraineté populaire.
D’ailleurs, les procédures de
révision de la constitution canadienne sont extrêmement rigides comme l’ont
montré l’échec de l’accord du Lac Meech et de Charlottetown en 1990 et 1992. Si
le gouvernement du Québec décidait d’enclencher une assemblée constituante du
jour au lendemain, que celle-ci ait pour mandat de rédiger la constitution d’un
Québec indépendant ou d’une constitution respectant strictement le cadre
constitutionnel canadien actuel, cette procédure serait illégale et incompatible avec le régime fédéral. Qu’on le veuille
ou non, le processus constituant est d’emblée un acte subversif qui transgresse
l’ordre juridique et politique de l’État canadien, et il serait ipso facto
condamné comme tel. Le programme de Québec solidaire souligne d’ailleurs cette
incompatibilité profonde entre l’exercice de la souveraineté populaire et l’État
canadien : « L’élection d’une assemblée constituante est donc un acte
démocratique par excellence, un acte à la fois de rupture avec le statu quo du
régime fédéral canadien et un acte réellement fondateur. En ce sens, c’est une
suspension des mécanismes de la réforme constitutionnelle prévue par l’Acte de
l’Amérique du Nord britannique. »
La
souveraineté nationale comme présupposition
Deuxièmement, est-il possible
d’imaginer une souveraineté populaire sans souveraineté nationale ? Si le
principe de la souveraineté populaire demeure plus fondamental du point de vue
démocratique (parce qu’il désigne l’autorité du peuple, le contrôle populaire
des institutions et l’auto-gouvernement), les peuples québécois, canadien et
les Premières nations peuvent-ils être souverains dans le système fédéral
actuel ? Non, car la souveraineté nationale et le pouvoir de décider
demeurent dans les mains de l’État canadien qui n’est pas démocratique mais fondé
sur une monarchie constitutionnelle. Admettons comme hypothèse que le peuple
québécois juge qu’il n’est pas nécessaire de se doter d’un État indépendant
pour se gouverner lui-même, et qu’il choisisse de se fédérer à l’État canadien.
Mais pour ce faire, il devrait d’abord
être souverain et indépendant pour ensuite
décider d’entrer dans une fédération par lui-même. Par exemple, les
États-nations de l’Union européenne n’ont pas été annexés par la force pour
faire partie de cette fédération, et ils gardent une partie de leur
souveraineté nationale même s’ils délèguent certains pouvoirs à l’échelle
supranationale. Or, sans la souveraineté nationale, le peuple québécois n’a pas
le choix de faire partie du
Canada ; il en fait partie de facto
même s’il n’a jamais signé la constitution canadienne.
Ensuite, est-ce qu’un ou
plusieurs peuples peuvent s’auto-gouverner sans passer par le biais de la
souveraineté nationale ? Il est possible d’imaginer d’autres institutions
politiques qui ne prennent pas la forme de l’État-nation traditionnel ou du
gouvernement représentatif, mais encore faut-il que ces institutions ne soient
pas subordonnées à une autorité étatique extérieure. Or, même si le peuple
québécois voulait se constituer sous forme de communes autogérées comme les
Kurdes du Rojava en Syrie ou comme une région autonome à la manière du Chiapas
au Mexique, il n’en demeure pas moins qu’il y aurait une forme de « souveraineté
nationale en acte », au sens d’une absence de domination de l’État
canadien qui laisserait les régions autonomes du Québec s’auto-gouverner. Si la
souveraineté populaire désigne le contrôle démocratique des institutions par le
peuple (démocratie interne d’une communauté politique), la souveraineté
nationale désigne la liberté d’une communauté politique à l’égard des autres
États et des communautés qui l’entourent. Bref, la souveraineté populaire ne
peut pas être complètement dissociée de la souveraineté nationale. Il ne peut
pas y avoir de souveraineté du peuple « dans le vide », c’est-à-dire
sans une communauté politique clairement définie qui peut librement décider de
ses lois, de ses politiques économiques, fiscales, sociales, culturelles,
environnementales, etc.
L’autonomie
constituante
Un autre argument en faveur d’un
mandat inclusif et ouvert consiste à dire qu’on ne peut pas spécifier à l’avance
le mandat de l’assemblée constituante sans porter atteinte à sa liberté et son
autonomie. Ce n’est pas au gouvernement de décider du contenu de la
constitution, mais à l’assemblée constituante de rédiger librement celle-ci.
Or, l’autonomie d’une assemblée constituante doit se comprendre non pas comme
l’absence de finalités à ses travaux, mais comme la non-interférence du
gouvernement dans la rédaction d’une constitution une fois le processus en
cours. Par exemple, il est tout à fait possible pour le gouvernement de décider
que le mandat de l’assemblée constituante sera de rédiger un projet de
constitution ; le fait de donner une telle orientation en amont ne
constitue pas pour autant une atteinte à son autonomie ! Pourquoi alors le
fait de spécifier que le rôle d’une assemblée constituante sera de rédiger la
constitution d’un Québec indépendant porterait-il atteinte à sa liberté? La
liberté pour une institution ne consiste pas à ne pas avoir de finalités, ou à
faire ce qu’elle a envie de faire comme elle le veut, mais à pouvoir agir par
elle-même dans l’exercice de ses fonctions.
