Rétrospective d'une longue décennie conservatrice et mouvementée
Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. -Antonio Gramsci
Une décennie se clôt et une seconde s'ouvre sous le signe des incendies climatiques et d'une escalade de tensions pouvant dégénérer en conflits globaux. Pour ma part, faire une rétrospective de 2019 m'apparaît moins éclairant que de prendre un recul sur notre présente période historique pour mieux en saisir les tendances lourdes.
Disons d'abord que la dernière « longue décennie » débute avec la crise financière mondiale de 2007-2008, laquelle s'est accompagnée d'une vague de mesures d'austérité et de révoltes massives: printemps arabe, mouvement des indignados, Occupy, grève étudiante de 2012, etc. Le retour de la question des inégalités sociales, jumelée à la crise des démocraties représentatives et la dénonciation du pouvoir du 1% annonça une véritable crise de légitimité du modèle néolibéral qui mena plusieurs sociétés au bord du gouffre.
Or, la gauche a eu de la difficulté (c'est un euphémisme) à saisir les opportunités de cette vague de contestations et de crises sans précédent de l'ordre néolibéral. C'est plutôt la droite nationaliste et conservatrice qui a réussi à capter le mécontentement populaire et utiliser ce « moment populiste » à son avantage en mettant de l'avant la question identitaire et sécuritaire. Les attentats terroristes de 2015-2016, de même que la crise des réfugiés faisant suite à la guerre en Syrie, permirent aux forces conservatrices de définir l'agenda politique au profit des frontières, du contrôle de l'immigration et la préservation de l'intégrité nationale. Qui plus est, la remontée fulgurante des mouvements féministes, antiracistes et LGBTQ+ (#MeToo, Black Lives Matter, etc.) créa un ressac réactionnaire mettant tous les maux du monde sur le dos de la « gauche diversitaire » et de la « tyrannie des minorités ».
Disons-le d'emblée, la gauche a échoué à transformer la situation tumultueuse des années 2010 en levier de changement social radical. Alors que Syriza a tourné le dos au Grexit et s'est enfoncé dans les plans d’ajustement structurel et les mesures d'austérité quelques mois à peine après son arrivée au pouvoir, Boris Johnson réussira bientôt son pari de réaliser le Brexit avec une victoire éclatante aux élections de décembre 2019, les conservateurs anglais obtenant les meilleurs résultats depuis Margaret Thatcher en 1987. Trump, Salvini, Kurz, Bolsonaro, Johnson, Erdoğan, Orbán, Modi, Dutere ne sont quelques visages du conservatisme triomphant de la dernière décennie, face à une gauche globalement impuissante et désorganisée.
Cela dit, deux autres tendances lourdes ne doivent pas être négligées. D'un côté, la crise du capitalisme financiarisé, néolibéral et mondialisé coïncide avec le passage vers un nouveau stade du « capitalisme numérique », que certains nomment « capitalisme de plateforme » (Nrnicek) ou « capitalisme de surveillance » (Zuboff). En 2007, l'arrivée du iPhone converge avec la diffusion foudroyante de Facebook et d'autres médias sociaux, avant que certaines plateformes de l'économie collaborative (Uber, Airbnb) viennent bousculer le monde social, économique et politique à grands coups d'innovations disruptrices. Cela dit, les quelques années de frénésie liées aux merveilles de la Silicon Valley et l'enthousiasme initial vis-à-vis les médias sociaux se sont rapidement retournées en un sentiment de désabusement, de méfiance et de scepticisme généralisé.
Les révélations d’Edward Snowden sur les procédés de surveillance de masse, les coups d’éclat de WikiLeaks, la polarisation des débats en ligne, de même que le « Great Hack » des élections américaines de 2016 et de la campagne du Brexit par Cambridge Analytica ont mis les GAFA dans l’embarras. Les données sont rapidement devenues le pétrole du XXIe siècle, celles-ci étant maintenant au cœur du processus d'accumulation du capital via la convergence des plateformes numériques, appareils mobiles, big data, algorithmes, l'Internet des objets et le développement accéléré de l'intelligence artificielle. En 2011, Apple surpasse Exxon Mobil en termes de profitabilité; en 2019, Amazon devient l'entreprise la plus chère au monde avec 797 G$, son fondateur Jeff Bezos étant l'homme le plus riche de la planète avec une fortune de 115 G$. Pendant ce temps, la Chine est en voie de dépasser la Silicon Valley sur le plan technologique, le crédit social et le totalitarisme en version numérique dépassant maintenant les pires scénarios de la série Black Mirror.
