Qu'est-ce que le patriotisme vaccinal?
Vous connaissez sans doute le terme de « nationalisme vaccinal », qui désigne la tendance des États à prioriser la vaccination de leur population, privilégiant la sécurité de leur nation au détriment de la solidarité internationale. Le problème réside dans l'accaparement de doses par les pays du Nord afin de maximiser la couverture vaccinale au sein de leurs frontières, empêchant ainsi les pays moins fortunés d'avoir une couverture minimale (notamment pour les personnes vulnérables), augmentant ainsi les risques de nouveaux variants et freinant la résolution de la pandémie à l'échelle mondiale.
De son côté, le « patriotisme vaccinal » fait plutôt appel au dévouement de chaque citoyen qui sont invités à faire un effort pour garantir le bien-être collectif et défendre la patrie contre la menace pandémique. Alors que la nationalisme vaccinal renvoie à un problème de redistribution et un déficit de coopération au niveau des relations internationales, le patriotisme vaccinal désigne plutôt une relation particulière entre l'État et ses citoyen.ne.s, un discours, une idéologie, un appel aux sentiments, au sacrifice et à la fibre patriotique, faisant de la vaccination un marqueur de vertu civique.
Dans cette perspective, les personnes vaccinées sont perçues comme des « bons citoyens », des personnes raisonnées, responsables, faisant preuve de courage, prêtes à faire primer l'intérêt collectif sur leur bien-être personnel. Les discours du gouvernement véhiculés par les points de presse récurrents, les campagnes de sensibilisation, l’injonction constante que tout le monde doit encore faire un effort pour l'intérêt général, mais aussi les personnes qui publient leurs photos de leur deuxième ou troisième dose sur les médias sociaux, participent à la diffusion du patriotisme vaccinal. Il s'agit autant d'une croyance qu'un sentiment, une attitude d’abnégation orientée par l'amour de la patrie.
Si le patriotisme n'a rien de mal en soi, il a néanmoins tendance à créer une grande ferveur qui peut mener à discréditer les individus qui ne participent pas à cet effort collectif. Les personnes non-vaccinées sont ainsi perçues comme irrationnelles, lâches, ignorantes, égoïstes ou irresponsables, refusant de contribuer à la mobilisation nationale pour défendre la patrie. Emmanuel Macron, qui n'a pas cacher son désir d'emmerder les non-vaccinés, a eu un autre propos très révélateur qui témoigne de ce patriotisme vaccinal hostile aux réticents: « un irresponsable n'est plus un citoyen ».
La phrase est forte, mais évocatrice, car elle exprime de façon franche ce dont il est question: créer deux groupes au sein de la population: les « bons citoyens » ayant le privilège d'avoir accès aux restaurants, bars, cinémas, trains et autres activités sociales parce qu'ils ont participé à l'effort de guerre, puis les citoyens de seconde zone, qu'on exclut littéralement de la société, sur le plan symbolique, physique et matériel, pour des raisons de non-coopération à la campagne vaccinale. Comme le gouvernement vise une couverture maximale (idéalement de 100%), que l'obligation vaccinale représente son souhait le plus cher mais que cette mesure reste inapplicable en pratique (pour des raisons juridiques, mais aussi par la pénurie de personnel soignant), il utilisera toutes les stratégies pour stigmatiser les récalcitrants.
Tout récemment, au Canada, « la ministre fédérale responsable de l'assurance-emploi affirme que les Canadiens sans travail refusant de se faire vacciner pourraient se voir privés de prestations tant que les préoccupations de santé publique resteront au premier plan ». On voit ici que malgré la justification initiale que le passeport vaccinal et autres mesures n'allaient pas entraver l'accès à des services essentiels, on constate que la radicalisation du patriotisme vaccinal restreint toujours plus les marges de manœuvres de ce groupe réticent.
La « citoyenneté » n'est plus considérée comme un droit fondamental, mais comme un privilège, un statut conditionnel pouvant être (partiellement) retiré dans un contexte d'état d'urgence, au nom de l'intérêt national et de la sécurité publique. On enferme ainsi les gens chez eux, de façon plus ou moins directe, expulsant symboliquement les non-vaccinés du périmètre de la nation, de la citoyenneté et du respect minimal qui leurs sont associés.