Ensuite, qui devrait décider
ultimement du statut politique du Québec : les membres de l’assemblée
constituante ou le peuple lui-même ? Il faut mettre en évidence ici que
les membres de l’assemblée constituante, qu’ils soient élus au suffrage
universel ou tirés au sort, ne représenteront qu’un infime échantillon de la
population. Les « membres constituants » n’auront pas une liberté
absolue d’écrire ce qui leur semble bon, car ils devront consulter le peuple
par un large exercice de démocratie participative et délibérer pour essayer de
former un projet de constitution qui se rapprochera le plus de la volonté
populaire. Il est tout à fait possible qu’en l’absence d’un mandat clair, les chauds
débats sur le statut politique du Québec amènent les membres de l’assemblée
constituante à rejeter l’option de l’indépendance. Cela n’est pas une
spéculation farfelue, car plusieurs raisons ou scénarios pourraient mener à un
tel résultat : une majorité de fédéralistes élus sur la constituante, le
choix d’opter pour une position plus consensuelle, une campagne de peur du
gouvernement fédéral, etc.
Cette décision centrale de
retirer le scénario de l’indépendance dans le projet de constitution empêcherait
alors le peuple québécois de se prononcer directement sur le statut politique
du Québec lors du référendum. La position actuelle de Québec solidaire ouvre la
porte à un scénario de ce genre, dans lequel l’assemblée constituante avec un
mandat inclusif et ouvert pourrait entrer en contradiction avec le principe de
souveraineté populaire. L’énoncé : « l’indépendance si nécessaire,
mais pas nécessairement » n’est donc pas une maladresse de quelque
porte-parole, mais bien une possibilité logique et historique découlant de la
position actuelle du parti.
Certains pourront certes objecter
qu’il faut faire « confiance » à l’assemblée constituante, que la
délibération démocratique montrera naturellement le caractère irrésistible de
l’indépendance, ou encore que le contexte sociohistorique aura complètement
changé lorsque Québec solidaire sera au pouvoir, les luttes sociales et la
conscience politique de la population lui donnant une envie ardente de rompre avec
le statu quo. Cela est sans doute possible, mais toutes ces objections
apportent de l’eau au moulin de la thèse initiale : il s’agit bel et bien
d’un pari, lequel implique que les
choses pourraient se passer différemment. À moins d’avoir une foi naïve dans le
progrès de l’Histoire, il faut tout de même anticiper le caractère hautement
instable d’un contexte politique où un gouvernement de gauche indépendantiste sera
élu majoritaire à l’Assemblée nationale. Comme le rappelle Frédéric
Lordon : « la révolution n’est pas un pique-nique » !
À l’heure actuelle, le fait que
l’assemblée constituante mène naturellement ou « spontanément » à
l’indépendance demeure donc implicite
dans le programme. Québec solidaire fait confiance en sa stratégie, et il
défendra « son option sur la question nationale » pendant le
processus constituant sans présumer de l’issue des débats. Or, le fait de séparer la préférence pour l’option
indépendantiste et la stratégie de l’assemblée constituante présente de
nombreux problèmes, notamment sur le plan pédagogique. D’une part, il faut
expliquer pourquoi l’indépendance du Québec est désirable, viable et nécessaire
du point de vue des valeurs solidaires (justice, égalité, pluralisme,
démocratie, écologie, etc.), et d’autre part expliquer que le processus
constituant aura pour tâche d’écrire une
ou des constitutions, en reconnaissant implicitement une égale légitimité à
toutes les options constitutionnelles ! Québec solidaire devra défendre
vigoureusement sa position indépendantiste une fois au gouvernement, tout en
laissant une totale autonomie à l’assemblée constituante si elle veut aller en
sens contraire.
On sent alors que la pleine
autonomie de l’assemblée constituante sert à garder un certain « flou
artistique » sur le résultat du processus, en laissant présager une pleine
liberté du peuple pour qu’il résolve de lui-même la question nationale. Tout se
passe comme si un gouvernement solidaire, ne sachant trop comment jongler avec
le statut politique du Québec, décidait de lancer cette « patate
chaude » dans le camp de l’assemblée constituante pour que celle-ci essaie
de deviner la meilleure façon d’articuler le projet de la constitution avec
l’indépendance. À l’inverse, pourquoi ne pas clarifier le processus en rendant
explicite, dès le départ, que l’assemblée constituante est avant tout une voie
démocratique vers l’indépendance du Québec, et non une gentille discussion sur les
institutions, les valeurs, les principes, et le statut politique du
Québec ? Nous passerions ici de la jolie mais vague formule du « pays
de projets » à celle du « projet de pays » basé sur l’exercice
de la souveraineté populaire et la démocratie participative.
