Affronter nos démons : notes sur l’éducation et l’aliénation

L’éducation n’est la panacée pour prévenir l’intolérance, la violence, le terrorisme. Le sens commun croit souvent que les personnes éduquées, ayant étudiées à l’université, seraient « immunisées » contre les dérives racistes, sexistes et xénophobes, contrairement aux individus ayant « simplement » un diplôme d'études secondaires. La violence serait en quelque sorte le fruit de l’ignorance.

Outre le préjugé classiste sous-jacent à cette vision (les classes éduquées et diplômées seraient généralement dotées d’un sens moral supérieur aux classes populaires), il y a l’idée que les sciences humaines et la culture générale permettraient de nous ouvrir sur le monde, d’envisager d’autres perspectives et de nourrir le dialogue. Cela est vrai de prime abord, mais largement insuffisant. Alexandre Bissonnette a étudié en anthropologie, puis en sciences politiques. Sa radicalisation n’est pas le fruit de l’ignorance, mais d'un processus de politisation pleinement conscient, nourri par l’insécurité culturelle et des idéologies pernicieuses.

Or, cela veut-il dire que l’éducation, les humanités et la pensée critique ne servent à rien? Bien au contraire. Comme l’a remarqué il y a plus d’un siècle Émile Durkheim, l’intégration et la régulation sociale « protègent » l’individu contre le suicide, qui n’est pas seulement un acte individuel et volontaire, mais un phénomène social. Il en va de même pour l’éducation qui protège la société, de façon générale, contre les flambées de violence. Néanmoins, le système d’éducation – qui comprend non seulement l’école primaire, secondaire et les études supérieures, mais aussi l’espace public des médias de masse et des réseaux sociaux – est lui-même situé dans un contexte social, politique, économique et culturel plus large. Et c’est bien à ce portrait global qu’il faut réfléchir dès à présent pour cerner les limites du discours sur l’inclusion, la tolérance, la compassion, le dialogue et l’éducation. Ces choses n’ont jamais été aussi nécessaires à notre époque, mais elles ne parviendront pas, par elles-mêmes, à régler la situation. La tuerie de masse n’est pas d’abord une déficience psychologique ou une malformation du développement moral, causée par l’intimidation, le manque d’empathie et une peur irrationnelle vis-à-vis l’étranger ; c’est un phénomène social.

Il faudrait écrire un livre qui aurait pour titre : « La tuerie de masse ». Une première piste de réflexion serait d’aller chercher du côté de l’aliénation et des causes sociales qui aliment ce phénomène complexe, où se mélange perte de sens, impuissance, indifférence, sentiment de vide, perte de contrôle sur soi et ses actions. Nous vivons dans une société où un nombre grandissant d’individus ont l’impression étrange de devenir étrangers au monde, à eux-mêmes et aux autres ; le nombre de dépressions, d’épuisements professionnels, de suicides et diverses pathologies sociales attestent que quelque chose ne tourne pas rond, et qu’il ne s’agit pas là d’une simple collection de faits individuels et isolés. Évidemment, les individus apportent différentes réponses pour surmonter cette situation. En fait, la tuerie de masse constitue une réponse aliénée au sentiment d’aliénation, par la tentative vaine d’éliminer la cause fantasmée de ce sentiment d’impuissance. La haine de l’étranger est la fausse réponse au problème social et existentiel de la dépossession, qui s’exprime lorsque le monde devient silencieux, hostile, absurde, qu’il n’est plus le nôtre.

Dans une conversation anodine sur la question de l’immigration, une phrase anodine, à connotation raciste mais dotée d’une réelle profondeur philosophique, avait attiré mon attention : « on ne se sent plus chez nous ». Qu’est-ce que cela veut dire ? « Se sentir chez soi », c’est avoir une prise sur un monde, un monde auquel on peut s’identifier et se reconnaître, sur lequel nous pouvons agir et à travers lequel nous pouvons mener nos vies ; voilà un sentiment qui devient de plus en plus rare. Évidemment, l’arrivée des « étrangers » n’est pas la cause réelle de ce phénomène. Mais la perception d’une « immigration de masse », qui représenterait une menace à notre identité qui devrait être protégée contre les effets dissolvants de l’égalité des sexes et des races, des luttes pour la reconnaissance et du « progrès moral » en général, constitue une passion agissante qui transforme les subjectivités. Le sentiment de « plus être chez soi », signe de l’aliénation, représente l’« abstraction réelle », l’idéologie en acte qui tend à structurer de plus en plus les rapports sociaux. Que l’on veuille où non, la polarisation Occident vs Islam, majorité vs minorités, gens ordinaires contre bien-pensants, constitue un schéma narratif qui renforce ces associations logiques, en structurant l’imaginaire collectif d’une partie non-négligeable de la population.