Le patriotisme vaccinal contribue à légitimer cette relégation des non-vaccinés, car ceux-ci sont perçus comme des individus déserteurs, des citoyens de seconde zone, ne méritant pas l'accès à des services et un minimum de solidarité collective. Cette discrimination systémique, alimentée par la haine de l'hésitation vaccinale, le mépris des opposants aux mesures sanitaires, et une bonne dose de violence symbolique, est renforcée par l’exacerbation du patriotisme vaccinal.
Qui plus est, le nationalisme vaccinal au niveau des relations internationales est renforcé par le patriotisme vaccinal à l'intérieur de chaque nation, et inversement. Le stockage compulsif de doses par chaque État est alimenté par le besoin de maximiser la couverture vaccinale à l'interne, et l'écoulement de doses doit mobiliser la ferveur et le patriotisme au sein de la population afin que celle-ci se fasse vaccinée à de multiples répétitions, maintienne son adhésion à des mesures sanitaires très restrictives et prolongées. Le patriotisme vaccinal crée un sentiment d'insécurité envers les personnes non-vaccinées, avec une attitude maximaliste de protection universelle au niveau national, ce qui renforce le besoin d'avoir toujours plus de doses pour protéger sa patrie, et ce au détriment de la vaccination ailleurs dans le monde.
En résumé, la haine des non-vaccinés ne vient pas de nulle part, mais de l'intensification d'un patriotisme vaccinal alimenté par l'État, mais aussi par un vaste nombre de médias, de personnalités publiques, d'experts et de « citoyens ordinaires » via les conversations ordinaires et les échanges sur les médias sociaux. J’ajoute une nuance importante ici: ce n'est pas la promotion de la vaccination comme telle qui pose problème, c'est même l'une des clés de l'atténuation des méfaits de la COVID-19 en limitant le nombre d’hospitalisations, de décès et de complications graves. Mais c'est plutôt l'instrumentalisation du patriotisme, la ferveur pro-sanitaire, la légitimation de la violence envers les personnes non-vaccinées qui nous amène collectivement dans un cul-de-sac.
Le patriotisme est un sentiment particulièrement puissant dans certains contextes révolutionnaires, mais aussi lors de crises sociales de grande intensité, et surtout dans un contexte de guerre. Le patriotisme est une passion associée à la dévotion, l’engouement, l’attachement à la patrie, mais aussi le zèle et la vénération lorsqu’il atteint un certain degré d’intensité. Il existe différentes formes de patriotisme : certains sont plus inclusifs et démocratiques, d’autres portent la marquent du conservatisme, de la vénération de l’identité nationale, avec une pointe de xénophobie. Il y a des patriotismes libéraux, attachés au respect de la constitution et la défense des libertés individuelles contre l’empiètement de l’État (comme aux États-Unis par exemple), alors que d’autres sortes de patriotisme peuvent s’associer à l’effort guerrier, le zèle révolutionnaire, etc. Le patriotisme a tendance à renforcer un clivage « eux/nous », mais le sens concret de ce « eux » et ce « nous » peut changer en fonction des circonstances.
Où se situe le patriotisme vaccinal parmi cette variété de formes? Je fais l’hypothèse ici qu’un patriotisme sanitaire modéré ou de faible intensité, surtout présent dans les trois premières vagues de la pandémie, a contribué positivement à l’effort collectif pour lutter contre la pandémie, via un respect général des mesures sanitaires, et un fort taux de vaccination sur des bases volontaires (75% de la population doublement vaccinée en août 2021 au Québec, et ce sans mesures coercitives). Or, il semble qu’à partir de l’automne 2021, les choses commencent à dégénérer : l’arrivée du passeport sanitaire, puis l’arrivée du variant Omicron qui déjoue l’efficacité des vaccins en termes de contamination, l’explosion de la cinquième vague, le retour du couvre-feu et les mesures de confinement drastiques, ont alimenté une radicalisation du patriotisme vaccinal.