Pour résumer, l’idée d’un mandat
clair respecte à la fois le principe de souveraineté populaire et l’autonomie
de l’assemblée constituante. Un gouvernement élu par le peuple peut avoir comme
mandat d’amorcer un processus constituant menant vers l’indépendance, en
convoquant une assemblée citoyenne chargée de rédiger la constitution du Québec
indépendant qui sera soumise à la population par référendum. En fin de compte,
c’est le peuple qui décidera s’il adopte ou non cette constitution, et s’il veut
du même coup se doter d’un État indépendant pour s’auto-gouverner. Il n’y a
rien d’anti-démocratique ou d’illégitime là-dedans, car il s’agit de prendre au
sérieux le principe de souveraineté populaire et de lui donner les moyens de
ses ambitions.
Une assemblée
vraiment inclusive ?
Le principal argument des adeptes
du mandat « ouvert » consiste à affirmer qu’une assemblée
constituante « inclusive » serait capable d’aller chercher de larges
franges de la population, c’est-à-dire les personnes indécises, autonomistes,
confuses ou les fédéralistes qui pourraient changer d’idée au cours du
processus, alors qu’une assemblée constituante strictement
« indépendantiste » ne ferait qu’attirer les souverainistes déjà
convaincus. Cet argument stratégique et électoral ne doit pas être rejeté ou sous-estimé,
car il serait absurde de sacrifier l’efficacité de l’action politique sur
l’autel de la pureté idéologique. Qu’on le veuille ou non, tout choix politique
a des conséquences directes et indirectes sur les perceptions, les valeurs, les
croyances et les motivations de différents groupes de la population. Si nous
endossons la perspective de « la politique comme art stratégique »,
il faut donc se demander quelles seraient les conséquences pratiques
potentielles d’une révision du mandat de l’assemblée constituante dans la conjoncture
sociale et historique actuelle.
D’un côté, il y a déjà une partie
de la population non souverainiste qui vote pour Québec solidaire à cause de
ses propositions progressistes. Cela n’est pas contradictoire en soi, car ces
personnes privilégient sans doute la question sociale ou environnementale dans
leur échelle personnelle de valeurs. Visiblement, ces personnes n’ont pas
« peur » des positions souverainistes du parti, et votent pour lui
même si l’indépendance n’est peut-être pas leur priorité. Cela risque-t-il de
changer si le parti clarifie sa position sur le mandat de l’assemblée
constituante qui serait de rédiger la constitution d’un Québec
indépendant ? Autrement dit, une telle révision de programme risque-t-elle
de faire perdre des appuis à Québec solidaire (au sein de ses membres ou de la
population) dans la catégorie des personnes indifférentes ou indécises sur la
question nationale ?
Si c’est le cas, alors il
faudrait demander à ces personnes pourquoi elles changent soudainement d’avis,
Québec solidaire restant toujours un parti indépendantiste avec un programme
étoffé sur la question et la volonté de lancer un processus constituant pour mener
le Québec vers sa liberté. Les communautés culturelles et les autonomistes
risquent-ils vraiment de ne plus appuyer Québec solidaire avec un tel
changement, ces personnes étant d’abord convaincues par l’originalité de la
démarche constituante « ouverte » et la possibilité de voter contre
l’indépendance à la fin du processus ? Nous pouvons évidemment en douter.
À l’inverse, le fait de garder la position actuelle risque-t-il de faire
croître nos appuis au sein des franges non souverainistes ? Cela n’est pas
sûr non plus, car après dix ans d’existence nos appuis ont progressé lentement
mais continuellement en gardant la même position sur le sujet. Nous pouvons
donc conclure qu’une assemblée constituante davantage « inclusive »
ou « indépendantiste » ne risque pas de faire varier
significativement les appuis du parti dans chez les personnes qui ne font pas
de la question nationale leur priorité.
D’un autre côté, une assemblée
constituante dont le mandat serait de rédiger la constitution d’un Québec
indépendant risque davantage d’attirer une bonne partie du vote souverainiste.
Par exemple, Option nationale (ON) a modifié sa stratégie d’accession à
l’indépendance lors de son congrès du 30 janvier 2016 pour adopter la
« stratégie catalane », soit une élection plébiscitaire dont
l’objectif est de réaliser l’indépendance via un processus constituant. Québec
solidaire et Option nationale auraient techniquement la même position sur le
mécanisme d’accession à l’indépendance, ce qui impliquerait de facto la fin d’ON
qui prévoit déjà dans ses statuts « une ouverture permanente à collaborer,
voire fusionner avec toute autre formation politique dont la démarche est aussi
clairement et concrètement indépendantiste que la sienne ». Si nous
pouvons douter que Québec solidaire acceptera de se dissoudre dans un nouveau
parti de gauche indépendantiste (ce qui reste théoriquement possible), il est
probable qu’ON reproduise la stratégie du RIN en 1968, où le parti décida de
s’auto-dissoudre pour rejoindre massivement le Parti québécois. Comme le PQ
modifiera son article 1 sur la stratégie d’accession à la souveraineté uniquement
en juin 2017, Québec solidaire aura réussi à étendre son
« influence » sur Option nationale un an plus tôt.