Parallèlement, la prise de conscience aigüe de la crise climatique a été l’élément fort qui a marqué la fin de la décennie. La remontée fulgurante des mouvements environnmentalistes (Fridays for Future, Le Pacte pour la transition, grève mondiale pour le climat, Extinction Rebellion, etc.) a réussi à remettre cette question écologique au centre du débat public, tout en faisant face à des gouvernements conservateurs incrédules. Greta Thunberg est sacrée personnalité de l’année 2019 par le Time Magazine, alors que la COP25 s’est terminé par un lamentable échec en décembre dernier. La crise écologique sera LA question de la prochaine décennie, alors que l’Australie brûle sous les flammes avec des températures de 50oC, que la sixième extinction massive des espèces est en cours, et qu’un réchauffement de +3oC d’ici 2100 semble maintenant le meilleur scénario réalistement envisageable. La transition énergétique, bien que limitée par les forces conservatrices, est néanmoins inévitable. Plusieurs experts annoncent un effondrement de la civilisation basée sur les énergies fossiles entre 2023 et 2030, liée notamment à un prochain désinvestissement massif des énergies sales et une transition rapide vers les énergies renouvelables qui deviennent de plus en plus abordables.
Ainsi, nous vivrons bientôt un moment charnière de l’histoire : le Fossil Capital (Malm) qui propulsa la première révolution industrielle du XIXe siècle et accéléra le réchauffement climatique que nous subissons aujourd’hui, sera bientôt dépassé par l’hégémonie du Data Capital et les innovations technologiques de la « quatrième révolution industrielle » en cours. Cela dit, nous ne nous dirigeons pas vers un monde radieux. L’impact environnemental insoutenable des données sur Internet, qui explosera avec l’arrivée de milliards de capteurs, l’Internet des objets, le réseau 5G, les assistants vocaux de l’intelligence artificielle, les véhicules autonomes et la montée fulgurante de la consommation d’énergie, se combinera avec la surexploitation des ressources minières et le renforcement de la logique extractiviste qui affecte déjà les peuples autochtones et les populations du Sud. L’impact écologique des « énergies propres » s’avère quasi fatal pour le scénario d’une « croissance verte » visant à maintenir les conditions matérielles de notre niveau de vie actuel, même si celui-ci est accompagné de bâtiments LEED, de voitures électriques, de bacs de compost et de quelques prouesses de l’économie circulaire. Pour le meilleur et pour le pire, nous serons bientôt forcés de renoncer à la logique de croissance, de consommation effrénée, de demande énergétique illimitée et de connectivité sans frontières, lesquelles nous mènent tout droit vers un scénario d’effondrement civilisationnel.
En attendant, l’année 2019 est surtout marquée par la renaissance des mouvements de contestation de masse : Algérie, Hong Kong, Chili, Bolivie, Liban, Iran, Catalogne, la France et d’autres pays ont récemment été bousculés par la plus importante vague de mobilisations populaires depuis 2011. Bien que ces protestations ne soient pas d’abord liées à la question écologique, le ras-le-bol généralisé, la précarisation des conditions d’existence et la défense des institutions démocratiques représentent autant d’étincelles dans un climat social sous tension. Tant que les sociétés resteront prisonnières des contradictions économiques, sociales, politiques et écologiques des régimes hérités du XXe siècle, la multiplication et l’intensification des crises sociales ne pourront que s’aggraver. Dans un contexte de « blocage politique » où les forces de gauche peinent à gagner les élections et mettre en œuvre des réformes radicales, le « déblocage » viendra d’abord des mobilisations de masse et la contestation de la rue.
À l’exception d’une poignée de nouveaux gouvernements progressistes comme ceux de Jacinda Ardern en Nouvelle-Zélande, le gouvernement de coalition Podemos-PSOE en Espagne qui prendra forme la semaine prochaine, ou encore le gouvernement hyper jeune et féminin dirigé par Sanna Marin en Finlande, une véritable « social-démocratie radicale et écologique » a un immense chantier devant elle. La seule manière de répondre aux immenses défis de la prochaine décennie consiste à opérer rapidement une série de transformations profondes du régime politique et économique en place. Ce processus de changements radicaux des structures de base de la société se nomme révolution, que celle-ci soit « tranquille » à l’instar des processus de modernisation des années 1960 au Québec, ou qu’elle soit traversée par des conflits et zones de turbulences de plus haute intensité comme la Révolution française, haïtienne, mexicaine, russe, ou espagnole des derniers siècles.
