Les dilemmes de Plante: pistes cyclables, artères commerciales et capitalisme mondialisé
Voici mon grain de sel sur l'avenir de Montréal, les commerces qui souffrent et les pistes cyclables. Valérie Plante "est-elle dans sa bulle", comme le prétend François Cardinal dans sa dernière chronique, qui considère que la mairesse serait "sourde" aux frustrations populaires et aux inquiétudes des petits commerçants de la rue Saint-Denis, en s'occupant plutôt de "ses propres dadas : la pratique cycliste, le logement social et les sans-abri"?
Dans sa réplique au chroniqueur de La Presse, Ludvic Moquin Beaudry soutient à juste titre qu'il ne faut pas confondre la résistance au changement d'une poignée de personnes avec l'opinion de la "majorité silencieuse", comme si la mairesse était "déconnectée" des enjeux de terrain comme l'a été Denis Coderre durant la dernière année de son mandat. À ceux qui soutiennent que la pandémie a durement frappé l'économie montréalaise et qu'il faudrait laisser un certain répit avant de poursuivre le projet de Réseau express vélo (REV), Ludvic rétorque: "que le moment actuel est, tout au contraire, le meilleur possible : la circulation en ville est moins importante, donc les entraves causent moins d’impacts négatifs, et le contexte de la pandémie a permis la création de plusieurs aides aux entreprises qui n’existeraient pas en temps normal et dont peuvent bénéficier les commerces touchés par les travaux."
Or, bien qu'il soit nécessaire de soutenir la mairesse Plante dans ses projets de pistes cyclables, il ne faut pas minimiser les menaces bien réelles pesant sur les petits commerces que la pandémie a frappé de plein fouet, en laissant planer le spectre d'une "hécatombe" imminente malgré les aides financières des différents paliers de gouvernement. Bref, les réactions aiguës des commerçants face au REV ne sont pas "irrationnelles"; elles ne font que catalyser une anxiété économique importante qui se cristallise dans l'opposition à un projet, certes louable, qui pourrait représenter le dernier clou dans leur cercueil. Faut-il pour cela laisser tomber le projet de REV, Cardinal soutenant que "les citadins, les automobilistes et les commerçants ne veulent pas être bousculés par de nouveaux chantiers en cette rentrée qui n’a rien d’ordinaire : ils veulent retrouver un semblant de normalité"?
À mon sens, la mairesse Plante fait face à un dilemme: reculer face au projet de REV et décevoir sa base électorale, ou aller de l'avant au risque d'affecter quelques commerces au passage pour "l'intérêt général" de la qualité de vie et la lutte aux changements climatiques. La réponse "progressiste" consiste à aller de l'avant malgré la tempête médiatique à la manière de Luc Ferrandez qui avait semé un tollé avec l'inversion des rues à sens unique, en espérant que cela se traduise en gain électoral. La réponse "prudente" (ou conservatrice, au sens du maintien du statu quo), serait de reporter le REV une fois la pandémie terminée. Or, comme le souligne Ludvic: "on fantasme un retour à la normale qui est strictement impossible tant que la pandémie persiste", de sorte qu'il semble opportun de profiter de la crise pour changer le visage de la ville avec des projets structurants et permanents.
À mon sens, l'héritage principal de la mairesse Plante aura été de généraliser les mesures vertes des arrondissements Rosemont et Plateau-Mont-Royal sur une grande partie du territoire montréalais. Sur le plan de l'aménagement durable, l'administration Plante aura sans doute un 8 ou 9/10 à la fin de son premier mandat. Néanmoins, il faut avouer que c'est sur le plan économique que le bilan de Projet Montréal sera moins reluisant. D'une part, les compétences municipales en matière de développement économique sont très limitées, de sorte que la mairesse Plante ne dispose pas de tous les leviers pour changer la donne. De plus, la plus grande pandémie du dernier siècle bouscule l'économie mondiale et nationale, avec des impacts qui se font sentir plus directement à l'échelle locale, où paradoxalement la ville ne possède pas les pouvoirs et les ressources pour infléchir la trajectoire.