Outre cet effet immédiat sur le
mouvement souverainiste, il faut encore se demander si une assemblée
constituante qui aurait pour mandat de rédiger la constitution d’un Québec
indépendant ne risque pas de braquer les secteurs fédéralistes et non souverainistes
qui n’y verront qu’une « bébelle » pour indépendantistes convaincus.
Cela est effectivement probable, mais il faut souligner que même une assemblée
constituante « inclusive et ouverte » risque de soulever des soupçons
de la même ampleur. Regardons de plus près : un parti de gauche
indépendantiste élu majoritaire à l’Assemblée nationale qui amorce un processus
constituant basé sur la souveraineté populaire en rupture avec l’ordre
constitutionnel canadien, menant à un référendum portant sur une constitution
qui pourrait amener une sécession du Québec, tout cela ne risque-t-il pas
d’amener de fortes craintes de la population sur la nature et l’issue du
processus ? Qui plus est, le fait de
ne pas savoir sur quoi va déboucher le processus ne risque-t-il pas
d’aggraver la situation, d’alimenter la méfiance et les attaques visant à miner
la légitimité démocratique de l’assemblée constituante ? Une position
claire et assumée sur l’objectif du processus constituant est donc nécessaire avant l’élection afin que la population
sache pourquoi elle « embarque » dans ce projet de construction
démocratique d’un nouveau pays.
L’analogie de l’assemblée
générale de grève
Pour illustrer la différence
entre les deux interprétations de l’assemblée constituante, prenons l’exemple
d’une assemblée générale dans laquelle un point à l’ordre du jour est la grève
générale. Ici, nous pourrions dire que l’indépendance joue le même rôle qu’une
grève générale mais à l’échelle de la société, car elle constitue un enjeu
potentiellement polarisant, suscitant des adhésions et des réticences, des
débats passionnants, des revendications sociales, certains risques mais
également des possibilités d’actions inédites. Imaginons maintenant que le
gouvernement joue le même rôle que le comité exécutif d’un syndicat ou d’une
association étudiante qui prend l’initiative de soumettre une proposition en ce
sens lors d’une assemblée générale (ou constituante).
Les adeptes d’une assemblée
constituante avec un mandat « ouvert et inclusif » décideraient de
mettre le point « grève » (ou statut politique du Québec) à l’ordre
du jour de l’assemblée générale, où il y aurait une foule d’autres points sur
les principes, valeurs, institutions, laïcité, environnement, droits sociaux-économiques,
etc. L’objectif de cette stratégie serait d’attirer davantage de personnes à
l’assemblée générale, de ne pas faire peur aux membres réticents face à la
grève, et de considérer celle-ci comme un point parmi d’autres à l’autre du
jour en espérant que tout ira bien. Évidemment, les personnes farouchement
opposées à la grève viendront se faire entendre à l’assemblée, elles iront sans
doute de mettre ce point au début de l’ordre du jour, les débats houleux et
l’absence de consensus risquant fort probablement de paralyser les discussions
de l’assemblée qui n’aura pas le temps d’aborder les autres points, fort
importants par ailleurs. Toute la discussion tournera de facto autour de la
grève, et l’objectif initial d’un débat calme et serein ne pourra pas être
réalisé malgré les bonnes intentions du comité exécutif.
Par contraste, les adeptes d’un
mandat clair mettraient un seul point à l’ordre du jour d’une assemblée
générale extraordinaire : grève générale ou projet de pays. Rien ne sert
de « cacher » l’objectif proposé par le comité exécutif qui souhaite
soumettre cette idée à ses membres, ceux-ci devant définir le pourquoi, les
contours, les revendications, les modalités et les objectifs de cette
importante mobilisation collective. Il ne s’agit pas d’exclure les membres
opposés à l’idée de la grève, car ceux-ci pourront venir exprimer leurs idées
et points de vue, et ils pourront toujours voter contre la grève à la fin du
processus s’ils n’ont pas été convaincus par le débat. Ultimement, ce n’est pas
le gouvernement qui décidera ou non de faire l’indépendance, mais l’ensemble
des membres de la communauté politique par un vote référendaire après avoir
passé par un processus de délibération publique sur les contours du projet de
pays. En optant pour davantage de transparence et de clarté en amont du
processus, le comité exécutif pourra davantage mobiliser ses membres à venir
participer à l’assemblée générale, que les individus soient en faveur ou en
défaveur de la proposition principale au début du processus.
L’analogie de l’assemblée
générale de grève met en évidence le caractère pédagogique de la deuxième
stratégie, un mandat clair de faire l’indépendance avant la convocation de
l’assemblée constituante étant plus simple à expliquer et favorable à la
mobilisation populaire. Ainsi, on ne rédige pas une constitution pour le simple
plaisir ou pour les seuls bénéfices de la discussion démocratique (bien que
cela soit également important), mais pour bâtir
un projet de pays. L’assemblée constituante sert à résoudre la question
nationale par un processus démocratique basé sur la souveraineté populaire, la
constitution du Québec indépendant ne devant pas être rédigée par une minorité
de politiciens professionnels, mais par une assemblée citoyenne autonome.