La haine à l’égard des non-vaccinés, déjà présente l’année dernière, s’est accentuée; les appels à leur « serrer la vis » ou leur faire la vie dure, les discours plaidant pour l’obligation vaccinale (même si cela implique 3 doses obligatoires annuellement), l’extension du passeport sanitaire aux commerces non-essentiels, l’adhésion encore forte à des mesures comme le couvre-feu alors que celle-ci n’a jamais avérée son efficacité, tout cela découle du patriotisme sanitaire dont le patriotisme vaccinal représente l'une des modalités. L’esprit de dévouement et de sacrifice en solidarité avec les hôpitaux saturés (alors que le gouvernement n’a pas été en mesure de se préparer à une nouvelle vague prévisible, d’écouter le personnel soignant et de faire des investissements massifs dans le réseau de la santé depuis les deux dernières années), justifiant l’état d’urgence et une gestion hyper-centralisée de la crise sanitaire, tout cela participe à intensifier un patriotisme qui prend de plus en plus une forme autoritaire, disciplinaire et punitive, appelant les personnes à joindre les rangs sous peine d’exclusion symbolique et matérielle.
Ce durcissement du patriotisme vaccinal ne prend pas une forme émancipatrice, mais un appel anti-démocratique à prolonger l’état d’urgence et à restreindre des libertés fondamentales, surtout pour les personnes récalcitrantes. Il appelle à la solidarité nationale en favorisant non pas une couverture suffisante de la population qui serait jugée acceptable pour permettre une redistribution des doses avec les pays du Sud, mais une couverture maximaliste dont l’horizon est la vaccination totale et obligatoire. Le patriotisme vaccinal ne plaide pas pour l’empathie et la sensibilisation, mais pour la coercition et la surveillance, couplée au nationalisme vaccinal qui ralentit la gestion de la crise à l’échelle mondiale.
L’appel à la répression des déserteurs, hésitants, antivax, complotistes ou autres, est d’autant plus forte que les bons citoyens ayant fait leur effort pour respecter les mesures sanitaires se sentent eux aussi « punis » injustement par le gouvernement, et doivent donc trouver un exutoire à leur malaise. Au lieu de remettre en question le patriotisme vaccinal auquel la majorité d’entre nous avons adhéré consciemment ou non dans les derniers mois (je m’inclus dans cette critique), cette dissonance cognitive amène plutôt l’amplification du patriotisme qui a besoin de trouver un « coupable » pour expliquer l’échec partiel des mesures, un bouc-émissaire. Le clivage « eux/nous » se renforce: le « nous » est celui des bons citoyens vaccinés, respectueux des mesures sanitaires, acceptant docilement de se conformer à des restrictions importantes pour le bien commun en espérant que cela pourra porter fruit à moyen et long terme; le « eux » sont les irresponsables, les mauvais citoyens, celles et ceux qui privilégient leur nombril au détriment de l’intérêt général, et qui méritent donc de perdre leurs libertés.
Avec le patriotisme vaccinal, ne soyez pas surpris que le gouvernement Legault continue de se maintenir très haut dans les sondages, et ce malgré toutes les gaffes et faux-pas dans les derniers mois. Un peuple dont le sentiment patriotique est fort et partagé (et ce au-delà du clivage gauche/droite, souverainiste/fédéraliste), continuera de vouloir être « protégé » par un gouvernement fort et centralisé, préférant de loin la stabilité et la préservation du statu quo plutôt que le changement. La majorité des personnes adhérant consciemment ou non au patriotisme vaccinal veulent surtout retrouver une « vie normale » le plus tôt possible, acceptant l’ensemble de mesures plutôt de les évaluer de façon critique et rationnelle au cas par cas, tout en acceptant qu’une minorité de la population soit ostracisée au nom du « bien commun ».
Le patriotisme vaccinal s’accommode très bien de l’absence de démocratie, ne se soucie guère de l’impact différencié des mesures sanitaires sur des groupes particuliers de la population (selon l’âge, le genre, la couleur de peau, le revenu, le statut de citoyenneté, etc.). Il crée un fort sentiment majoritaire, homogénéisant, faisant l’éloge du sacrifice individuel et collectif pour assurer la victoire contre un ennemi commun, et n’hésitant pas à discréditer/punir les personnes qui ne démontrent pas le même enthousiasme à défendre la patrie. Il renforce donc le clivage eux/nous, en écartant les positions qui n’entrent pas dans son schème binaire.