Outre ces facteurs externes qui sont hors de la portée de l'administration municipale, il faut regarder la stratégie de développement économique 2018-2022 intitulée "Accélérer Montréal" qui témoigne d'une vision mainstream de l'économie urbaine mondialisée, basée sur l'innovation, la compétitivité et l'attractivité. Depuis le début de son mandat, Plante a adopté une stratégie "social-libérale" consistant à accélérer une politique néolibérale sur le plan économique (dont participe l'éco-gentrification des quartiers), tout en redistribuant une partie des surplus dans le logement social, des mesures pour aider les sans-abris, etc. La "main gauche" des politiques sociales, ces "dadas" de la mairesse selon l'expression méprisante de Cardinal, dépendent en fait de la "main droite" du développement économique, qui répond aux exigences du capitalisme néolibéral, financiarisé et mondialisé.
Depuis le début de son mandat, l'administration Plante s'est entourée d'experts du milieu des affaires pour gagner en crédibilité sur le plan économique, et elle se retrouve aujourd'hui à implorer les travailleurs à retourner dans les bureaux du centre-ville, avec un taux d'occupation oscillant entre 5 à 10 %. Or, avec la généralisation du télétravail qui n'est pas une mode passagère mais une tendance lourde appelée à rester, "l'effondrement" de l'économie du centre-ville est à prévoir dans un avenir rapproché. Sur ce plan, contrairement aux pistes cyclables où la mairesse fait preuve d'audace, la stratégie de l'administration Plante est celui d'un utopique "retour à la normale" qui ne reviendra pas de sitôt.
En résumé, alors que les projecteurs sont braqués sur la rue St-Denis et les pistes cyclables, la tempête économique qui s'annonce risque d'être le vrai enjeu de la prochaine campagne électorale municipale. La vision de la mairesse Plante est ambitieuse en matière d'urbanisme durable, mais assez frileuse et conservatrice sur le plan économique.
Comment transformer les espaces inoccupés du centre-ville? Pourquoi ne pas réquisitionner les espaces ou donner des incitatifs pour les transformer en logements comme le suggère mon camarade Jean-François Lessard? "Pourquoi ne pas anticiper ce changement, éviter des faillites inutiles et immédiatement planifier une conversion de 25% à 50% des espaces de bureau en habitations? Cela contribuerait à redonner vie au centre-ville, à ses artères commerciales (qui se diversifieraient en tendant vers davantage de services de proximité) et augmenterait l’attractivité de la métropole pour les gens qui désirent y habiter."
Quelle place faire à l'économie sociale et solidaire afin qu'elle ne reçoive pas que des broutilles en restant à la remorque du secteur privé, mais devienne le coeur d'un projet de développement visant la démocratisation de l'économie? Pourquoi ne pas favoriser le "repreneuriat collectif", c'est-à-dire la reprise d'entreprises en faillite pour les transformer en coopératives et entreprises collectives autogérées? Je n'ai pas toutes les réponses en matière de développement économique local, mais la pandémie nous a bien appris la fragilité du capitalisme mondialisé et ses centre-villes fort peu résilients.
Alors que le débat public s'enflamme sur l'impact potentiel des pistes cyclables sur les artères commerciales, j'ai bien peur que la crise économique qui vient aura l'effet d'un ouragan comparativement à cette tempête dans un verre d'eau. L'administration Plante, tout comme le gouvernement Legault, ne sont pas prêts à affronter les grandes crises qui viennent, du moins selon les paramètres du paradigme économique dominant et désuet. Comment transformer l'économie de Montréal, et l'économie en général, pour la rendre plus résiliente, démocratique, écologique, et basée sur la satisfaction des besoins de tous? Nul ne le sait encore, mais il temps de réfléchir activement aux stratégies pour construire une ville au-delà de la croissance et du capitalisme.
Crédit image: Serge Chapleau, La Presse, 1er septembre.
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