Une chose est sûre: le conservatisme ne pourra retenir indéfiniment les contradictions sociales (tendances lourdes de l’économie capitaliste, processus perturbateurs du développement technologique, exclusions engendrées par les systèmes d’oppression, effets corrosifs de la marchandisation, conséquences funestes de la crise écologique) en protégeant la carapace de la vieille société qui refuse de se métamorphoser pour affronter les défis du XXIe siècle. Dans son célèbre livre La Grande Transformation (1944), Karl Polanyi faisait remarquer que les Conservative Twenties ont fait place aux Revolutionary Thirties suite aux bouleversements de l’ordre économique, monétaire et géopolitique mondial. À mon sens, la même dynamique sociopolitique se réactualisera bientôt dans un contexte historique inédit ; les années 2010 conservatrices s’achèveront bientôt au profit de la nouvelle décennie révolutionnaire. S’agit-il d’un simple vœu, d’un pronostic sérieux, ou bien d’une prophétie auto-réalisatrice? Peu importe, car l’avenir n’est pas tracé d’avance, et ce même si le présent porte en lui tout le poids, les contraintes et les problèmes hérités du passé.
Aujourd’hui, trois trajectoires historiques sont possibles : 1) le scénario du conservatisme nationaliste-populiste, qui se maintiendra en place tant que la « nouvelle société » n’aura pas réussi à remplacer les anciennes formes institutionnelles du capitalisme néolibéral moribond; 2) le scénario de la modernisation technologique effrénée, qui met en place l’« infrastructure intelligente » du capitalisme numérique de surveillance à vitesse grand V; 3) le scénario du « dépassement révolutionnaire » par une transformation sociale, économique, politique et écologique digne de ce nom.
Rien ne sert de souligner que les conservateurs sont déjà au pouvoir, tant dans les médias, les lobbys que les gouvernements, et que le Data Capital est déjà en train d’étendre son hégémonie sur des pans entiers de l’économie, de la culture, de nos relations sociales et de nos vies intimes. La troisième voie révolutionnaire, pouvant prendre une tournure plus institutionnelle-radicale à l’échelle de l’État, des formes davantage inspirées de l’autonomie collective des communautés locales, ou encore une combinaison des deux, reste encore incertaine, quoique terriblement nécessaire. Marcel Rioux, dans sa genèse des idéologies au Québec, raconte notamment comment l’idéologie de conservation de l’ère Duplessis fut détrônée par l’idéologie de rattrapage, structurant l’imaginaire moderniste, libéral et nord-américain de la Révolution tranquille, avant que cette dernière soit remise en question par une troisième idéologie, plus radicale.
Cette idéologie du « dépassement » ou de la « participation », basée sur les idées de décolonisation, d’indépendance, de socialisme et d’autogestion, articulant démocratie participative et auto-organisation populaire, appelle à être reconstruite et réactualisée dans le contexte explosif de la nouvelle décennie 2020. Sans ce « travail de l’imaginaire » visant à réactiver les énergies utopiques à même le matériau hétérogène de la culture actuelle, une nouvelle société ne pourra voir le jour. C’est pourquoi il est urgent d’amorcer le plus rapidement possible ce processus de construction symbolique de nouvelles significations collectives, et ce malgré les scénarios d’effondrement écologique et la dystopie du « monde numériquement administré ». Comme le note Thomas Kuhn à propos de la dynamique des révolutions scientifiques, « décider de rejeter un paradigme est toujours simultanément décider d'en accepter un autre », ce qui implique que l’ancien modèle n’est abandonné que s’il est en mesure d’être remplacé par un nouveau cadre plus performant.
Sans ce « nouveau cadre », lequel devra être bien sûr viable sur le plan économique, social et écologique, et devenir réalisable dans la présente conjoncture historique par une bonne dose de stratégie politique, les mobilisations de masse à venir risquent de s’engouffrer dans les phénomènes morbides du néofascisme que nous voyons déjà émerger sous nos yeux. L’heure n’est plus à la crainte, au cynisme ou au désespoir, mais à l’organisation. « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté », comme disait Gramsci dans ses Cahiers de prison, enfermé durant les dernières années de sa vie par les fascistes qui voulaient « empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». En cette nouvelle décennie qui s’annonce sous les signes de la tempête, je nous souhaite de faire fonctionner nos cerveaux à plein régime pour construire les cadres, outils, stratégies, imaginaires et plateformes de l’émancipation.