Ainsi, patriotisme vaccinal nuit à la critique de certaines mesures sanitaires, empêchant l’émergence de voies mitoyennes entre l’acceptation totale et conformiste de l’ensemble des mesures, et le refus en bloc de l’ensemble de celles-ci (comme les anti-masques et complotistes anti-5G). Les personnes qui reconnaissent le besoin d’une auto-limitation individuelle et collective par des mesures sanitaires raisonnées et basées sur des données probantes, mais qui se mettent à douter de certaines mesures plus contraignantes, discriminatoires et à l’efficacité non-démontrée (comme le passeport et le couvre-feu), éprouvent ainsi une peur latente de se faire accuser d’un manque de solidarité, d’être des égoïstes, de manquer de rationalité, de légitimer le discours des non-vaccinés, de minimiser les efforts collectifs pour assurer le salut sanitaire.
Dans ce contexte, les personnes critiques ont peur d’être accusées de complotistes, de ne pas avoir suffisamment à cœur l’intérêt général, bref de manquer de patriotisme. Plusieurs personnes ont ainsi peur de sortir dans la rue et de contester des mesures sanitaires de façon plus ouverte et décomplexée, de peur d’être associés au camp des malfrats, égoïstes, non-vaccinés et complotistes. J’ai ressenti cette peur refoulée et diffuse l’année dernière lorsque j’ai publié la lettre ouverte Pour la santé publique, contre le couvre-feu en mai 2021; des dizaines de personnes m’avaient alors écrit pour me remercier d’exprimer ouvertement des idées, intuitions et malaises qu’elles n’osaient pas partager publiquement de peur des réactions de désapprobation sociale de leurs pairs, employeurs ou ami.e.s. Il s’agit à mon avis d’un symptôme des effets pervers du patriotisme sanitaire, qui n’a fait que se renforcer depuis avec une vaccination devenue coercitive, un passeport vaccinal et un système de santé au bord de l’implosion.
Pour terminer, l’un des éléments les plus problématiques du patriotisme vaccinal réside dans son caractère fataliste, son TINA implicite (there is no alternative). Il bloque l’imagination pratique et politique en validant les mesures du gouvernement, au lieu de miser sur la créativité, l’innovation et l’auto-prise en charge des milieux concernés. Il alimente une gestion unidirectionnelle et unilatérale, laissant les individus et organisations avec le seul choix d’obéir, ou sinon de désobéir sous peine d’amende ou autres sanctions dissuasives. De plus, les justifications sanitaires prennent systématiquement le dessus sur les autres considérations sociales, éthiques, juridiques, économiques ou démocratiques. Ces arguments sont presque systématiquement ignorés, ou sont au mieux minimisés. Les réponses du genre : « oui c’est vrai que telle mesure a un impact négatif sur tel groupe, ça occasionne aussi des enjeux de santé mentale mais, vous savez, nous sommes en pandémie, on n’a donc pas le choix », sont omniprésentes dans l’espace public.
La rationalité réduite au calcul des lits d’hôpitaux et au nombre de cas quotidiens, évacuant toute autre considération éthique ou politique, renforce une gestion technocratique, paternaliste, post-politique et verticale de la crise. Cette « rationalité calculatrice bornée » (pour reprendre l’expression d’Adorno et Horkheimer), qui se combine au dénigrement des critiques et à la répression des opposants plus affirmés, contribue à diviser des alliances potentielles entre les personnes critiques du gouvernement.
Le patriotisme vaccinal justifie l’existence du Léviathan sanitaire, et ce dernier contribue à bâtir ce patriotisme qui représente l’idéologie et la passion collective nécessaire à son autorité. Comme le patriotisme vaccinal s’avère anti-démocratique et répressif, il est fondamentalement incompatible avec les exigences de justice sociale et l’État de droit; il avalise l’état d’urgence illimité et la violence symbolique à l’égard des dissidents. Le patriotisme vaccinal ne représente pas la solution à la crise sanitaire, mais un problème central qui contribue au prolongement indéfini d’une crise qui s’enfonce à cause d’une gestion hiérarchique et bornée. Tant que la gauche restera prisonnière des paramètres idéologiques du patriotisme vaccinal, elle stagnera et sera incapable de mobiliser les gens en faveur d’une démocratie sanitaire et d’une sortie de crise digne de ce nom.
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