De plus, l’assemblée constituante
« indépendantiste » peut exercer tout son potentiel pédagogique pendant le processus : si les
personnes indécises, autonomistes ou fédéralistes ont l’occasion de suivre de
près les délibérations de l’assemblée constituante et les consultations
populaires, en constatant par elles-mêmes la forme concrète du pays qui pourra
naître, il est fort probable que leur position évolue en cours de route. Il n’y
a rien de sorcier à comprendre dans tout cela. À l’inverse, essayer d’expliquer
un processus constituant « inclusif » où toutes les options
constitutionnelles sont ouvertes devient beaucoup plus nébuleux sur les tenants
et les aboutissants de la démarche : celle-ci débouchera-t-elle sur un,
deux ou dix-huit projets de constitution ?
L’hypothèse des multiples
constitutions
C’est bien cette « option
B » que certains membres de Québec solidaire défendent pour trouver une
voie mitoyenne entre le mandat « clair » et le mandat
« ouvert » de l’assemblée constituante, en essayant de concilier la
clarté du processus et son caractère rassembleur. Ainsi, l’assemblée
constituante devrait élaborer non pas un
seul mais au moins deux projets
de constitution, l’un devant nécessairement porter sur un Québec indépendant,
l’autre sur un Québec province. L’objectif est d’éviter que l’assemblée
constituante exclue l’option de l’indépendance dans le projet final, tout en
laissant une option alternative pour les personnes qui seraient en faveur d’une
réforme ou du maintien du cadre constitutionnel canadien. L’un des avantages de
cette stratégie serait de fournir un point de comparaison permettant à la
population de constater par elle-même les différences importantes entre la
constitution d’un Québec indépendant (beaucoup plus ambitieuse) et une
constitution qui respecterait simplement le cadre fédéraliste actuel
(reformulation du statu quo). Le contraste entre ces deux projets de société
contribuerait ainsi à favoriser l’option indépendantiste, bien que cela demeure
encore une fois un pari. Voici une formulation de cette stratégie
originale :
« L’assemblée constituante
aura pour mandat d’élaborer au moins deux projets de constitution définissant
le statut politique du Québec, les valeurs, les droits et les principes sur
lesquels doit reposer la vie commune, ainsi que ses institutions, les pouvoirs,
les responsabilités et les ressources qui leur sont délégués. Au moins un de ces
projets sera la constitution d’un Québec indépendant, et au moins un autre sera
structuré pour être compatible avec le maintien du Québec dans le cadre
constitutionnel canadien. Les projets de constitution seront soumis à la
population par référendum, ce qui marquera la fin du processus. La question
référendaire consistera à choisir un des projets (possiblement avec un vote
préférentiel, dans le cas où plus de deux projets seraient soumis). Ainsi, la
question du statut politique du Québec sera posée. »
Évidemment, cette proposition aux
allures entortillées présente de nombreuses difficultés. Premièrement, l’option
B est beaucoup plus complexe à expliquer que l’option A : « l’assemblée
constituante aura pour mandat d’élaborer un projet de constitution d’un Québec
indépendant qui sera soumis à la population par référendum ». Reprenons
ici le dicton d’Einstein qui affirme que « les
choses devraient être faites aussi simples que possible, mais pas simplistes ». Contrairement à l’option A qui demeure simple sans être
simpliste, l’option B est beaucoup moins pédagogique : il faudrait dire
aux gens que l’assemblée constituante rédigera deux projets de constitution ou
plus, et que le référendum portera nécessairement sur plusieurs options avec un
vote préférentiel. Cela n’est pas sans poser de sérieux problèmes sur le plan
politique, notamment en ce qui concerne l’acte fondateur d’un nouvel État
indépendant qui doit s’assurer d’avoir un maximum de légitimité démocratique.
Par exemple, les délibérations de l’assemblée constituante
ne viseraient pas à élaborer un projet de pays unitaire devant favoriser
l’émergence d’une volonté générale en faveur de cette constitution, mais à
offrir une pluralité d’options, une sorte de « menu » dans lequel les
citoyens et citoyennes seraient appelés à choisir leur plat préféré. Cette
objection de la « liste d’épicerie » n’est pas anodine, car on ne
crée pas un pays en offrant deux, trois ou huit options sur le menu. Cette
« liberté de choix » risque fort d’amener un rapport privé à la chose
publique, en incitant l’individu à choisir pour le projet qui correspond le
mieux à ses préférences personnelles. Il ne s’agit pas ici de savoir seulement
ce qui est « bon pour moi », mais ce qui est le « mieux pour
nous », c’est-à-dire pour l’ensemble des citoyens et citoyennes habitant
sur le territoire du Québec.