Crédits photo: Adam Ferguson https://time.com/5652412/battle-for-hong-kong/
Une décennie se clôt et une seconde s'ouvre sous le signe des incendies climatiques et d'une escalade de tensions pouvant dégénérer en conflits globaux. Pour ma part, faire une rétrospective de 2019 m'apparaît moins éclairant que de prendre un recul sur notre présente période historique pour mieux en saisir les tendances lourdes.
Disons d'abord que la dernière « longue décennie » débute avec la crise financière mondiale de 2007-2008, laquelle s'est accompagnée d'une vague de mesures d'austérité et de révoltes massives: printemps arabe, mouvement des indignados, Occupy, grève étudiante de 2012, etc. Le retour de la question des inégalités sociales, jumelée à la crise des démocraties représentatives et la dénonciation du pouvoir du 1% annonça une véritable crise de légitimité du modèle néolibéral qui mena plusieurs sociétés au bord du gouffre.
Or, la gauche a eu de la difficulté (c'est un euphémisme) à saisir les opportunités de cette vague de contestations et de crises sans précédent de l'ordre néolibéral. C'est plutôt la droite nationaliste et conservatrice qui a réussi à capter le mécontentement populaire et utiliser ce « moment populiste » à son avantage en mettant de l'avant la question identitaire et sécuritaire. Les attentats terroristes de 2015-2016, de même que la crise des réfugiés faisant suite à la guerre en Syrie, permirent aux forces conservatrices de définir l'agenda politique au profit des frontières, du contrôle de l'immigration et la préservation de l'intégrité nationale. Qui plus est, la remontée fulgurante des mouvements féministes, antiracistes et LGBTQ+ (#MeToo, Black Lives Matter, etc.) créa un ressac réactionnaire mettant tous les maux du monde sur le dos de la « gauche diversitaire » et de la « tyrannie des minorités ».
Disons-le d'emblée, la gauche a échoué à transformer la situation tumultueuse des années 2010 en levier de changement social radical. Alors que Syriza a tourné le dos au Grexit et s'est enfoncé dans les plans d’ajustement structurel et les mesures d'austérité quelques mois à peine après son arrivée au pouvoir, Boris Johnson réussira bientôt son pari de réaliser le Brexit avec une victoire éclatante aux élections de décembre 2019, les conservateurs anglais obtenant les meilleurs résultats depuis Margaret Thatcher en 1987. Trump, Salvini, Kurz, Bolsonaro, Johnson, Erdoğan, Orbán, Modi, Dutere ne sont quelques visages du conservatisme triomphant de la dernière décennie, face à une gauche globalement impuissante et désorganisée.
Cela dit, deux autres tendances lourdes ne doivent pas être négligées. D'un côté, la crise du capitalisme financiarisé, néolibéral et mondialisé coïncide avec le passage vers un nouveau stade du « capitalisme numérique », que certains nomment « capitalisme de plateforme » (Nrnicek) ou « capitalisme de surveillance » (Zuboff). En 2007, l'arrivée du iPhone converge avec la diffusion foudroyante de Facebook et d'autres médias sociaux, avant que certaines plateformes de l'économie collaborative (Uber, Airbnb) viennent bousculer le monde social, économique et politique à grands coups d'innovations disruptrices. Cela dit, les quelques années de frénésie liées aux merveilles de la Silicon Valley et l'enthousiasme initial vis-à-vis les médias sociaux se sont rapidement retournées en un sentiment de désabusement, de méfiance et de scepticisme généralisé.
Les révélations d’Edward Snowden sur les procédés de surveillance de masse, les coups d’éclat de WikiLeaks, la polarisation des débats en ligne, de même que le « Great Hack » des élections américaines de 2016 et de la campagne du Brexit par Cambridge Analytica ont mis les GAFA dans l’embarras. Les données sont rapidement devenues le pétrole du XXIe siècle, celles-ci étant maintenant au cœur du processus d'accumulation du capital via la convergence des plateformes numériques, appareils mobiles, big data, algorithmes, l'Internet des objets et le développement accéléré de l'intelligence artificielle. En 2011, Apple surpasse Exxon Mobil en termes de profitabilité; en 2019, Amazon devient l'entreprise la plus chère au monde avec 797 G$, son fondateur Jeff Bezos étant l'homme le plus riche de la planète avec une fortune de 115 G$. Pendant ce temps, la Chine est en voie de dépasser la Silicon Valley sur le plan technologique, le crédit social et le totalitarisme en version numérique dépassant maintenant les pires scénarios de la série Black Mirror.
