Le Québec comme question
L’un des problèmes de notre époque se trouve dans la relation (ou l’absence de relation) que les individus entretiennent avec la société québécoise comme « totalité partielle déterminée », c’est-à-dire comme fait historique concret et contradictoire, processus lui-même inséré dans l’histoire humaine globale. Deux principales attitudes s’affrontent aujourd’hui sur cette question.
D’un côté, plusieurs ont une relative indifférence face au Québec, n’y voyant qu’un ensemble de représentations, de lois, d’institutions et de mythes, bref un tissu d’abstractions passablement éloignées des préoccupations de la vie quotidienne, de la concrétude des relations interpersonnelles, de la matérialité des enjeux économiques ou des changements climatiques. Le Québec n’est alors qu’une échelle, une chose, une identité parmi d’autre, toute relative et accidentelle, un donné, une facticité du type « je suis né ici mais j’aurais pu naître ailleurs, cela n’a pas d’importance pour moi, ma vie et mes projets ».
De l’autre côté, plusieurs voient dans cette attitude une forme d’ignorance, de détachement ou de déracinement, oubliant que la société particulière dans laquelle nous évoluons représente un élément constitutif de notre identité, un milieu structurant qui affecte directement nos conditions de vie. Habiter quelque part, être lié à une histoire et faire partie d’une communauté permettent justement de faire monde commun et de donner sens à l’existence.
Dans un contexte d’accélération sociale et de déracinement larvaire, la société québécoise n’est plus perçue comme un ensemble de relations sociales imbriquées, mais comme une chose, une substance, à préserver ou à se débarrasser. Certains voient dans le Québec un obstacle à la liberté individuelle et la réalisation de soi, alors que d’autres le voient comme une identité nationale à protéger contre toute menace (réelle ou perçue) qui viendrait affaiblir ce lien primordial, ce noyau symbolique de l’existence collective. La culture serait en danger, et avec elle, le peuple pourrait lui-même disparaître.
Aujourd’hui, le débat sur la laïcité cristallise ce mélange de représentations et d'affects. L’État québécois, conçu comme objectivation institutionnelle de la nation, devient en quelque sorte la « peau » ou la « carapace » de la société québécoise, la frontière séparant le dedans et le dehors, la « société distincte » et l’environnement extérieur. La laïcité « républicaine » se présente à certains comme le garant du vivre-ensemble, le socle de l’identité commune, alors que d’autres la perçoivent comme un durcissement, l’érection d’une frontière à l’intérieur même de la société québécoise, opposant l’affirmation identitaire de la majorité culturelle et les droits des minorités.
Dans les deux cas, que ce soit pour les personnes indifférentes ou inquiètes, les libéraux ou les nationalistes, la société est envisagée sous l’unique angle de la nation conçue comme une chose, un donné, une culture commune, à sanctuariser ou à relativiser, à prendre ou à laisser. Le culturalisme et la guerre des identitarismes ne sont que deux faces d’un même processus de polarisation de la chose-Québec, c’est-à-dire du Québec considéré comme chose évidente, réalité allant de soi.
Or, très peu de gens savent vraiment ce qu’est le Québec. On entend souvent des gens dire qu’ils le connaissent très bien et l’aiment profondément. D’autres s’en foutent un peu, et certains vont même jusqu’à dire que le Québec n’existe pas, qu’il s’agit avant tout d’une fiction masquant divers systèmes d’oppression plus concrets comme les rapports de classe, de sexe et de race. D’autres s’opposent à ce relativisme et affirment de façon péremptoire que le Québec se définit aisément par des valeurs communes et évidentes, comme la laïcité ou l’égalité hommes-femmes, qui seraient des éléments constitutifs de l’essence québécoise.
Dans la très grande majorité des cas, que ce soit pour les « détachés » ou les « enracinés », on fait face à une succession fébrile d’opinions lancées avec certitude, qui se retrouvent généralement à n’être que des préjugés, des stéréotypes, des croyances intuitives et sans fondement. Les gens débattent avec virulence, s’insultent parfois, trop souvent, en prenant le Québec comme réponse à tout, ou au contraire comme fausse solution, sans jamais en faire une question.
Rares sont les exemples d’un réel questionnement, d’une problématisation, d’un processus d’auto-réflexivité sur l’existence collective et ses angles morts. Les « sceptiques » et les « dogmatiques », les « postmodernes » et les « conservateurs » s’affrontent sans qu’il n’y ait de place pour la critique élargie de la société québécoise comme fait sociohistorique, traversé par des systèmes de domination multiples, mais aussi par des doutes, des craintes et des aspirations, elles-mêmes imbriquées dans une trajectoire historique à la fois concrète et ouverte.