De plus, le développement parallèle de plusieurs projets
constitutionnels par l’assemblée constituante amènerait une sorte de « dissociation
de la personnalité » au sein de celle-ci. Il n’y aurait plus un seul débat
public se déroulant en différentes étapes, mais plusieurs projets et
discussions parallèles coexistant sur la même table. La délibération publique
ne pourrait donc pas favoriser la formation d’un consensus à partir des différents
points de vue, car elle viserait plutôt à présenter plusieurs options
correspondant aux multiples préférences au sein de la société. Au lieu
d’intégrer les différentes tendances à l’intérieur d’un même projet politique,
on contribuerait ainsi à les séparer ou les dissocier pour offrir un maximum de
choix aux citoyens-consommateurs. Or, on ne crée pas des institutions
politiques comme on fabrique des objets matériels ou des marchandises ; le
but n’est pas de satisfaire l’individu dans ses intérêts privés, mais de
déterminer collectivement les normes communes du vivre ensemble.
Enfin, supposons que le processus constituant avec
l’hypothèse des multiples constitutions ait fonctionné et que nous arrivons au
moment du référendum. Disons que l’option A (République indépendante du Québec)
gagne 40% des voix, l’option B (constitution « autonomiste » avec
nouveaux pouvoirs) recueille 35% de voix, et que l’option C (Québec qui
respecte le statu quo constitutionnel) reçoit 20% des voix, avec 5%
d’abstention. L’option A remporte donc la majorité relative, mais il reste
encore 55% de la population qui préfère une constitution faisant partie du
Canada. Comment le gouvernement doit-il trancher la question ? Décréter
l’indépendance du Québec avec 40% des voix, refaire le vote, s’appuyer sur le
vote préférentiel ? On ne fonde pas un pays sur une liste d’épicerie.
L’argument de la préparation
En
plus de tous les arguments énumérés précédemment, il reste encore une objection
fatale envers toute proposition d’assemblée constituante qui ne serait pas
d’emblée tournée vers la création d’un Québec indépendant. Dans tous les cas,
un gouvernement ayant amorcé un processus constituant devra se préparer
sérieusement au scénario de l’indépendance avec de nombreuses démarches sur le
plan légal, juridique, politique, diplomatique, économique, financier, etc. Que
le mandat de l’assemblée constituante soit inclusif, ouvert, clarifié ou
multiple, le gouvernement ne pourra pas rester les bras croisés en attendant
que le peuple fasse son choix lors du référendum. Il devra donc nécessairement
entamer un important processus de négociations, la mise en place de nouvelles
institutions, l’élaboration d’un scénario de transition clair et précis afin
d’atténuer les perturbations possibles résultant d’une éventuelle victoire de
l’indépendance.
Ces
considérations d’ordre pratique ne posent pas vraiment problème pour la
perspective d’un gouvernement qui convoquerait une assemblée constituante dans
le but explicite de faire l’indépendance ; pendant que le peuple et
l’assemblée constituante seraient occupés à rédiger la constitution, le rôle du
gouvernement serait de mettre en place ses multiples réformes sur le plan
social, économique et politique, tout en prenant en charge les préparatifs
institutionnels, administratifs et logistiques pavant la voie d’un nouveau
pays.
Cependant,
le scénario où une assemblée constituante n’aurait pas le mandat clair de
rédiger la constitution d’un Québec indépendant – ou de garder une ouverture à
différentes options constitutionnelles – placerait le gouvernement dans une
situation assez embarrassante. En effet, ce dernier devrait quand même se
préparer ardemment en vue d’une victoire possible de l’indépendance, et donc
commencer à réaliser de facto cette
démarche de transition. Les actions concrètes du gouvernement entreraient donc
en contradiction avec l’autonomie de l’assemblée constituante, sa fonction
étant de laisser place à toutes les possibilités. Les opposants à
l’indépendance pourraient ainsi, avec raison, mettre en évidence que les dés
sont pipés d’avance, et ce malgré l’autonomie « formelle » de
l’assemblée constituante.
Néanmoins,
si le gouvernement préfère attendre le résultat des délibérations et le vote
référendaire pour commencer à se préparer, la victoire d’un Oui en faveur d’une
constitution indépendantiste le placerait dans une situation fâcheuse ; il
devrait faire preuve d’improvisation, et passerait donc pour un gouvernement
irresponsable dans une situation de transformation politique majeure et de
potentiels bouleversements économiques. Comme nous l’avons dit plus tôt,
construire un pays « n’est pas un pique-nique ».
L’argument
de la préparation met donc en évidence un élément implicite mais hautement
stratégique dans toute démarche constituante et processus d’accession à
l’indépendance : cela demande un effort actif du gouvernement pendant que
l’assemblée sera entièrement occupée à rédiger la nouvelle constitution. Dans
le cas du Québec, le gouvernement n’aura pas le choix d’agir « comme
si » l’État du Québec allait devenir indépendant, ce qui implique que
l’assemblée constituante ne peut rester « neutre » a priori sur le
plan constitutionnel, malgré toutes les bonnes intentions et la volonté sincère
de la rendre la plus ouverte et inclusive possible. La question de la
préparation pendant le processus constituant met donc en relief le caractère
naïf d’une assemblée constituante qui ne serait pas d’emblée orientée vers la
création d’un nouveau pays.