Parallèlement, la prise de conscience aigüe de la crise climatique a été l’élément fort qui a marqué la fin de la décennie. La remontée fulgurante des mouvements environnmentalistes (Fridays for Future, Le Pacte pour la transition, grève mondiale pour le climat, Extinction Rebellion, etc.) a réussi à remettre cette question écologique au centre du débat public, tout en faisant face à des gouvernements conservateurs incrédules. Greta Thunberg est sacrée personnalité de l’année 2019 par le Time Magazine, alors que la COP25 s’est terminé par un lamentable échec en décembre dernier. La crise écologique sera LA question de la prochaine décennie, alors que l’Australie brûle sous les flammes avec des températures de 50oC, que la sixième extinction massive des espèces est en cours, et qu’un réchauffement de +3oC d’ici 2100 semble maintenant le meilleur scénario réalistement envisageable. La transition énergétique, bien que limitée par les forces conservatrices, est néanmoins inévitable. Plusieurs experts annoncent un effondrement de la civilisation basée sur les énergies fossiles entre 2023 et 2030, liée notamment à un prochain désinvestissement massif des énergies sales et une transition rapide vers les énergies renouvelables qui deviennent de plus en plus abordables.
Ainsi, nous vivrons bientôt un moment charnière de l’histoire : le Fossil Capital (Malm) qui propulsa la première révolution industrielle du XIXe siècle et accéléra le réchauffement climatique que nous subissons aujourd’hui, sera bientôt dépassé par l’hégémonie du Data Capital et les innovations technologiques de la « quatrième révolution industrielle » en cours. Cela dit, nous ne nous dirigeons pas vers un monde radieux. L’impact environnemental insoutenable des données sur Internet, qui explosera avec l’arrivée de milliards de capteurs, l’Internet des objets, le réseau 5G, les assistants vocaux de l’intelligence artificielle, les véhicules autonomes et la montée fulgurante de la consommation d’énergie, se combinera avec la surexploitation des ressources minières et le renforcement de la logique extractiviste qui affecte déjà les peuples autochtones et les populations du Sud. L’impact écologique des « énergies propres » s’avère quasi fatal pour le scénario d’une « croissance verte » visant à maintenir les conditions matérielles de notre niveau de vie actuel, même si celui-ci est accompagné de bâtiments LEED, de voitures électriques, de bacs de compost et de quelques prouesses de l’économie circulaire. Pour le meilleur et pour le pire, nous serons bientôt forcés de renoncer à la logique de croissance, de consommation effrénée, de demande énergétique illimitée et de connectivité sans frontières, lesquelles nous mènent tout droit vers un scénario d’effondrement civilisationnel.
En attendant, l’année 2019 est surtout marquée par la renaissance des mouvements de contestation de masse : Algérie, Hong Kong, Chili, Bolivie, Liban, Iran, Catalogne, la France et d’autres pays ont récemment été bousculés par la plus importante vague de mobilisations populaires depuis 2011. Bien que ces protestations ne soient pas d’abord liées à la question écologique, le ras-le-bol généralisé, la précarisation des conditions d’existence et la défense des institutions démocratiques représentent autant d’étincelles dans un climat social sous tension. Tant que les sociétés resteront prisonnières des contradictions économiques, sociales, politiques et écologiques des régimes hérités du XXe siècle, la multiplication et l’intensification des crises sociales ne pourront que s’aggraver. Dans un contexte de « blocage politique » où les forces de gauche peinent à gagner les élections et mettre en œuvre des réformes radicales, le « déblocage » viendra d’abord des mobilisations de masse et la contestation de la rue.
À l’exception d’une poignée de nouveaux gouvernements progressistes comme ceux de Jacinda Ardern en Nouvelle-Zélande, le gouvernement de coalition Podemos-PSOE en Espagne qui prendra forme la semaine prochaine, ou encore le gouvernement hyper jeune et féminin dirigé par Sanna Marin en Finlande, une véritable « social-démocratie radicale et écologique » a un immense chantier devant elle. La seule manière de répondre aux immenses défis de la prochaine décennie consiste à opérer rapidement une série de transformations profondes du régime politique et économique en place. Ce processus de changements radicaux des structures de base de la société se nomme révolution, que celle-ci soit « tranquille » à l’instar des processus de modernisation des années 1960 au Québec, ou qu’elle soit traversée par des conflits et zones de turbulences de plus haute intensité comme la Révolution française, haïtienne, mexicaine, russe, ou espagnole des derniers siècles.