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Sommes-nous tous racistes ? Bien sûr que non. Est-ce qu’il y a de mauvais racistes fanatiques d’un côté, et la majorité innocente de l’autre ? Ce n’est pas aussi simple non plus. Le racisme n’est pas une chose, un état d’âme, une croyance, mais un rapport social, qui nous enveloppe malgré nous, oppresseurs et opprimés, privilégiés et groupes défavorisés. Sommes-nous tous victimes ? Oui et non. Nous en payons tous collectivement le prix, bien que les personnes en bas de la hiérarchie en payent le prix plus que les autres. Il ne s’agit pas de se victimiser outre mesure, de se flageller, de se culpabiliser comme affirment certains détracteurs de l’auto-critique. De toute façon, cette forme abstraite de repentir est un chemin qui ne mène nulle part. Mais il serait puérile de s’afficher comme victime de la bien-pensance alors que nos actes, nos paroles et nos gestes contribuent parfois, voire même souvent dans certains cas, à renforcer un rapport social bien réel.

L’oppresseur qui se transforme en victime est la plus vieille stratégie de rationalisation du groupe dominant, qui survient lorsqu’un groupe social remet en question un système de privilèges, une forme générale de traitement inéquitable, (in)conscient et pourtant systémique, une certaine logique de domination symbolique et pratique. L’argument de la victimisation de la majorité coupable n’est qu’un mécanisme idéologique qui mime le réflexe de l’autruche. Comment faire alors ? Apprendre à parler collectivement de racisme, avec soi-même, nos proches, et le monde en général, car aborder cette question épineuse ne va pas de soi ; elle amène son lot de dérapages, d’émotions parfois négatives, et d’autres formes expressives qui se manifestent parfois pour renforcer ou surmonter le déni. Or, l’importance de la situation exige de nous du courage pour affronter nos propres démons, dans le calme, la réflexion, et l’expression de sentiments parfois douloureux, comme dans toute thérapie individuelle et collective. Une société mature est une société qui a la capacité d’examiner, au-delà de ses évidences qui prennent le visage des « belles valeurs », les tréfonds ce ses pratiques, ses normes et ses imaginaires qui reproduisent parfois de vieux schémas dont il faudrait transformer. Il n’est jamais évident de parler de racisme, sujet explosif par excellence, que nous avons pourtant toujours abordé indirectement, car il concerne non seulement notre relation à l’autre, mais le rapport à nous-même en tant que collectivité.

Revenons à la question principale, la plus troublante, celle que certaines personnes appellent « avoir du sang sur les mains ». Cette phrase choc, à la limite polémique, ne doit pas cacher sa vérité, car c’est bien de responsabilité personnelle et collective dont il s’agit. Qu’elle est « notre » part de sensibilité ? Alexandre Bissonnette est évidemment à blâmer, cela est évident, voire trivial et mystificateur. Si ce jeune homme est l’auteur ou la cause directe de son action, celle-ci prend toujours place dans un arrière-plan complexe. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici d’accuser qui que ce soit de « meurtrier indirect », de chercher à tout prix un bouc-émissaire, de faire porter l’odieux de la catastrophe sur une seule grande figure mythique, comme Donald Trump. Ce serait trop facile, en occultant les causes réelles du désastre, dont Trump fait évidemment partie. Il y a bien un ensemble de circonstances historiques qui viennent « activer » un sentiment latent, des dispositions, une « idéologie » nocive, laquelle n’est pas à son tour « naturelle », simplement donnée, mais construite socialement. Accuser Trump et les radio-poubelles ne nous dispense pas de réfléchir sérieusement à la situation, qui se formule par cette simple question : qu’avons-nous fait ?

Généralement, c’est le mode de l’inauthenticité, celui du « On » pour employer l’expression de Heidegger, qui prend le dessus dans la conversation. C’est la faute de l’autre, de telle ou telle personne, ou mieux, c’est la faute de personne, à part l’auteur du crime bien sûr. « On » s’en lave toujours les mains. À qui la faute ? Trump, Le Pen, Bock Côté, Jeff Fillion ; non évidemment, c’est la fausse à Bissonnette, et seulement lui. En raisonnant de la sorte, nous nous déresponsabilisons personnellement et collectivement de ce qui s’est produit. Le « nous » et le « je » font place au « On », qui exclut la personne qui parle. Le « On », c’est tout le monde et personne à la fois, ou seulement quelques uns, mais seulement les autres, « ils », « eux autre », jamais « moi », jamais « nous ».