Imaginer la République sociale
Le fait de clarifier une fois
pour toutes la stratégie d’accession à l’indépendance permet enfin de passer à
l’essentiel du débat, c’est-à-dire au projet de société qui prendra forme via
la constitution du futur État. L’essentiel des débats sur l’assemblée
constituante ne doit pas porter sur le fait de savoir si nous voulons oui ou
non un pays, mais dans quel pays nous
voulons habiter. C’est là enfin que Québec solidaire pourra faire valoir son
projet de pays en faisant « la promotion de ses valeurs écologistes,
égalitaires, féministes, démocratiques, pluralistes et pacifistes, sans
toutefois présumer de l’issue des débats ». Si tout le monde s’entend dès
le départ que l’assemblée constituante doit rédiger la constitution du Québec
indépendant, le débat public ne sera plus monopolisé par l’opposition entre
souverainistes et fédéralistes ; il y aura plutôt une multitude de
nouveaux axes politiques : progressistes et conservateurs, anti-capitalistes
et libéraux, républicains et monarchistes, nationalistes et pluralistes,
jacobins et décentralisateurs, etc.
De plus, si l’assemblée
constituante se veut un grand exercice de souveraineté populaire, ce
« pouvoir du peuple en acte » disparaîtra-t-il une fois le processus
terminé ? Autrement dit, la souveraineté populaire se réduit-elle à la
rédaction démocratique d’une constitution, avant de retourner tranquillement
dans un État-nation qui ne reconnaît toujours pas l’autorité du peuple ? Si
la souveraineté populaire doit avoir un sens après le processus constituant, il faudra nécessairement rompre
avec la souveraineté nationale ordinaire de l’État représentatif bourgeois et
forger de nouvelles institutions à la hauteur d’une vraie démocratie. Autrement
dit, il ne faut pas rejeter la souveraineté nationale au nom de la souveraineté
populaire, mais démocratiser la
souveraineté nationale par la transformation radicale des institutions. Cette
idée est profondément républicaine, comme le souligne Québec solidaire dans son
programme :
« Québec solidaire défend un
ensemble de grands principes républicains permettant l’expression de la
souveraineté populaire. Il les mettra de l’avant lors de la rédaction de la
constitution du Québec. Ces principes constitutionnels aborderont tant les
chartes des droits sociaux et individuels que les modalités d'organisation des
institutions politiques, le type de laïcité que nous voulons, la démocratie
citoyenne et participative, le modèle d’intégration privilégié, l’importance
des biens publics et la décentralisation des pouvoirs. La république que nous
défendons sera le dépositaire de l’intérêt général et reposera sur une
démocratie qui rejette toute forme de concentration du pouvoir vidant de sa
substance la souveraineté populaire. »
Ainsi, Québec solidaire est un
parti républicain qui s’ignore, ou qui n’a pas encore pleinement pris
conscience des implications politiques du principe de souveraineté populaire.
Au lieu de simplement parler de « pays de projets » de manière
générale et d’une assemblée constituante ouverte pour discuter d’un ensemble de
valeurs et de principes du vivre ensemble, pourquoi ne pas parler plus
directement de ce dont il s’agit : créer un nouveau pays fondé sur la
souveraineté populaire, c’est-à-dire définir collectivement la République du
Québec ? Évidemment, le mot « République » n’a pas la même
résonnance dans l’imaginaire québécois qu’en France ou ailleurs, et ce terme
peut être parfois synonyme d’une version rigide de laïcité, de « la loi et
l’ordre », de la suprématie du pouvoir étatique-national sur les
particularismes culturels, etc. D’ailleurs, Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas
renommé son parti « Les Républicains », et le « Parti
républicain » aux États-Unis n’est-il pas perçu à juste titre comme un
bastion d’ultra-libéraux, de conservateurs et de personnages loufoques comme
Donald Trump ? Utiliser le mot « république » au Québec
serait-il alors problématique sur le plan communicationnel et de l’efficacité
électorale ?