Jamais on a autant débattu du Québec, et jamais on aura autant oublié la « question nationale », laquelle ne se réduit pas au débat sur l’indépendance, la laïcité, les cours d’histoire ou les rapports complexes entre majorité et minorités. La question du Québec est éminemment sociale, économique, politique, culturelle et écologique; elle ne se laisse pas enfermer dans l’une de ses modalités particulières. On a oublié de se poser la question du Québec, sauf peut-être sous la forme un peu vague et abstrait du « qui sommes-nous? », ou « comment définir le nous? ». Alors que certains se lancent dans des réflexions hasardeuses, d’autres sautent immédiatement aux conclusions avec des formules sûres d’elles-mêmes comme « on est chez nous! », ou « au Québec, c’est comme ça qu’on vit ».
On a oublié de se poser la question sous l’angle de la temporalité, de la raison pratique et d’une perspective située, c’est-à-dire ancrée dans un territoire et une époque déterminée. D’où venons-nous, et qui a-t-on oublié dans notre histoire? Où sommes-nous rendus aujourd’hui? Quels sont nos principaux défis comme société? Quelles sont nos forces et nos faiblesses, les menaces réelles pour les générations futures et les opportunités qui s’offrent à nous? Enfin, et surtout : où voulons-nous aller au juste? Outre quelques valeurs partagées, quelle est notre vision commune, notre « mission », notre destination collective, et le rôle de chacun et chacune dans tout ça?
Personne ne le sait bien sûr, mais il faudra peut-être réapprendre à se poser ce genre de questions, au lieu de se balancer des idées toutes faites, des platitudes et autres trivialités qu’on nous sert à la télé, à la radio, dans les chroniques de journaux et sur les médias sociaux. Se poser la question, c’est déjà commencer à y répondre, en se donnant la chance de résoudre les défis de l'époque. À l’ère du clash des certitudes, il faudra se remettre à philosopher sur les contradictions et le devenir de la société québécoise, non pas pour la devancer, mais pour éclairer ses problèmes et ses potentialités propres. Comme disait Hegel: « chacun est fils de son temps. Il en va de même pour la philosophie : elle résume son temps dans le domaine de la pensée. »
D’un côté, plusieurs ont une relative indifférence face au Québec, n’y voyant qu’un ensemble de représentations, de lois, d’institutions et de mythes, bref un tissu d’abstractions passablement éloignées des préoccupations de la vie quotidienne, de la concrétude des relations interpersonnelles, de la matérialité des enjeux économiques ou des changements climatiques. Le Québec n’est alors qu’une échelle, une chose, une identité parmi d’autre, toute relative et accidentelle, un donné, une facticité du type « je suis né ici mais j’aurais pu naître ailleurs, cela n’a pas d’importance pour moi, ma vie et mes projets ».
De l’autre côté, plusieurs voient dans cette attitude une forme d’ignorance, de détachement ou de déracinement, oubliant que la société particulière dans laquelle nous évoluons représente un élément constitutif de notre identité, un milieu structurant qui affecte directement nos conditions de vie. Habiter quelque part, être lié à une histoire et faire partie d’une communauté permettent justement de faire monde commun et de donner sens à l’existence.
Dans un contexte d’accélération sociale et de déracinement larvaire, la société québécoise n’est plus perçue comme un ensemble de relations sociales imbriquées, mais comme une chose, une substance, à préserver ou à se débarrasser. Certains voient dans le Québec un obstacle à la liberté individuelle et la réalisation de soi, alors que d’autres le voient comme une identité nationale à protéger contre toute menace (réelle ou perçue) qui viendrait affaiblir ce lien primordial, ce noyau symbolique de l’existence collective. La culture serait en danger, et avec elle, le peuple pourrait lui-même disparaître.
Aujourd’hui, le débat sur la laïcité cristallise ce mélange de représentations et d'affects. L’État québécois, conçu comme objectivation institutionnelle de la nation, devient en quelque sorte la « peau » ou la « carapace » de la société québécoise, la frontière séparant le dedans et le dehors, la « société distincte » et l’environnement extérieur. La laïcité « républicaine » se présente à certains comme le garant du vivre-ensemble, le socle de l’identité commune, alors que d’autres la perçoivent comme un durcissement, l’érection d’une frontière à l’intérieur même de la société québécoise, opposant l’affirmation identitaire de la majorité culturelle et les droits des minorités.