Une chose est sûre: le conservatisme ne pourra retenir indéfiniment les contradictions sociales (tendances lourdes de l’économie capitaliste, processus perturbateurs du développement technologique, exclusions engendrées par les systèmes d’oppression, effets corrosifs de la marchandisation, conséquences funestes de la crise écologique) en protégeant la carapace de la vieille société qui refuse de se métamorphoser pour affronter les défis du XXIe siècle. Dans son célèbre livre La Grande Transformation (1944), Karl Polanyi faisait remarquer que les Conservative Twenties ont fait place aux Revolutionary Thirties suite aux bouleversements de l’ordre économique, monétaire et géopolitique mondial. À mon sens, la même dynamique sociopolitique se réactualisera bientôt dans un contexte historique inédit ; les années 2010 conservatrices s’achèveront bientôt au profit de la nouvelle décennie révolutionnaire. S’agit-il d’un simple vœu, d’un pronostic sérieux, ou bien d’une prophétie auto-réalisatrice? Peu importe, car l’avenir n’est pas tracé d’avance, et ce même si le présent porte en lui tout le poids, les contraintes et les problèmes hérités du passé.
Aujourd’hui, trois trajectoires historiques sont possibles : 1) le scénario du conservatisme nationaliste-populiste, qui se maintiendra en place tant que la « nouvelle société » n’aura pas réussi à remplacer les anciennes formes institutionnelles du capitalisme néolibéral moribond; 2) le scénario de la modernisation technologique effrénée, qui met en place l’« infrastructure intelligente » du capitalisme numérique de surveillance à vitesse grand V; 3) le scénario du « dépassement révolutionnaire » par une transformation sociale, économique, politique et écologique digne de ce nom.
Rien ne sert de souligner que les conservateurs sont déjà au pouvoir, tant dans les médias, les lobbys que les gouvernements, et que le Data Capital est déjà en train d’étendre son hégémonie sur des pans entiers de l’économie, de la culture, de nos relations sociales et de nos vies intimes. La troisième voie révolutionnaire, pouvant prendre une tournure plus institutionnelle-radicale à l’échelle de l’État, des formes davantage inspirées de l’autonomie collective des communautés locales, ou encore une combinaison des deux, reste encore incertaine, quoique terriblement nécessaire. Marcel Rioux, dans sa genèse des idéologies au Québec, raconte notamment comment l’idéologie de conservation de l’ère Duplessis fut détrônée par l’idéologie de rattrapage, structurant l’imaginaire moderniste, libéral et nord-américain de la Révolution tranquille, avant que cette dernière soit remise en question par une troisième idéologie, plus radicale.
Cette idéologie du « dépassement » ou de la « participation », basée sur les idées de décolonisation, d’indépendance, de socialisme et d’autogestion, articulant démocratie participative et auto-organisation populaire, appelle à être reconstruite et réactualisée dans le contexte explosif de la nouvelle décennie 2020. Sans ce « travail de l’imaginaire » visant à réactiver les énergies utopiques à même le matériau hétérogène de la culture actuelle, une nouvelle société ne pourra voir le jour. C’est pourquoi il est urgent d’amorcer le plus rapidement possible ce processus de construction symbolique de nouvelles significations collectives, et ce malgré les scénarios d’effondrement écologique et la dystopie du « monde numériquement administré ». Comme le note Thomas Kuhn à propos de la dynamique des révolutions scientifiques, « décider de rejeter un paradigme est toujours simultanément décider d'en accepter un autre », ce qui implique que l’ancien modèle n’est abandonné que s’il est en mesure d’être remplacé par un nouveau cadre plus performant.
Sans ce « nouveau cadre », lequel devra être bien sûr viable sur le plan économique, social et écologique, et devenir réalisable dans la présente conjoncture historique par une bonne dose de stratégie politique, les mobilisations de masse à venir risquent de s’engouffrer dans les phénomènes morbides du néofascisme que nous voyons déjà émerger sous nos yeux. L’heure n’est plus à la crainte, au cynisme ou au désespoir, mais à l’organisation. « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté », comme disait Gramsci dans ses Cahiers de prison, enfermé durant les dernières années de sa vie par les fascistes qui voulaient « empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». En cette nouvelle décennie qui s’annonce sous les signes de la tempête, je nous souhaite de faire fonctionner nos cerveaux à plein régime pour construire les cadres, outils, stratégies, imaginaires et plateformes de l’émancipation.
Crédits photo: Adam Ferguson https://time.com/5652412/battle-for-hong-kong/
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