Au contraire, le mot république a
l’avantage au Québec d’être un « signifiant vide », c’est-à-dire un
terme encore indéterminé pouvant être articulé à différents concepts connexes
pour préciser progressivement sa signification. Il ne s’agit pas ici de marteler
le mot « République » sans le définir, car ce terme peut-être
simplement le synonyme d’un État-nation indépendant. D’ailleurs, certains
penseurs comme Danic Parenteau souhaitent que la constitution du Québec indépendant
soit « minimaliste » ; la République du Québec devrait être
basée sur de grands principes généraux afin de définir un cadre institutionnel
dans lequel pourra se poursuivre le débat gauche/droite. Néanmoins, la version
solidaire du projet d’émancipation nationale va de pair avec une transformation
sociale et l’inscription au sein de la constitution d’un ensemble de droits
sociaux-économiques, de principes démocratiques de valeurs permettant de fonder
un pays pas comme les autres. C’est pourquoi Québec solidaire ne pas doit
simplement parler de république, mais de la « République sociale » à
la manière de Frédéric Lordon :
« Mais
la république bourgeoise n’épuise pas la République. Car si l’histoire a
amplement montré ce dont la première était capable, elle a aussi laissé
entrevoir une autre forme possible pour la seconde : la république
sociale, la vraie promesse de la république générale. La république sociale,
c’est la démocratie générale, la démocratie partout, et pas seulement comme
convocation à voter tous les cinq ans… puis comme invitation à se rendormir
aussitôt. […] Dans une république complète, rien ne peut justifier que la
propriété financière des moyens de production (puisque, bien sûr, c’est de
cette propriété-là seulement qu’il est question) soit un pouvoir —
nécessairement dictatorial — sur la vie. Le sens politique de la république
sociale c’est cela : la destitution de l’empire propriétaire, la fin de
son arbitraire sur les existences, la démocratie étendue, c’est-à-dire
l’autonomie des règles que se donnent les collectifs de production, leur
souveraineté politique donc. […] L’indignation, le comburant. Le carburant,
l’espoir. L’espoir commence quand on sait ce qu’on veut. Mais ce que nous
voulons, nous le savons confusément depuis longtemps en fait. Nous en avions
simplement égaré l’idée claire, et jusqu’au mot, alors qu’ils étaient là, dans
les plis de l’histoire, en attente d’être retrouvés. La république sociale,
c’est la démocratie totale. »
De cette façon, la clarification
du processus constituant comme stratégie d’accession à l’indépendance du Québec
permet de concentrer nos efforts et nos énergies sur l’essentiel. Il s’agit non
seulement de faire la promotion de l’indépendance comme projet politique
désirable, mais comme une occasion historique de transformation inédite de la
société québécoise. En spécifiant d’emblée que l’assemblée constituante doit
rédiger la constitution du Québec indépendant, nous pourrons libérer le terrain
pour le débat central du XXIe siècle : comment voulons-nous
créer des institutions politiques permettant aux peuples de se gouverner
eux-mêmes ? La République indépendante du Québec sera-t-elle un État
plurinational, égalitaire, écologique et participatif à l’instar de la
constitution de l’Équateur et de la Bolivie, qui reconnaissent les droits de la
Terre mère ? Veut-on inclure le principe de révocation des mandats des
élus, les référendums d’initiative populaire, la décentralisation des pouvoirs vers
les régions et les municipalités, la primauté des communs, un droit de
participation citoyenne, limiter les droits de la propriété privée ? Bref,
comment voulons-nous définir la République sociale ? C’est ainsi que l’Assemblée
constituante devient l’art du possible, une occasion historique d’instituer une
nouvelle communauté politique, de réinventer la démocratie. Le mot d’ordre
est : l’imagination au pouvoir, la créativité citoyenne en action !
Résumé des principaux
arguments
1.
Respect
des principes fondamentaux : L’assemblée constituante avec mandat « ouvert et
inclusif » ne permet pas de respecter davantage le principe de
souveraineté populaire et l’autonomie de l’assemblée constituante que le mandat
« clarifié » qui vise à rédiger spécifiquement la constitution d’un
Québec indépendant.
2.
Potentiel
d’élargissement des appuis : Le mandat « ouvert et inclusif » ne permet pas
d’aller rejoindre davantage les personnes indécises et non souverainistes,
alors que le mandat clarifié permettrait de rejoindre de larges pans du
mouvement souverainiste sans nous faire perdre les personnes indécises. La
première position ne ferait pas varier le nombre d’appuis et de membres, alors
que la seconde position pourrait potentiellement amener des gains importants.
3.
Caractère
pédagogique et mobilisateur : L’analogie de l’assemblée générale de grève permet de
montrer que la transparence de l’objectif final et un point central à l’ordre
du jour est beaucoup plus pédagogique et mobilisateur, tout en laissant la
liberté aux personnes de voter contre le projet de constitution à la fin du
processus. À l’inverse, un processus constituant ouvert aux résultats
incertains est beaucoup moins pédagogique et mobilisateur.
4.
Inconsistance
de l’hypothèse des multiples constitutions : L’assemblée constituante avec deux ou
plusieurs projets de constitution amène de sérieuses complications sur le plan
démocratique, notamment au niveau de la délibération publique, la formation de
la volonté générale, le résultat référendaire et la légitimité politique du
projet de constitution adopté.
5.
Argument
de la préparation :
Tout gouvernement ayant enclenché un processus constituant devra nécessairement
se préparer activement sur le plan politique, juridique et économique en vue
d’une éventuelle victoire de l’indépendance. Une assemblée constituante ouverte
à de multiples options constitutionnelles fera ainsi face à un gouvernement qui
n’aura pas le choix de se diriger vers l’indépendance. L’assemblée constituante
comme stratégie explicite d’accession à l’indépendance est donc plus cohérente et réaliste
sur le plan politique.
6.
Potentiel
de transformation sociale : Le fait de se consacrer entièrement à la rédaction de la
constitution du Québec indépendant permettra de mettre l’accent sur la forme du
projet de pays et d’aller au-delà du clivage souverainiste/fédéraliste durant
le processus constituant. Cela permettra de libérer l’imagination collective
pour déterminer les institutions d’une nouvelle communauté politique, de
réinventer la démocratie et de tracer les contours d’une République sociale.
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