Dans les deux cas, que ce soit pour les personnes indifférentes ou inquiètes, les libéraux ou les nationalistes, la société est envisagée sous l’unique angle de la nation conçue comme une chose, un donné, une culture commune, à sanctuariser ou à relativiser, à prendre ou à laisser. Le culturalisme et la guerre des identitarismes ne sont que deux faces d’un même processus de polarisation de la chose-Québec, c’est-à-dire du Québec considéré comme chose évidente, réalité allant de soi.
Or, très peu de gens savent vraiment ce qu’est le Québec. On entend souvent des gens dire qu’ils le connaissent très bien et l’aiment profondément. D’autres s’en foutent un peu, et certains vont même jusqu’à dire que le Québec n’existe pas, qu’il s’agit avant tout d’une fiction masquant divers systèmes d’oppression plus concrets comme les rapports de classe, de sexe et de race. D’autres s’opposent à ce relativisme et affirment de façon péremptoire que le Québec se définit aisément par des valeurs communes et évidentes, comme la laïcité ou l’égalité hommes-femmes, qui seraient des éléments constitutifs de l’essence québécoise.
Dans la très grande majorité des cas, que ce soit pour les « détachés » ou les « enracinés », on fait face à une succession fébrile d’opinions lancées avec certitude, qui se retrouvent généralement à n’être que des préjugés, des stéréotypes, des croyances intuitives et sans fondement. Les gens débattent avec virulence, s’insultent parfois, trop souvent, en prenant le Québec comme réponse à tout, ou au contraire comme fausse solution, sans jamais en faire une question.
Rares sont les exemples d’un réel questionnement, d’une problématisation, d’un processus d’auto-réflexivité sur l’existence collective et ses angles morts. Les « sceptiques » et les « dogmatiques », les « postmodernes » et les « conservateurs » s’affrontent sans qu’il n’y ait de place pour la critique élargie de la société québécoise comme fait sociohistorique, traversé par des systèmes de domination multiples, mais aussi par des doutes, des craintes et des aspirations, elles-mêmes imbriquées dans une trajectoire historique à la fois concrète et ouverte.
Jamais on a autant débattu du Québec, et jamais on aura autant oublié la « question nationale », laquelle ne se réduit pas au débat sur l’indépendance, la laïcité, les cours d’histoire ou les rapports complexes entre majorité et minorités. La question du Québec est éminemment sociale, économique, politique, culturelle et écologique; elle ne se laisse pas enfermer dans l’une de ses modalités particulières. On a oublié de se poser la question du Québec, sauf peut-être sous la forme un peu vague et abstrait du « qui sommes-nous? », ou « comment définir le nous? ». Alors que certains se lancent dans des réflexions hasardeuses, d’autres sautent immédiatement aux conclusions avec des formules sûres d’elles-mêmes comme « on est chez nous! », ou « au Québec, c’est comme ça qu’on vit ».
On a oublié de se poser la question sous l’angle de la temporalité, de la raison pratique et d’une perspective située, c’est-à-dire ancrée dans un territoire et une époque déterminée. D’où venons-nous, et qui a-t-on oublié dans notre histoire? Où sommes-nous rendus aujourd’hui? Quels sont nos principaux défis comme société? Quelles sont nos forces et nos faiblesses, les menaces réelles pour les générations futures et les opportunités qui s’offrent à nous? Enfin, et surtout : où voulons-nous aller au juste? Outre quelques valeurs partagées, quelle est notre vision commune, notre « mission », notre destination collective, et le rôle de chacun et chacune dans tout ça?
Personne ne le sait bien sûr, mais il faudra peut-être réapprendre à se poser ce genre de questions, au lieu de se balancer des idées toutes faites, des platitudes et autres trivialités qu’on nous sert à la télé, à la radio, dans les chroniques de journaux et sur les médias sociaux. Se poser la question, c’est déjà commencer à y répondre, en se donnant la chance de résoudre les défis de l'époque. À l’ère du clash des certitudes, il faudra se remettre à philosopher sur les contradictions et le devenir de la société québécoise, non pas pour la devancer, mais pour éclairer ses problèmes et ses potentialités propres. Comme disait Hegel: « chacun est fils de son temps. Il en va de même pour la philosophie : elle résume son temps dans le domaine de la pensée. »
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