Revenons à l’aliénation. Dans son livre pénétrant sur le sujet, la philosophe Rahel Jaeggi souligne que l’aliénation survient lorsque l’humain sent qu’il devient étranger à soi-même et ses propres actions. Celles-ci apparaissent comme des choses éloignées, séparées de sa volonté, alors qu’il les a lui-même produites. Il vient à éprouver une certaine distance, une indifférence ou une méfiance, contre quelque chose qui lui vient de l’extérieur et semble s’opposer à lui, alors qu’il s’agit en fait d’une certaine relation déformée à soi-même. Dans cette situation, nous ne parvenons plus à nous « retrouver » dans notre travail, notre famille, notre société, nos institutions, lesquelles acquièrent une existence autonome, une indépendance par rapport à nos actes, ce qui se traduit par un sentiment d’impuissance face aux choses et au monde qui nous devient hostile.

En fait, ce n’est pas seulement Alexandre Bissonnette qui représente l’archétype de l’aliénation aujourd’hui, dans sa forme la plus pure et destructrice ; c’est aussi et toujours la société qui ne parvient plus à se reconnaître elle-même comme la source de ses discours et de ses actions, lorsque ses membres se désengagent de ce qui leur revient, lorsque les politiciens, chroniqueurs, intellectuels et autres personnes ayant une influence morale sur l’espace public refusent d’admettre leur part de la responsabilité, si infime, indirecte soit-elle, dans un processus d’ensemble qui revient à nous dominer nous tous. Paradoxalement, ceux qui se réclament du « nous » s’en détachent subitement, le protège de la critique alors que ce « nous » est en partie responsable de la situation, non d’un acte singulier de violence odieuse, mais d’un contexte nocif qui sèment les graines de la haine.

Contrairement au « On », le « nous » inclut la personne qui parle, et c’est ce qui lui donne toute sa responsabilité. Il ne s’agit pas d’accuser symboliquement un « nous » responsable de tous les maux, car ce « nous » est toujours et déjà les membres de la société, les sujets vivants, singuliers et concrets, qui habitent un monde partagé. Et bien qu’on puisse s’en dissocier individuellement, de façon abstraite et séparée, c’est encore le « On » qui parle, car le « je » est toujours et déjà lié à un monde qu’il n’a pas lui-même choisi, mais qu’il doit s’engager à transformer pour le rendre habitable pour soi-même et les autres.

C’est cette tâche collective de remise en question radicale, d’examen de conscience, de réflexion devant le miroir du « moi aussi, qu’elle est ma part de responsabilité dans ce qui s’est produit ? », du « que dois-je faire maintenant pour éviter que ça se reproduise ? », qui seule peut nous sauver. Le processus réel de l’éducation ne peut être autre chose que le fait d’apprendre de ses erreurs, ses ignorances et ses illusions, par une transformation pratique des contradictions et des conditions d’existence qui reproduisent ces illusions. Cela doit commencer par renoncer au « ils ont fait ça », et il nous faudra ruminer ces quelques questions : qu’est-ce je fais pour éviter ça ? Qu’avons-nous fait ? Que devons-nous faire ? Par là découlera la question pratique, éthique et existentielle par excellence : que dois-je faire ? Cela implique de nous retrouver dans nos propres actions, comme le souligne encore Jaeggi dans sa critique de l’aliénation.

« What we ourselves have created turns back on us and affects us as something alien ; « we ourselves » become and anonymous « no one » who can neither take responsability for nor be made responsible for the world we ourselves have created : « it was no one ». At the same time, however, relations appear reified, as if they could not be any other way. For this reason the « They » - « rule by nobody », as Arendt calls it – could be read as a description of precisely that structure we are attempting to find in connection with the topic of alienation : the « They » as a social power that has taken on an independent existence and is responsible for the fact that individuals cannot re-find themselves in their own actions. »[1]


[1] Rahel Jaeggi, Alienation, New York, Columbia University Press, 2014, p. 20-21.
Photo : Alienation - Ioana Harjoghe Ciubucciu

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